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« Qui danse le monde et le joue, à son image le change ! »
Expérimentation corporelle sur des traditions caméléonesques

Scheherazade Zambrano Orozco
mai 2016

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.759

Résumés   

Résumé

Cet article présente la première étape d’un projet chorégraphique interculturel qui se développe sur deux territoires : l’Avesnois au Nord de la France et l’état de Morelos au Mexique. L’auteur invite, dans chaque lieu, deux générations - les enfants d’une école primaire et leurs grands-parents, à écouter leurs souvenirs, apprendre des proverbes et jouer avec différentes façons de mettre le corps en jeu, de se relier, d’explorer leur propre gestuelle. Ce projet intergénérationnel cherche, sur le mode ludique, d’autres possibilités de rencontres et de construction commune. Le pari est de créer un espace d’expérimentation chorégraphique, en utilisant les technologies de la communication qui amènent les deux groupes d’élèves à dépasser les frontières culturelles, linguistiques et territoriales pour créer du commun á travers la danse.

Extracto

El artículo presenta la primera etapa de una propuesta coreográfica intercultural que se desarrolla  entre dos territorios: Zacualpan de Amilpas en el estado de  Morelos, México, y el Avesnois situado en el norte de Francia. Scheherazade Zambrano, en cada región, invita a dos generaciones, una población escolar y a sus abuelos, a escuchar recuerdos, conocer proverbios y jugar con diversas maneras de poner el cuerpo, de relacionarse, y de descubrir las formas que somos, nuestra propia danza. Este proyecto intergeneracional explora a través del movimiento lúdico otras lecturas posibles de (re)encontrarse, de construir juntos. La apuesta, es crear un espacio de experimentación coreográfica, utilizando las nuevas tecnologías, a partir del cual los dos grupos de niños -en Francia y en México- rebasen fronteras culturales, lingüísticas y territoriales para crear un común a través de la danza, generando así nuevas lecturas: propias, coreográficas, del otro...

This paper presents the first stage of an Intercultural artistic project through the choreography, creating a link between two territories: the region of l’Avesnois in the North of France and the State of Morelos in Mexico. In 2014 Scheherazade Zambrano developed an intergenerational corporal experience that takes place in a primary school in each territory, engaging the population. It reflects on traditions and identities through the ludic body movement and memories incarnated by the grandparents. With the help of communication technologies, both groups of pupils have been able to break the cultural, linguistics, and territorial boundaries in order to create a common space through the dance.

Index   

Texte intégral   

1Nous concevons ici la chorégraphie comme un langage puissant en construction ; la chorégraphie comme un vaste terrain de partage et d’apprentissage, d’espaces possibles, de lieux d’intentions autres, de voyage1. Depuis le corps, nous pouvons aussi questionner les traditions, entrer en résonance avec le présent et mettre en danse la richesse des rencontres.
C’est dans cette perspective que nous avons créé l'expérimentation corporelle sur des traditions caméléonesques2. Ce projet a été conçu dans le cadre d’un programme de résidences artistiques croisées entre le territoire de l’Avesnois dans le Nord de la France et l’Etat de Morelos au Mexique, porté par les associations La Chambre d’Eau (Avesnois) et Arte Sustentable (Morelos).
Le projet est né de la mémoire inscrite dans un corps singulier3, aux prises avec les résonances et les interrogations partagées, notamment la question de l'origine : quelles sont les traditions à l’origine de la culture qui m’a modelé ? Concrètement, la démarche proposée aux participants - enfants et grands-parents - vise essentiellement à créer entre eux des espaces de rencontre.

2« Qui danse le monde et le joue, à son image le change ! »4parie sur une recherche conduite par le corps ludique qui joue les mille manières de se mettre en relation avec sa propre communauté ou de se confronter à une véritable altérité culturelle. Comment aborder la diversité des mémoires, celles où dansent les êtres syncrétiques que nous sommes ? Qu'est-ce qui en elles touche notre présent ?

3Cette expérimentation invite à s'accorder une pause qui permet à chacun d'écouter son passé tout en faisant un pas vers l'autre, double prétexte pour danser ensemble au sens le plus simple et le plus fondamental de « danser » : se mouvoir, mouvoir l’espace, se réinventer dans une mutuelle mise en mouvement.
L’action artistique prend la forme d'ateliers organisés par alternance dans deux écoles : l’Ecole primaire de la ville duFavril (Nord-Pas de Calais) et la Primaria General Álvaro Obregón dans la ville de Zacualpan de Amilpas (Morelos). A travers des stratégies chorégraphiques5, je propose de construire un espace, un terrain, où des apprentissages par le corps deviennent possibles. Les ateliers ont une structure similaire de part et d’autre et suivent les mêmes consignes dans les deux écoles. Dans chacune d'elles, j'interviens une vingtaine d’heures, sur une ou deux semaines.
Les dictons, les expressions idiomatiques, la langue porteuse d'une sagesse séculaire, tel est le foyer d'inspiration et le point de départ du projet qui respire désormais par ses deux poumons : d'une part, l'aspect intergénérationnel et d'autre part, la dimension interculturelle. La colonne vertébrale ? Le jeu, par lequel on développe le tissu relationnel et l’appropriation du corps.  

4Concernant l’aspect intergénérationnel, ce projet essaie de redonner du poids aux Anciens, habitants du territoire et passeurs de dictonset autres idiomatismes. Cependant notre proposition ne veut ni céder aux tentations de la métaphore ni souligner le caractère folklorique ou moral de l'élément linguistique. Ce qui importe, c'est avant tout le processus collectif, local et néanmoins amplifié par les deux expériences, française et mexicaine, interagissant, qui place au cœur de cette synthèse rythmique un simple proverbe ; c'est ensuite le fait que ces condensations d’imaginaire populaire, presque toujours anonymes, sont une source de matériaux renouvelant les points de vue, « caméléonisant » une manière commune de regarder le monde.
Une première rencontre entre enfants et grands-parents eut lieu à l’école du Favril. Nous y avions invité les grands-parents à écrire, ensemble, les dictons ou proverbes qu'ils emploient le plus souvent et qu’ils souhaitent transmettre aux enfants. La sélection de ces dictons ainsi que la présentation du métier de chaque grand-père ou grand-mère fut le pré-texte à un jeu corporel générateur de microséquences dansées.

5De façon sensiblement différente, nous avons choisi de prendre comme point de départ de l'expérience menée à Zacualpan la présentation des grands-parents à partir des questions posées par les enfants eux-mêmes et appelées à structurer les microséquences. Par exemple : « Raconte-moi le souvenir le plus important de ta vie ? », « Quelle chanson aimais-tu danser ? », « Quelle tradition te paraît-elle essentielle à conserver par notre communauté ? », etc.
La proposition chorégraphique établit des consignes permettant d’identifier principalement ce qui est à soi en propre afin d’en extraire diverses structures chorégraphiques. Ainsi nous avons demandé aux enfants les gestes dont ils se souviennent pour les avoir vus exécutés par leur grand-père ou leur grand-mère. Liés à leur métier ou à une activité habituelle, les gestes remémorés permettent une lecture contextuelle, voire sociologique qui montre que notre activité sociale s'inscrit corporellement et, en mobilisant le corps propre, traduit le niveau de développement d’une communauté6. Le geste témoigne d’une économie spécifique.

6Au cours de la séquence, nous exploronsd’autres rythmes et processus de répétition qui parviennent à transformer le cheminement corporel. Nous découvrons alors que cela génère un jeu dynamique entre tradition et imagination, par la vertu du mouvement. Cette métamorphose passe notamment par l’activation d’une imagination créative et surtout, par la sollicitation du corps.
Les participants sont invités à aborder l’expérimentation en variant les centres de prise de décision dans les déplacements, en cherchant collectivement le socle d'une articulation entre les corps, en étendant les possibilités corporelles. C'est par le positionnement hors du centre conventionnel que les corps prennent forme et action et que la structure chorégraphiquese consolide pas à pas7. Grâce à l'engagement des corps en présence se développent des tensions qui contribuent à construire l'espace. Au cours de l’expérimentation, le surgissement des formes lance de nouvelles pistes de recherche qui montrent comment nous nous procédons avec le corps, comment nous pouvons « être notre peau ».
Dans un second temps, nous jouons avec les proverbes, les désarticulons pour mieux les recomposer, les mettons en voix, entre tradition et imagination, explorons la dynamique de la création et du mouvement. La transformation des proverbes passe notamment par l’activation d’une imagination créative, par des mises en relation entre les corps. Nous prenons plaisir aux simples changements, aux rythmes inspirés par la marche, à toutes les sensations : sentir l'air jusqu'au ciel,  sentir les extrémités de son propre corps, sentir les frontières franchies, sentir le proche et le lointain des autres corps.  
S'agissant de l’interculturalité, le projet se développe dans deux pays avec des langues et des cultures différentes. Comment pouvons-nous créer une relation entre les deux groupes ? Qu’avons-nous en commun ? Comment chacun d'entre nous peut-il apprendre de l’autre ? Créer des relations entre nous par le mouvement, tel est le défi que nous nous lançons à nous-même.

7Cette action artistique a été conçue pour une durée minimale de trois ans avec des interventions ponctuelles et alternées entre les deux pays. En septembre 2015, nous avons accompli la deuxième session au Mexique. Il faut souligner que nous devons aux deux associations locales le soutien des équipes pédagogiques des deux écoles, lesquelles accompagnent les ateliers et assurent la continuité du projet auprès des élèves.
A la fin de la première rencontre, nous avons pu créer une petite forme chorégraphique à partager avec la population. Dans les deux villages, nous avons présenté la chorégraphie publiquement, devant tous les grands-parents réunis, ceux-là même auxquels nous avions rappelé leurs propres chansons, leurs gestes et une partie de leur vie, incarnée sous leurs yeux par leurs petits-enfants.
Au cours de ce premier rendez-vous avec la mémoire des grands-parents et arrière-grands-parents, nous avons commencé à repérer un segment de passé qui leur était propre et qui faisait partie de l’histoire de la communauté. Cependant, c’est le temps de rencontre entre grands-parents et enfants qu’il nous intéressait d’approfondir. Simple, élémentaire, la rencontre était néanmoins exceptionnelle et bouleversante.

8Pendant la deuxième année du projet, le langage corporel a été davantage développé pour mettre en place le premier contact virtuel entre les deux groupes. Grâce à la communication audiovisuelle (skype), nous avons établi un premier contact qui a permis aux enfants d'échanger sur les situations chorégraphiques. A distance, quoique guidés par les images, ils ont dansé et mis en commun les gestes correspondant aux séquences chorégraphiques.
Une des premières consignes est que chaque élève réussisse à tracer une carte dans l’espace en transposant les lignes de sa main. Dans cette carte, l'élève intègre la photo de son grand-parent et crée ainsi une espèce de bio-carto-graphie qui est l’élément d’échange entre les deux groupes. Étant donné que les deux groupes ont suivi les mêmes consignes et que nous avons invité à développer des situations chorégraphiques interchangeables, il est possible de partager un peu de leurs histoires par le geste corporel8 et, peut-être, de re-chorégraphier les séquences…
Dans l’idéal, les participants sont amenés à développer une relation particulière et il serait souhaitable que les jeunes élèves voyagent afin de rencontrer leurs correspondants. En attendant que le voyage réel soit possible, nous profitons des outils technologiques pour que le projet atteigne sa véritable dimension interculturelle. Nous commençons par enregistrer (par téléphone, caméras ou appareils photo) les biographies des grands-parents en vue des futures corpographies que nous échangerons par internet et danserons en même temps.

9Finalement, le projet « Qui danse le monde et le joue, à son image le change ! » revient à créer un espace pour fortifier les relations intergénérationnelles (enfants/grands-parents), particulièrement au sein des populations rurales et concevoir des chorégraphies sur la mémoire revisitée. C'est ainsi que l'ensemble du processus ouvre sur des questions telles que : « Qu'est ce qui passe d’un corps à l’autre lorsque nous dansons ? » et « Dans cet espace qui émerge, qui est mis en commun, à quoi cela nous relie-t-il ? »
Le projet est en marche, la découverte continue et nous voulons continuer à mettre l’accent sur l’importance d’une nouvelle lecture des traditions, d’une réactualisation de la mémoire grâce aux jeux corporels. La question, sur ce point, devient plus claire : au sein des communautés, quelles sont les conditions qui rendent possible cette nouvelle lecture ?

10Revisiter les traditions propose diverses façons de comprendre le monde, soi-même et l’autre. La tradition n’est pas un élément fixe : elle se contemporanise et prendre corps dans notre quotidien. Elle a une racine et un présent incarné et c‘est cette lecture contextuelle de la mémoire qui éclaire les êtres syncrétiques que nous sommes.Comment, dans ces conditions, la tradition habite-t-elle mon corps et comment mon corps la transforme-t-il ?
La mémoire peut être un processus de différenciation qui n'exclut pas la possibilité de se reconnaître en l'autre dans la mesure où nous faisons partie d'une même communauté. Le corps est le texte et le jeu est une écriture avec le corps (qu’ici on nomme corpographie). Dans ces corpographies, l’essentiel est d’écouter les relations (passées, instantanées, en mémoire,  en transformation) et de prendre des décisions pour tisser le corps d’aujourd’hui : c’est alors que la structure de la chorégraphie peut prendre place. Les proverbes sont le pré-texte qui nous invite à transformer une partie de la tradition. Or les histoires ne sont pas l’élément à privilégier, ce sont les relations, c’est la recherche des métamorphoses qui passent par le corps, c’est la rencontre des microprocessus de tissage, c’est l’imagination créatrice qui prend place dans un corps dynamique. Le cœur du projet est que les corps des enfants puissent se réinventer et que les grands-parents puissent re-danser.  

11Il existe un langage qui nous permet d’échanger et de nous rejoindre. S’approcher de l’autre et, au-delà des proximités et des frontières culturelles, découvrir où sont les zones  d’incompréhension : se pourrait-il qu’une porte s’ouvre pour nous permettre de nous questionner, de nous déplacer dans la diversité de l’actualité, pour toujours pouvoir expérimenter une autre position, une autre centre ?

12Les micro-chorégraphies apparaissent comme des danses nées de gestes chargés de passé (celui des grands-parents) auxquels nous avons commencé de donner une lecture contemporaine. Le projet « Qui danse le monde et le joue, à son image le change ! »est en construction au sein d'un processus qui invite les participants à se questionner ; avons-nous un danse singulière ? Voulons-nous créer de danses en commun ? Les gestes se partagent-ils, et avec eux, nos histoires, nos paysages, nos relations ? Cette expérimentation qui contient non seulement un monde mais aussi des mondes9 est une invitation à mettre le corps au centre de la recherche et surtout, offre l’occasion d’une rencontre, multiple. L’expérimentation corporelle sur des traditions caméléonesques est une invitation à repenser et à redanser nos espaces, à nous questionner sur le mouvement que nous pouvons construire en commun.

Notes   

1  Dans le sens que Laplantine donne à la notion de chorégraphie, quand il écrit :  « Chora est ce lieu en mouvement dans lequel s’élabore une forme de lien qui est un lien physique. Mais, pour appréhender les infimes modulations du corps en train de se transformer, son aptitude à devenir autre que ce qu’il était et, plus précisément encore, à ressentir la présence en lui de tout ce qui vient des autres, il convient d’introduire une dernière notion : non seulement chora, mais kairos, qui est l’instant où je ne suis plus avec les autres dans une relation de simple coexistence mais où je commence à être troublé et transformé par eux. », en François Laplantine, Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Téraèdre, 2005, page 42.

2  Nous faisons référence au caméléon afin d’inviter à donner une autre couleur aux traditions, sans les perdre pour autant. En ce sens, le néologisme camaléonesque  nous permet d’introduire la notion de métamorphose à partir de laquelle les propositions chorégraphiques s’expérimentent.

3  Le mien. Les rares rencontres que j'ai eues avec mon arrière-grand-mère et qui chaque fois étaient des invitations à danser ensemble, ainsi que mes discussions avec ma grand-mère qui s'exprimait seulement à travers des dictons sont des souvenirs d'enfance qui ont fait surgir cette question aussi simple que fondamentale : comment chacun se met-il donc en relation avec l’autre ?

4  Cette sorte de proverbe est un exemple du jeu proposé aux participants pour transformer les dictons, changer leur sens, jouer avec les mots et leur musicalité.

5  En tant que déclencheurs qui invitent les participants à se dynamiser collectivement pour prendre des décisions. Des stratégies qui développent des situations auxquelles les participants doivent accorder collectivement leurs actions, leur positionnement dans l'espace que nous construisons.

6  Etant donné que les deux territoires ont des caractéristiques similaires, nombre de métiers sont représentés dans les deux pays. Dans l’exemple spécifique de la coupe d’un arbre, l’enfant mexicain fait le geste de la machette tandis que l’enfant français mime l’usage de la machine. Evidemment, la lecture économique est très claire. Cependant, plus nous observons l'effort corporel, plus l'analyse du mouvement s’enrichit. C'est dans les similitudes que nous avons trouvé les différences les plus fines ; le travail de détail sur un microgeste complexifie la lecture.

7  Comme Nancy Stark Smith l’a soutenu dans son article Taking no for an Answer, Contact Quartely, printemps/été 1987; « Ce n’est donc pas la matière en soi, mais la manière dont elle est amenée, ainsi que le choix du moment, qui lui confèrent profondeur et portée ».

8  Le geste, ici, est acte de relation à l’autre, de relation au monde, prétexte à un circuit de partage. Nous sommes conscients des limites de la communication, cependant ne nous préoccupent ni la signification, ni la communication ordinaire, ni même la relation inscrite dans et par le corps.

9  « Il y a pour les éveillés un monde unique et commun, mais chacun des endormis se détourne vers un monde particulier qui lui est propre », Héraclite d'Éphèse, Fragments, Jean-François Pradeau (Éditeur scientifique), Flammarion, 2002.

Citation   

Scheherazade Zambrano Orozco, «« Qui danse le monde et le joue, à son image le change ! »», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Edifier le commun, II, Façonner un milieu, mis à  jour le : 18/05/2016, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=759.

Auteur   

Scheherazade Zambrano Orozco