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Marc-Mathieu Münch, La Beauté artistique. L’impossible définition indispensable. Prolégomènes pour une « artologie » future, Paris, Honoré Champion, 2014, 151 p.

Joëlle Caullier
janvier 2016

Index   

1C’est le travail de toute une vie qui conduit Marc-Mathieu Münch à la publication de ce petit livre, synthèse tout à la fois dense et limpide d’une exploration rigoureuse de la question de la beauté artistique. Professeur émérite de littérature générale et comparée à l’université de Metz, l’auteur consacre en effet une plume ferme, mais particulièrement élégante et claire, à des questions lancinantes de la philosophie : y a-t-il une définition possible de la beauté, peut-on définir « scientifiquement » l’essence de l’art ? Pourquoi un mot serait-il nécessaire pour dire une chose qui ne se définit pas, comme d’aucuns en arrivent à le penser, alors même qu’elle existe ? L’auteur ne peut se résoudre à relayer la position de Gombrich soutenant que « l’art n’a pas d’existence propre et qu’il n’y a que des artistes » et invite à la fondation d’une nouvelle science humaine, l’artologie, qui s’attachera à démontrer « objectivement » les buts universels de l’art mondial ainsi que ses lois.

2Dans cette perspective, le questionnement de Marc-Mathieu Münch s’avère foncièrement anthropologique. Il porte sur le secret de l’homme-artiste, sur son inscription dans la condition humaine, sur l’énigme de la reconnaissance artistique par-delà le temps, l’espace et les cultures, comme une sorte d’évidence. Celle-ci  fait écho aux convictions de Kandinsky qui, dans l’Almanach du Blaue Reiter, juxtaposait des œuvres de différents styles, de différentes époques, des gravures populaires du monde entier, des créations d’art naïf, des œuvres plastiques, poétiques ou musicales, avec la certitude qu’une même vibration s’en dégagerait et envelopperait celui qui les approcherait. Cela rejoint l’hypothèse de Marc-Mathieu Münch, « l’art est un phénomène humain interactif qui relie, à travers une œuvre, un créateur et un récepteur en vue d’un but spécifique » : capter ce qui est, l’incandescence du vivant, le frisson de l’âme dont l’auteur prouve que tous les créateurs (Berlioz, Rodin, Wagner, Valéry, Kandinsky…) les ont décrits, chacun à sa manière. Car la véritable documentation de M.M. Münch, ce sont les artistes eux-mêmes et ce qu’ils expriment de leur expérience ; ce sont aussi tous les êtres touchés par la jouissance esthétique.

3L’auteur se livre donc à une impressionnante enquête, menée avec vivacité et rigueur, à travers les écrits philosophiques et les sciences humaines (psychologie, psychanalyse, sociologie, histoire, ethnologie) pour montrer que, malgré leurs apports respectifs à la connaissance de l’art, aucune ne l’aborde de front mais toujours, de manière biaisée, avec l’objectif principal de mieux se connaître elle-même. De ce fait, la tache aveugle que constitue l’expérience d’art demeure intouchée. Or, l’art en tant que tel est avant tout une réponse à la condition humaine qu’il convient de mettre à jour en partant de l’expérience artistique directe, celle du créateur autant que celle du récepteur, considérée comme un fait holistique qui désavoue la spécialisation fallacieuse et l’étude séparée des processus de création, de production et de réception. Dans son souci de théoriser le phénomène artistique, Marc-Mathieu Münch a depuis de longues années élaboré le concept « d’effet de vie » qu’il a systématiquement exploré à travers une multitude d’exemples. On trouvera la trace de son itinéraire intellectuel dans ses nombreux ouvrages mais aussi sur le site internet qu’il a dédié avec ses collaborateurs à l’approfondissement et à l’illustration du concept http://www.effet-de-vie.org. Il y insiste particulièrement sur la relation dialectique entre le pluriel du Beau et le singulier de l’art, soit entre l’unicité des œuvres, ancrées dans une époque et une culture et répondant de ce fait à des critères construits collectivement, et l’universalité de l’aptitude artistique qui, malgré les différences de codes culturels, saisit l’essence de la beauté. C’est ici que Marc-Mathieu Münch pointe l’universalité de « l’effet de vie » ;

« L’affirmation planétaire des artistes est la suivante : une œuvre d’art réussie est celle qui est capable de créer dans la psyché d’un récepteur un effet de vie, un effet de vie par la mise en mouvement de toutes les facultés du cerveau-esprit. Un effet de vie psychique, donc, mais lié intimement au corps : un moment rare de plénitude de l’être. La fiction offerte par l’œuvre dans un objet incarné, incarnant, prolonge, complète, corrige, transcende la vie quotidienne. L’espace d’un moment, le corps, l’esprit, le passé, le futur, le réel et le possible fusionnent dans une expérience spéciale, l’émotion esthétique, pour laquelle il n’y a pas de meilleurs mots que ceux de présence et de plénitude (…). Le mot de beauté dont l’Occident se sert pour qualifier cette expérience est traditionnel mais il dénote plutôt mal ce qu’il désigne parce qu’il tend à réduire un phénomène complexe à des objets et les qualités de ces objets à de simples principes d’équilibre, d’unité, d’harmonie, de symbolisme et de vérité (…). L’effet de vie est donc la vraie définition de la beauté telle qu’elle est donnée par les artistes. »1

4La compréhension du phénomène de jouissance esthétique rejoint alors l’apport des sciences cognitives sur la plasticité cérébrale et le pouvoir créateur du cerveau. L’effet de vie amené par l’expérience artistique semble désigner la propriété de l’esprit humain à saisir globalement, et non successivement et rationnellement, dans une polyphonie complexe mêlant les sens, la psyché, l’entendement…, l’ensemble des composantes de la vie. Peut-être est-ce cela que la science bouddhiste appelle Vacuité : une disponibilité totale et incommensurable de l’esprit à saisir, hors du concept, l’essence même de la vie, le déploiement du présent. Le sentiment de plénitude dû à l’effet de vie serait ainsi paradoxalement provoqué par la disponibilité absolue de l’esprit, réclamée par le créateur tant à lui-même qu’au récepteur,  au concentré d’expérience humaine que fait partager l’œuvre d’art. Peut-être le sentiment océanique décrit par Romain Rolland à Freud est-il lui aussi de cette nature, l’essence même de l’être…

5Au terme de son vigoureux raisonnement (car il faut le répéter, la démarche de Marc-Mathieu Münch se veut absolument scientifique et étayée par des critères objectifs), l’auteur souligne la nécessité de créer une science des comparaisons mondiales, une esthétique pratiquée comme une science vivante de la complexité et de l’universalité de l’expérience artistique.

Notes   

1  p. 107-109.

Citation   

Joëlle Caullier, «Marc-Mathieu Münch, La Beauté artistique. L’impossible définition indispensable. Prolégomènes pour une « artologie » future, Paris, Honoré Champion, 2014, 151 p.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Edifier le Commun, I, Compte-rendus, mis à  jour le : 12/05/2016, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=740.

Auteur   

Joëlle Caullier