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Les présents musicaux

Jean-Paul Olive
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.71

Résumés   

Résumé

Cet article s’attache à montrer comment, au-delà d’une conception banale et socialement fabriquée qui fait du présent musical un « donné immédiat », la musique -dès lors qu’on la considère comme un véritable accès sensible à la connaissance- est un objet particulièrement propice à l’étude du présent, pensé comme catégorie complexe et médiate. S’appuyant sur la réflexion d’Adorno en ce qui concerne la durée, l’article vise à réfléchir, contre la vision inerte du présent qui semble aujourd’hui s’imposer, à une conception dynamique ouverte de l’œuvre musicale.

Abstract

This article shows how, beyond a commonplace, fabricated conception for which the present tense is an immediate datum, music, when considered as a genuine way to access knowledge through the senses, is an object which is particularly suitable to the study of the present, considered as a complex, mediate category. This article, which prolongs Adorno’s thinking on duration, reflects against the vision, which seems to prevail now, of the present as inert, defines the musical work as a dynamic, open category.

Index   

Texte intégral   

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1L’offrande musicale pourrait bien consister dans l’utopie du moment pleinement vécu car, à travers leurs musiques, que font les sociétés humaines sinon rêver leur présent ? Un présent qui les soude, les console, les rassure dans l’instant partagé. La musique se joue au présent, qu’il s’agisse de l’improvisation ou de l’interprétation d’une partition ; la musique s’écoute aussi au présent. Cela est si vrai que les musiques les plus anciennes, dès lors qu’un être les joue en face de nous, semblent retrouver l’intensité de l’actuel, nous parler encore comme si elles niaient les siècles passés, comme si ce qu’elles avaient à transmettre demeurait conservé et prêt à ressurgir dans la fraîcheur de la spontanéité, de la réinvention.

2En effet, aussi fructueux qu’ait pu se révéler un radicalisme de la table rase et de la nouveauté, aussi fort et justifié que soit le refus vis-à-vis de l’industrie culturelle et de sa redoutable manipulation des œuvres du passé, il n’en demeure pas moins que, dans l’art, quelque chose persiste par-dessus les époques pour venir nous toucher.Georges Steiner a insisté sur ce fait en soulignant la profonde différence entre l’évolution des sciences et celle des arts : « Contrairement à l’impératif du progrès dans les sciences et les techniques, cependant, la relation de l’œuvre nouvelle avec le passé substantiel et formel, avec les peintures, les statues, les symphonies, les édifices, les poèmes ou les romans de la tradition est profondément ambiguë »1. On aurait tort de voir dans cette ambiguïté un quelconque argument pour une attitude restauratrice, car il s’agit bien plutôt d’une interrogation qui conduit au cœur de l’activité artistique, dont le mouvement complexe ne saurait obéir à une pure linéarité. Reconnaissant malicieusement qu’on ne pourrait prouver une telle proposition sur le plan logique ou expérimental, Steiner ajoute : « Tout acte authentique de culture humaine, de raisonnement et de forme réalisée est un passé rendu présent et un présent chargé de souvenirs du futur »2. Steiner touche un point important en émettant l’hypothèse que ce qui fonderait cette différence de fonctionnement entre d’un côté les sciences et de l’autre la littérature et les arts, ce pourrait bien être le fait que les sciences se développent sous le régime du temps chronologique, unifié et spatialisé, tandis que les arts se déploient dans le domaine de la durée, multiple et particulière comme l’est l’expérience3. Si ces contenus d’expérience qui forment les œuvres peuvent encore nous parler, ce n’est donc pas sous la forme d’une surface inerte et unifiée, masque mortuaire officiel et académique, mais en tant que processus de tensions et de questions, celles-là mêmes que le passé n’a pas résolues, qui restent ouvertes pour notre présent.

3La réception des œuvres du passé, cependant, par la manière dont celles-ci se présentent (ou peut-être faudrait-il dire par la manière dont elles sont présentées) n’est pas sans poser problème dès lors que leur historicité tend à s’effacer derrière l’apparence d’une « seconde nature », et qu’il semble bien qu’une particularité de l’art se voit ici retournée en ce qu’on pourrait qualifier de piège idéologique. Car si quelque chose de l’art du passé demeure pour nous, il faut bien se demander de quoi il s’agit là, qui n’est rien moins qu’évident et ne saurait se vivre sur le mode de l’immédiateté, aujourd’hui tant encouragé.

4Formulée en termes radicaux, la réflexion d’Adorno, nettement plus critique, s’enracine dans un constat similaire : le mouvement de la raison occidentale, tout entier tourné vers le concept et l’identité, par sa tendance au système et à une relation dominatrice envers l’objet, par son ancrage profond dans la relation d’équivalence, aboutit dans un « contexte d’aveuglement » à la transformation en profondeur de la conscience des hommes, et cette crise de la conscience se manifeste souterrainement dans son rapport au temps. C’est à partir d’un tel constat que l’introduction première de la Théorie esthétique propose une réflexion exigeante sur l’expérience esthétique, exprimant un profond désaccord avec une prétendue immédiateté de la réception de l’art dont l’industrie culturelle, s’emparant ici d’une parcelle de vérité, se repaît aujourd’hui. C’est dans ce sens aussi que, pour Adorno – dont la réflexion dépasse le simple constat d’ambiguïté dont parle Steiner –, « les œuvres d’art authentiques sont la critique des œuvres du passé »4, et qu’il nous faut partir des œuvres modernes pour tenter de démêler les fils car « elles seules peuvent éclairer le passé, tandis que l’usage académique qui consiste à se limiter au passé, n’y comprend rien et, méprisant la distance, porte atteinte à ce qui n’est plus accessible »5. Nulle audition d’une cantate de Bach ne saurait, sinon au travers d’une douteuse fantasmagorie, nous restituer l’état d’une communauté protestante du XVIIIe siècle6 ; et nulle écoute d’une miniature atonale de Webern ne saurait, après les innombrables avatars aux dissonances galvaudées que nous avons subis, nous transmettre dans l’immédiateté le frisson angoissé devant le franchissement des limites7.

5Les œuvres du passé sont inexorablement ruines ; les parer de nouveaux atours irréfléchis, les parodier lors de fonctions serviles, en ponctionner les éléments épars pour élaborer des constructions souvent gratuites et parfois monstrueuses, ne les rend certes pas plus « présentes » et n’est pas innocent, mais relève plutôt de mécanismes comparables au sport spectaculaire, à la grande distribution et au tourisme le plus veule. Dire que les œuvres sont ruines n’est cependant pas les condamner à la mort et à l’oubli ; bien au contraire, c’est leur donner une chance, par le regard que nous portons sur elles, en les « désenchantant », de nous livrer, incandescente, leur teneur de vérité. Dénouer les liens qui attachent les œuvres à l’image figée qui, pour leur malheur et pour le nôtre, les pare en fausse nature, délivrer ce qui, dans leur complexion, est processus qui nous regarde toujours pour peu que nous levions les yeux sur lui, c’est là le rôle véritable de la critique, critique qu’appellent les œuvres dans leur devenir. C’est seulement alors, quand l’auditeur a pu faire le chemin nécessaire qui lui rend, à un autre niveau, la fraîcheur d’une nouvelle immédiateté, que pourrait bien se révéler, au cœur de l’œuvre devenue ruines, ce qui en elle est processus, ce noyau de vérité temporelle qui palpite à travers ses éléments en tension, et ce en quoi réside peut-être, pour la musique, ce qu’on pourrait appeler son présent interne.

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6Mais de quel présent s’agit-il ? Assurément d’un présent complexe, intense et fort d’une opacité qu’il est aujourd’hui important et peut-être urgent d’interroger. Pas seulement parce que la question du temps est récurrente dans les préoccupations de la musique savante du vingtième siècle, de la sphéricité temporelle d’un Zimmermann à la moment-form d’un Stockhausen, pas seulement parce que la spatialisation toujours croissante de l’écriture musicale a fortement entamé la conception traditionnelle de la durée musicale ; mais aussi parce que l’invasion de musiques – dans la majorité des cas des musiques de piètre qualité et vides d’expérience – dans la plupart des situations sociales du présent quotidien pose question. Dans L’idée de la musique absolue, Carl Dahlhaus s’était attaché à montrer comment le mouvement des idées, au fil du dix-neuvième siècle, en était arrivé à considérer la musique comme un « sur-langage », à s’interroger sur sa capacité – elle qui est pourtant privée de mots et de concepts à traverser les multiples couches de l’être pour amener la conscience jusqu’à des états extrêmes. Le positivisme ambiant, dont la puissance n’atteint pas moins la musique actuelle que les autres champs de l’activité humaine, a rendu presque désuet ce type de problématique. Cependant, comment ne pas remarquer le formidable pouvoir qu’une musique souvent dégradée conserve sur tant d’auditeurs, comment ne pas observer avec inquiétude comment l’art des sons est devenu une arme de manipulation redoutable, arme dont la puissance semble ignorée tant par ceux qui l’utilisent que par ceux qui en sont les victimes ? L’écoute (et la non-écoute), le présent (et sa chute dans le moment amorphe), le sujet (et son déni), constituent une constellation dans laquelle la musique pourrait bien occuper une place plus centrale que celle qu’on lui accorde généralement, car son questionnement conduit jusqu’au plus profond de l’inconscient collectif.

7Claude Levi-Strauss avait émis l’hypothèse, dans L’homme nu, que l’impact du musical pourrait bien tenir à une qualité particulière ; pour lui, le présent de la musique serait un présent bienheureux : « La musique réussit, dans un laps de temps relativement bref, ce à quoi la vie elle-même ne parvient pas toujours, et encore à l’échéance de mois ou d’années sinon d’une existence entière : l’union d’un projet à son succès qui, dans le cas de la musique, permet que l’ordre du sensible et celui de l’intelligible se rejoignent, simulant en raccourci cette exaltation de l’accomplissement total qu’à beaucoup plus long terme, peuvent seules procurer des réussites professionnelles, sociales ou amoureuses qui exigèrent une mobilisation totale de l’être dont, avec le succès, les tensions soudain se relâchent, provoquant une chute paradoxale, bienheureuse à l’opposé de celles consécutives à l’échec, et qui engendre elle aussi des pleurs, mais de joie »8.

8Mais le constat de Lévi-Strauss, s’il est intéressant à plus d’un égard, pourrait bien pécher par manque de dialectique. Si le présent musical est complexe et opaque, c’est que pour arriver au résultat décrit par l’anthropologue (résultat qui pourrait bien ne correspondre tout à fait qu’à la période – somme toute assez brève – de la musique tonale), pour arriver à cette relation entre le sensible et l’intelligible (le mimétique et le rationnel, pourrait on dire), il faut à la musique tout le processus de sédimentation des matériaux qui en forme le creuset. Le creuset mais aussi l’histoire, car les représentations musicales accompagnent les hommes dans leurs mutations sociales, mutations dont l’accélération est l’une des caractéristiques des temps modernes, de la civilisation occidentale et de son expansion. Quels que soient les liens que l’on s’autorise à tisser entre la sphère artistique et la société, il semble peu discutable que les transformations rapides de notre langage musical depuis maintenant cinq siècles ont partie liée avec l’évolution socio-économique de la civilisation occidentale, et ceci, qui est presque un truisme, ne simplifie en rien l’interprétation que l’on peut donner des œuvres d’art.

9Henri Pousseur avait ainsi formulé une hypothèse intéressante en faisant observer combien « la polyphonie véritable donne l’image fidèle d’un milieu socio-naturel, dans lequel chaque individu est en quelque sorte immergé, dans lequel chacune de ses actions s’inscrit comme dans un réseau de lignes de forces, comme dans un champ magnétique à l’extrême puissance d’intégration »9. Il continuait en retraçant l’histoire de cette polyphonie dans ses relations aux catégories du temps et de l’expression, en montrant par exemple combien le temps musical des Messes moyenâgeuses, avec son univers diatonique stable, sa structure en ruban, présente d’affinités avec une vision du monde basée sur un ordre immuable et une expérience vécue du retour rituel du même. Même si certains traits de cette « petite histoire de la polyphonie » peuvent paraître pécher par schématisme, celle-ci ne manquait pourtant pas d’intérêt, notamment dans la conclusion prospective de Pousseur qui en appelait à un renouveau de la catégorie de polyphonie, renouveau qui pourrait bien être encore à l’ordre du jour.

10S’intéressant au dix-huitième siècle, Charles Rosen a analysé longuement comment, dans la genèse de ce qu’on appelle le style classique en musique (Haydn, Mozart, Beethoven), le sentiment dramatique qui irriguait les œuvres baroques se voit remplacé par l’action dramatique et son cortège d’événements articulés. Une nouvelle conception de la durée musicale voit ainsi le jour, intimement liée aux techniques de la variation et du développement, ainsi qu’à une dynamique toute concentrée dans le jeu des tensions et des détentes qui deviennent idiomes du langage musical. Sous son apparence organique, cette musique revêt aussi les caractères de la rationalité philosophique qui naît avec les Lumières : son organisation est celle d’un ingénieux puzzle dont les pièces s’assemblent selon une énergie dramatique propre à accueillir la catégorie du sujet dans la composition. Son présent est un présent tendu, hanté par la problématique de l’identité qui, bien que travaillée constamment par la variation, reste soumise à travers les grandes symétries conventionnelles au retour du même. Le vecteur mélodique, thématique, qui semble se projeter en avant, permet l’intégration de la subjectivité débordante qui, en retour, va tendre à détruire les aspects conventionnels de ce langage si proche des grands systèmes philosophiques de l’époque.

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11S’interroger dans un tel esprit sur l’époque actuelle nécessite le questionnement de la modernité, et sans doute faut-il ici partir du constat établi par Françoise Proust : « Or que présente le présent moderne ? La dislocation de l’unité de l’expérience, l’impossibilité de l’une des quelconques des trois synthèses, c’est-à-dire purement et simplement l’éclatement de l’expérience. À chaque instant, la conscience moderne est bombardée de données sans suite ni consécution : automatisation et morcellement des activités, prostitution des biens et des personnes en marchandises, atomisation des masses, rafale d’informations, voire bombardement d’obus et de missiles. Le monde a déclaré la guerre à la conscience. Traumatisée, soumise à une série incessante de chocs, à un déferlement d’agressions, elle n’est plus en mesure de faire face et de dominer ses objets »10.

12En musique, la génération du tournant du siècle a vécu ces changements avec une acuité que l’on ne peut guère imaginer aujourd’hui ; Mahler et Debussy, par l’épaisseur du présent qui fait vibrer leurs œuvres, comparables en cela à ce que Proust et Kafka furent à la littérature, firent parler une nouvelle fois un langage en voie de décomposition. À travers leur musique, le présent persiste à se présenter chargé de plénitude, celle-là même de la « revenance » du passé car, « la musique, elle, sait que le temps n’est donné qu’après coup, qu’il ne vient que si on le fait revenir, encore et toujours, et seulement le temps de son retour. Elle sait que le temps n’est « “rempli” que “derrière nous” »11.

13Mais Mahler comme Debussy savaient aussi que le temps de la modernité ne peut plus prendre l’aspect d’une totalité ; leur musique – différemment chez l’un et l’autre – est composée de fragments, la tonalité moribonde ne peut plus y faire système, la fausse apparence s’y brise et vole en éclats. Nés au cœur de la modernité autrichienne, dans un empire des Habsbourg mourant, emblématique d’un ordre en pleine déchéance, Schœnberg et la Seconde Ecole de Vienne signeront par leur réflexion sur le langage et avec les musiciens de la nouvelle génération la fin de cet équilibre et la naissance de la « nouvelle musique ».

14La musique, participant en cela à la vaste crise des langages du début du vingtième siècle, a ainsi opéré une mutation irréversible avec l’abandon de la tonalité qui s’était usée et réifiée au fil du siècle précédent. Ce faisant, elle enregistrait dans sa texture même l’éclatement décrit ci-dessus ; car peut-être plus encore qu’un système de codifications, plus qu’un équilibre acoustique rationnellement pensé, la tonalité était du temps, elle était le mode de sédimentation de l’expérience dans le domaine des sons. Pour cela, sans doute, ses fragments épars et ses matériaux dégradés en marchandises conservent-ils encore aujourd’hui une telle emprise sur l’oreille.

15L’enjeu de la Philosophie de la nouvelle musique d’Adorno – et l’on s’est souvent trompé sur cet enjeu – était bien de prospecter, jusqu’au plus profond de l’écriture musicale, comment cette « crise » se manifeste dans les œuvres car, pour l’auteur, « il n’y a pas de musique, aujourd’hui, ayant en elle-même quelque chose de la violence de l’heure historique, qui ne se montre touchée par le déclin de l’expérience, par la substitution à la “vie” d’un processus d’adaptation économique que guide l’autorité de l’économie concentrée »12. Adorno ne changera jamais d’avis, et bien plus tard, les quelques éléments qu’il livrera comme autant de « pistes » pour la composition demeureront généralement centrés sur cette question : « Il importerait de reconquérir pour l’expression la densité de l’expérience, comme on l’avait déjà tenté dans la phase expressionniste, et non de se contenter de pratiquer, au lieu d’une apparence du culte humain, le culte de l’inhumanité »13. Aussi existe-t-il peu de chances de comprendre l’ouvrage si l’on en reste à son aspect dichotomique qu’encourage, il est vrai, la présentation en deux essais. Si l’opposition entre Schœnberg et Stravinsky est largement débattue par Adorno, c’est au titre d’une thématique sous-jacente au regard de laquelle les deux compositeurs – réfléchis en termes de tendances et en tant qu’ils répondent par leurs écritures à un problème commun – sont soumis à une même interprétation : « Pour tous les deux, l’aporie de la subjectivité impuissante devient la seule issue possible et prend l’aspect d’une norme non ratifiée mais pourtant impérative. Chez tous les deux, certes, à des niveaux de configuration tout différents et avec une capacité inégale de réalisation, l’objectivité se pose subjectivement. Chez tous les deux, la musique menace de figer dans l’espace. Chez tous les deux, le tout prédétermine chaque élément musical, et il n’y a plus de véritable interaction entre le tout et la partie »14. La question du temps, on le voit, est posée comme centrale dans la critique des deux tendances, critique qui se précise peut-être lorsque, dans l’essai sur le compositeur russe, Adorno écrit que « Stravinsky et son école préparent la fin du bergsonisme musical en jouant le temps-espace contre le temps-durée »15. Un tel entêtement à s’attacher à la question de la durée a irrité nombre de commentateurs qui, il faut bien le dire, ne semblaient pas toujours savoir de quoi il retournait ; ceci a conduit dans bien des cas à se débarrasser du problème en réduisant, en quelque sorte, la position du philosophe à une sorte de bergsonisme particulier, et en sous-entendant par là que la chose, depuis longtemps déjà, était dépassée.

16La question, pourtant, mérite que l’on y revienne, ne serait-ce que pour remarquer qu’Adorno a lui-même opéré la critique du bergsonisme ; montrant, dans la Dialectique négative, comment la pensée de Bergson relève d’une lutte contre la réification de la conscience, il en signale les limites en soulignant qu’en cela, Bergson « a absolutisé le moment dynamique, en a fait, lui, quasiment une forme de la conscience, un type particulier et privilégié de connaissance, l’a, si l’on veut, réifié en une branche du savoir »16. Dans ce sens, A. Boissière a raison de dire que la vision d’Adorno se construit à la fois avec et contre Bergson. Avec, car c’est bien dans le temps-durée que s’effectue la perception des œuvres musicales. Mais aussi contre, car « c’est en refusant le point de vue bergsonien de l’immédiateté de l’intuition »17, pour la bonne raison que la logique formelle des œuvres vise à défaire l’antagonisme entre statisme (temps-espace de l’élaboration formelle) et dynamisme (temps-durée de son effectuation). Peut-être même la musique (du moins la musique savante occidentale, terrain privilégié de l’analyse adornienne) est-elle au cœur de la question car elle conduit, par son mode de fabrication, à cette fameuse « crise » de la conscience, du moins si l’on suit Adorno lorsqu’il dit que » l’irréconciabilité du “temps espace” et du “temps durée” est la blessure de cette conscience scindée, qui n’est tant soit peu unifiée que dans la scission »18.

17Au-delà de cette critique, il n’est pas impossible qu’Adorno, tout comme sans doute Walter Benjamin, ait pressenti néanmoins tout ce que le bergsonisme pouvait receler de potentiel d’utopie et de résistance face au durcissement des mécanismes de la réification. Au risque de brouiller les références, on remarquera que c’est ce même potentiel que n’a cessé de souligner G. Deleuze dans sa lecture du bergsonisme, en mettant en relief dans la prodigieuse théorie de la mémoire de Bergson une conception du temps qui s’oppose à la simple linéarité : « Le passé et le présent ne désignent pas deux moments successifs, mais deux éléments qui coexistent, l’un qui est le présent, et qui ne cesse de passer, l’autre, qui est le passé, et qui ne cesse pas d’être, mais par lequel tous les présents passent »19. Une telle thèse, qui fait du présent la pointe la plus concentrée du passé, et qui met l’accent sur le fait que, simultanément, le présent passe tandis que le passé reste, s’oppose à ce que le rapport de ces deux termes puisse être celui d’une simple linéarité chronologique, mécanique. Bien plutôt faut-il dire, comme le soulignait Françoise Proust, que « le temps n’est pas linéaire, mais il n’est pas non plus extatique : il est en entrelacs, en arabesques »20.

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18Mais peut-être, afin de tenter de comprendre l’enjeu d’une telle problématique, faut-il revenir à un autre texte d’Adorno, deuxième moment de sa critique de Stravinsky, écrit en 1962 et paru dans le recueil Quasi una fantasia. Alors que, dans la Philosophie de la nouvelle musique, l’essai critique s’intitulait de manière plutôt univoque « Stravinsky et la restauration », la mention qui accompagne dans le second texte le nom du compositeur est maintenant « Une image dialectique », et l’article est écrit « à la mémoire de Walter Benjamin ». Ce seul point, déjà, devrait retenir l’attention de ceux qui avaient été allergiques au premier essai, tant il indique la direction vers laquelle le philosophe entend orienter sa critique et développer son interprétation. Du reste, il semble bien qu’Adorno ait eu en tête de leur répondre puisqu’il commence le texte en s’opposant à lui-même un certain nombre d’arguments – ceux qu’il trouve dignes de lui et de Stravinsky – qui semblaient manquer à ses contradicteurs. Le titre indique aussi à quel point Adorno opère ici un véritable sauvetage de l’œuvre, non pas dans un sens vulgaire, mais dans le sens où il tente d’en préciser le « contenu de vérité », voire de redéfinir celui-ci de manière moins polémique et sans doute plus dialectique. Comme les autres textes des années soixante consacrés à des compositeurs (Mahler, Berg, Beethoven), l’article vise en fait la question de l’écriture musicale contemporaine dans un contexte nouveau qui s’est encore assombri pour le philosophe, celui d’une industrie culturelle toujours plus envahissante. C’est donc au titre de tendances profondes de la production artistique que ces critiques sont portées, critiques qui, au-delà de l’œuvre de Stravinsky, visent tout autant une réflexion sur les développements de la musique « radicale » (l’avant-garde) que le domaine du divertissement de masse, inséparable des questions artistiques.

19On le comprend très vite dans l’article, la question centrale qui fonde la critique est celle du temps, question qui est le critère principal à partir duquel Adorno prétend qu’il y a dans la musique de Stravinsky « quelque chose qui ne va pas » ; car non seulement cette musique ne fait que piétiner, répéter, refusant ainsi de se transformer et devenir autre chose, mais de plus – et ceci est peut-être le fond de la critique – elle masque cette inertie par une ruse diabolique, un « escamotage esthétique ». Alors que dans la Philosophie de la nouvelle musique, cette critique n’était pas outre mesure explicitée dans ses fondements, Adorno donne ici les raisons pour lesquelles il formule cette opposition, sa conception même de la musique : « La musique comme art du temps, est liée par son seul médium à la forme de la succession : elle est donc irréversible, comme le temps. Par la première note qu’elle fait entendre, elle s’engage déjà à continuer, à devenir autre chose, à évoluer. Ce qu’on peut appeler sa transcendance, le fait qu’à tout moment elle résulte d’un devenir et soit autre chose que ce qu’elle est, le fait qu’elle renvoie au-delà d’elle-même, n’est pas un commandement métaphysique qui lui serait dicté du dehors : il est inhérent à sa nature, contre laquelle elle ne peut rien »21. De cette propension au toujours nouveau découle, pour le philosophe, le fait que la musique est une protestation contre le mythe et contre la mort, en quoi elle est profondément liée à la liberté.

20On ne débattra pas ici l’ensemble de l’article, qui mériterait à lui seul une étude approfondie, mais on s’arrêtera sur un certain nombre de points, en précisant tout d’abord que, si la définition mentionnée ci-dessus ressemble fort à un invariant, et dans ce sens, semble un peu péremptoire, il faut préciser que, pour Adorno, de tels invariants sont relatifs : l’art, et la musique, ne sont pas des données inertes, mais sont des « devenants ». Dans ce sens, on peut considérer que cette définition est fortement liée au développement de la musique, et notamment à la question de l’autonomie de l’art ; l’émancipation à l’égard des contraintes cultuelles et sociales, même si elle n’est pas sans contreparties problématiques, constitue le mouvement par lequel la musique devient apte à assumer de plus en plus consciemment la fonction que lui assigne le philosophe. Soumission au mythe, obéissance aux conventions sociales, statisme et répétition sont ici liés, formant un contexte d’aveuglement, et l’émancipation musicale est pensée comme le mouvement de la musique – pourtant toujours enchaîné à la société – pour accéder à une véritable pensée du temps. Peut-être le terme si irritant de « grande musique » ne désigne-t-il pas en fait autre chose que cette tentative, et celui de « musique radicale » à la fois la prise en compte de cet héritage et son dépassement difficile.

21Pour le dire sans doute trop simplement, ce qui est reproché à Stravinsky, c’est de mettre en place un certain nombre de procédures, dont Adorno souligne la violence technique, et auxquelles vont être soumis tous les matériaux et tous les contenus auxquels va toucher le compositeur ; modalité « archaïque », musiques de divertissement, morceaux de jazz, fragments baroquisants, phrasés mozartiens, souvenirs romantiques, lambeaux de séries même, tout élément est pulvérisé et rendu inerte, privé de ce qui a un jour été son « noyau d’expérience », rendu disponible, c’est-à-dire échangeable, puis soumis à la discipline autoritaire et extérieure du montage dans ses multiples dimensions. Ce qui constituait la tension des œuvres, leur « présent interne », se trouve confisqué, pour ainsi dire dénié, et métamorphosé en surface ludique virtuose, en spectacle, en images. Et si Adorno accorde tant d’importance au compositeur russe, au point d’y revenir en 1962, c’est qu’il décèle chez lui la formidable intuition réalisée d’une tendance qui est en train de se généraliser à toute la culture ; c’est là le contenu de vérité de cette œuvre que l’auteur cherche à faire émerger de l’écriture, et la critique est aussi hommage au « compositeur de la réification », infiniment supérieur à ceux qui l’ont imité, comme à ceux qui continuent de le faire aujourd’hui sans même le savoir.

22Réification et fétichisme sont au centre de la critique, dans leur rapport au temps interne de l’œuvre. Sur un versant, bien sûr, l’œuvre d’art reste liée au fétiche et a besoin de la réification pour s’opposer, en tant qu’objet, à la société. Elle doit les traverser comme elle traverse la rationalité empirique pour montrer le chemin d’une autre raison qui ne serait plus domination de la nature et des hommes. Mais d’un autre côté, en tant que processus, l’œuvre musicale s’oppose au fétichisme, qui est « fixation métonymique aux matériaux »22. Le premier moment de la critique du fétichisme concerne l’investissement exclusif de la composition sur des éléments partiels, par exemple le traitement rythmique ou la virtuosité instrumentale chez Stravinsky, mais aussi la focalisation du dernier Webern sur les opérations sérielles ; la totalité de l’œuvre, en tant qu’ensemble des relations qui la constituent, s’efface derrière une telle focalisation, qui est presque une fascination et qui forme écran au déploiement des dimensions multiples de l’écriture. Mais ce premier moment, déjà critiqué par le philosophe, en ouvre un deuxième : en critiquant le type d’écoute qui correspond à ce premier niveau de fétichisme (ce qu’il appelle écoute régressive ou atomistique), Adorno désigne clairement que ce second moment concerne le temps. Renonçant à une perception synthétique fonctionnant à partir de la remémoration et de l’incorporation des moments passés, l’écoute fétichiste, qui suit plutôt en cela une logique du regard, se focalise non pas sur la musique comme processus, mais sur l’image des matériaux, ou encore, sur une juxtaposition discontinue de ces images, selon un fonctionnement qu’on peut qualifier de spatialisé. Peu importe dès lors qu’il se passe quelque chose au sein du tissu musical, car la jouissance d’images fantasmatiques (et le son aussi peut en produire) se suffit en quelque sorte à elle-même : matériaux identitaires ressassés, exotisme sonore, effets stylistiques, « physicalismes » sonores, autant de directions dans lesquelles une étude approfondie pourrait montrer la force de telles images. La tonalité elle-même, dans son incroyable puissance hallucinatoire, a produit par la façade harmonique qui s’est constituée au fur et à mesure de son évolution, un stock monumental de ces images fantasmatiques qui ravissent encore l’attention du public. Nous sommes loin d’être guéris du fétichisme. Peut-être même (si l’on en croit Adorno), la situation s’aggrave-t-elle par le fait qu’une telle position se donne aujourd’hui dans son positivisme comme celle du simple Etant, dispersé et soi-disant disponible, image close sans horizon d’altérité.

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23Ce qui s’oppose à cette dimension du fétichisme, de l’image fantasmatique, ce qui, à vrai dire, s’y opposait déjà au sein du langage tonal et de sa façade, c’est peut-être ce que Schœnberg, puis, après lui, Adorno, nommait le « sous-cutané », l’hypodermique, le mode même d’agencement par lequel la musique se constitue en tissu serré par un réseau intense de relations, jamais fixé même si des « images » peuvent le traverser (ou plutôt s’il traverse des « images »). Dans ce sens, l’expression « sous-cutané » n’est pas métaphorique, elle tend bien à rendre compte d’une dimension qui, s’opposant au fétiche et à l’image idéalisée, relève du corps, du corps non comme image mais comme processus. L’intérêt porté par Adorno à la période atonale de Schœnberg repose sur la conviction que la révolte du compositeur viennois puise ses racines dans cette impulsion inconsciente, au plus près du corporel. Mais aussi, cette dimension du « sous-cutané » n’est pas sans rapport avec l’organisation de façade, dans la mesure où elle la défait, l’attaque, la déjoue, entre en conflit avec l’ensemble des conventions que cette façade suppose. Dans bien des cas, l’analyse immanente que défend Adorno consiste justement à mettre en lumière les rapports et tensions noués entre ces deux dimensions. On comprend mieux ici la définition citée plus haut de ce qu’est la musique pour Adorno, car un tel réseau de relations, pour la musique, ne saurait exister hors du temps. Ceci, contrairement à ce qu’y ont vu certains critiques, ne signifie pas que la musique serait condamnée à une « rhétorique unidirectionnelle » ou à une contrainte logique de type causal : « Certes, pendant longtemps, prévalut le fait que la musique devait organiser la suite intratemporelle de ses séquences de façon sensée : faire découler un événement d’un autre d’une manière qui interdise, comme le temps lui-même, la possibilité d’une réversibilité. Toutefois, la nécessité de cette suite temporelle, conformément au temps, ne fut jamais littérale, mais fictive, participation au caractère d’apparence de l’art. De nos jours, la musique se rebelle contre l’ordre conventionnel du temps ; en tous les cas, l’investigation du temps musical fait place à des solutions largement divergentes »23. Ce qui reste commun à ces démarches, ce serait plutôt que la question du présent – dans son raccordement temporel et dans ce qui fait sa profonde intensité – est au centre de la musique. Et en retour, parce que cette question lui est centrale, la musique la pose, telle une énigme, aux hommes et à la société.

24La compréhension de cette question, Martin Kaltenecker a raison de le souligner en la qualifiant de véritable « ground »24 chez Adorno, demeure dans la relation entre détail et totalité, relation dans laquelle le statut du fragment, bien qu’on ne puisse s’y arrêter ici, est fondamental pour la modernité (« Le fragmentaire qui intervient ici ne se confond pas avec la particularité contingente ; parmi les parties de la totalité, le fragment est celle qui lui résiste »25). Parmi les raisons de cet attachement à la problématique d’une relation dynamique entre détail et totalité, il y a la question du sens musical, tel qu’il est défini dans le « Fragment sur les rapports entre musique et langage ». Si le philosophe établit jusqu’à un certain point une similitude entre les deux domaines – en insistant notamment sur le fait que musique et langage se présentent comme « une succession dans le temps de sons articulés qui sont plus que de simples sons » –, la relation au sens est différente en musique de ce qu’elle peut être dans le langage verbal : « ce qui est dit est, dans le phénomène musical, tout à la fois précis et caché. Toute musique a pour Idée la forme du Nom divin »26. Cela tient, dit Adorno, à ce que la musique, dans laquelle les intentions sont partout présentes, mais toujours sous une forme intermittente, fulgurante, rend impossible l’assignation d’une quelconque signification précise et statique à ces intentions. Françoise Proust ne dit pas autre chose lorsqu’elle écrit que la musique, pressentant le retournement infernal du sens dans le non-sens, « présente le sens en image ou en esprit : le sens double la pure sonorité, il monte, comme un effluve, de la littéralité sonore »27. Aussi, sens et temps musical ne font-ils qu’un dans une telle conception, un sens labile et un présent dynamique, un « champ de tensions » qui nous donne à entendre l’inaudible.

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25Mais, pourrait-on dire, à quoi bon tout ce raisonnement, alors qu’il ne s’agit au fond que d’écouter de la musique, que de « passer un bon moment » comme on dit « passer le temps » ? Et chacun peut bien, l’industrie du loisir nous le répète assez, le « passer » comme il veut, surtout depuis que l’étrange expression « temps libre » a envahi la société après qu’une conception du « temps vide », simple contenant quantifiable, s’y impose. Or donc, on peut bien passer son temps comme l’on veut, et même « se passer un peu de musique » si cela le fait mieux « passer ». Mais précisément, le présent musical, tel qu’on a cherché à le définir ici, est à l’opposé de ce « temps vide », il est au contraire plein à craquer de relations temporelles, au point d’en être explosif. En tant qu’apparition, il n’a que peu à voir avec le temps empirique, encore moins avec l’idée d’une enveloppe chronométrique ; il est tension, à la fois par sa relation avec le passé (ce qui, en tant qu’expérience sédimentée, ressurgit en son sein) et par les relations qu’entretiennent ses moments entre eux, ainsi qu’avec le tout. Dans ce sens, la musique serait peut-être la » véritable machine à remonter le temps ». Bien sûr pas dans l’acception technico-fantastique d’un H. G. Wells, mais plutôt dans ces deux sens au moins : celui, proustien, de la petite phrase de Vinteuil qui restitue avec elle tout le parfum de l’enfance et du passé ; celui, benjaminien, du démontage et remontage du temps dans un présent complexe et vivant. La modernité, peut-être pour le pire mais aussi peut-être pour le meilleur, a brisé les liens mythiques qui nouaient le temps de l’expérience. La musique, dès lors qu’elle abandonne le monde de la fantasmagorie (du reste même lorsqu’elle le traverse, pour peu que ce soit à la bonne altitude), devient un mode de savoir, ouvre – à travers ses contradictions qui sont celles de la société – l’accès sensible à la connaissance sur la question du temps.

26En pleine Première Guerre mondiale, Ernst Bloch, au cœur du désespoir européen, a consacré à la musique des pages ineffaçables. Décryptant ce qui, en elle, porte l’héritage de l’antique voyance – et qui n’a rien à voir avec une quelconque astrologie, fût-elle basée sur douze planètes –, il reliait profondément la musique à ce qu’il appelait la chose en soi : « ce qui n’est pas encore, ce qui est perdu, pressenti ; elle est la rencontre de soi, du Nous, cachée dans l’obscur, dans la latence de chaque instant vécu ; invoquée par la bonté, la musique, la métaphysique, sans être cependant réalisable sur terre, elle est notre utopie »28.

27Loin d’un savoir dominateur, la musique, dans ce qu’elle a de meilleur – et qui n’obéit pas à des catégories préétablies –, n’a pas renoncé à cette connaissance. Elle ne s’énonce pas à partir de vérités prétendument éternelles, mais tâtonne dans l’obscurité partout où, en filigrane, la réflexion sur le sens et le temps est infatigablement reprise, résistant contre ce qui nous est infligé.

28Car le présent morcelé et éteint, sous la pression d’une société sans cesse plus contraignante et administrée, pourrait bien ressembler à ces mauvais cauchemars qui ne durent dans nos nuits qu’une fraction de seconde : dans un ciel artificiellement crépusculaire, sous une lumière qui n’est ni extérieure ni pourtant intérieure, une interminable et vertigineuse descente en parachute de pacotille. Loin en bas, le panorama terrestre, installé depuis si longtemps pour nous, enchante encore sans plus guère émouvoir. Nul frémissement, nulle gesticulation dans ces courroies qui maintiennent l’âme n’altère une chute sans cesse recommencée, livrée au gré de courants réputés inexorables. Sur le rêve flotte la mince pellicule (mais ne lui appartient-elle pas ?) d’un espoir, fine et dure comme la peau du chagrin : que cela soit vrai pour ses prochains mais pas déjà pour soi-même.

29Depuis plus de cinquante ans maintenant, peut-être nos musiques transcrivent-elles à la fois un tel rêve, sa menace, la souffrance qu’il provoque et l’effort parfois désordonné pour y échapper. Et si la sémiologie musicale a redécouvert une vérité importante – qu’il faut un émetteur et un récepteur à chacun des bouts de la chaîne – il semble qu’elle ait oublié dans sa tendance au positivisme un élément majeur : pour que tous ces sons ne soient pas vainement diffractés dans l’air glacial des solitudes, il faut, à tout le moins, qu’ils soient produits et reliés, recueillis et partagés, par des oreilles ouvertes au possible, à l’autre, à l’utopie.

Notes   

1  Georges Steiner, Grammaires de la création, Paris, NRF Gallimard, 2001, p. 307.

2  Idem.

3  Idem, p. 293.

4  Th. W. Adorno. Théorie esthétique (Introduction première), Klincksieck, Paris 1995, p. 497.

5  Idem, p. 484.

6  Cf. Th. W. Adorno, « Du mauvais usage du baroque », in L’Art et les arts, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.

7  Cf. Th. W. Adorno, « Le vieillissement de la nouvelle musique », Rue Descartes n°23.

8  Claude Lévi-Strauss. L’homme nu, p. 587.

9  Henri Pousseur, Musique, sémantique, société, Casterman poche, p. 31.

10  Françoise Proust, L’histoire à contretemps, Le livre de poche essais, p. 21.

11  Idem, p. 95.

12  Th. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, TEL Gallimard, Paris, 1962, p. 198.

13  Th. W. Adorno, « Le vieillissement de la nouvelle musique », op. cit., p. 124.

14  Th. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 80.

15  Idem, p. 197.

16  Th. W. Adorno, Dialectique négative, Payot, Paris, 2001, p. 321.

17  A. Boissière, Adorno, la vérité de la nouvelle musique, Septentrion, Paris, 1999, p. 125.

18  Th. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 321.

19  Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Quadrige, PUF, Paris, 1966, p. 54.

20  F. Proust, op. cit., p. 37.

21  Th. W. Adorno, Quasi una fantasia, NRF Gallimard, Paris, 1982, p. 168.

22  Vladimir Safattle, conférence donnée à l’université Paris 8.

23  Th. W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 45.

24  Martin Kaltenecker, postface de Moments musicaux (Th. W. Adorno, trad. M. Kaltenecker), Contrechamps, Genève, 2003.

25  Th. W. Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck, Paris, 1995, p. 74.

26  Th. W. Adorno, Quasi una fantasia, op. cit., p. 4.

27  Françoise Proust, L’histoire à contretemps, op. cit. , p. 94.

28  Ernst Bloch, L’esprit de l’utopie, NRF Gallimard, Paris, 1977, p. 191.

Citation   

Jean-Paul Olive, «Les présents musicaux», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musicologies ?, mis à  jour le : 25/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=71.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Jean-Paul Olive

Jean-Paul Olive, professeur au département musique de l’Université Paris 8, responsable de l’équipe d’accueil « Esthétique, musicologie et créations musicales », s’intéresse plus particulièrement aux relations entre écriture musicale et société au vingtième siècle. Il a, entre autres, publié Alban Berg, le tissage et le sens et Musique et montage, essai sur le matériau musical au début du vingtième siècle, aux éditions L’Harmattan. jpolive@univ-paris8.fr.