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Écrire sur la musique ?
Une méditation sur la musicologie

Joëlle Caullier
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.68

Résumés   

Résumé

La musicologie, comme les sciences humaines, traverse une crise du sens qui l’amène aujourd’hui à une méditation nécessaire sur son histoire et ses projets. Sans renier la spécificité de ses outils, il serait bon qu’elle se garde de tendances à l’autarcie et à la technicité qui l’éloignent du débat public, et qu’elle développe une véritable esthétique musicale. C’est en effet par l’étude du sentir – sentir individuel certes, mais aussi sentir ensemble – qu’elle contribuerait, loin de toute tentation normative, à l’édification d’un mieux "vivre ensemble". Utopie sans doute, mais aussi construction du sens…

Abstract

Musicology, like humanitarian sciences, is going through a crisis of meaning which is now leading it towards a necessary thinking of its history and its projects. Without denying the specificity of its tools, it should curb its trends towards self-sufficiency and technicalness, which keep them away from public debate, and develop genuine musical aesthetics. Indeed, it is through individual and collective sensing that it could contribute to building a better way of living in society, while avoiding any normative temptation. This is probably a utopia, but also a way of constructing meaning.

Index   

Texte intégral   

1À l’orée du troisième millénaire, la communauté intellectuelle s’était rassemblée autour d’un même désir, faire le point sur la connaissance, « dans un esprit qui était à la fois celui du bilan encyclopédique et celui du questionnement d’avenir »1. C’est ainsi que, chaque jour de l’an 2000, s’était tenue une conférence qui rendait compte de l’état de la recherche sur un thème pertinent aux yeux du monde moderne. 366 conférences avaient ainsi été prononcées puis publiées par les plus grands spécialistes qui questionnaient objets, savoirs et méthodes des disciplines élaborées par le monde savant occidental. Cette expérience avait reçu le nom « d’Université de tous les savoirs ». Dans le domaine des sciences humaines notamment, on avait pu noter l’insistance d’une attitude foncièrement critique et dubitative – « les sciences humaines existaient-elles encore ? » – qui dévoilait pour chaque discipline une situation de crise menaçant de compromettre son avenir si une réflexion urgente et sans concession n’était pas menée à son terme. Ainsi en était-il de la psychologie (cf. Françoise Parot), de l’histoire (cf. Jacques Le Goff), de l’anthropologie (cf. Jean Bazin)2… Le doute semblait poindre en effet sur tous les fronts, les auteurs dénonçant notamment un certain positivisme déshumanisé ou un ethnocentrisme fâcheusement mondialiste.

2Depuis, l’Université de tous les savoirs a poursuivi ses travaux, invitant chercheurs et disciplines à un examen de conscience exigeant et lucide. Or, de ce climat d’inquiétude généralisée, les penseurs de la musique avaient eux aussi à prendre leur part, car, il faut bien le dire, la musicologie traverse une crise du sens. On assista donc, « hors les murs » de cette université de tous les savoirs, à une méditation sur les objets et les enjeux de la musicologie et cette méditation traversa les nouvelles publications, les revues, les thèses d’habilitation à diriger des recherches particulièrement propices aux bilans, les lieux d’enseignement, les séminaires de recherche3… C’est de cet immense besoin de réflexion sur la vie, le monde actuel, l’art, le sens de la musique pour les hommes, son inscription dans les sociétés modernes, ses relations aux divers champs de la pensée, qu’est né le projet de la revue Filigrane. Contribuer, du lieu d’observation particulier qu’est la musique, à la réflexion exigeante et sans concession qui s’impose aujourd’hui. Déceler, au-delà de la texture particulière de notre époque, au-delà de la surface sur laquelle se déploient œuvres et actions humaines, ce qui se cache dans le filigrane du monde et fait réellement sens. Déceler à travers l’acte métaphorique qu’est la musique, à travers cette construction puissamment symbolique, ce que notre monde tend à devenir, ce qu’il concède et qu’il dénonce, ce qu’il veut et ce qu’il craint et de là, prendre nous-mêmes position, risquer des choix et les défendre, afin d’assumer notre responsabilité dans le présent et pour l’avenir d’une société confrontée à une transformation sans précédent.

3Car notre conviction est bien celle-là : la musique ne relève pas de la société d’agrément, ni du loisir, ni du monde de l’apparence. Elle a à voir avec les choses les plus profondes et les plus essentielles de l’existence ; elle rend compte de l’expérience humaine dans sa totalité et sa complexité, à tel point que sa foisonnante synthèse ne peut s’élaborer que dans la métaphore, loin de toute discursivité réductrice. Elle se fait le témoin des plus intenses expériences humaines, celle de la temporalité, celle de la pensée – rationnelle et irrationnelle, verbale et non verbale – , celles du social, de l’affectivité, de la perception, de la sensorialité, de l’imagination, de l’invisible… toutes enchevêtrées dans une prodigieuse simultanéité que la pensée musicale est l’une des rares activités humaines à pouvoir cristalliser en un organisme mystérieusement vivant. Elle exige une habitation absolue du présent, mais d’un présent qui, tout en s’éprouvant pleinement en tant que tel, se trouve tout à la fois le réceptacle étonné d’un passé qui vient tout juste de se dissoudre en lui et la condition d’un avenir qu’il contient à son propre insu. Et c’est précisément parce qu’elle incarne les plus grandes capacités humaines à maîtriser les phénomènes, de même que la plus grande évanescence des mystères de la vie que la musique relève du spirituel. La complexité et la richesse inépuisable de ses registres la vouent tout particulièrement aux appétits de déchiffrement et d’interprétation. Qu’apprendre d’elle ? Comment lire « entre les sons » comme on lit entre les lignes ? Comment répondre à son invitation à « se comprendre soi-même » afin de mieux comprendre notre humanité déconcertante et de mieux agir ? N’est-ce pas cela le sens de la musicologie, non pas tant une démarche positiviste destinée à percer les secrets de la technique et des savoirs musicaux que démarche de connaissance de l’humain et mise en forme verbale du sens que véhicule la musique à travers son mode de penser spécifique ?

4En proposant de méditer sur la musique, c’est précisément la profondeur que l’on a envie d’explorer, l’épaisseur du monde, l’envers de ce décor dont notre société moderne semble toujours plus volontiers se satisfaire. En cherchant à saisir cette « manière particulière de faire des mondes »4, et cela notamment à travers la création contemporaine, c’est ce qui se vit et s’éprouve loin de la surface, ce qui se pense loin des concepts, ce qui se trame et s’élabore dans les replis de l’âme individuelle et collective que l’on souhaite mettre à jour et soumettre à la discussion.

5Pourtant, devant l’extrême complexité des constructions musicales, leur polyphonie de sens, les connexions multiples et parfois inattendues de la pensée musicale avec les aspects les plus secrets de l’existence humaine, mais aussi avec les plus réalistes et les plus pragmatiques, devant la nature métaphorique de l’activité compositionnelle, y a-t-il vraiment un sens à tenter de mettre en mots l’insondable profondeur de cet art au sein d’un discours rationnel ? Quelle pertinence peut bien avoir cette activité ? Ne repose-t-elle pas sur une illusion ? N’est-elle pas trahison, usurpation, démembrement de ce qui n’a de sens qu’uni ? La musicologie est-elle véritablement, comme d’aucuns le soutiennent, une discipline, une science, une science humaine ? Peut-elle vraiment apporter une dimension supplémentaire à l’art ou, disons mieux, complémentaire ? Voilà des questions que l’on ne peut se permettre d’éluder, à l’aube d’une revue nouvelle proposant, à travers l’écriture littéraire, la mise en relation de la musique et du monde que l’on habite, ici et maintenant.

Quelques repères préliminaires

« Mais, mon ami, les siècles du passé sont un livre scellé de sept sceaux qu’on s’entête à lire et ce qu’on nomme esprit des temps n’est rien que le petit esprit de votre historien dans lequel le temps se reflète ».
Faust.

6Une brève évocation des étapes qui ont jalonné l’histoire de l’écriture sur la musique est sans doute utile au seuil de cette méditation. À cet effet, on rappellera que la musique, même dans sa conception la plus théorique, a toujours fait l’objet de questionnements philosophiques. Son influence mystérieuse a constamment fasciné, voire inquiété les hommes : les spéculations de Pythagore et la méfiance de Platon à son égard en témoignent dès l’Antiquité. Au Moyen-Age et à la Renaissance, elle a continué d’accompagner les philosophes et, jusqu’au cœur de ses réflexions les plus pragmatiques, elle s’est toujours tenue bien près de la théologie, manifestant sa proximité avec l’invisible.

7Les Lumières ont peu à peu modifié l’éclairage dont elle jouissait jusque-là et les premiers dictionnaires de musique attirèrent l’attention de nouveaux lecteurs à la fois sur les hommes qui l’inventaient et sur les techniques de composition et d’exécution, sécularisant ainsi l’art musical et l’inscrivant dans une échelle plus immédiatement humaine. Il faut attendre le début du XIXe siècle pour que la récente conscience de l’Histoire pénètre le domaine musical, le dotant d’une branche historique propre qui vivra désormais sa vie parallèlement à la branche esthétique. Née au XVIIIe siècle des querelles musicales qui s’adossaient aux débats philosophiques sur l’individualisme et le contrat social, l’esthétique musicale prend son essor au siècle suivant, stimulée par les professions de foi romantiques en faveur de l’abstraction sonore, par la fascination de l’invisible et l’impulsion de Schopenhauer, Nietzsche et Hanslick. Par ailleurs, le développement de la presse spécialisée, au cours de ce siècle de démocratisation progressive, amène dans son sillage une multiplication des écrits littéraires sur la musique, sous la plume d’écrivains, de compositeurs ou de critiques. Au début du XXe siècle, le discours sur la musique présente donc quatre visages le plus souvent contrastés : historique, esthétique, littéraire et – sous forme de traités d’orchestration ou de composition – un visage technique.

8En France cependant, malgré le rayonnement de personnalités remarquables telles que Romain Rolland, André Schaeffner ou Boris de Schloezer, qui, par leur vaste érudition musicale et humaniste, ouvrent un large spectre à la réflexion sur la musique, c’est, dès la fin de la seconde guerre, l’histoire qui se taille la part du lion. Mais cette histoire bien implantée dans les institutions nationales5 est résolument tournée vers l’art du passé et dédaigne de fait la création contemporaine qui devient dès lors la chasse gardée des compositeurs d’avant-garde dont les écrits théoriques et souvent polémiques ne cessent de se multiplier. C’est sans doute mai 68 qui déclenche la grande mutation et le développement considérable de la recherche musicologique auxquels on assiste au cours des années 70. D’une part, la musique dans sa globalité (c’est-à-dire l’ensemble de ses registres, intellectuel, technique et théorique, voire poïétique6) entre à l’université en tant que discipline sous le nom de musicologie et s’y frotte à l’ébullition d’idées qui déferlent à ce moment sur les autres disciplines et sur la société dans son ensemble : l’esprit des Annales et bientôt de la Nouvelle Histoire bouscule les sciences historiques, le structuralisme imprègne tous les domaines de la pensée, la philosophie critique de l’École de Francfort enthousiasme de jeunes esprits turbulents… D’autre part, la société tout entière veut désormais participer à la révolution sans précédent que l’on voit s’amorcer et l’utopie de la créativité se propage. Les idéaux libertaires s’emparent des pratiques musicales et chacun se veut capable d’inventer et de composer. La création artistique fascine et l’intérêt pour un présent libre et inventif supplante la vénération des modèles. C’est sur ce terreau que fleurit la « musicologie », dans un duel idéologique avec la « vieille » histoire de la musique occupée des seules esthétiques du passé. Ainsi, le sérialisme intégral, l’œuvre ouverte, le hasard, la composition électroacoustique, les musiques stochastiques, les pratiques improvisées, les musiques extra-européennes constituent les nouveaux objets d’étude, dans le cadre de nouveaux modes d’approche caractérisés par la fusion de l’esthétique musicale, jusque-là marginalisée, avec l’analyse, dans le but d’ouvrir l’accès à la composition et à ses arcanes. La recherche universitaire « nouvelle manière » cherche à s’appuyer sur l’expérience, au plus près du vécu de la création artistique et se met à déprécier tant l’exclusif savoir livresque que la recherche documentaire, tous deux privés du dialogue désormais mythifié avec les créateurs. Dans le climat révolutionnaire de la société civile, non seulement la musicologie se démarque politiquement et méthodologiquement de l’histoire de la musique, mais elle la rejette sans appel. Le conflit prend institutionnellement7 et idéologiquement des formes radicales, créant une ligne de partage quasiment infranchissable.

9Trente ans ont passé. Et de même que ceux de la société, les enjeux du petit monde de la musique ont évolué. La modernité artistique a notamment cédé du terrain, non sans d’âpres combats, devant la postmodernité et les querelles idéologiques se sont, comme partout, atténuées ou, pour être plus exact, ont perdu de leur manichéisme. L’état du monde et ses transformations considérables imposaient de nouvelles analyses.

10En premier lieu, les sciences historiques qui, sous l’impulsion des Annales, avaient mené une réflexion de fond, ont fini par entraîner leur branche musicale, affaiblissant de ce fait les critiques à son encontre. L’histoire de la musique n’est certes pas encore totalement refondée, mais la marche vers son renouvellement est sans aucun doute amorcée et les partisans de la musicologie ont désormais tout intérêt à s’en rapprocher et à faire sauter le verrou qui séparait jusque-là regrettablement les deux démarches. Ainsi donc, à l’invitation de Jacques Le Goff et de Pierre Nora qui appelaient de leurs vœux de nouveaux problèmes, de nouveaux objets et de nouvelles méthodes8, l’histoire de la musique a peu à peu opéré son travail de renouvellement : elle est moins exclusivement centrée sur les biographies et les institutions nationales au profit de problématiques inédites9, s’ouvrant aux influences de l’ethnologie, de l’anthropologie, de la sociologie, prenant en compte l’histoire de la réception, l’histoire culturelle, intégrant son champ d’étude dans de nouveaux modes de penser10… Si, récemment, Jacques Le Goff définissait l’histoire non plus comme « la science des hommes du passé ou dans le passé, mais la science des hommes dans le temps, dans le changement »11, certaines études musicales s’en font désormais l’écho, observant davantage les signes et les causes de transformations musicales que les âges d’or, comme antan, ou les caractères de stabilité stylistique. Après que Fernand Braudel eut invité à considérer l’histoire comme une superposition de strates de temporalités, dont celle quasi géologique de la longue durée12, l’histoire de la musique envisageait à son tour de problématiser la relation entre le temps individuel, le temps historique, le temps esthétique, le temps d’un style, d’une grammaire, d’un mythe, le temps d’un mode de transmission à l’échelle de l’humanité (oralité, écriture, enregistrement, informatique13)… Alors que Marc Ferro attirait l’attention sur l’importance cruciale des silences de l’histoire14 (comme autant « d’accents en creux », comme les décriraient les musiciens), les oubliés de la musique suscitent désormais des questionnements critiques qui mettent en évidence la dialectique fondamentale entre mémoire et oubli chère à Jacques Le Goff15, indispensable à la compréhension du rôle de l’art dans une société. Par ailleurs, la comparaison de diverses Histoires de la musique effectuée récemment16 confirme ce que Paul Veyne avait démontré naguère17 avec force, que le présent de l’historien modèle inévitablement sa perception du passé et qu’il est urgent de sensibiliser les chercheurs à leur devoir de lucidité face aux incidences méthodologiques de leur positionnement intellectuel, affectif ou idéologique. Cette conscience critique accompagne, quoique pour des visées fort différentes, les plus récentes publications de ce genre18… Enfin, l’histoire s’est dégagée d’une idéologie fondée sur l’idée de nation pour s’ouvrir au monde et aux interactions entre aires géographiques ou culturelles indépendantes des frontières politiques : l’histoire de la musique commence à en profiter et s’aventure à penser les questions épineuses d’identité nationale, de communautarisme, de mondialisation, de clivages sociologiques entre musiques savantes et musiques populaires… L’histoire de la musique progresse certes lentement et les débats qui ont animé l’histoire générale n’ont pas encore eu en son sein les développements qu’on aurait pu souhaiter, mais le mouvement est en marche et la musicologie se rendrait fort coupable de se priver de l’apport essentiel des sciences historiques actuelles, fussent-elles postmodernes19, ne serait-ce que pour se doter des arguments et contre-arguments nécessaires aux débats contemporains.

11En second lieu, deux vagues de fond sont, depuis les années 70, venues modifier considérablement le contexte du conflit : l’évolution de la pensée musicale contemporaine qui tend à renouer avec un passé fortement historicisé, ainsi que la tendance de la recherche et de l’enseignement à l’interdisciplinarité.

12Les artistes de la jeune génération affichent en effet, depuis les années 80, un souci très prononcé, voire central, de filiation. La politique de la « table rase » prônée par leurs aînés a vécu et désormais les jeunes compositeurs, noyés dans l’infini des possibilités esthétiques, étudient avec attention leur généalogie musicale pour y prendre solidement appui. La conscience historique a repris pied dans l’univers mental des artistes – qu’ils soient postmodernes ou qu’ils s’en défendent – et la prise en compte de cette dimension par tout observateur de la production musicale actuelle s’avère désormais indispensable à la saisie des processus de composition comme à la compréhension du paysage musical contemporain.

13En outre, la pensée moderne se fonde sur une conscience aiguë de l’interdépendance des phénomènes, que ce soit dans le domaine scientifique, dans le domaine politique, dans le domaine économique ou dans les sciences humaines. Certes les disciplines ont atteint des sommets de spécialisation, et c’était nécessaire, mais les chercheurs ont pris conscience que les connaissances se tiennent étroitement et qu’un champ voisin a, parfois mieux qu’une spécialité, la capacité d’entrevoir des perspectives insoupçonnées pour la compréhension de certains faits ou processus. L’étude de la musique n’échappe pas à ce phénomène et aucun clivage a priori n’est plus pertinent. Après les querelles qui ont caractérisé le domaine musical dans le dernier tiers du XXe siècle, il est grand temps de faire écho à ces lignes de Jacques Le Goff : « L’histoire doit retrouver un objet synthétique et briser la catastrophique fragmentation en histoire politique, sociale, économique, culturelle, histoire de l’art, histoire du droit ; etc. »20. La musicologie doit, elle aussi, devenir synthétique et englober le phénomène musical dans son ensemble. L’autonomie jalouse de certains modes d’approche, dont l’histoire, mérite en effet d’être critiquée. Ce ne sera certes pas sans problème, car l’esprit de la guerre froide, comme le faisait récemment remarquer Alain Finkielkraut21, semble parfois s’être réfugié, comme en un dernier bastion, dans les querelles musicales qu’il prive encore bien souvent d’une réelle liberté de pensée. La naïveté en ce domaine n’est certes pas de mise, mais la difficulté d’associer l’exigence de la connaissance spécialisée à l’ouverture non moins exigeante à des champs disciplinaires multiples, association qui seule permet de saisir les enjeux véritablement humains de la musique, ne peut être esquivée et elle n’est certainement pas un motif pour renoncer à un projet aussi essentiel. On aura l’occasion d’y revenir.

Une voie possible pour la musicologie ?

« À cinquante ans, j’ai compris que tout, absolument tout, est absurde. Je le répète sans cesse aux danseurs : tout ce que vous faites ne sert à rien, alors il faut que ce soit magnifique ! »
Jiri Kylian.

14On l’aura compris, un contentieux de taille a naguère tenu à distance histoire de la musique et musicologie, mais l’apaisement est venu et les temps sont sans doute mûrs pour repenser une connaissance de la musique, globale et fédérative, qui contribuera réellement à la connaissance de l’humain et que l’on nommera, faute de mieux, musicologie22. Pourquoi « faute de mieux » ? D’où vient cette réserve ? Précisément du suffixe « logie » qui laisse supposer, par son arrimage au logos et à la conscience, l’idée même d’une science. Celle-ci est-elle appropriée à un objet tel que l’art, en l’occurrence la musique, indissolublement lié à l’expérience ? La musique ne constitue-t-elle pas, davantage qu’un objet d’étude à part entière, un simple medium grâce auquel accéder à une connaissance d’un autre ordre, plus fondamentale parce qu’universelle, celle de l’humain ? La musicologie n’aurait-elle pas à critiquer l’autonomisation progressive de l’œuvre musicale à laquelle a procédé la modernité, pour la réenraciner dans l’expérience humaine d’où elle provient et qu’elle réclame ? Ne pourrait-on considérer la musique comme Paul Veyne considère l’histoire : « un mélange très humain et très peu scientifique de causes matérielles, de fins et de hasards »23 ?

15Il s’agit avant tout de dissiper un malentendu : la musicologie (puisque nous n’avons pas encore trouvé d’autre nom) n’est pas une discipline. Elle ne propose en effet aucune méthode spécifique, mais emprunte ses méthodes aux disciplines établies. Elle devient alors histoire, philosophie, herméneutique, psychologie, sociologie, anthropologie, dont l’objet partagé est la musique. Pourquoi serait-ce une tare ? Les méthodes éprouvées dans ces différents domaines auraient-elles à ce point failli que les musicologues se sentent dévalorisés d’y recourir et de les croiser ? Pourquoi vouloir à toute force enfermer ce qui demeure une expérience d’une richesse inépuisable – l’acte musical – dans une méthode clairement identifiée et autarcique ? La pensée ne pourrait-elle se déployer que dans le cadre de disciplines fixées et répertoriées ? Non évidemment, et mieux vaudrait chercher ailleurs la justification de l’activité musicologique.

16Cependant, la musicologie n’est probablement pas non plus une science. Celle-ci présuppose la recherche de la vérité, la démonstration de la vérité, dans le cadre d’une objectivité supposant la distinction entre sujet de l’observation et phénomène observé. Or, en utilisant la seule technique d’approche spécifique à la musique, l’analyse – un savoir bien précis et hautement spécialisé, mais dont l’objectif n’a jamais été suffisamment défini – on ne parvient à aucune vérité particulière, tout au plus à une description de ce qui est ou de ce qui s’est fait, utile certes à l’enseignement de la composition ou de l’interprétation, c’est-à-dire à l’élaboration en acte de la pensée musicale elle-même, mais bien impuissante à éclairer le mystère musical. Parfois pourtant, lorsque l’analyse musicale conquiert un statut philosophique, comme le souhaitait à juste titre Adorno, une parcelle de sens (Wahrheitsgehalt, la teneur en vérité) apparaît, mais outre que l’analyse se hisse rarement à ce niveau, le mystère de la beauté ou, pour être plus neutre, de la puissance artistique, reste la plupart du temps entier et impénétrable. Les seules « vérités » mises scientifiquement à jour relèvent de méthodes étrangères à la musique même et ne concernent que la périphérie du fait musical (environnement culturel, réception, chronologie, biographie…) ou alors elles relèvent de la technique pure visant une utilité pratique, comme l’établissement d’éditions critiques par exemple. Dans les autres cas, il faut bien le dire, il ne s’agit pas de vérités mais plutôt d’hypothèses, soumises aux mêmes alea que rencontrent de leur côté les expériences effectuées en laboratoire par les psychologues et par trop étrangères aux conditions de la réalité24. L’unique vérité authentiquement musicale n’est pas le fait du musicologue ni le résultat d’une démonstration, mais bien l’action du musicien lui-même, compositeur ou interprète, qui saisit par d’autres voies que l’intellect le sens que seule la musique, dans son présent et sa forme propre purement abstraite, a le pouvoir de transmettre avec justesse.

17Or, si la musicologie n’est ni discipline, ni science, lui reste-t-il une légitimité ? Oui, si elle assume sans présomption sa situation aporétique, au confluent de la subjectivité et de l’objectivité, de l’individuel et du collectif, du rationnel et de l’irrationnel, du positivisme et de l’intuition. Oui, si elle accepte d’être une mise en écriture de la musique, au sens littéraire du terme, une voie d’accès authentiquement artistique au cœur de l’œuvre et de là, au cœur de l’humanité qui lui a donné le jour, une voie qui restitue, parce qu’elle est art elle-même, la polyphonie de sens qui irradie alentour. Oui, si elle cesse d’isoler l’œuvre musicale, si elle la délivre de cette autonomie qui l’aridifie et si elle consent enfin à la rendre au flux de sens qui l’unit à l’humain, comme trace vacillante de « l’expérience vive » dont parle Ricœur. Oui, si, comme Bachelard en avait ouvert le chemin, elle se laisse guider à travers l’expérience sonore par les « rêveries de la volonté », dans une méditation poétique si puissante que l’intuition parvient à ne point en exclure les lumières de la raison – la poésie n’ayant jamais été le contraire de la philosophie ! Alors, et alors seulement, elle pourra contribuer à la connaissance de l’homme. Moins parce qu’elle cherche à le comprendre avec des méthodes supposées scientifiques, que parce que son attitude et sa démarche s’ancrent elles-mêmes dans l’expérience, portant inexorablement en elles la fêlure qui révèle l’homme déchiré entre le logos et la part insaisissable – la grâce ? – dont l’art se fait l’écho. N’est-ce pas ce qui résonne à travers maintes pages de l’admirable livre de Francisco Varela sur l’expérience et les sciences cognitives ?

« Pour l’instant, nous souhaitons simplement souligner la profonde tension qui oppose, dans le monde actuel, la science et l’expérience. Dans le monde contemporain, la science est tellement dominante que nous lui conférons une autorité explicative même quand elle nie ce qui nous est le plus immédiat et le plus proche – notre expérience quotidienne, immédiate. La plupart des gens tiennent ainsi pour fondamentalement vraie la description scientifique de la matière et de l’étendue spatiale en termes de collections de particules atomiques, considérant que ce qui est donné dans leur expérience directe, avec toute sa richesse, est moins profond et moins véridique. Il n’en reste pas moins que, quand nous nous détendons dans le bien-être immédiat d’un jour ensoleillé ou que, pressés d’attraper un autobus, nous vivons la tension d’une course haletante, de telles descriptions de l’espace et de la matière s’estompent à l’arrière-plan, où elles deviennent abstraites et secondaires. Quand c’est la cognition ou l’esprit qui est examiné, l’omission de l’expérience devient intenable, voire paradoxale. Cette tension affleure avec une acuité toute particulière dans les sciences cognitives parce que celles-ci se situent au carrefour où se rencontrent les sciences naturelles et les sciences humaines. Les sciences cognitives ont de ce fait le double visage de Janus : l’une de leurs faces est tournée vers la nature et voit les processus cognitifs comme des comportements ; l’autre est orientée vers le monde humain (ou vers ce que les phénoménologues appellent le « monde-de-la-vie ») et voit dans la cognition une expérience »25.

18Et en effet, tout dans la musique est trace de l’homme et de son expérience. Encore faut-il que, par excès de positivisme ou par besoin de reconnaissance intellectuelle, la musicologie n’oublie pas cette vérité première et qu’elle n’érige pas quelque muraille conceptuelle infranchissable entre l’objet musical et sa perception. Un musicologue écrit pour être lu et compris, comme la musique a pour fin d’être écoutée. À lire thèses et articles, on n’est plus toujours convaincu de cette finalité première ! Rien ne sert de s’abriter derrière de supposées connaissances hautement techniques ou un style intellectualiste si le discours est impuissant à franchir la barrière de la spécialisation, tenant à l’écart la plupart des lecteurs, et notamment ceux venus d’autres horizons de la pensée avec lesquels il serait pourtant fructueux d’entamer un dialogue. La musicologie est avant tout là pour accompagner la musique, l’entourer de ses méditations, au besoin en transmettre les clés, et non pour l’éloigner d’un auditeur pourtant désireux de mieux la comprendre, de mieux la sentir, de mieux l’entendre. C’est d’ailleurs bien à cette fonction essentielle de dialogue avec d’autres champs de la pensée que se destine Filigrane, préférant au langage hyperspécialisé celui de l’intelligence partagée ; non pas une revue réservée aux spécialistes, mais une revue sur la musique, qui aura pour tâche d’éclairer sa fonction primordiale pour les hommes, de comprendre le monde que perçoivent et construisent métaphoriquement les musiciens, de l’interpréter et d’en discuter les propositions et les enjeux avec tout interlocuteur soucieux de l’évolution de nos sociétés modernes.

19Là est en effet l’urgence. Et c’est pourquoi l’écriture de la musicologie n’est pas un point de détail et ne souffre aucune esquive. C’est notamment à ce prix que ce mode de connaissance conquerra sa place et sa nécessité dans le concert intellectuel de notre temps d’où il est inexcusablement absent. N’est-ce pas là faire écho à certaines inquiétudes de la psychologie contemporaine ?

« D’une certaine façon, cette soumission de la psychologie aux sciences naturelles pourrait n’être qu’un drame local si les discours de la psychologie restaient sans effet sur ceux qui les entendent, c’est-à-dire nous, les humains. Mais avec ce discours naturaliste, la psychologie nous naturalise, et même nous déshumanise puisqu’elle se passe fort bien de ce qui fait l’humain dans l’homme : la subjectivité, l’histoire, le vécu, le sens, les autres, l’éprouvé comme disent les phénoménologues. C’est que les sciences humaines doivent endosser une responsabilité éthique que n’ont pas à endosser les sciences de la nature […]. Autrement dit, comment dédouaner les sciences de l’homme de leur influence sur le réel qu’elles étudient ? Tous les discours s’adressent aux humains. Les discours sur les humains aussi »26.

20Responsabilité éthique. Le mot est prononcé ! La musicologie qui nous intéresse ici est en effet une démarche humaniste car elle rencontre, explique et parfois affronte ce qui fait l’humain dans l’homme, ses contradictions, ses incertitudes, ses passions, ses aspirations, son unicité, mais aussi sa nature sociale et ses spécificités culturelles. La responsabilité de la musicologie est donc immédiatement engagée car ses discours, explicatifs ou militants, phénoménologiques ou scientifiques, naturalistes ou poétiques, ont un effet qui ne peut être dédaigné. Le discours positiviste, trop fréquemment à l’œuvre dans les écrits musicologiques, ne rencontre jamais l’humain pourtant omniprésent dans la musique, ni ne l’explique ; en encourageant l’illusion de savoir et de maîtriser les combinaisons sonores et leurs significations – on en constate les méfaits dans l’enseignement – il est plus pernicieux qu’utile. Le discours subjectiviste et relativiste, quant à lui, ignore la portée collective de la musique et ne fait que favoriser indifférence, égocentrisme et sentimentalisme facile. La musicologie doit donc tenir ensemble tous les fils qui la relient à l’humain27 avec la conscience que si les mots qu’elle emploie peuvent aider les lecteurs à développer leur sensibilité et leur pensée tout autant que leur volonté et leur conscience, ils seront à l’inverse également capables d’écorner cette sensibilité, de manipuler l’enthousiasme et d’endormir l’esprit critique. La musicologie doit donc se faire le relais des œuvres en ouvrant l’accès à leur profondeur. Elle doit se faire éducatrice de la sensibilité et de l’intelligence en les reliant l’une à l’autre. Mais elle doit aussi, par sa lucidité, prévenir des dangers potentiels pour l’individu comme pour la communauté, car si la musique développe l’esprit, elle est aussi instrument rêvé – et connu – de manipulation : les musiques savantes comme les musiques populaires en ont maintes fois donné la preuve et continuent de le faire28. Sans devenir pour autant prescriptive, la musicologie pourrait donc être la « conscience réfléchissante » de la musique, une parole qui emboîte le pas à la musique pour en éclairer la puissance et, au besoin, aider à s’en prémunir.

21Ainsi donc la musicologie est méditation verbale sur ce qui, par le sonore, échappe constamment à la conscience. Comme la musique, elle plonge ses racines dans les deux volets de la condition humaine29, la vita activa, lorsqu’elle s’emploie à penser le sens de l’existence et le lien entre les hommes, et la vita contemplativa, lorsqu’elle se concentre sur l’expérience ontologique. Ce sont sans doute là ses plus belles lettres de noblesse : se tenir là, au confluent des deux versants qui, reliés, confèrent la plénitude à l’homme. Or, si la musique est méditation sur l’être autant que sur le social et le collectif, la musicologie doit contribuer au même titre que la psychologie, l’anthropologie, la littérature et l’art au sauvetage du symbolique30 fort mis à mal dans notre société. Il ne s’agit nullement pour elle de jouer les Cassandre ni de céder au pessimisme, mais bien d’éveiller (de réveiller ?) les consciences aux signes que déploient les formes artistiques dans un monde obnubilé par le visible, le tangible et le quantifiable, et de procéder à des analyses lucides afin de libérer les facultés de choix et d’action.

« Alors de partout, la nouvelle circule et s’ébruite : nous sommes en train de sortir de l’humanité, nous allons vers la post-humanité. Et il faudrait sauver les sciences humaines. Saurions-nous, nos enfants sauraient-ils être des post-humains, des humains sans Ciel et symbolique en surplomb ? Sommes-nous même capables de penser ce que serait une post-humanité ? Faut-il espérer que cette naturalisation, ce dévoilement frénétique de nos mystères les plus doux va produire tant de souffrance psychique que l’humain résistera faute de pouvoir céder ? En première ligne de cette agression contre le symbolique, nos enfants, la jeunesse : c’est sur eux seulement qu’il nous faudra compter, sur leurs difficultés à devenir lentement des humains […] »31.

22On comprendra donc l’usage du terme de responsabilité. La musicologie exige une prise de risque, une capacité de jugement32, l’acceptation de la notion de valeur et sa discussion. La musique étant l’art du présent par excellence, son étude ne peut éviter l’exploration de ce qui se vit pleinement, ici et maintenant, avec toutes les incertitudes et les espoirs qui planent sur l’avenir, en un mot, un engagement. Et si la musique est une pensée de la vie, la musicologie devrait le devenir.

Pour une musicologie « esthétique »

« Je soutiens qu’il faut poser la question esthétique à nouveaux frais, et dans sa relation à la question politique, pour inviter le monde artistique à reprendre une conscience politique de son rôle […] ».
Bernard Stiegler.

23On comprendra donc que, dans ces conditions, la musicologie qui nous intéresse ici ne peut se passer des autres sciences de l’homme. Son intérêt est en effet moins de comprendre comment la musique est faite que de mettre à jour la manière dont, à travers elle, l’homme construit métaphoriquement son rapport au monde, alors même qu’il achoppe sur les mots et le logos, et dont il élabore ses représentations symboliques afin de faire face aux grandes questions qui le taraudent. La musicologie s’avère alors un maillon entre la pensée consciente et la pensée symbolique. Si, par l’écriture, elle assume véritablement son statut d’intermédiaire, elle parviendra à mettre en mots l’indicible, le trop plein de pensée et de ressenti qui traverse l’art (les musicologues les plus accomplis à cet égard ne sont-ils pas Thomas Mann, Proust ou Adorno ?). Comme la musique qu’elle accompagne, elle pourra alors contribuer elle aussi à la transformation de la perception engendrée par l’évolution historique, tout en portant un regard critique sur les tendances et les enjeux de cette transformation de la sensibilité.

24Dans un intéressant article publié récemment par le journal Le Monde, Bernard Stiegler dénonçait la misère symbolique dans laquelle était en train de sombrer notre société, dont la grande masse, enfermée dans des « zones » (industrielles, commerciales, rurales..), a complètement « décroché esthétiquement, […] exécrant le devenir de la société moderne et avant tout son esthétique ». Il y fustigeait notamment le conditionnement esthétique auquel, en lieu et place de l’expérience esthétique, étaient soumises les générations actuelles et appelait de ses vœux une nouvelle prise de conscience politique chez les artistes afin qu’ils prennent part à la création d’un nouveau « sentir ensemble ».

« Je soutiens qu’il faut poser la question esthétique à nouveaux frais, et dans sa relation à la question politique, pour inviter le monde artistique à reprendre une compréhension politique de son rôle. L’abandon de la question politique par le monde de l’art est une catastrophe. Je ne veux évidemment pas dire que les artistes doivent “s’engager ”. Je veux dire que leur travail est originairement engagé dans la question de la sensibilité de l’autre. Or la question politique est essentiellement la question de la relation à l’autre dans un sentir ensemble […] »33.

25Ce que Stiegler réclame des artistes et du monde de l’art – « réinventer le destin de l’humanité et, pour cela, acquérir une compréhension de la situation qui a conduit au conditionnement esthétique et qui, si elle n’est pas surmontée, conduira à la ruine de la consommation elle-même et au dégoût généralisé » –, la musicologie doit être l’une des premières à le penser. En effet, comment rester insensible au retrait inexorable de l’expérience musicale dans nos sociétés occidentales et à l’envahissement totalement hégémonique de la consommation culturelle, sur base de marketing généralisé ? Comment un musicologue ne serait-il pas pris de vertige devant la propension de l’ingénierie culturelle à dissoudre l’unicité de l’expérience esthétique dans la consommation effrénée et à mêler indistinctement dans la même catégorie de musique, tous les genres qui recourent au sonore, sous la même catégorie d’artistes tous ceux qui émettent des sons devant un public, sous la même catégorie de produits tant les œuvres que ce qui relève de la modélisation commerciale ? Il ne sert à rien de se voiler la face : nous sommes entrés dans une nouvelle civilisation où les mots ont une signification dévoyée, où la nécessité esthétique a changé de fondement, où les modes de sentir sont différents et il est grand temps de mener une réflexion sérieuse sur ce sujet.

26Sans doute, la distinction établie par Stiegler entre conditionnement et expérience esthétiques est-elle pertinente, mais elle mérite d’être clarifiée. Si l’esthétique désigne bien les modalités du sentir, comment reconnaître ce qui, dans le registre du musical, est conditionné et ce qui ne l’est pas ? Chaque culture possède ses propres expressions musicales savantes et/ou populaires qui ne sont pas immédiatement partageables par les hommes d’autres cultures. Il en est de même pour les différentes sphères sociales. C’est dire que la musique est le fruit d’un certain mode d’être et de penser qui s’acquiert. Le sentir s’éduque et l’on vient à certains types de musique par imprégnation progressive. C’est bien ce que savent les empires médiatiques qui façonnent désormais à leur gré les valeurs, les comportements et les modes de sentir de la planète tout entière, dans une uniformisation accablante.

27Mais en quoi ce qui se passe là est-il différent des modes de transmission de la culture savante, reléguée désormais dans un tout petit milieu dit « cultivé » ? Pourquoi réserver le terme de conditionnement à l’un plutôt qu’à l’autre ? Pourquoi vouloir maintenir, à l’ère démocratique, et à l’encontre de certains courants de pensée anglo-saxons, une hiérarchie des phénomènes culturels, alors même que, politiquement, l’on défend avec vigueur le principe d’égalité34 ? Si l’on ne conteste nullement que l’expérience esthétique soit le fruit d’un apprentissage de type culturel qui façonne le groupe social en développant un certain mode de sentir sur lequel se fonde la possibilité de vivre ensemble, on la distinguera néanmoins du conditionnement esthétique amené par la « médiacratie »35. Le conditionnement repose sur l’abolition de la conscience au profit d’actions ou de pensées réflexes. Les pauvres modèles musicaux éternellement recopiés ainsi que le faible degré d’invention qui caractérise les musiques commerciales sur les plans formel, langagier et timbral endorment la pensée au profit d’attitudes corporelles répétitives et d’une affectivité soumise à des injonctions tacites. En revanche, une certaine complexité dans les constructions musicales (et l’on pense autant aux polyphonies africaines, aux jeux de gorge des Inuits qu’à Stravinsky !) empêche le corps, les affects et l’intelligence de s’éteindre en développant, par des stimulations diversifiées, la faculté de sentir. De même la variété et la richesse des modes de jeux instrumentaux ou vocaux sollicitent, dans les musiques savantes comme dans les musiques populaires, la sensibilité, dans son aspect sensoriel aussi bien qu’affectif, alors que la pauvreté technique et la rudesse d’exécution à l’œuvre dans la plupart des musiques actuelles anesthésient cruellement cette sensibilité et amputent le rapport au monde des résonances nécessaires pour élaborer sainement une pensée.

28Où commence le conditionnement ? Où finit l’expérience esthétique ? N’est-ce pas en effet avec ce genre de questionnements que la musicologie aborde enfin le politique ? Car le sentir est en effet bien au cœur du politique : « C’est au lendemain du 21 avril 2002 que cette question m’a en quelque sorte sauté à la figure. Il m’est apparu ce jour-là, dans une effrayante clarté, que les gens qui ont voté pour Jean-Marie Le Pen sont des personnes avec lesquelles je ne sens pas, comme si nous ne partagions aucune expérience esthétique commune », écrit Stiegler qui pointe là une idée capitale : le vivre ensemble passe par un sentir ensemble sans lequel la raison ne dispose plus d’aucun fondement sensible et risque de se transformer en rationalisation, puis en catastrophe politique. Il faut donc apprendre à partager le sentir ; mais sans naïveté, car on ne peut ignorer non plus que tous les totalitarismes ont eu recours eux aussi à des « révolutions culturelles » qui ont cherché à imposer un sentir ensemble en détruisant les anciens modes d’expression pour les remplacer par une réglementation menant aux pires abjections. Quel pourrait donc être ce sentir ensemble qui ne serait ni conditionnement, ni uniformisation, ni juxtaposition de modes de sentir singuliers, quasiment autistes et sans points communs ? N’est-ce pas le genre de réflexion qu’une musicologie « esthétique » pourrait se proposer de mener, avec tous les outils que lui offriraient la philosophie (de Kant36 à la phénoménologie et à la médiologie), la psychologie (les sciences cognitives autant que la neurobiologie37), l’anthropologie (notamment l’anthropologie symétrique d’un Bruno Latour), la sociologie, l’histoire… N’était-ce pas déjà l’un des grands sujets d’inquiétude de Thomas Mann qui, dans les années 2038, questionnait sous cet aspect le passage de la Kultur à la Civilisation, soit le passage de la grande culture bourgeoise du XIXe siècle à la démocratie ? Et en effet, la question pourrait aujourd’hui se formuler ainsi : quelles sont les modalités du sentir à l’ère de la culture de masse et de l’hypersphère ? Comment s’est effectuée la transformation du sentir de la graphosphère dont procède la culture savante classique ? À l’aide de quels agents ? Y a-t-il possibilité d’enrayer la machine à broyer le sensible qui s’est mise en route par l’intermédiaire d’un certain cinéma « d’action », des chaînes commerciales de télévision et de l’industrie du disque39 ? Comment mettre les nouvelles technologies au service du sensible ? Comment réintroduire la conscience symbolisante dans les sociétés technicisées ? Comment penser l’esthétique (musicale notamment) dans les sociétés urbaines et mondialistes qui adviennent ?

29Il revient notamment à la musicologie de s’inscrire dans cette vaste réflexion politique et d’affronter sans dérobade ce qui est un enjeu crucial pour l’avenir, de façon que le monde ne devienne pas le pantin de tireurs de ficelles économiques et qu’il soit véritablement acteur de son développement. Tout suffrage universel n’a de sens qu’à ces conditions. L’art doit se doter de moyens qui visent au réveil des sensibilités, non à leur engourdissement. D’où la nécessité d’une modernité – et d’une diversité - du sonore qui sache bousculer le sentir pour le tenir en éveil et stimuler la pensée. Car un sentir émoussé conduit à coup sûr à la perversion du penser !

30On comprend bien que cet engagement de l’artiste et du chercheur dans la cité impose un travail en réseau40 avec d’autres disciplines. L’enjeu de la musique est bien trop considérable pour qu’il soit affaire d’une seule catégorie d’intellectuels. Si la musique est une activité essentiellement symbolisante, il faut, pour déchiffrer ses symboles, comprendre pourquoi et à quelles fins s’est effectuée la symbolisation. L’individu comme le groupe est engagé dans cette aventure et le musicologue ne doit rien laisser au hasard pour élaborer ses hypothèses. Il ne peut se passer du savoir créé par les autres disciplines : philosophie, anthropologie, psychologie (de la psychanalyse aux sciences cognitives), histoire, sociologie… La grande difficulté sera d’effectuer de véritables connexions, qui ne soient pas de simples juxtapositions, entre l’étude purement musicale et les propositions des autres champs disciplinaires. On rejoint ici le vœu d’Adorno : dégager des structures musicales elles-mêmes, une portée philosophique qui se nourrit d’autres savoirs. Ce devrait être l’ultime étape du travail en réseau qui, après l’ouverture et les apprentissages multiples favorisés par l’interdisciplinarité, permettrait au chercheur d’accéder à la transdisciplinarité, c’est-à-dire au moment où une compréhension nouvelle, nourrie de modes d’approche inédits, l’autoriserait à concevoir une problématique originale et à renouveler les approches de sa discipline.

31Dans les vastes espaces qu’ouvre l’art, se déploient et se croisent les échos de maints domaines de la pensée. En une époque où l’art lui-même ne se conçoit plus comme un medium singulier, où les frontières entre les expressions artistiques s’abolissent, la musicologie n’a pas à demeurer confinée dans sa spécialisation qui, loin de l’affermir, la bride. Elle se doit de penser le monde, ses évolutions, ses espoirs, ses craintes, ses constructions réelles et chimériques, son rapport au temps. Elle a donc pour vocation d’être ouverte et protéiforme, malgré les difficultés qui l’attendent : comment être ouverte sans être dilettante, comment être spécialisée sans être étroite, comment demeurer rationnelle sans trahir l’art, comment être imaginative tout en restant rigoureuse ? C’est pourtant cette situation périlleuse aux confins de l’art et de l’intellect qu’il s’agit d’occuper pleinement et la science musicale n’y est qu’un garde-fou. En-dehors de la pratique elle-même, cette science ne peut prendre sens que si elle contribue à mettre à jour l’opération symbolisante qui a donné naissance à l’œuvre aussi bien qu’à sa réception. Seule la conjonction (voire la confrontation) de cette connaissance avec d’autres modes d’appréhension de l’humain, rationnels ou intuitifs, permettra d’exercer l’activité de déchiffrement. L’activité musicale est un écheveau qui mêle inextricablement subjectivité et objectivité, dedans et dehors, visible et invisible ; la musicologie se trouve un peu dans la situation de la théologie, de la psychologie ou de l’archéologie qui toutes sont sciences de l’illusion : illusion d’approcher l’invisible, l’évanescent, le disparu, mais utopie vitale sous peine de céder le terrain à l’irrationnel absolu et aux forces obscures. Du moins la lucidité est-elle un préalable indispensable : la musicologie sera donc la science des hypothèses et devra assumer en toute conscience son destin d’équilibriste, à la fois sûr et humble devant le vide immense…

32Jacques Le Goff terminait son article par la définition de l’histoire : « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? »41. La musicologie que nous défendons ajouterait sans doute : que souhaitons-nous faire de nous ? Si la musique est non seulement méditation sur ce qui est, mais aussi projection volontaire d’une utopie, la musicologie ne peut ignorer cette dimension, ni dissocier la pensée de l’action. Au passage des « rapides » dont notre époque est traversée, la musicologie pourrait constituer une aide appréciable pour conduire notre barque, sans nous briser sur les récifs. Non point pessimiste, mais lucide et constructive. Elle devrait mettre à jour les capacités de l’homme, matérielles aussi bien que spirituelles, rationnelles aussi bien qu’intuitives, éprises de réel ou symbolisantes, nécessaires pour faire face aux grandes questions de l’existence. Elle est d’autant plus nécessaire que l’art n’est plus une évidence, que son existence et sa nécessité sont de plus en plus fréquemment niées, notamment par certains mouvements anglo-saxons. Souvent, l’art, même savant, n’est plus qu’une marchandise au service de la société du spectacle, du mythe de la spontanéité, de la facilité et de l’émotion. La contemplation et la spiritualité sont de plus en plus fréquemment reléguées au magasin de vieilleries et, par son désintérêt du symbole, l’homme se trouve dépossédé de ses capacités à penser l’inconcevable : la vie, la mort, le mal…

33Il ne faut pas se leurrer : la musicologie se préoccupe d’une forme d’art de plus en plus étrangère à la société ambiante qui s’en désintéresse pour des motifs divers : politiques, économiques, culturels. Nous sommes entrés dans une culture de l’illusion qui prend la surface pour la vérité, le sentimentalisme pour le sentiment, la manipulation pour la spontanéité, la créativité pour l’œuvre, le prix de vente pour la valeur, l’égocentrisme pour l’individualisme, le virtuel pour le possible… La musicologie pourrait donc participer d’une culture de la résistance, non pas pour la préservation rétrograde du passé, mais pour la sauvegarde de la notion de valeur dans un monde qui n’établit plus de hiérarchie dans les idées ni dans les productions humaines et pour la construction d’un avenir collectif satisfaisant. Elle pourrait soutenir avec de solides arguments et la collaboration de toutes les sciences humaines le travail des artistes dans la recherche d’une alternative à la musique commerciale qui constitue le seul univers esthétique de millions d’êtres humains et qui façonne malencontreusement leur mode de sentir. Penser une musique authentiquement contemporaine, c’est-à-dire qui permette un véritable vivre ensemble, comme alternative à la musique actuelle, simple émanation d’un présent marchandisé. Penser l’atomisation de la musique contemporaine et la présenter au monde comme un combat pour sauver l’exigence humaine ; montrer que, de l’hypercomplexité, hostile aux entreprises de réduction effarante opérée par la culture de masse, à la séduction postmoderne qui caresse l’espoir de restaurer un sentir en commun, des musiques savantes aux musiques traditionnelles et à certaines musiques populaires, il s’agit pour les artistes d’affiner la sensibilité de tous afin qu’un mieux vivre ensemble puisse se dégager.

34La musicologie pourrait rendre compte des tentatives désordonnées et souvent désespérées du monde musical pour résister à la pente inquiétante des sociétés occidentales. Elle se doit de le soutenir dans ses analyses et de l’aider à secouer les consciences amollies par l’hyperconsommation de tous ordres. Avec respect mais conviction, elle peut contribuer au réveil des consciences et participer à l’apprivoisement du sensible auquel l’être humain est éternellement voué s’il veut résister aux mondes toujours nouveaux que lui seul est capable d’inventer.

Notes   

1  Yves Michaud, Université de tous les savoirs, L’Histoire, la sociologie et l’anthropologie, vol.2, Paris, Poches Odile Jacob, 2002, p. 7.

2  Op. cit., « La psychologie : les conditions de la survie », Françoise Parot ; « L’Histoire », Jacques Le Goff ; « L’anthropologie en question : altérité ou différence », Jean Bazin.

3  On pense par exemple à Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, Paris, Actes Sud/Cité de la musique, 2003 ; au livre de Jean-Luc Leroy, Pour une épistémologie des savoirs musicaux, Paris L’Harmattan, 2003 ; au projet de colloque et au numéro en préparation de la revue Analyse musicale sur l’épistémologie de la musique ; aux thèses d’habilitation à diriger des recherches de Makis Solomos (Paris VIII), de Matthieu Guillot (Aix) ; à la reconsidération de l’histoire de la musique proposée par Rémi Campos au CNSM de Paris ; au séminaire 2003-2004 de Gilles Dulong et François Nicolas à l’Ecole Normale Supérieure sur « Penser la musique contemporaine avec/sans/contre l’Histoire »…

4  Cf. le livre de Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992.

5  On pense notamment à la prestigieuse classe d’histoire de la musique de Norbert Dufourcq au CNSM de Paris (de 1941 à 1975), à la chaire d’histoire de la musique que Jacques Chailley occupera à la Sorbonne à partir de 1952…

6  En 1973, Xenakis est nommé professeur à l’Université de Paris I-Sorbonne où il donne des cours de composition.

7  S’opposent alors l’UFR de Musicologie de Paris IV-Sorbonne, championne de l’histoire de la musique et l’Université de Paris VIII-Vincennes (aujourd’hui à Saint Denis), partisane de la musicologie de type contemporanéiste.

8  Faire de l’histoire. I-Nouveaux problèmes ; II- Nouvelles approches ; III- Nouveaux objets, sous la direction de Jacques Le Goff et de Pierre Nora, Paris, Gallimard (Folio), 1974.

9  On peut citer, comme exemple frappant, la thèse de Lothaire Mabru portant sur l’histoire du « coussin et de la mentonnière », deux accessoires du violon, dont il dégage des conséquences passionnantes (Du fifre au violon. Introduction à une ethnologie du corps dans la musique, EHESS, 1995, sous la direction de Nicole Belmont) ou encore l’histoire des ménétriers écrite par Luc-Charles Dominique (Musiques de Dieu, musiques du diable. Anthropologie de l’esthétique musicale française du Moyen-Age à l’âge baroque, EHESS, 2000, sous la direction de Daniel Fabre).

10  On pense ici à la médiologie, récemment formalisée par Régis Debray et destinée à comprendre les modes de symbolisation à travers les traces matérielles laissées par les hommes. La musicologie voit s’ouvrir ici un vaste champ d’étude décrit dans ce numéro par Vincent Tiffon qui s’y est spécialisé.

11  Université de tous les savoirs, op. cit., p.65.

12  Cf. Fernand Braudel, Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion (Champs), 1969.

13  Ce que Régis Debray désigne par logosphère, graphosphère, vidéosphère, hypersphère ou numérosphère

14  Marc Ferro, L’histoire sous surveillance, Paris, Calmann-Lévy (folio), 1985.

15  Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988.

16  In Jean-Jacques Nattiez, op. cit. et in Yves Balmer, De la pertinence du concept de « postmodernisme musical », mémoire de DEA, Lille 3, 2002.

17  Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971 et 1978.

18  J.-J. Nattiez, op. cit. et Célestin Deliège, Cinquante ans de modernité musicale. De Darmstadt à l’IRCAM. Contribution historiographique à une musicologie critique, Sprimont, Mardaga, 2003.

19  On pense à Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion (Champs), 1992.

20  Université de tous les savoirs, op. cit., p. 74.

21  In Répliques, émission d’Alain Finkielkraut, France-Culture, 4 octobre 2003, avec la participation de Marc Monnet et de Jean-François Zygel.

22  Sans doute est-ce le terme de « musicographie » qui lui correspondrait le mieux, si celui-ci n’était pas habituellement réservé à une manière quelque peu désuète, héritée du XIXe siècle, de parler de la musique, une manière qui en aucun cas ne correspond à nos vœux.

23  Paul Veyne, op. cit., 1971.

24  Ainsi, la conviction de certains musiciens-musicologues de ressusciter la musique ancienne et d’en assurer l’authenticité dans leurs interprétations ne relève-t-elle pas de l’illusion ?

25  Francisco Varela, Evan Thompson, Eleanor Rosch, L’Inscription corporelle de l’esprit. Sciences cognitives et expérience humaine, Paris, Seuil, 1993, p. 39-40.

26  Université de tous les savoirs, op. cit., Françoise Parot, p. 11-12.

27  « Si nous ne dépassons pas ces oppositions, la fracture qui sépare la science de l’expérience dans notre société s’approfondira. Ni l’un ni l’autre des deux extrêmes n’est tenable pour une culture pluraliste qui doit accueillir à la fois la science et la réalité de l’expérience humaine. Le déni de la vérité de notre propre vécu dans l’étude scientifique de nous-mêmes n’est pas seulement insatisfaisant ; il prive de son objet l’étude scientifique de nous-mêmes. Mais l’hypothèse que la science ne puisse contribuer à une compréhension de notre expérience peut impliquer, dans le contexte moderne, l’abandon de la tâche consistant à nous comprendre nous-mêmes. L’expérience et la compréhension scientifique sont comme les deux jambes qui nous sont nécessaires pour marcher ». Francisco Varela, op. cit., p. 41.

28  On connaît l’usage que le régime hitlérien a fait de la musique de Wagner. On pourrait également parler de celui qui est fait de la IXe symphonie de Beethoven ; cf. à ce sujet, Le Partage des eaux d’Alejo Carpentier ou Orange mécanique de Kubrick. Et bien entendu les marches militaires, les musiques cultuelles, les musiques de transe et bien des musiques « actuelles ».

29  Cf. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961 et 1983.

30  Cette question est abordée à travers le prisme musicologique dans mon article sur l’interprétation, Joëlle Caullier, « La Condition d’interprète », revue électronique DEMéter, www.univ-lille3.fr/revues/demeter .

31  Françoise Parot, art. cit. p. 20.

32  On se souviendra de l’étymologie admirable du mot jugement en allemand : Urteil, le partage originaire.

33  Bernard Stiegler, « De la misère symbolique », Le Monde, 10 octobre 2003. Ce thème est d’ailleurs développé dans Bernard Stiegler, Aimer, s’aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21 avril, Paris, Galilée, 2003.

34  Ce débat important est abordé notamment par la plume acérée de Régis Debray dans un article du Nouvel Observateur (30 novembre-6 décembre 2003, p. 115-121), « Etes-vous démocrate ou républicain ? ».

35  Pouvoir d’influence considérable des mass media, notamment dans le domaine « culturel ».

36  La thèse de John Cohen, Connaître et juger l’œuvre musicale. Une pensée de la communauté esthétique à l’horizon des moments beethovénien et kantien, Lille 3, 2002, en cours de publication aux Presses universitaires du Septentrion, en constitue une contribution.

37  Il faut évoquer à ce sujet l’ouvrage de Francisco Varela déjà cité et les trois livres d’Antonio Damasio, L’Erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1995, Le Sentiment même de soi. Corps, Emotions, Conscience, Paris, Odile Jacob, 1999 et Spinoza avait raison, Joie et tristesse, Le cerveau des émotions, Paris, Odile Jacob, 2003.

38  Thomas Mann, Considérations d’un apolitique, Paris, Grasset, 1975 (Betrachtungen eines Unpolitischen, 1918).

39  Là encore, on lira avec intérêt la réflexion de Bernard Stiegler dans La Technique et le temps, tome 3, Le temps du cinéma et la question du mal-être, Galilée, 2002.

40  Cette idée de travail en réseau est tout particulièrement développée par Bruno Latour dans Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1997, p. 13 : « Notre vie intellectuelle est décidément bien mal faite. L’épistémologie, les sciences sociales, les sciences du texte ont chacune pignon sur rue, mais à condition d’être distinctes. Si les êtres que vous suivez traversent les trois, vous n’êtes plus compris. Offrez aux disciplines établies quelque beau réseau sociotechnique, quelques belles traductions, les premières extrairont les concepts et en arracheront toutes les racines qui pourraient les relier au social ou à la rhétorique ; les deuxièmes exciseront la dimension sociale et politique et la purifieront de tout objet ; les troisièmes, enfin, garderont le discours mais le purgeront de toute adhérence indue à la réalité – horresco referens – et aux jeux de pouvoir. Le trou de l’ozone au-dessus de nos têtes, la loi morale dans notre cœur, le texte autonome peuvent, séparément, intéresser nos critiques. Mais qu’une fine navette ait attaché le ciel, l’industrie, les textes, les âmes et la loi morale, voilà qui demeure insu, indu, inouï ».

41  Op. cit., p. 75.

Citation   

Joëlle Caullier, «Écrire sur la musique ?», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musicologies ?, mis à  jour le : 16/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=68.

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Quelques mots à propos de :  Joëlle Caullier

Joëlle Caullier est professeur de musicologie à l’Université de Lille 3 et responsable du Centre d’Etude des arts contemporains. Elles s’est spécialisée dans l’étude de la culture musicale germanique au XXe siècle (La Belle et la Bête, L’Allemagne des Kapellmeister dans l’imaginaire français, Tusson, éd. du Lérot, 1993 ; “C’est ainsi que l’on crée…” A propos de La Main heureuse d’Arnold Schœnberg, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2003 ; « L’univers musical du Docteur Faustus », in Doktor Faustus de Thomas Mann, Nantes, éd. du Temps, 2003), dans les questions d’interprétation (« La condition d’interprète », 2003, DEMéter, revue électronique, www.univ-lille3.fr/revues/demeter.interpre-tation/caullier.pdf) et dans différents aspects du dialogue des arts (La Synthèse des arts, éd. Joëlle Caullier, coll. Ateliers, n° 16, PUL, 1998, Le Mélange des arts, éd. Joëlle Caullier, coll. Ateliers, n° 20, PUL, 1999). joelle.caullier@univ-lille3.fr