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Biogenesis ou la « Célébration de la perpétuation de la vie »
Entretien avec Éliane Radigue, le 2 mai 2014, Paris
Claire PayementDOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.678
Texte intégral
J'ai découvert l'oeuvre Biogenesis d'Éliane Radigue il y a quelques années, suite à une conversation avec le compositeur Kasper T. Toeplitz autour de mes recherches artistiques sur les dimensions acoustiques du corps. Ce fût une véritable découverte car cette composition m'a permis de faire une avancée considérable dans mes recherches. Elle est devenue un point de référence dans mon travail. Mon approche du sonore, de la musique, n'est ni tout à fait celle d'un compositeur, ni tout à fait celle d'un plasticien. De manière générale, ce qui m’intéresse à travers le sonore c'est sa capacité à créer des images mentales, que j'imagine liées à notre histoire personnelle ainsi que son impact sur le corps de l'auditeur.
Biogenesis a été composée à partir de battements de cœurs. Il est intéressant de noter que ces sons sont les premiers bruits que nous percevons vers quatre mois de vie fœtale. Telle une sorte de réminiscence, lorsque j'écoute cette pièce, elle me rappelle à la fois mon corps et me transporte vers un ailleurs bercée par les pulsations du cœur. Ainsi, j'ai souhaité en connaître davantage sur cette œuvre intime, mystique, cette mise en partage à travers un entretien avec le compositeur Éliane Radigue, en vue d'y approfondir la question de la matière sonore et de la mise en espace de l’œuvre.
1Claire Payement : Tout d’abord je voulais savoir comment est née votre composition Biogenesis ? ?
2Éliane Radigue. : Elle est née de ma première grand-maternité. Ma fille était enceinte et j’étais folle de joie à l’idée d’être grand-mère ; j’étais pourtant très jeune encore. Puis un jour Luc Ferrari, alors que je clamais sous les toits que j’allais être grand-mère, me dit : « Ma pauvre vieille. ». Mais ça ne m’a pas altérée davantage. Lorsque ma fille était enceinte, j’ai décidé de glorifier ce moment et évidemment, le plus représentatif pour moi était d’associer les battements du cœur. Donc du père qui en l’occurrence était quelqu’un de trop sérieux, il ne voulait pas, mais mon fils s’y est prêté à ce que j’enregistre son cœur, ma fille bien évidemment et j’ai pu prendre quelques petits battements du cœur du bébé qui est maintenant à son tour elle-même mère de famille. Et donc la dédicace en elle-même dit tout parce que c’était à ma fille pour l’enfant qu’elle porte, puis après c’est devenu à ma fille et sa fille, etc. C’est donc une sorte de célébration de cette perpétuation de la vie. À la base, il y avait ces enregistrements de battements du cœur. J’avais un très bon micro, un petit Sennheiser avec une petite capsule et un stéthoscope. La question était de trouver à joindre le micro et l’extrémité d’une des branches du stéthoscope. L’une me servant à contrôler le son et l’autre à le prendre. Puis le hasard souvent aide les choses ; j’avais cette préoccupation et en me baladant boulevard Saint Germain où il y avait un magasin de jouet, j’ai trouvé une sorte de petite bouteille en plastique qui contenait de ces petites sucreries comme des perles minuscules. Ça a été l’objet idéal parce qu’en coupant aux deux bouts, d’un côté je pouvais mettre le micro et de l’autre l’une des branches du stéthoscope. Je ne peux plus vous le montrer parce que justement j’en ai fait cadeau à l’héroïne si j’ose dire, à Caroline ma petite fille. J’avais mis tout ça dans un coffret que mon fils avait fait. Mais il y en a une photo quelque part...
3C.P : Oui il y a une photo dans le livre « Portrait Polychrome » qui vous est consacré.
4E.R : C’était un petit coffret en bois que mon fils m’avait offert avec des bandes magnétiques qu’il avait dessinées et la dédicace en était « Pour ma maman et ses outils ». Et donc tout ça était quelque chose d’extrêmement personnelle. Mais tout ce que je fais est toujours très personnel. Je ne pars jamais de grandes idées, c’est toujours associé à un ordre de vécu. Alors j’ai d’abord fait ces enregistrements puis je les ai évidemment organisés. Et surtout, j’avais mon merveilleux ARP synthétiseur dans lequel il suffisait de brancher les bandes sur les filtres magnifiques et de jouer avec ça et les autres fréquences. C’est toute l’articulation. Au début, ce battement du grave est celui du père, puis il y a le bruit du cœur de la mère et il y a évidemment tout le reste organique parce que c’était dans ses derniers mois de grossesse bien entendu. Puis j’avais réussi à avoir juste à la fin le battement du cœur du bébé, c’était pas facile à enregistrer. Comme je n’en avais qu’un tout petit bout, je l’ai mis en boucle pour qu’il y en ait au moins deux ou trois. J’avais envie de faire cette pièce comme ça et il fallait que je m’en donne les moyens parce je ne savais pas où chercher les moyens techniques pour enregistrer. Et c’est pour cette raison que ça avait été difficile d’enregistrer le cœur du bébé. Mais c’était dans le dernier mois et on les entend bien à la fin de la pièce qui se termine sur ces battements de cœur. Voilà toute l’histoire de Biogenesis!
5C.P : Et vous n’aviez pas de sons externes dans vos prises de sons ? C’est un problème que je rencontre souvent avec mon système.
6E.R : Et bien justement j’avais mis une grosse épaisseur de coton autour du micro dans ce petit capteur qu’était cette bouteille en plastique pour que les sons extérieurs n’entrent pas. Et « eurêka » ça marchait! Je contrôlais d’une oreille ce que je pouvais capter. Je cherchais ainsi partout les sons et j’en ai fait beaucoup plus que je n’en ai choisi comme d’habitude. Je dois encore avoir dans mes bandes, si elles sont encore bonnes, des bruits de cœur.
7C.P. : Quels traitements avez-vous utilisés pour cette composition ?
8E.R : Alors vous m’en demandez beaucoup trop, parce que je ne me rappelle absolument pas. Ce que je peux vous dire c’est qu’en règle générale avec mon synthétiseur, pour ce que je me rappelle, j’avais une forme de dispatching de base. C’est à dire que j’avais 5 générateurs de fréquences, qui avaient évidemment les différentes formes, mais j’utilisais essentiellement des sinusoïdaux. Et donc à partir de ces 5 oscillateurs, j’en associais deux dans un modulateur d’amplitude. C’est à dire où je pouvais à la fois ajuster les rapports relatifs de ces sons, 4. Parce que sur ces 5 oscillateurs il y en avait deux qui étaient duels et qui me servaient justement pour produire le son et le 5ème pour les modulations d’amplitude. La modulation d’amplitude était l’un des premiers éléments auquel était associé un filtre qui permettait entre les proportions de ses entrées de me donner un certain champ de variations. D’autre part, le résultat passait sur deux modulateurs à anneaux qui avaient un système on et off. C’est à dire qu’ils pouvaient aussi bien servir simplement à dupliquer les modulations d’amplitude puisque c’est toujours associé par deux avec toujours la possibilité de doser les proportions et l’interaction entre les différents éléments. Là je crois que dans cette pièce je n’ai pas utilisé le on et off. Le on et off était très agréable quand quelquefois ils produisaient un très léger son comme un son de cloche. À chaque fois qu’on entend dans mon travail ces petits sons de cloche c’est que j’ai fait un on et off sur des modulateurs à anneaux. Il y avait aussi des modulations d’amplitude et ça c’est très délicat à utiliser. C’est à dire qu’une fois que c’était dosé correctement je n’y touchais plus. Il y a plusieurs choses auxquelles je ne touchais plus après avoir dosé correctement : les fréquences elles-mêmes, ensuite les faibles modulations qui revenaient car ce n’était pas de simples sinusoïdes que j’utilisais et le nec plus ultra c’était les deux filtres du ARP qui sont les meilleurs filtres que j’ai jamais entendus. Outre les entrées il y avait toutes les possibilités des différentes opérations de filtrage. Mon travail reposait essentiellement, pour faire évoluer les sons, sur les filtres et ces modulations d’amplitude. Tout allait ensuite à une cellule de mixage. Ces fameux filtres comportaient une prise pour apporter un bruit extérieur et donc en l’occurrence des bruits de cœur.
9C’est comme ça que j’ai traficoté avec les moyens du bord, rien ne m’a jamais arrêtée quand je voulais vraiment faire quelque chose. Je suis d’une génération du « système D », de la dernière guerre mondiale, il fallait se débrouiller pour tout. Maintenant avec l’informatique quand quelque chose ne fonctionne pas je suis totalement impuissante. Par contre avec ma petite cellule de travail où j’avais trois magnéto, mon synthétiseur et une console de mixage, s'il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas j’avais tout mon protocole de vérification. Enfin c’était encore du bricolage et en général j’arrivais à me débrouiller. D’ailleurs, chose complètement idiote, si je commençais par la fin je m’apercevais après que c’était l’une de mes petites filles qui était passée par là. Donc je suis d’une génération bricolage, voilà! Et Biogenesis est la musique qui en comporte le plus. Mais même quand je travaillais avec les feedbacks c’était aussi une forme de bricolage.
10Une des utilisations qui a été faite le plus souvent, c’était le musicien qui se mettait au centre des haut-parleurs et qui faisait tourner le micro. Moi ça, c’était pas mon style, c'était pas ce dont j’avais envie. Mais par contre, et c’est pour ça que j’ai pu passer facilement à cette délicatesse de maniement du synthétiseur, j’essayais de trouver la limite où le son ne partait comme un larsen ou ne disparaissait pas. Et une fois que cette limite était déterminée, en faisant bouger très légèrement, on arrivait à faire évoluer le son. C’est vrai que j’ai fait mon éducation en me débrouillant !
11C.P : Il y a une question de patience justement dans votre travail quand je vous entends parler du nombre d’enregistrements, des expérimentations... Il faut beaucoup de patience pour pouvoir expérimenter tout ça !
12E.R : Oui, énormément de patience! Pour les pièces comme Biogenesis, que j’ai faite avec mon synthétiseur et qui dure une vingtaine de minutes, ça ne me prenait pas trop de temps. Mais quand j’ai commencé à être intéressée par des plus longues durées ça me prenait beaucoup de temps pour les faire. C’est une très bonne école de patience ce mode de travail. Je crois que je ne pourrai plus maintenant, je n’aurai plus la dextérité pour les potentiomètres. Il y avait aussi les feedbacks entre les magnétophones par réinjection. Ça aussi c’était passionnant ! Et comme c’était de très vieux magnétophones, les potentiomètres n’étaient pas très sûrs. Il suffisait d’un tout petit frôlement avec un doigt dessus et ça faisait varier le petit battement. C’est pour ça qu’après avec les synthétiseurs c’était le bonheur parce que c’était plus facile à contrôler que les feedbacks. Mais quand même les feedbacks, c’était pas mal...
13C.P : Est-ce que cette période vous manque ?
14E.R : Non, c’était une époque très intéressante mais aujourd’hui il y a encore beaucoup de choses à découvrir. Pour moi les sons analogiques ont une richesse, un contenu beaucoup plus grand que cette pureté du son numérique. C’est vrai qu’il y avait du souffle. À cette époque c’est moi qui diffusais les concerts et j’avais trouvé le truc pour ça. Le souffle est au-dessus de 10000-12000 Hz que je supprimais complètement au début de la diffusion et que je remettais progressivement. Et à la fin je faisais le contraire. Ça marchait comme ça. C’était dans les années 60, on est tous passé par là. On a tous travaillé avec nos feedbacks. Mais le synthétiseur c’était plus pratique. À l’époque où j’ai rencontré le mien il n’y avait que 4 ou 5 facteurs sur la planète. Il y a eu très peu de ARP 2500.
15C.P : Pour quelle raison si peu?
16E.R : Si peu parce que la maison a dû faire faillite. Ces premiers types de synthétiseurs n’avaient rien de pré- patché, il fallait tout faire soi-même. Très vite après ça il y a eu des pré-patchages, et ça, merci John Chowning et ses grandes théories grâce auxquelles tous les instruments existants sont redevables. Après cette première série comme les 2500, ils sont passés très vite par des instruments qui avaient déjà des éléments pré-patchés mais comme d’autres avaient développé ça sûrement de façon beaucoup plus performante entre-temps. Mais maintenant ça va encore plus vite j’ai l’impression, en six mois on est hors course pour tout. C’est pour ça que je ne peux plus courir!
17C.P : Pourquoi vous êtes-vous particulièrement intéressée aux basses fréquences ?
18E.R : Ce n’est pas comme ça que je le formulerai. Maintenant je travaille avec des instrumentistes et c’est un prolongement direct du travail que j’ai fait avec le synthétiseur, comme ce que j’ai fait avec le synthétiseur était en directe lignée avec les feedbacks. En fait on pourrait tout mettre bout à bout c’est toujours la même chose. Ce que j’appelle avec grandiloquence ma quête musicale, enfin plus simplement cette constance qu’il y a dans mon travail, que ce soit avec les feedbacks, les sons électroniques, ce qui m’intéressait c’était le jeu des partiels. Je me souviens quand nous avons terminé ce qui a été ce premier vrai travail avec des instruments acoustiques et ces trois merveilleux musiciens Charles Curtis, Carol Robinson et Bruno Martinez. Je les ai remerciés et je leur ai dit : « voilà j’entends enfin la musique que j’ai voulue faire, que j’ai approchée au plus près avec le synthétiseur mais qui n’a jamais été totalement satisfaisante.». D’ailleurs à chaque fois que je terminais une pièce c’était un compromis pour moi entre ce que je voulais faire et ce que j’avais pu réaliser. Je ne pouvais pas aller plus loin. Dans tout ce que j’ai fait il y a toujours quelque chose qui ne va pas quelque part. Maintenant je ne m ‘en aperçois plus mais à l’époque je me hérissais à chaque fois. Mais c’était aussi un courant pour continuer et me dire que si ça n’a pas été pour ce coup, ça sera pour la prochaine fois. Par contre avec les sons acoustiques c’est un vrai bonheur. Hors il est vrai que pour générer un maximum de sons partiels les fréquences basses sont celles qui en génèrent le plus. On a ce modèle où les moines tibétains prennent le son très bas et on a tout ce jeu extraordinaire d’harmoniques qu’ils émettent sur un son tenu. Le jeu des partiels se fait entre eux. C’est toute cette richesse qui est intéressante. Et pour en avoir la saveur ce n’est pas dans des formes trop rapides mais dans des sons tenus. Outre les harmoniques, il y a d’autres partiels qui sont très intéressants comme les pulsations très légères, des légers battements. Il y aussi sous la fondamentale des pulsations très basses qui sont naturelles c’est à dire qui sont une production acoustique. C’est pourquoi j’utilise les fréquences basses non pas pour elles- mêmes en soi mais afin d’obtenir ce jeu des partiels, ce mode de production plus riche du matériau sonore avec lequel j’ai toujours eu envie de jouer que ce soit avec les sons électroniques ou les sons acoustiques.
19C.P : Concernant la diffusion de vos pièces, Lionel Marchetti m’a confié en souriant que si c’était possible, un seul haut-parleur vous suffirait.
20E.R : Ce n’est pas si c’était possible, c’est un incident qui m’est arrivé une fois. C’était à la Maison de la Suisse à Paris où je devais présenter les 7 petites pièces pour un Labyrinthe Sonore qui se devaient normalement d’être diffusées à travers 21 haut-parleurs. Ces 21 haut-parleurs étaient d’une telle qualité que le moindre signal sinusoïdal devenait un signal carré. C’était impossible, une détérioration complète. J’ai avisé deux J.B. Lansing en hauteur dans la salle qui étaient reliés à la cabine. Je n’avais pas le même contrôle pour la diffusion mais j’avais un petit potentiomètre pour les hauteurs car dans la cabine une fois que le technicien avait fait partir les bandes les unes après les autres je ne pouvais plus intervenir comme si ça avait été dans la salle. Donc on a fait l’essai et on s’est aperçu qu’il n’y avait qu’un seul haut-parleur qui fonctionnait, un seul, mais c’était un J.B. Lansing quand même. Et toutes les 7 petites pièces ont été diffusées comme ça. Je pense qu’il y a eu pour influencer le public le fait que tous les haut-parleurs étaient encore présents. Tout le monde m’a dit : « Mais c’est extraordinaire comme le son vient de partout. ». Une des propriétés étonnantes des sons électroniques c’est cette capacité qu’ils ont de voyager, les sons acoustiques aussi bien entendu, mais pas de la même façon. C’est à dire que vous mettez un son électronique, selon la réponse acoustique de l’endroit vous l’entendez dans un coin dans l’autre vous tournez la tête, c’est le même son mais il n’a pas la même capacité de résonance. Comme le haut-parleur était en hauteur droit contre le mur, il n’était donc pas directionnel, le son était émis tout autour de la salle. Mais là encore ce sont des idées en l’air. Je ne me suis jamais appliquée intellectuellement à les théoriser, pas plus que les sons tenus des larsens. Ce sont des constations.
21Ça rejoint le premier article que Tom Johnson avait écrit dans le Village Voice au début des années 70 à propos de Psy 847 qu’il avait entendu à l’ancienne Kitchen et qu’il avait intitulé « Oozing from the walls ». « Oozing » c’est aussi « suintant » mais j’avais beaucoup aimé ça outre le fait que son article n’était pas spécialement élogieux mais d’une très grande justesse. J’ai toujours apprécié ça beaucoup plus que de la pommade dans laquelle on ne comprend rien à ce qui a été dit. À la rigueur je préfère qu’on n’ait pas compris mais qu’on n’essaye pas d’en rajouter. Tom Johnson avait écrit que j’avais très peu de chance, avec cette musique que je faisais, d’avoir un succès parce que je ne portais pas une « marque rouge ». Vous voyez à qui on pense... J’ai toujours cet article.
22« Oozing from the walls » (Sourdre des murs) : Éliane Radigue par Tom Johnson. Paru dans le Village Voice, en anglais en 1973 ; traduction française par Magali Barbet