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Dépasser son temps : musique, conscience réelle, conscience possible et utopie

Jean-Marie Jacono
février 2014

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.638

Index   

Notes de l'auteur

Jacono Jean-Marie, Aix Marseille Université,
LESA, EA 3274, 13621, Aix en Provence, France

Texte intégral   

1 Toute référence à la valeur d'une production musicale aboutit à s'interroger sur sa capacité à dépasser son temps. Pourquoi certaines œuvres parviennent-elles à susciter l'intérêt au-delà de l'époque qui les a vues naître ? A cette question, la musicologie traditionnelle a donné une réponse claire. C'est en raison de leurs propriétés formelles que les chefs-d'œuvre se distinguent des autres productions de leur époque et se perpétuent. Cette réponse est cependant insatisfaisante. Elle sous-estime en effet totalement la présence d'un auditoire et le rôle actif joué par ceux que la sociologie de la musique nomme les « acteurs » ou les «amateurs » dans l'instauration d'une œuvre. Elle sous-estime également la part d'expression de l'utopie instaurée par un créateur ou une créatrice dans une œuvre. Elle sous-estime enfin les stratégies mises en place par ces derniers pour s'adresser à un auditoire et le faire réagir. Ce sont pourtant ces dimensions qui nécessitent d'être prises en compte pour examiner si une œuvre va au-delà des attentes de son temps.

2 Dans cette perspective, nous ferons appel au concept de conscience possible développé par le philosophe et sociologue Lucien Goldmann (1913-1970). Ce concept n'est plus guère évoqué aujourd'hui. Il garde cependant sa pertinence dans l'étude de la manifestation de l'utopie en musique. Si nous partons de l'idée que le propre d'une œuvre utopique est de dépasser le niveau de conscience artistique d'un public lors de sa création et de pouvoir être réinterprétée plus tard, peut-on dire que ce dépassement, envisagé autour du concept de conscience possible par Goldmann, est voulu par un compositeur ou une compositrice ? Et examiner la réception à la lumière des réactions de la conscience esthétique, cette fois réelle, d'un public ? Ces questions nous conduisent également à nous pencher sur la relation entre l'utopie et l'idéologie. Elles nous conduisent enfin à être vigilants. Elaborées au sein de la sociologie de la littérature, les théories de Lucien Goldmann posent un certain nombre de problèmes lorsqu'elles sont reliées aux thèses d'autres théoriciens de l'utopie, comme par exemple celles d'Ernst Bloch. Leur pertinence fait par ailleurs débat si nous voulons tenir compte des acquis de la sociologie de la musique et du rôle des médiations. Les concepts de Goldmann doivent aujourd'hui prendre place dans un cadre théorique global. Seul ce dernier peut permettre d'aborder l'examen de l'expression de l'utopie en musique. Nous nous réfèrerons à l'opéra Boris Godounov de Moussorgski pour aborder toutes ces dimensions.

L'expression d'une vision du monde cohérente

3 Le concept de conscience possible ne peut être détaché du système théorique élaboré par Goldmann, le structuralisme génétique. Il est exposé dans son ouvrage fondamental, Le Dieu caché (1959). Il est ensuite décliné tout au long des années 1960 dans des livres théoriques plus brefs, notamment dans Sciences humaines et philosophie (1966). La matrice de la pensée de Lucien Goldmann se trouve dans les premiers ouvrages esthétiques et philosophiques de Georg Lukács, en particulier dans Histoire et conscience de classe paru en 1923. C'est dans ce magistral essai théorique que sont énoncées des thèses que Goldmann adaptera dans sa définition du structuralisme génétique en littérature et qui serviront de fondement à ses réflexions politiques1.

4 Le premier élément du socle du structuralisme génétique est constitué par la notion de sujet transindividuel. Tout sujet est rattaché à un certain nombre de groupes sociaux qui structurent simultanément sa vie sociale, de la famille au milieu professionnel. Cette notion permet à Goldmann d'affirmer, à propos de toute action humaine, que « le sujet de l'action est un groupe, un «Nous », même si la structure actuelle de la société tend par le phénomène de la réification à voiler ce «Nous » et à le transformer en une somme de plusieurs individualités distinctes et fermées les unes aux autres »2. Cette notion de sujet transindividuel reste aujourd'hui pertinente. Elle est ainsi très proche du concept de figuration défini plus tard par Norbert Elias en sociologie3. Elias met lui aussi en valeur les relations d'interdépendances dans la construction du rôle des individus.

5 Cette dimension collective du sujet individuel est une composante de sa vie psychique. Goldmann distingue en effet chez le sujet la conscience individuelle, l'inconscient individuel (freudien) mais aussi ce qu'il nomme le non-conscient, «constitué par les structures intellectuelles, affectives, imaginaires et pratiques des structures individuelles »4. L'appartenance à un groupe social a des répercussions sur la pensée du sujet, son affectivité et son comportement, qui se révèle plus ou moins cohérent mais est significatif. Goldmann se fonde sur l'idée qu'il existe des consciences collectives qui structurent les individus et proviennent des groupes sociaux, des consciences collectives qui s'impriment dans les consciences individuelles et constituent le non-conscient5. Il distingue pour cela les groupes sociaux attachés à lutter pour des avantages matériels et les groupes sociaux privilégiés. Ceux-ci sont orientés vers la réorganisation des activités humaines et comprennent les groupes littéraires et artistiques. Les productions intellectuelles et culturelles doivent alors être reliées aux structures mentales de certains groupes sociaux auxquels appartiennent les créateurs et les créatrices. L'œuvre est à la fois une expression individuelle, l'expression d'un imaginaire personnel, mais aussi une expression collective qui dépasse la conscience individuelle. C'est alors une nouvelle notion qui permet d'expliquer cette dimension collective.

6 La notion de vision du monde constitue en effet le deuxième élément du socle du structuralisme génétique. Goldmann évalue la valeur des œuvres littéraires en fonction de leur cohérence. Il distingue les œuvres peu substantielles des grandes œuvres, structurées par un haut degré de cohérence. Celle-ci n'est pas le produit d'une perfection formelle. Elle provient de l'expression d'une vision du monde, c'est à dire d'un «ensemble d'aspirations, de sentiments et d'idées qui réunit les membres d'un groupe (..) et les oppose à un autre groupe »6. Cette vision du monde imprime la conscience individuelle du créateur ou de la créatrice et structure son œuvre. L'axe de la démarche de Goldmann, c'est l'idée qu'un chef-d'œuvre littéraire est constitué par la transposition, via l'imaginaire d'un créateur, d'un univers de personnages individuels et de situations où l'on retrouve des éléments des structures mentales collectives de certains groupes sociaux7. Le concept de vision du monde provient de la Théorie du roman de Lukács, où le philosophe hongrois réinterprète le concept hégélien de totalité8. Il occupe une place centrale dans Le Dieu caché, où Goldmann analyse la structure des pièces de théâtre de Racine. Ces pièces constituent la transposition littéraire, dans un monde antique imaginaire, de la vision du monde d'un groupe social, la noblesse de robe de la France du XVIIe siècle, attachée aux thèses du jansénisme, une vision du monde dont les Pensées de Pascal constituent la transposition philosophique. Cette vision du monde n'est en aucun cas le reflet d'une réalité sociale immédiate. Goldmann est clair à ce sujet : l'expression directe d'un contenu ne caractérise pas les grandes créations9. Chez Racine ce ne sont pas les œuvres mettant en action des personnages de la Bible, comme Esther et Athalie, drames sacrés a priori plus proches du jansénisme, qui constituent le mieux l'expression de cette pensée. Ce sont les pièces dites «païennes », situées dans l'Antiquité, comme Britannicus, Bérénice, Phèdre et Andromaque. Leur structure permet d'y reconnaître les principes de la morale janséniste et la présence d'un dieu caché, générateur de volontés contradictoires. L'œuvre de Racine constitue «une expression particulièrement cohérente des aspirations d'un sujet collectif, expression que les membres du groupe n'atteignent jamais ou seulement dans des circonstances à la fois passagères et exceptionnelles »10. Le but du structuralisme génétique est alors de reconstituer la genèse d'une structure et de la mettre en relation avec cette dimension collective. Pour Goldmann, il y a une homologie entre la structure mentale d'un groupe social et les structures d'une œuvre si celle-ci parvient à exprimer de manière cohérente cette pensée. Il faut noter ici que ce concept d'homologie a été uniquement théorisé à partir de la littérature11. Il a suscité des critiques et il a fait l'objet d'un débat12.

7 Le troisième socle du structuralisme génétique est constitué par la notion de conscience possible dont l'origine se trouve dans Histoire et conscience de classe de Lukács. Il s'agit d'un concept issu de la pensée politique et d'un marxisme non figé, avec lequel son auteur, victime du stalinisme, prendra ensuite des distances. Le terme conscience possible, en allemand Zugerechnete Bewusstsein, signifie la conscience qu'une classe pourrait avoir si elle était capable de comprendre la situation. Dans l'ouvrage de Lukács, ce terme est d'ailleurs explicitement présenté dans un chapitre intitulé « La conscience de classe »13. Goldman transpose ce concept en sociologie de la littérature. Il le lie à la réalisation d'une œuvre et à sa capacité à exprimer, nous l'avons vu, la vision du monde d'un groupe social. Mais cette structure, pour pouvoir être originale, ne doit pas refléter la pensée de ce groupe social. Elle doit dépasser les attentes du groupe social auquel elle est destinée. Par l'expression individuelle et l'imaginaire d'un créateur ou d'une créatrice, elle doit aller plus loin que les aspirations immédiates, la conscience réelle, et exprimer le maximum de conscience possible d'un groupe social : « Les grands écrivains représentatifs sont ceux qui expriment, d'une manière plus ou moins cohérente une vision du monde qui correspond au maximum de conscience possible d'une classe »14. Ils instaurent donc une vision du monde nouvelle qui peut donc n'être pas comprise et peut donner lieu à des réceptions hostiles. Ces obstacles sont donc ceux de la conscience réelle d'un groupe ou d'un public.

8 Est-il alors possible de rapprocher cette expression du maximum de conscience possible de l'expression de l'utopie ? Et d'utiliser ces concepts à propos de la musique ? Il n'y a pas en effet chez Goldmann d'études et de commentaires d'œuvres musicales. Seule la peinture et le cinéma ont été abordés par lui en dehors de la littérature. Par ailleurs, Goldmann n'évoque guère l'utopie dans ses écrits alors que cette dimension apparaît dans les écrits de jeunesse de Lukacs, notamment dans sa Philosophie de l'art (1912-1914)15. Il ne se réfère presque jamais à Bloch, pourtant très proche de Lukács jusqu'au début des années 1920, et à sa conception de l'utopie élaborée à partir de la musique. La référence aux concepts de Goldmann n'est possible qu'en partant de leurs limites dans l'étude du caractère utopique de la musique.

L'absence des médiations et de la réception

9 La pensée de Goldmann est en effet fondée sur la prise en compte de la production et de la structure de l'œuvre littéraire. Son étude fondamentale, Le Dieu caché, concerne la société du XVIIe siècle où il est facile d'isoler des groupes sociaux et où les problèmes de diffusion ne se posent pas de manière essentielle. Elle interroge, déjà, dans la mesure où elle aborde peu la dimension proprement esthétique des pièces de Racine, comme celle de l'œuvre d'art en général16. Elle ne comprend pas, par ailleurs, de chapitre consacré à la réception des pièces de Racine, ni d'étude de la tension entre l'expression de sa vision tragique du monde et les effets de la conscience réelle chez ses lecteurs. Goldmann a pourtant abordé l'évolution des formes littéraires, les mass-media et la réception dans son ouvrage posthume, consacré aux formes d'expression de son temps17. Cette prise en compte reste cependant tardive et est à peine esquissée. Cette faiblesse permettra à Jauss, dans l'exposé de sa théorie de la réception en littérature, de faire une critique radicale de Goldmann au sein d'un passage où il le rattache, de manière malhonnête, à la théorie du reflet18...

10 Venons-en à la musique. Les théories de Goldmann n'y ont pas été appliquées jusqu'ici, à notre connaissance. Leur utilisation aurait pour objet l'examen de la cohérence de la structure de l'œuvre, la personnalité du créateur ou de la créatrice et l'examen du contexte de production. Mais ce sont des œuvres élaborées selon un modèle traditionnel qui pourraient alors être surtout concernées, des œuvres écrites, voire à l'extrême fixées sur un objet matériel différent de la partition. Il serait difficile d'intégrer l'usage de l'improvisation et des pratiques qui ont remis en cause, surtout depuis 1945, la nature des œuvres musicales. Le fait qu'une structure musicale puisse être reconfigurée par l'action d'un interprète marque, d'autre part, la spécificité de la musique par rapport aux autres formes d'art. Elle rend plus complexe l'étude de la cohérence de cette structure selon les théories de Goldmann. D'une manière générale il n'y a pas chez Goldmann de prise en compte du rôle des intermédiaires, des interprètes et de la sphère de la diffusion, ce qui le pousse à analyser en premier lieu les œuvres. Or le champ de la musique est caractérisé par l'abondance des médiations au point qu'Antoine Hennion a pu affirmer - de manière hautement problématique - « qu'il n'y a jamais de musique, il n'y a que des montreurs de musique19 ». Ces médiations imposent d'être prises en compte, tout comme l'examen de la structure de l'œuvre, en musique. Les conditions de la diffusion sont essentielles, quelles que soient la nature et l'époque de l'œuvre, même si leur importance varie.

11 L'étude des réactions provoquées par l'œuvre, dans la sphère de la réception, enfin n'est pas secondaire. Il ne s'agit pas de l'envisager uniquement sur le plan de l'esthétique, dans le compte rendu de l'effet produit sur l'auditeur, comme le propose Jauss dans sa conception de la réception. Il ne s'agit pas de s'intéresser uniquement non plus aux paroles des acteurs comme le propose Nathalie Heinich en sociologie de l'art, en refusant d'analyser les œuvres20. Il s'agit de savoir quel rôle jouent les sensibilités collectives dans la perception et la construction du sens de l'œuvre. Autrement dit, il faut tenter d'évaluer les jugements des auditeurs et des interprètes face au projet porté par une œuvre. Tenter, car la nature de l'œuvre, d'une part, l'ampleur et la complexité de la diffusion et de la réception, d'autre part, rendent parfois difficile ce type de recherche.

12 C'est en tenant compte de toutes ces dimensions, qui forment un vrai cadre théorique pour la sociologie de l'œuvre musicale21, qu'il faut alors poser la question de la relation de la notion de vision du monde à l'utopie et de la validité du concept de conscience possible. Le point de départ, rappelons-le, reste la capacité d'une œuvre à dépasser son temps. Ces questions conduisent alors à confronter les pensées de Bloch et de Goldmann.

Utopie et conscience

13 Toute la pensée de Bloch est fondée sur l'idée que les grandes œuvres d'art, et particulièrement les œuvres musicales, sont l'expression d'une recherche d'un nouveau possible, un Novum qui exprime la volonté de dépasser le monde de manière cohérente. Cette expression est celle d'une propriété fondamentale de la conscience humaine, l'espoir, et non celle des aspirations d'un groupe, comme dans la vision du monde définie par Goldmann. La première différence majeure provient donc de cette dimension subjective et ontologique chez Bloch. Mais Bloch y voit aussi l'expression d'un facteur objectif. Tout un chapitre de son ouvrage fondamental, Le Principe espérance, est consacré à la catégorie de la possibilité et à l'enchevêtrement du subjectif et de l'objectif dans la recherche de l'Essentiel22. Cette catégorie est celle de la définition de l'être humain comme «mode de possibilité en avant », qui manifeste dans sa vie quotidienne, comme dans des réalisations développées, l'espoir de la réalisation de ce qui n'est pas encore, de manière consciente ou inconsciente. Il s'agit, comme l'a bien souligné Arno Münster, d'une conception de l'être humain qui exprime non une ontologie de l'être, comme chez Heidegger, mais du non-encore-être23.

14 Dans la musique l'expression de ce non-encore-devenu est fondamentale. La musique est en effet l'art le plus essentiel à la manifestation de l'utopie, une utopie conçue non comme l'expression de belles idées irréalisables mais comme la réalisation possible d'un monde meilleur qu'elle annonce sous une forme sensible. C'est ce qui se manifeste dans certaines grandes œuvres musicales et que Bloch nomme le pré-apparaître (Vorschein). Ce pré-apparaître ne repose pas fondamentalement sur l'expression de la subjectivité du compositeur ou de la compositrice en musique. C'est la manifestation d'une gamme de possibilités objectives qui peuvent être révélées à la conscience de l'auditeur24. Cette dimension donne alors un tout autre sens au concept de conscience possible, si nous nous y référons. La conscience possible, selon Bloch, c'est celle de la révélation de la rencontre de l'auditeur avec lui-même à travers l'écoute d'une œuvre qui transcende le temps. C'est la manifestation d'une réalité supérieure indicible et intérieure, la « chose en soi ». C'est aussi en ce sens que la musique est utopique. Comme l'affirme Bloch dès 1918 dans L'Esprit de l'utopie, la chose en soi « est ce qui n'est pas encore, ce qui est perdu, pressenti : elle est la rencontre de soi, du Nous, cachée dans l'obscur, dans la latence de chaque instant vécu, invoquée par la bonté, la musique, la métaphysique sans être cependant réalisable sur terre, elle est notre utopie25 ». Le début de l'acte II de Tristan und Isolde de Wagner illustre cette conception. Ce que la servante Brangäne entend est pour elle la mélodie d'un cor. Pour Isolde, c'est une source qui jaillit dans le silence de la nuit. Bloch voit dans cette réaction l'annonce de nouvelles significations que peut prendre la musique26.

15 Cette conception de l'utopie est liée chez lui à la manifestation du rêve éveillé. Le rêve éveillé n'est pas le prélude au rêve nocturne. Il désigne une forme de conscience tournée vers l'avenir. Celle-ci est différente de l'inconscient freudien qui est une expression du passé de l'être humain. Le rêve éveillé, ce n'est pas l'expression de fantasmes incohérents ou de la rupture avec la réalité qui se manifeste sous la forme de la schizophrénie. Le rêve éveillé n'a pas une dimension purement individuelle. Il peut être communiqué. Il donne lieu à des réalisations concrètes. Il permet de faire entrevoir un réel possible, de nature utopique. Mais il permet aussi de révéler ce que Bloch nomme le non-encore-conscient chez l'être humain. Cette dimension effleurée par Freud est l'espace psychique dans lequel émerge ce qui est nouveau. Bloch le distingue de la conscience27. Ce non-encore-conscient désigne aussi des aspirations collectives. Le rêve éveillé se traduit par la volonté de changement qui s'exprime de manière privilégiée à certains moments de l'histoire, comme par exemple les XVe et XVIe siècles, l'époque du passage de la féodalité au monde moderne. Le non-encore-conscient est alors l'expression des aspirations d'une classe montante. Bloch lie, de manière générale, son expression dans une réalisation individuelle aux attentes d'un temps : « le non-encore-conscient dans son ensemble est la représentation psychique au front du monde du non-encore-devenu dans une époque et son milieu28 ». Ce caractère est alors déterminant pour expliquer la relation à l'utopie. L'expression de ce non-encore-conscient ne peut déboucher dans l'art et la musique sur des œuvres qui reflètent dans un contenu évident les attentes d'une époque. Elle doit être tournée vers l'avenir et doit se révéler plus tard, à une autre époque. « Les grandes œuvres d'art ont quelque chose à dire à toutes les époques, ont un Novum à leur faire découvrir, qui leur révèle leur horizon et que l'époque précédente n'avait pas remarqué29 ». Et Bloch ajoute plus loin, dans le même paragraphe, que cette productivité fait jaillir une source qui pousse sans cesse « jusqu'au point le plus élevé de la conscience30 ».

16 Cet aspect qui connote étrangement le concept de conscience possible nous permet de revenir à Goldmann. L'absence de réflexion de l'utopie provient chez lui de sa volonté de rester avant tout un sociologue marxiste. Bloch, lui, est un philosophe qui valorise l'expression de l'utopie au-delà de sa réalisation concrète dans une société. La différence est nette. Les buts ne sont pas les mêmes. La musique reste un impensé chez Goldmann alors qu'elle est primordiale pour Bloch. Mais chez l'un et l'autre on trouve des concepts qui sont proches, voire équivalents : le non-conscient chez Goldmann, le non-encore-conscient chez Bloch. La relation entre l'expression individuelle et l'expression collective, entre la rencontre du sujet et de l'objet, connote également une autre parenté troublante. Ces passerelles permettent d'envisager une référence fructueuse aux deux penseurs dans l'étude d'œuvres musicales marquantes. La recherche de l'expression du maximum de conscience possible, chez Goldmann, n'est en effet pas antinomique avec le caractère utopique d'une œuvre musicale.

Le cas de Boris Godounov

17 Il est préférable de prendre un exemple concret pour cerner cette parenté, celui de l'opéra Boris Godounov de Moussorgski et de faire d'abord quelques brefs rappels. Moussorgski (1839-1881) est membre de ce qu'on nomme en français le groupe des Cinq avec Balakirev, Borodine, Cui et Rimski-Korsakov. Ce groupe de compositeurs cherche au début des années 1860 à rénover la musique russe. Les Cinq refusent l'académisme. Ils préconisent une musique d'avant-garde reposant sur une nouvelle déclamation lyrique, proche de la parole. Les chants populaires et la musicalité de la langue russe leur fournissent un matériau de premier plan pour mettre en valeur cette orientation. Leurs conceptions esthétiques s'opposent à celles de la classe sociale dominante dans l'Empire russe, l'aristocratie. Celle-ci préfère les opéras italiens et les exploits vocaux de ses interprètes à la musique russe, jugée, sauf exception, trop populaire et trop proche de la paysannerie fruste et illettrée qui compose l'immense majorité de la population. Les Cinq appartiennent à l'intelligentsia, la petite couche des gens cultivés. Cette couche sociale non homogène comprend l'embryon d'une classe en formation dans un pays qui échappe alors à l'industrialisation, la bourgeoisie. Elle comprend aussi bien des libéraux désireux de faire des réformes que des révolutionnaires qui rêvent de soulever le peuple contre le tsar. Le rejet d'un système tsariste archaïque et la volonté de faire évoluer la Russie crée dans la littérature, l'art et la musique, des aspirations à la réalisation d'un Novum. Celui-ci reste cependant marqué par l'expression de la réalité immédiate à travers notamment le triomphe du mouvement réaliste en peinture dans les années 1860.

18 La création d'un nouveau type d'opéra est l'objectif primordial du groupe des Cinq. La référence à une période extrêmement sensible de l'histoire russe, le Temps des troubles va guider Moussorgski dans la composition de Boris Godounov d'après la pièce de Pouchkine. Le Temps des troubles (1598-1613) est celui d'une triple crise, dynastique, sociale et nationale. Cette période permet l'évocation d'un problème majeur pour la société russe du XIXe siècle, la légitimité du tsar. Elle met aussi en valeur la force des révoltes du peuple russe. Les attentes de l'intelligentsia, du groupe des Cinq et des révolutionnaires populistes sont donc très fortes lorsque Moussorgski parvient à créer Boris Godounov dans une seconde version en février 1874, au théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, la première ayant été refusée trois ans plus tôt. La réception de l'œuvre est cependant très contrastée. Les étudiants populistes applaudissent l'opéra en raison de la dernière scène, qui voit le peuple se révolter contre le régime après la mort du tsar criminel Boris Godounov. Ils ne comprennent pas l'ensemble de l'œuvre. L'aristocratie rejette un opéra qui est bien entendu mis à mal par les critiques conservateurs. Les Cinq se divisent. César Cui écrit un article hostile à l'œuvre où il déclare que Boris Godounov est un travail immature31. Il met en cause l'absence de cohérence musicale de l'opéra.

19 Moussorgski compose effectivement un opéra qui ne répond pas aux attentes de son groupe social. Malgré des coupures, l'œuvre représentée au Mariinski repose sur des scènes très différentes. Moussorgski utilise dans cette seconde version un nouvel acte, situé en Pologne, où il fait appel à une écriture lyrique éloignée du récitatif mélodique et de l'arioso qui caractérisait son premier Boris. La structure très complexe de cette œuvre et la diversité des moyens musicaux utilisés (tonalités audacieuses, modalité, orchestre aux sonorités rugueuses) ne peuvent pas être comprises par ses contemporains. La dernière scène semble totalement en relation avec la volonté d'incarner les aspirations du mouvement populiste. Elle offre cependant à Moussorgski la possibilité de créer une symétrie formelle nouvelle. Le peuple, sans cesse manipulé, est soumis au tsar dans la première scène. Il est révolté, puis soumis à l'imposteur qui va remplacer Boris, dans la dernière scène. L'opéra se termine sur l'évocation des malheurs qui vont s'abattre sur la Russie.

20 La structure originale et cohérente de l'œuvre impose alors d'être analysée en référence à Goldmann. Moussorgski met en œuvre ici une vision du monde. Il s'adresse au maximum de conscience possible de son groupe social, l'intelligentsia. Il dépasse la conception habituelle de l'opéra historique marquée par le modèle du Grand opéra français de Scribe et de Meyerbeer. Son objectif n'est pas de créer un opéra populiste au service du peuple. Il est d'utiliser toutes les formes musicales de son époque pour refonder le cadre de l'opéra national initié par Glinka en 1836 avec La Vie pour le tsar. Cet opéra se situe d'ailleurs à la fin du Temps des troubles. Il met en valeur le sacrifice d'un paysan en 1613 pour sauver le futur tsar Mikhaïl Romanov d'une bande de tueurs polonais. Par le sujet et la musique de Boris Godounov, Moussorgski s'oppose directement à cet opéra monarchiste fondateur. Ce but audacieux ne pouvait pas être alors compris par son époque. La réception de l'opéra est marquée par les effets de la conscience réelle. Elle est déterminée par le poids de l'idéologie. Expression d'une vision du monde, l'œuvre acquiert en tant que Novum une dimension utopique. Au-delà de la juxtaposition de scènes diverses, Moussorgski exprime une aspiration indicible marquée par un caractère non-encore-conscient. Opéra du déchirement, Boris Godounov est aussi, via la forme musicale choisie et l'importance de ses scènes populaires, celui du rassemblement, celui de la volonté de construire une société nouvelle, où le peuple joue un rôle actif. Cette ambivalence le prédispose à toute une série de réinterprétations. Celles-ci vont déboucher sur une série de nouvelles versions réalisées notamment par Rismki-Korsakov (1896 et 1908), Melngailis (1924) Chostakovitch (1940) et Rathaus (1953) qui vont affecter sa structure, son écriture musicale et son orchestration32.

21 Or le propre d'une œuvre utopique c'est de pouvoir être réinterprétée. Cette idée présente chez Bloch était déjà exposée dans la Philosophie de l'art de Lukács qui mettait en valeur l'atemporalité de l'œuvre et sa possibilité à susciter d'autres lectures : « seule une œuvre qui se prête à des malentendus infiniment variables peut produire un effet à tout époque et sur tout homme33 ». Cette conception n'était pas le produit d'un caractère idéaliste. Pour Lukács, il s'agissait de l'éternisation d'un moment historique déterminé qui était figé dans une forme et devenait ensuite atemporel. Cette idée séduisante nous conduit pourtant à nous pencher sur la difficulté à la concevoir en musique dans un cadre sociologique global.

La présence de l'idéologie

22 Toute théorie de l'utopie de l'œuvre musicale ne peut en rester simplement à l'examen de la structure, surtout lorsqu'il s'agit d'examiner si elle dépasse son temps. Les conditions de la diffusion peuvent en effet changer la nature de l'œuvre. Comme l'a montré Adorno, les plus grandes œuvres peuvent devenir des marchandises via leur mode de diffusion et leur adaptation au besoin de divertir les auditeurs34. Il s'agit alors d'une manifestation de l'idéologie. Elle donne une fausse conscience de la réalité aux auditeurs, déforme le sens des œuvres et conforte l'ordre capitaliste existant en les transformant en objets de consommation. Y aurait-il alors une différence majeure entre la sphère de l'utopie – qui s'exprimerait dans la production et la structure des œuvres – et la sphère de l'idéologie, qui affecterait leur interprétation et leur diffusion ?

23 Toute grande œuvre musicale n'est pourtant pas une expression utopique pure. Elle est le produit de contextes esthétique et social précis, qui conditionnent son existence. La sociologie de l'art l'a par exemple souligné en examinant le rôle des commanditaires dans ces contextes. C'est aussi le résultat de l'emploi de formes et de matériaux connotés, déjà employés à d'autres usages. Il y a donc une présence de dimensions idéologiques qui peuvent s'accroître en fonction des conditions de création et de la nature des institutions qui accueillent l'œuvre. Ces dimensions coexistent avec la volonté d'un créateur ou d'une créatrice d'innover et dépasser les attentes de son temps. Toute œuvre a ainsi une double dimension, utopique et idéologique. La forme de l'œuvre, d'une part, les contextes de création de diffusion et de réception, d'autre part, déterminent la part de l'utopie et de l'idéologie. Cette dimension est soulignée par Bloch, qui met en valeur l'utopie en musique malgé la présence de l'idéologie.

« Tout projet et toute création poussés jusqu'aux limites de leur perfection sont déjà entrés en contact avec l'utopie ; ce qui a conféré aux grandes œuvres culturelles, qui se perpétuent grâce à leur nature progressiste, un excédent dépassant la simple idéologie liée à leur situation propre, c'est bel et bien le substrat lui-même de l'héritage culturel35 ».

24 Dans ce cadre-là, toute réinterprétation peut aussi bien relever de l'expression de l'utopie que de l'idéologie lorsqu'elle est déterminée non par la conscience possible ou - pour reprendre un concept de Bloch - par la conscience anticipante, mais par les effets de la conscience réelle. La révision de Boris Godounov de Rismki-Korsakov affecte profondément l'opéra de Moussorgski. Elle rectifie toutes les originalités musicales considérées comme des fautes techniques. Elle développe et normalise l'orchestration. Elle modifie la structure et le sens de l'œuvre. L'opéra se termine par la mort de Boris et non plus par la révolte du peuple : le tsar devient alors le personnage principal. Le travail de Rimski n'est pas déterminé par des considérations personnelles. Il est clairement destiné à répondre aux attentes d'un nouveau public, la bourgeoisie russe. Celle-ci accueille triomphalement en 1896 puis surtout en 1898, à Moscou, dans l'Opéra privé de Mamontov, une œuvre restée jusque-là marginale. Devenu un opéra historique semblable aux autres productions du XIXe siècle, Boris Godounov continue malgré tout de susciter l'intérêt et d'autres réinterprétations au siècle suivant. Le fait de répondre aux attentes de la conscience réelle est déterminant pour identifier une dimension idéologique.

25 Revenons maintenant à Goldmann. Le concept de conscience possible peut permettre d'expliquer pourquoi une œuvre musicale peut dépasser le niveau de conscience de son temps. Il contribue à en révéler la dimension utopique, dégagée par Bloch. Son application reste toutefois suspendue à la prise en compte d'une dimension esthétique et donc sensible de la musique, non envisagée par son auteur. Ce phénomène reste largement alors dépendant d'un cadre sociologique où il est nécessaire d'examiner toutes les dimensions de l'œuvre, dans leur perspective dynamique. A ce titre, il est possible d'examiner le rôle joué par une œuvre : conforter l'ordre existant ou contribuer de manière symbolique à le dépasser, en ouvrant la voie à d'autres sens.

Notes   

1  Lucien Goldmann, Epistémologie et philosophie politique, Paris, Gonthier, 1978 (textes écrits entre 1959 et 1968). Sur l'esthétique du jeune Lukács cf. Marxisme et sciences humaines, Paris, Gallimard, 1970

2  Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1988, p. 25 (première édition : 1959)

3  Norbert Elias, La Société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 14

4  Lucien Goldmann, Sciences humaines et philosophie, Paris, Gonthier, 1966, p 153

5  Lucien Goldmann, «Structuralisme génétique en sociologie de la littérature», in Le   structuralisme    génétique – L'Œuvre et l'influence de Lucien Goldmann, Paris, Gonthier, 1977, p. 22

6  Lucien Goldmann, Le Dieu caché, op. cit., p. 26

7  Lucien Goldmann, Sciences humaines et philosophie, op. cit., p. 159

8  Arno Münster, Ernst Bloch, messianisme et utopie,  Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 124-126.

9  «La reproduction de l'aspect immédiat de la réalité sociale et de la conscience collective dans l'œuvre est, en général, d'autant plus fréquente que l'écrivain a moins de force créatrice et se contente de décrire ou de raconter sans la transposer son expérience personnelle.» Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964, p. 345

10  Lucien Goldmann, Sciences humaines et philosophie, op. cit., p. 161

11  Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, op. cit., p. 342-363

12  Cf. par exemple Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, tr. fr., Paris, Gallimard, 1978, p. 37. Cf. également Sami Naïr, «Connaissance des textes et montage polémique (à propos de ¨Pour une esthétique de la réception de H. R. Jauss)», Essais sur les formes et leurs significations, Annie Goldmann et Sami Naïr, éds., Paris, Gonthier, 1981, p. 23-33

13  Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, tr. fr., Paris, Minuit, 1960, p. 98-105

14  Lucien Goldmann, Sciences humaines et philosophie, op. cit., p. 60

15  Rainer Rochlitz, Le jeune Lukács – théorie de la forme et philosophie de l'histoire, Paris, Payot, 1981, p. 140-225

16  Michel Lequenne, Marxixme et esthétique, Montreuil, La Brèche, 1984, p. 77

17  Lucien Goldmann, La Création culturelle dans la société moderne, Paris, Gonthier, 1971, p. 36-45 & 95-119

18  Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 35-40

19  Antoine Hennion, La Passion musicale, Paris, Métailié, 1993, p. 296.

20  Nathalie Heinich, La Sociologie de l'art, Paris, La  découverte, 2004, p. 96

21  Jean-Marie Jacono, «Pour une sociologie des œuvres musicales», Vingt-cinq ans de sociologie de la musique en France, Emmanuel Brandl, Cécile Prévost-Thomas & Hyacinthe Ravet, éds., tome II, Paris, l'Harmattan, 2012, p. 143-154

22  Ernst Bloch, Le Principe espérance, tr. fr., tome I, Paris, Gallimard, 1976, p. 270-300

23  Arno Münster, Ernst Bloch, messianisme et utopie, op. cit., p. 247

24  Arno Münster, Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch, Paris, Hermann, 2009, p. 149

25  Ernst Bloch, L'Esprit de l'utopie, tr. fr., Paris, Gallimard, 1977, p. 191

26  Ernst Bloch, Le Principe espérance, tr. fr., tome III, Paris, Gallimard, 1991, p. 188

27  Le Principe espérance, tome I, p. 144-146

28  ibid., p. 156

29  ibid., p. 157

30  Les italiques figurent dans le texte

31  Robert Oldani «Musorgskij e la critica del suo tempo», Musorgskij, l'opera, il pensiero, Francesco Degrada & Anna Maria Morazzoni, éds., Milan Unicopli, 1985, p. 139-146. Cf. également Caryl Emerson & Robert Oldani, Modest Musorgsky and Boris Godunov, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 94-105

32 Jean-Marie Jacono, « La réception de Boris Godounov et l ‘apparition de nouvelles versions », Moussorgski Boris Godounov, L’Avant-scène opéra, 191, 1999, p. 120-127

33  cité par Rainer Rochlitz, Le jeune Lukács, op. cit., p. 208

34  Theodor W. Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, tr. fr., Genève, Contrechamps, 1994, p. 207 (texte écrit en 1968)

35  Le Principe espérance, tome I, op. cit., p. 191

Citation   

Jean-Marie Jacono, « Dépasser son temps : musique, conscience réelle, conscience possible et utopie», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et Utopie, mis à  jour le : 27/02/2014, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=638.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Jean-Marie Jacono

Jacono Jean-Marie, Aix Marseille Université,
LESA, EA 3274, 13621, Aix en Provence, France