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L’émancipation de l’écoute ou pourquoi lire - et jouer - encore Adorno et Eisler

Antonio Notario Ruiz
janvier 2014

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.634

Index   

Notes de l'auteur

J’ai rédigé plusieurs articles et essais au sujet d’Adorno et Eisler : Notario Ruiz, A., «La teoría tradicional de la música ». dans : Piñero Moral, R. ; Hernández Sánchez, D. y Notario Ruiz, A., Octavas falsas. Materiales de arte y estética II. Salamanca, Luso-Española de Ediciones, 2006, pp. 121-158. Notario Ruiz, A., «Theodor W. Adorno : el mandarín maravilloso », dans Cabot, M. (ed.),Theodor W. Adorno : Balance y perspectivas. Univesitat de Les Illes Balears, 2007, pp. 145 – 158. Notario Ruiz, Antonio, «Escuchar las músicas de Adorno », dans Pliegos de Yuste, Salamanca, nº7-8, 2008, pp. 103 – 110. «Negatividad, utopía y metasonidos : modelos musicales para la filosofía de Adorno a Lachenmann », dans Contrastes. Revista Internacional de Filosofía. Málaga, 2008, pp. 121 – 137.

Texte intégral   

« Composer est tout de même, pour moi, la seule réalité intellectuelle décisive ». (Th. W. Adorno)1

1 J’écris cette présentation en écoutant la musique de chambre d’Adorno, sur les vieux CD de Wergo. Je propose ici la nécessité de lire Adorno sans oublier le fait qu’il était surtout compositeur, et non pas seulement un philosophe qui joue le piano et compose quelque chose, mais un vrai compositeur qui pense philosophiquement. Mais ma présentation n’est pas close. J’y travaille encore. Je ne suis sûr de presque rien. On essaie. D’autre part, j’écris dans mon milieu philosophique : l’Espagne. Quand j’ai commencé à travailler sur Adorno il n’y avait pas plus de cinq ou six professeurs à l’Université en Espagne qui parlaient sur l’École de Francfort. Dans le domaine musical cela est resté encore méconnu jusqu’aux années quatre-vingt. Ici, en Espagne, les « leaders » du « star system » philosophique ont été assez longtemps Jürgen Habermas et Martin Heidegger. Il ne faut rien ajouter. Malgré l’ambiance « communicative » et « ontologique » de mon pays, l’intérêt sur Adorno a crû et maintenant il existe l’édition complète de ses œuvres en espagnol ainsi que beaucoup de recherches sur plusieurs aspects de sa philosophie.
De la même façon, quand j’ai commencé à travailler sur Eisler, presque personne ne connaissait ici ni sa musique ni ses textes. En 1994, cela a changé quelque peu avec la publication de la traduction du livre d’Albrecht Betz, Musique et politique : la musique d’un monde en gestation, qui a été traduit en France une douzaine d’années auparavant. Je ne sais pas si la musique d’Eisler éveille beaucoup d’intérêt aujourd’hui en France. En Espagne, malgré sa visite à Madrid pendant la Guerre Civile, en 1937, avec les Brigades Internationales, il n’y a pas eu beaucoup de « mémoire historique » au sujet de sa musique. En fait, le premier livre d’Eisler traduit en espagnol était un recueil des essais à La Havane2. Après cela, on trouve seulement la traduction de la monographie écrite par Albrecht Betz, Musik einer Zeit, die sich eben bildet3. En lisant Eisler et les notes de Betz, j’ai commencé à trouver la possibilité de lire une autre fois Adorno. Detlev Claussen parle sur Eisler comme « le frère non identique » d’Adorno, ainsi peut-on réfléchir sur la fraternité des œuvres. Adorno et Eisler ont fait de la théorie critique - et de la praxis critique aussi – avec la musique, mais aussi d’après elle et sur elle. Les écouter et les lire ensemble, tous les deux, permet d’avoir un accès plus complet au noyau de leur pensée, étant donné que dans leurs œuvres on trouve des éléments servant à nourrir une théorie de l’écoute et à écouter, dans leurs compositions musicales, quelques concrétisations possibles de cette théorie. Malgré les différences, parfois très grandes, entre la philosophie d’Adorno et les exposés d’Eisler, je considère que l’actuelle situation économique, politique et sociale exige des options radicales, comme celle d’essayer de rejoindre les deux compositeurs « critiques ». Donc, il faut, à mon avis, se tourner vers ce qui, dans les textes et les compositions de chacun, peut contribuer à l’élaboration d’une pensée utopique et à mettre en oeuvre des activités précises vers cet horizon inaccessible. Pourquoi faut-il faire abstraction des différences entre Adorno et Eisler ? Dans quel sens est-ce que je parle d’utopie ? Quelles sont les activités et les actes précis que je propose ? Voici les questions que je me pose et sur lesquelles je réfléchis, sans exhaustivité, mais avec la volonté d’offrir quelques points de repère.

2 1.- « Mon intention la plus secrète était de procéder dans la conduite de l’écriture de cet article exactement comme vous composez, par exemple dans votre quatuor »4. Composition et philosophie. Cela veut dire que la musique peut offrir des modèles pour la philosophie. Même les compositions d’Adorno et d’Eisler peuvent être choisies encore maintenant. S’interroger sur la vérité de leurs œuvres, c‘est se s’interroger sur des illuminations capables d’éclairer encore notre présent. Dans la relation entre les notes, la liberté desirée aussi pour la societé est possible, aussi bien dans la musique dite atonale que dans les oeuvres politiques d’Eisler.

32.- Dans l’un des articles de Helmut Lachenmann, sélectionnés et publiés en 2004, le titre qui apparaît est L’écoute sans défense, qui a ses racines, de même que le sujet qu’il mentionne, dans la théorie critique de Th. W. Adorno. Dans l’écoute, ainsi que dans le travail ou dans le loisir, c’est l’individu qui est sans défense. Mais dans l’écoute le manque de défense est plus important à cause de la difficulté de convaincre l’auditeur sur ce manque. Les problèmes en rapport avec l’écoute sont, sans doute, l’un des thèmes les plus importants dans les textes d’Adorno, mais on peut les trouver dans les textes de Roland Barthes, Pascal Quignard, Peter Szendy et Helmut Lachenmann, Jean-Luc Nancy et Ernest Ansermet. Compositeurs, écrivains, philosophes, bref, une partie remarquable de la culture occidentale s’était située en face du visible, préféré pendant longtemps comme modèle pour la réflexion. Dès la moitié du XXe siècle, l’écoute est devenue de plus en plus importante dans l’esthétique, dans la philosophie et aussi dans la littérature. Alors, dans une culture qui fut visuelle pendant des siècles, l’écoute et l’ouïe ont occupé un lieu moins important, presque inexistant. Dans l’écoute survivent quelques traces du psychisme individuel et social, disparus dans le visuel. La condamnation platonique de quelques modes musicaux est un exemple précis du refus que peut susciter le sonore.
Dans ce sens, je crois que l’on peut affirmer que l’écoute est un thème rapporté à la conviction que le plus important aujourd’hui est de préserver la liberté, l’étendre et la développer, et non pas d’accélérer, de n’importe quelle façon, la démarche vers le monde administré5. Moyennant la proposition d’une nouvelle écoute, d’une écoute structurale, Adorno avait commencé à défendre, même avant l’exil, la possibilité d’une sorte de comportement et même, comme proposition utopique, d’un nouveau type humain ou une nouvelle société dans laquelle l’individu pourrait se conduire librement. Sa tentative a consisté à compenser ce qu’il a perÇ u clairement aux États Unis et qu’il a su regarder comme un précédent de ce que l’on appellerait plus tard « globalisation ». Même si Adorno affirmait avoir travaillé davantage comme musicien que comme sociologue, il a eu plus tard conscience de ce qu’il a nommé « moment sociologique » de ce travail. De cette façon, à cheval entre les expériences que lesdites recherches lui ont données et la quotidienneté extra-scientifique — comme la constatation de « la disparition de l’homme cultivé dans le sens européen » — Adorno arrive à une situation intellectuelle et personnelle très éloignée de celle avant à l’exil. Il explique ainsi son bouleversement intellectuel : 

 « Aux États Unis je m’affranchis de l’ingénuité de la crédulité culturelle, j’acquis la capacité de regarder la culture dès dehors. Je m’expliquerai : en dépit de toute ma critique sociale, et la conscience que j’avais de la prédominance de l’économie, j’ai toujours eu l’évidence de la complète prééminence de l’esprit. C’est en Amérique que j’ai appris que cette évidence n’est pas valable sans argumentation, parce qu’en Amérique il n’y aucun respect tacite pour le spirituel, au contraire de l’Europe centrale et occidentale... Cette expérience concernait surtout les principes européens sur la culture musicale que j’avais »6.

4  Le contraste spirituel entre les milieux viennois et berlinois et le type de vie artistique de ces villes avec une pure culture de masse, produit une radicalisation dans les idées d’Adorno, qui apparaît nettement dans ses articles de cette époque, surtout celui de 1938, Le caractère fétiche de la musique7, utilisé plus tard dans l’œuvre beaucoup moins radicale, Philosophie de la nouvelle musique, en 1949. C’est justement dans cet essai de 1938 sur la régression de l’écoute qu’apparaît avec netteté la critique de l’industrie culturelle liée à la perspective d’un humanisme musical qui sera de plus en plus important pour Adorno. Pendant la période de l’émigration et l’exil, les expériences d’Adorno ont influencé ses idées. 

« L’essai « Le caractère fétiche de la musique et la régression de l’écoute » a été la première décantation des expériences américaines de l’auteur, pendant qu’il a dirigé le Service musical du Princeton Radio Research Project. [...] Les faits objectifs sociologiques et musicaux que l’auteur a connus à l’époque, lui ont donné pour la première fois une série d’idées autour des modifications anthropologiques qui dépassent largement les limites du champ concret, strict et délimité. [...] En même temps, l’essai autour du « caractère fétiche » de la musique a voulu être en son temps une sorte de réplique au travail de Walter Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, qui figure dans le premier volume de ses œuvres complètes »8.

5  D’autre part, Adorno commence à avoir conscience du choc social des nouveaux mass media (surtout le cinéma et la radio) qui collaborent dans le processus de marchandisation. Tout au long des années trente, le souci au sujet du choc de ces nouveaux moyens a augmenté, comme l’on peut vérifier dans les essais de Béla Bartók, de Walter Benjamin et José Ortega y Gasset qui en montrent les « dangers » impliqués. Adorno y reviendra plus attentivement pendant l’exil américain9.
 Dans sa réflexion sur le choc de la technique, Adorno découvre un double aspect. D’une part, la diffusion à travers la radio et la vente de disques qui ont généré une nouvelle attitude d’écoute et, en même temps, ont déplacé les vieux modèles d’approche à la musique avec la reproduction domestique, dont l’une des formes était le déchiffrage à quatre mains des arrangements pour piano des œuvres d’orchestre10. Les possibilités de démocratisation de la musique paient immédiatement le prix de la qualité et, surtout, celle des possibilités du dirigisme culturel à travers le contrôle financier de la radio. La conséquence est l´écoute passive et atomisée :

 «...ils écoutent d’une façon atomisée, et ils dissocient ce qu’ils ont écouté, mais dans la dissociation ils développent quelques capacités qui sont beaucoup plus difficiles à comprendre avec les concepts esthétiques traditionnels qu’avec ceux du football ou de l’autoguidage »11.

6Il y a une sorte de musique appropriée à ce modèle d’écoute : un sous-produit néoromantique, avec peu de possibilités artistiques et, surtout, devenu une marchandise. Il s’agit d’une musique où le concept mélodique devient sclérosé comme une « mélodie dans un registre moyen-aigu avec symétrie de huit mesures »12 en même temps que les traces dynamiques se sont simplifiées en éliminant des tensions13. D’autre part, Adorno montre l’apparition du rôle de l’arrangeur, beaucoup plus important même que celui du compositeur. L’arrangeur facilite l’interprétation en réduisant les instruments, c’est-à-dire en baissant les coûts liés aux orchestres14.
La musique, qui avait évité l’appartenance au « mobilier bourgeois » grâce à son caractère insaisissable, devient un élément du paysage de l’homme-masse qui discute sur des interprètes de la même façon qu’il discute sur le sport ou les acteurs les plus célèbres, et qui peut encore collectionner les enregistrements discographiques de ses idoles parce que le caractère fétiche provoque l’apparition des nouvelles valeurs liées à la voix, à la direction d’orchestre et à l’interprétation virtuose. Et Adorno ne cesse de montrer la faÇ on dont ces valeurs sont tout près du comique et, par conséquent, tout près de la perte de prestige de la musique15. Mais il montre aussi, dans l’esprit de la Dialectique de la Raison, comment les éléments qui ont abouti à la proscription de la musique sont maintenant ceux qui font partie des nouveaux évènements. On établit un stéréotype qui homogénéise les produits musicaux marchandisés : la musique légère et la musique classique. La nouvelle marchandise, qui exclut le loisir, sous l’apparence du jeu, est identifiable seulement au fétiche16. C’est, finalement, un épisode de plus de la perte de terrain de l’individu :

« La liquidation de l’individu constitue la trace typique et caractéristique de la nouvelle situation musicale »17.

7 On peut retrouver dans les articles d’Adorno sur la musique le même souci sur la chute de l’humanité dans une nouvelle sorte de barbarie que l’on trouvera dans la Dialectique de la Raison. Ce souci apparaît sous deux modalités. D’une part, des éléments d’un humanisme positif surgissent toujours dans quelques aspects : l’affirmation de la fantaisie comme partie fondamentale de la création et de la réception ; la possibilité d’une expérience claire de l’objet et non pas de la perception fragmentaire qui s’impose par la constitution maladive des œuvres pseudo avant-gardistes, comme celles de Stravinsky, ou les chansons à la mode produites par l’industrie de l’entertainement ; le besoin d’une écoute structurelle face à l’écoute atomisée - nommée aussi régressive - qui arrête les auditeurs dans une fausse enfance acoustique, capables seulement de la « dégustation culinaire », inévitablement incomplète, des créations sonores ; ou, en général, la défense de la nouvelle musique comme forme d’expression par opposition à ceux qui la réduisent à une suite de sons organisés sous n’importe quel code.
 La critique de l’industrie culturelle dessine, de son côté, le négatif d’un programme humaniste : la menace du nivellement de la conscience musicale, qui aboutit également à la création d’une fausse conscience ; les hommes pressés sous la « rationalité aveugle et opaque » qui leur ôte la liberté de choisir, et aussi celle d’écouter ; la régression vers un état primitif à travers les rythmes mécaniques ; le bouleversement du temps de loisir sous les lois du travail ; la crise du langage privé de presque toute sa capacité d’expression. Tous ces éléments, outre la critique de l’anti intellectualisme et du seul hédonisme, configurent, à mon avis, l’humanisme musical chez Adorno.
 Adorno croit à la nécessité (et tente de la penser) d’améliorer les conditions de la vie des individus pressés par le manque de liberté, menacés par le mutisme, manipulés par les modes, éloignés du spirituel. Et la musique peut — et doit, à mon avis — s’opposer à ces tendances du fonctionnement universel. Adorno a connu le fonctionnement de la musique de la radio de l’intérieur et il a vérifié que beaucoup de ses critiques face la musique réactionnaire se sont réalisées au moment où les pouvoirs économiques dirigeaient le monde musical. Ce que l’analyse technique ne peut vérifier, c’est vérifiable en analysant la démarche de l’industrie culturelle. Si quelques-uns considéraient comme excessives les conclusions qu’Adorno tirait de la musique de Stravinsky, ils n’auraient pas de raisonnements aujourd’hui face à ce que l’on peut vérifier dans chaque chanson à la mode ou dans chaque bande sonore à succès.
 D’autre part, l’humanisme musical adornien n’en restait pas au niveau théorique. Au contraire, cet humanisme a conduit Adorno à la défense passionnée d’une seule possibilitéque tout marche d’une autre façon : la musique de l’École de Vienne, celle de Schönberg, et, surtout, celle de la période atonale. Adorno y trouvait — avec des ambiguïtés et des hésitations — le paradigme du possible qui n’est peut-être que celui du message dans la bouteille. La défense de l’humain dans la musique deviendra à partir de ce moment un élément du programme, soit dans la polémique avec les néo conservatismes esthétiques de droite ou de gauche, soit dans la polémique avec les musiques héritières des mauvais éléments de la nouvelle musique - la sclérose du sérialisme intégral ou l’infantilisme de quelques propositions néodadaistes. La dialectique semble s’établir entre l’utopie et la menace du silence de l’art, qui ne serait pas uniquement le silence du dire, mais aussi celui de l’écoute.

8 3.- Je ne suis pas adornien, non plus eislerien. J’étudie Adorno et Eisler, je lis Adorno et Eisler, j’écoute la musique d’Adorno et d‘Eisler et, finalement, je joue la musique d’Adorno et d‘Eisler au piano. Pourquoi peut-on choisir Adorno encore ? Dans les textes d’Adorno, on peut trouver beaucoup de traces sur l’utopie. Nous en avons écouté plusieurs hier. Mais d’habitude on ne souligne pas assez trois faits qui, pour moi, sont remarquables :

9- l’appartenance d‘Adorno à l’École de Vienne en tant qu’éléve d’Alban Berg,

10- son métier comme compositeur,

11- l’importance des textes qu’il a écrits entre 1925 et 1931 pour comprendre sa production complète.

12 Adorno dit : « La conséquence de ma double activité à la fois philosophique et musicale fut mon travail critique... ». Cette affirmation d’Adorno se trouve dans une lettre à Alban Berg, datée du 5 février 192518. Il parle de sa double activité. Mais la plupart des interprétations des œuvres d’Adorno oublient l‘une de ses activités : la musique. De cette façon, l’interprétation et la lecture d’Adorno manquent, sont sourdes et incomplètes. C’est toujours comme cela : l’interprétation de Hegel, Kierkegaard ou Nietzsche parle beaucoup des concepts, des mots et de leurs significations, mais presque rien de l’influence de la musique dans leurs pensées. On oublie les passions musicales, même la passion pour les sons. Quelques philosophes croient ne pas avoir besoin de la musique. Mais la philosophie sans musique est presque une erreur.
On n’a pas le temps ici, mais je vous propose de lire ou de relire, cela dépend, la correspondance Adorno-Berg, les articles qu’Adorno a publiés dans les publications comme l’Anbruch viennoise et, finalement, L’actualité de la philosophie, le texte qui ferme, à mon avis, cette période-là. N’oubliez pas la date : 1931. On trouve dans cette suite de textes l’esquisse, ce qui revient à dire le programme de la philosophie adornienne. Toutes les préoccupations et beaucoup de formulations adorniennes partent de ce texte.
Ce n’est pas par hasard qu’Adorno rencontre Hanns Eisler à Vienne. Ils ne le savaient pas, mais ils sont appelés par l'obscur destin d’être quelque chose comme la gauche schönbergienne, ou, pour mieux dire, la conscience politique de l’avant-garde qui représente l’École de Vienne. Parce que Schönberg, Webern et Berg ont bâti une sorte — ou plusieurs sortes — d’utopie lyrique mais sans conscience politique, en dehors du monde social, des bouleversements qui frappent la societé. C’est pour cela qu’Eisler venait de couper son lien avec Schönberg. En même temps, quelques mois après être arrivé à Vienne, Adorno prend place en face de Schönberg aussi. Il ne comprend pas la structure de l’école, c’est-à-dire des relations hiérarchiques de parents de la musique non hiérarchique, de la musique atonale. Adorno dit de lui-même, à cette époque, qu’il est communiste... Je crois que la dialectique entre les tendances compositrices des trois maîtres viennois et la lecture politique extrême, si vous voulez, d’Eisler et un peu plus modérée d’Adorno sont très importantes. On y trouve le passage du lyrisme utopique à l’utopie critique — toujours avec votre permission.
On trouve ce chemin vers l’utopie critique dans plusieurs textes. Adorno regarde le bâtiment musique, l’institution musique, ou le système musique. Pour lui le sommet est toujours la composition. Il parle beaucoup de la composition et aussi de l’interprétation. Justement hier soir, il a été question de la nécessité de penser, de réfléchir sur l’interprétation.
Mais il y a un troisième élément fondamental qui est, à mon avis, le noyau de la vie musicale et de la possibilité de lire aujourd’hui l’utopie critique, c’est-à-dire, la façon adornienne de comprendre l’utopie musicale : l’écoute.
L’écoute ne parle pas seulement des musiciens : tout le monde écoute. Et en parlant de l’écoute, on parle de l’individu. A mon avis — et on peut trouver des textes adorniens dans ce sens — le manque de liberté se trouve dans l’écoute. Cela signifie que la plus forte pression contre la liberté esthétique de l’individu est la pression contre l’écoute ou contre une écoute non atomisée, libre, propre....C’est pour cela aussi que je parle d’émancipation. Il faut aider l’écoute frappée, manquée, alourdie chaque jour de toutes les façons imaginables. L’écoute en général, l’écoute musicale, l’écoute du sonore, et encore, l’écoute des autres. Il faut résister à la priorité, à la prédominance du visuel — si esclave, si globalisé, si marchandisé — et, surtout, aux obstacles de l’écoute.
Adorno savait que le « champ de bataille » pour la liberté individuelle se trouve dans l’écoute. Je vous propose cette idée. Pourquoi ? Parce que la « pièce » la plus faible de « l’institution Musique » est la personne qui écoute. Le musicien a sa technique et il peut s’entourer d‘exercices, de normes, d‘attentes professionnelles, même. Le compositeur a sa créativité, son imagination, son métier : il ou elle peuvent créer et cette activité reste comme un luxe lointain pour la plupart du monde. Seule l’écoute, sauf pathologie forte ou grave, seule l’écoute, je dis, est universelle. On ne peut arriver à la composition ou à l’interprétation sans l’écoute. On ne peut pas aller vers l’utopie musicale sans l’écoute. Et maintenant, aujourd’hui, l’écoute — j’insiste — est frappée, manquée, atomisée... Je ne suis pas sûr si ces mots sont corrects, mais je crois que nous avons tous eu quelques expériences qui montrent la chute de l’écoute, la « Régression des Hörens » qu‘Adorno analysait dans les années trente.
À cette époque-là, il a écrit quelques essais qui constituent, avec Dialektik der Aufklärung, une vraie constellation. Et l’importance de l’individu dans ces textes est, je crois, testée.
Du reste, il faut dire que l’amitié entre Adorno et Eisler n’a jamais été facile. Ils ont collaboré dans le texte sur la composition pour le cinéma, ils ont beaucoup discuté pendant l’exil — aussi avec Brecht. A la fin de la guerre, chacun prend son chemin : Adorno vers la RFA et Eisler vers la RDA, après l’interdiction autrichienne. Mais l’amitié a continué jusqu’à la mort d’Eisler en 1962.
 

13 Je connais les différences entre leurs idées et leurs réalisations mais je crois qu‘Adorno et Eisler nous posent des questions musicales, c’est-à-dire sociales. Se questionner sur la possibilité d’une musique différente, c’est interroger la possibilité d’une écoute, d’un autre sujet et, enfin, d’une autre société.

14 4.- J’écris à côté du piano. Je viens de finir des répétitions avec des chanteurs. Nous sommes en train de mettre au point un concert avec des œuvres de Hanns Eisler19 : les chansons Keiner Oder Alle !,  Die Heimkehr, Ostersonntag, An den kleinen Radioappart, Vom Sprengen des Gartens, Lied eines Freudenmädchens et quelques autres. Ce sont des chansonspeu connues de la plupart des auditeurs. Même les œuvres symphoniques ou pianistiques d’Eisler restent presque oubliées. Heiner Goebbels a dédié à Eisler une oeuvre très intéressante. Il a su trouver les éléments de liberté dans la musique d’Eisler, la liberté de la composition par opposition aux conventions techniques. Eisler était plus pessimiste qu’Adorno sur la situation sociale. Il a trouvé les obstacles même avec son ami Brecht autour du projet de l’opera sur Faust. Mais il a laissé dans chaque mesure beaucoup de traces pour une écoute non mécanique.

155.- Eisler dit : « L’ambition du compositeur doit être inverse : au lieu de fournir des drogues musicales — à effet de transe —, c’est le développement de la sensibilité et la « purification des sentiments », comprise comme un bonheur concrètement expérimentable, qu’il doit s’efforcer d’atteindre grâce aux possibilités complexes de son art. Le plaisir acoustique devient un surcroît de conscience, qui éclaire le sujet sur lui-même dans une société antagoniste ».20 « Le développement de la sensibilité »… cela semble si lointain, un bout presque utopique. La tâche de la philosophie — et de la musique aussi — peut-être la réalisation du projet de la théorie critique musicale, celle d’Adorno et Eisler : le développement de l’écoute, de la liaison avec le temps, de la relation avec le silence. C’est la réalisation du projet du vrai humanisme.  

166.- La dernière remarque sert à affirmer — et pour conclure — que l’utopie pour moi n’est pas seulement quelque chose de théorique, de spirituel, de lyrique, en quelque sorte une rêverie… J’aimerais beaucoup pouvoir parler et écrire sur l’utopie au niveau scientifique, musicologique, etc. Mais la réalité sociale et politique n’est pas aimable avec les possibilités du développement de l’individu. Il y a partout des masques idéologiques pour ne pas parler sur le manque de liberté aujourd’hui. On se cache derrière la « crise » pour couper des droits. L’histoire ne finit pas : c’est toujours la même. Alors, l’utopie devient, encore une fois, plus qu’un concept, plus qu’une rêverie. Au moins pour moi, l’utopie — même l’utopie musicale — se conjugue au gérondif, étant une vraie construction, une vraie tâche. Je ne crois pas qu’on puisse travailler vers l’utopie. Je l’ai déjà évoqué : le travail avec l’écoute. Je propose le travail vers l’utopie au niveau de l’éducation, la formation, l’aide à l’écoute, le conseil, le travail avec les élèves… Nous avons besoin de compositeurs, d’interprètes, même de philosophes… mais le plus important pour moi, les sujets de l’utopie, ce sont les écoutants, et, dans la mesure du possible, le fait de bâtir la liberté aussi à partir de l’écoute.

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Notes   

1  Theodor Adorno, Alban Berg, Correspondance 1925 – 1935. Editée par Henri Lonitz. Traduit par Marianne Dautrey. Paris, Éditions Gallimard, 2004, p. 98, lettre du 28 juin 1926.

2  Eisler, Hanns, Escritos teóricos. Materiales para una dialéctica de la música. Trad. Felipe Ricardo Mosquera. La Habana, Editorial Arte y Literatura, 1990.

3  Betz, Albrecht, Musique et politique: la musique d’un monde en gestation. Trad. Hans Hildenbrand. Paris, Le Sycomore- Arguments critiques, 1982.

4  Theodor Adorno, Alban Berg, Correspondance 1925 – 1935. Op. cit. p. 56.

5  Adorno, Theodor W., Currents of Music. Eleménts pour une théorie de la radio. Trad. Pierre Arnoux. Paris, ed. De la Maison des Sciences de l’homme,  2010.

6  adorno, Theodor W. Consignas. Buenos Aires: Amorrortu, 1973.

7  adorno, Theodor W., Le caractère fétiche de la musique. Trad. Christophe David. Paris, Bibliothèque Allia, 2001.

8  adorno, Theodor W. Disonancias. Madrid, Rialp, 1966, pp. 12 - 13. Préface de 1956.

9  bartók, Béla. « Música mecanizada », dans Escritos sobre música popular. Trad. de Roberto V. Raschella. México: Siglo XXI, 1979, pp. 222 - 235. ortega y gasset, José. La rebelión de las masas, dans Obras Completas, Madrid, Alianza - Revista de Occidente, 1987, tomo IV, pp. 113 - 310. benjamin, Walter. La obra de arte en la era de la reproductibilidad técnica. Madrid, Taurus, 1992, pp. 15 - 57.

10  Cfr. adorno, Theodor W. “A cuatro manos, una vez más”, dans Impromptus. Barcelona, Laia, 1985.

11  adorno, Theodor W. “Sobre el carácter fetichista y la regresión del oído”, dans Disonancias. Madrid, Rialp, 1966, p. 46.

12  Ibid. p. 28.

13  Ibid. p. 42.

14  Ibid. pp 38 - 41.

15  Ibid. p. 67.

16  Ibid. p. 49.

17  Ibid. p. 34.

18  Theodor Adorno, Alban Berg, Correspondance 1925 – 1935. Op. cit. p. 25, lettre du 5 février 1925

19  Claussen, Detlev, « Hanns Eisler, el hermano no idéntico », dans: Theodor W. Adorno. Uno de los últimos genios. Trad. Vicente Gómez. Valencia, Universitat de València, 2006, pp. 171 – 183. [Theodor W. Adorno. Ein letztes Genie. Frankfurt am Main, S. Fischer, 2003.]

20  Eisler, Hanns, Musique et societé. Essais choisis et presentés par Albrecht Betz. Trad. Diane Meur. Paris, Éditions de la Maison des sciencies de l`homme, 1998, p. 1.

Citation   

Antonio Notario Ruiz, «L’émancipation de l’écoute ou pourquoi lire - et jouer - encore Adorno et Eisler», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et Utopie, mis à  jour le : 21/02/2014, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=634.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Antonio Notario Ruiz

Universidad de Salamanca