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Utopie matérielle et sonore. À propos de Lokale Orbits de Daniel Mayer

Susanne Kogler
mars 2014

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.624

Index   

Texte intégral   

Introduction

1Avant d’explorer les dimensions utopiques d’œuvres concrètes — dans notre cas, des pièces mixtes, électroniques et instrumentales du compositeur autrichien Daniel Mayer — je propose d’observer d’abord de plus près l’idée de l’utopie elle-même. Tenue en haute estime par Bloch et Adorno, cette idée a perdu beaucoup de son crédit du fait de l’histoire du vingtième siècle et cela pour deux raisons ; la première, évidente, est le fait que les catastrophes humaines liées aux totalitarismes ont été en relation avec une pensée utopique (les idéologies du fascisme et du communisme en témoignent, ainsi que les philosophies dont ces mouvements se sont nourri — de l’idéalisme allemand jusqu’à Heidegger.) La deuxième raison est également liée à la dimension politique que sous-tend le terme : dans notre époque dite postmoderne, c’est la politique en elle-même qui a perdu de son attrait (c’est pourquoi des philosophes comme, par exemple, Jean François Lyotard, se sont efforcés de redéfinir ce qui veut dire le terme « politique » au début du XXIe siècle.)

2Cette dévalorisation du politique est notamment visible dans le domaine de l’art ; aujourd’hui, on est loin de l’art engagé des avant-gardes des années 60 et 70. Néanmoins, l’idée de l’utopie se retrouve aussi, dans un sens adornien du terme, dans l’art autonome et, en particulier, dans l’art électroacoustique.

3Dans sa thèse de doctorat intitulée Musik und Utopie datant de 1990, Wolfgang Schoenke a essayé de systématiser la relation entre musique et utopie. Il distingue des usages littéraire, politique et général du terme.1 L’utopie dans son sens politique est caractérisée par une pensée sociale et expérimentale ; dans son sens général, le terme « utopie » désigne alors une dimension typique de l’action humaine, c’est-à-dire l’orientation vers un avenir souhaité ou, autrement dit, l’action motivée par des attentes positives. Comme l’a formulé Schoenke, l’utopie peut ainsi être comprise comme relevant de la fantaisie et de la créativité, comme une capacité à déplacer ce qui est donné dans un nouveau contexte, à trouver de nouvelles relations et à développer de nouvelles perspectives et alternatives pour l’avenir. L’idée de l’utopie est donc proche de la notion de nouveauté et de capacité d’apprendre.2

4Bien que, dans ce sens-là, ce terme devienne presque une catégorie purement artistique, il faut prendre en considération le fait que, comme le souligne Schoenke, la fantaisie de l’utopie ne se limite jamais à des fins individuelles, mais vise une amélioration des structures sociales. Elle implique une distance et une attitude critique vis-à-vis de ce qui est donné, de la réalité sociale ; cette distance, motivée par la sensation d’être étranger, stimule la recherche du mieux. Ce qui relie l’utopie et l’esthétique est leur caractère ouvert, qui permet plusieurs interprétations.3 Quant à l’art, c’est son sens du temps caractéristique, tout différent du temps quotidien, qui peut être regardé comme une liberté utopique.

5Néanmoins, selon Schoenke, pour qu’on puisse vraiment parler de l’utopie, il est nécessaire de pouvoir identifier des stratégies rationnelles qui visent la réalisation de l’idée utopique. Par conséquent, il faut tenir compte de la situation sociale ainsi que des structures sémantiques. C’est précisément sur ce dernier point que la définition d’Adorno se distingue d’autres réflexions théoriques. Car, pour lui, l’utopie de l’art est toujours une utopie non verbale, et donc purement musicale. Ce qui pourrait être considéré comme une faiblesse est, selon lui, la force de l’art ; son caractère ambivalent lui permet d’échapper au danger de figer l’image utopique et de la transformer nécessairement en idéologie désastreuse. Cet aspect est proche des utopies littéraires qui critiquent souvent le manque de dynamique social, la rationalisation rigide et l’institutionnalisation de la réalité.4 Chez Aldous Huxley, par exemple, dans son célèbre Brave New World (Le Meilleur des mondes) datant de 1932, c’est avant tout la consommation qui rend les hommes heureux. Par conséquent, le rôle de la musique est de divertir. Elle fait oublier le silence et les forces souterraines que personne ne supporte plus.5 Chez Adorno, la musique n’est pas réconfortante mais rappelle au contraire l’insécurité existentielle de la vie humaine.

6Quand on s’intéresse à la relation entre musique nouvelle et utopie, la conception de Francis Bacon est intéressante. Dans la Nouvelle Atlantide, fragment datant de 1624, il accentue le côté rationaliste de l’utopie en combinant l’idée platonicienne d’un maintien de stabilité de la société par la musique avec des programmes empiriques visant à explorer la réalité.6 Dans ce texte, Bacon ne décrit pas une société complète, mais seulement une institution de recherche : la Maison de Salomon où se trouvent entre autres des laboratoires acoustiques dans lesquels sont expérimentées des sonorités nouvelles avec des harmonies enrichies par des quarts des tons ainsi que des machines produisant des effets sonores.

7 Ici encore il est utile de prendre en compte la position d’Adorno. Bien que celui-ci ne dénie pas du tout l’importance de la rationalité, son intention est de la transformer à l’aide de l’art. Selon lui, la dimension utopique de l’art consiste dans le fait que la rationalité qui se trouve dans l’œuvre n’est plus la même que celle qui domine la réalité. Car elle est enrichie d’une dimension mimétique. Ernst Bloch, quant à lui, considère que le caractère utopique de l’expression musicale résulte de la combinaison de subjectivité et de transcendance, d’un ordre abstrait et d’émotions intériorisées.7 Dans la musique, l’intensité expressive s’allie à l’esprit d’ouverture ; elle s’oriente donc vers l’avenir et non pas vers l’archaïque. Pour Bloch, la musique est toujours un reflet de la société. C’est la musique à venir qui a en charge d’agrandir ce potentiel utopique. Comme le montre son interprétation de Fidelio, l’utopie a toujours besoin de l’expression verbale pour être déchiffrable.8

8Par comparaison avec Bloch, le point de vue d’Adorno, qui souligne l’expression non verbale et mimétique de l’art, semble être plus proche des esthétiques autonomes qui caractérisent la musique électronique de nos jours. Bacon avait déjà anticipé l’utopie du développement de média nouveaux, qui est aussi liée à la musique électronique. Stéphane Roy a d’ailleurs parlé de l’utopie comme « contrée fertile de l’aventure électronique ».9 Dans un texte qui porte le même titre, paru en 2003, Roy relie l’idée de Pierre Schaeffer d’une écoute réductrice avec celle de Jean François Lyotard d’une musique mutique. Pour résumer son idée d’une manière simplifiée, les deux soulignent le fait que la musique fait émerger quelque chose d’inconnu ou d’oublié. Quant à l’analyse, selon Roy, elle fait aussi partie de l’utopie artistique car elle peut éclairer la pratique musicale d’une manière inattendue en révélant les arrière-plans de chaque projet de composition, ses motivations et son but concernant le genre, le matériau, la fonction ou la réception. Finalement, les concepts théoriques aident à mettre en évidence des idées artistiques et la réflexion théorique est pour Roy un élément nécessaire au fonctionnement de la dialectique entre subjectivité et objectivité dont vit la création artistique. C’est dans ce sens que les réflexions suivantes devront être comprises.

A propos de Lokale Orbits

9Pour comprendre la musique de Daniel Mayer et sa teneur utopique, il faut analyser son contexte d’une double manière. Premièrement, en prenant en considération l’arrière-plan de la musique électronique populaire ; deuxièmement en s’intéressant à son rapport à la tradition de la musique nouvelle et de l’avant-garde.
Né à Graz en 1967, Daniel Mayer a bénéficié d’une formation académique : après des études en mathématiques et philosophie à l’université de Graz, il a étudié la composition avec Gerd Kühr à l’Université des Arts. Il a ensuite poursuivi des études en troisième cycle au studio électronique de l’académie de musique de Bâle avec Hanspeter Kyburz, et a exercé comme compositeur invité au ZKM de Karlsruhe et à l’IEM de Graz. Il travaille à présent dans cette dernière institution, où il mène un projet de recherche artistique qui explore le processus de création. Ses compositions instrumentales et électroniques, dont il crée les structures à l’aide d’algorithmes, lui ont valu de nombreux prix et sont jouées dans des festivals de musique électronique du monde entier.10
Comme l’explique le compositeur, pour la série Lokale Orbits, commencée en 2007, ce sont des sonorités instrumentales qui servent de point de départ : à savoir des enregistrements faits avec les musiciens pour lesquels les pièces sont écrites. Il utilise la synthèse granulaire, un procédé où des sons sont construits à partir d’un matériau de base en synthétisant des particules minimales. Mayer en sort des sonorités nouvelles et surprenantes, même pour le compositeur. Ce qui l’intéresse, c’est la transformation graduelle des sonorités réelles, instrumentales, en un espace sonore électronique.
Dans ces compositions, quatre dimensions me semblent particulièrement importantes pour notre étude des dimensions utopiques de son œuvre.

Histoire

10Un des aspects qui distingue l’approche de Daniel Mayer de celle d’autres compositeurs de musique électronique réside dans une relation spécifique à l’histoire. Sous l’influence de la musique populaire américaine, on ne trouve aujourd’hui dans la musique électronique mondialisée aucune conscience de l’histoire. Ce qui caractérise la musique postmoderne est le manque d’histoire qui, selon Thomas Dézsy, se trouve déjà chez Bernd Alois Zimmermann. « La situation est devenue confuse », a écrit Daniel Charles, « la postmodernité semble bien avoir aboli le fléchage du temps. Et cela confirme l’impression de Tilbury : l’inflation de l’histoire, dès lors qu’elle se fait globalisante, tue l’histoire. »11 Pour Mayer au contraire, la relation à l’histoire est omniprésente et détermine des décisions artistiques individuelles. Son but est de faire percevoir des relations connues comme des intervalles simples sous de nouvelles conditions, qu’elles soient microscopiques ou macroscopiques.
Pour le compositeur, le développement des méthodes orientées vers la création des structures — comme la composition algorithmique, qui n’est pas exclusivement liée à l’ordinateur — va de pair avec la disparition, au début du 20e siècle, d’un langage musical valable pour tous et intériorisé par tous. Comme Daniel Mayer l’a expliqué dans un entretien avec Gerhard Nierhaus,12 la composition assistée par ordinateur donne la possibilité de travailler de faÇ on expérimentale. Cela comprend pour lui une certaine relation dialectique à ce qui est donné par l’histoire. Mayer s’appuie sur la pensée adornienne et sur l’interprétation de l’histoire de la musique en tant qu’histoire des formes qui reflètent des développements et des tensions sociales. De ce point de vue, la réflexion critique des normes esthétiques et des modèles établis devient une nécessité.

11Dans Trio 1, écrit en 2009 pour le trio Tritonous, la dimension historique se développe au cours de la pièce : les sons réels sont absorbés par un monde virtuel, des couches différentes, instrumentales ou électroniques, se mêlent afin de créer une harmonie. Les instrumentistes s’intègrent dans l’atmosphère globale, l’idée de bâtir un pont entre le monde acoustique et électronique, qui se trouve déjà chez Xenakis, étant un point essentiel dans les pièces de Mayer. Pour le compositeur, l’équilibre entre la partie électronique et la partie instrumentale est un défi contrapuntique, ce que Mayer souligne aussi en accentuant certains gestes singuliers, souvent dans la partie instrumentale, par les nuances. La partie électronique est caractérisée par une virtuosité surprenante. Pour Mayer, dans le concert, la domination quantitative de l’électronique est compensée par l’action des instrumentistes sur scène. La dimension historique éclate soudain par la reconnaissance des harmonies, souvent liées à un changement au niveau des figures.

Ex. 1 : Trio 1, mesures 1-18 >> Voir en annexe

12Comme on peut le voir sur la partition, Mayer pense le temps de deux manières : d’une part comme un temps mesuré scientifiquement par un chronomètre, mais aussi d’autre part comme un temps ressenti qui est noté de faÇ on traditionnelle. Le processus caractérisant la pièce est une dissolution progressive, comme si la musique s’arrêtait pour renaître, pour faire entendre quelque chose de nouveau. Le temps semble aboli, la musique se prolonge quelque part entre passé et avenir en établissant une harmonie consciente de son caractère artificiel.

Lieu

13Le terme d’utopie est lié à l’idée d’un endroit inconnu, endroit qui, en réalité, ne se trouve nulle part. Dès ses débuts, la musique électronique est caractérisée par l’idée de la création d’espaces imaginaires (avec les moyens du live électronique, la possibilité de réaliser ce but s’est multipliée. Chez Nono, par exemple, dans les œuvres des années 1980 composées à Freiburg, les espaces se superposent les uns sur les autres13). Chez Daniel Mayer, l’idée d’un espace paradoxal est déjà suggérée par le titre Lokale Orbits, cÕest-à-dire orbites locales. Alors que les orbites sont associées à l’univers, donc à un endroit très éloigné, l’adjectif « local » évoque du contraire la proximité la plus grande. Dans cette série d’œuvres, en plaÇ ant des ensembles de musique de chambre traditionnels dans une nouvelle ambiance sonore, Mayer leur ouvre de nouveaux espaces virtuels.14
Dans un certain sens, les espaces explorés dans cette série d’œuvres sont des espaces microscopiques car le but du travail, avec la synthèse granulaire, consiste en l’exploration du son. Par conséquent, les parties instrumentales sont composées de manière très simple : « au centre, il y a seulement quelques figures instrumentales arrangées à l’aide d’une permutation par rapport à leurs dérivations granulées ».15

14Dans Duo 1, pour violon, clarinette basse et bande sonore en quadriphonie, composé en 2008, la communication entre les instruments se manifeste encore plus fortement que dans Trio 1, la partie instrumentale et la bande sont conÇ ues comme un duo. Le matériau harmonique est réduit : quelques sons de base seulement, par exemple les sons des cordes du violon et quelques multiphoniques de la clarinette forment le point de départ pour le développement de motifs simples composés de deux notes. La forme globale est de nouveau caractérisée par un ralentissement progressif : après un début dansant et agité qui s’évanouit graduellement, la bande sonore crée un espace quasiment sphérique. Le violon provoque librement des réactions de la clarinette. Il s’installe une écriture caractérisée par des gestes répétés évoquant une sensation d’éternité. La durée totale de la pièce, de 19 minutes et 15 secondes, souligne cette impression. Mais cette utopie temporelle se présente en même temps comme une utopie matérielle et concrète, parce qu’elle se fait par l’action, par des gestes individuels répétés dont résulte la musique. On sent en même temps le présent et l’écoulement du temps, comme si se manifestait une autre dimension du monde, son aura sonore, son souffle et sa matérialité. Les gestes traversent l’espace, un espace apprivoisé au cours de la composition.

Ex. 2 : Duo 1 : Mesures 1-7 ; Mesures 15-21 >> Voir en annexe

Geste et logique

15Comme l’a expliqué Thomas Dézsy, le problème concernant la musique électronique est que sa forme n’est pas adaptée à la physiologie humaine et qu’elle manque de tradition, en terme de matériau musical. Elle n’est pas déterminée a priori par des gestes humains, n’a pas d’instrument de musique comme base et n’est pas adaptée au corps humain ; par conséquent, tout y est à choisir, ce qui peut être vu soit comme une liberté pleine de possibilités, soit comme un problème.16 Très souvent, le compositeur de musique électronique se présente comme un technicien, ce qui crée l’image d’une musique froide et abstraite et donc positiviste. Comme l’a démontré récemment Anne Boissiere,17 pour Adorno, l’attitude positiviste consiste justement en une fétichisation de la méthode. Or, ce que Mayer essaie de développer, c’est une utopie d’une musique électronique humaine, sensuelle et consciente de l’histoire. Pour le compositeur, les contraintes liées à l’emploi des instruments traditionnels corrigent des conceptions abstraites. Pour lui, la transgression des conceptions formalisées est importante, ce qui se réalise par le canal de l’intuition. Au cours du processus créatif, le matériau généré algorithmiquement est confronté à quelque chose qui lui est différent.

16Dans Solo 2, pour contrebasse et bande électronique en quadriphonie, écrit en 2007, c’est de nouveau la matérialité des sons qui domine la pièce malgré son caractère virtuel. La durée, de presque 25 minutes, radicalise l’idée d’une éternité sonore constituée par des gestes, par un souffle à la fois humain et cosmique. C’est en cela que l’on observe l’influence de la musique spectrale, et avant tout de celle de Gérard Grisey, auquel Mayer s’est particulièrement intéressé. Le temps est libéré de tout encadrement traditionnel.
Comme l’a expliqué le compositeur, la durée des mesures singulières — environ 20 secondes avec une pause brève incluse — est déterminée par la granulation. Chaque mesure contient au moins une figure de la basse et, si les actions sont courtes, elles sont au nombre de deux. A cette forme temporelle périodique s’en ajoute une autre : une forme tripartite asymétrique inspirée par la suite des sons incluse dans une trille spectrale granulée. Au niveau local, le compositeur cherche la variation, tandis qu’au niveau de la forme globale c’est le développement qui est au centre. Selon le compositeur, la variation survient de manière naturelle parce que les sonorités instrumentales, en particulier si elles contiennent des bruits, ne peuvent jamais être répétées de faÇ on identique. Dans la partie électronique, la variation est générée en incluant le hasard.18

Ex. 3 : Solo 2, mesures 1-8 >> Voir en annexe

17C’est aussi l’utopie de trouver des sonorités nouvelles qui est présente ici ; dans la partie électronique, Mayer utilise des micro glissandi. Comme il l’a expliqué, des transformations lentes, organisées à l’aide d’algorithmes, déterminent les effets spatiaux et le choix des sons dans la partie électronique ainsi que la permutation des sons dans la partie instrumentale. La forme globale en résulte aussi.
L’utopie de l’avant-garde consistait à dépasser les limites entre l’art et la vie, ce qui se manifestait électroniquement en faisant entendre le naturel dans l’artificiel. Aujourd’hui, l’évocation des sons naturels n’est plus une provocation.19 Chez Mayer, ce sont les bruits, les sonorités concrètes produites par les instrumentistes qui servent de point de départ à l’acte créatif. Ce procédé rappelle la musique de Pierre Schaeffer qui a fortement influencé Helmut Lachenmann, compositeur auquel Mayer s’est particulièrement intéressé.20 Pour Schaeffer, l’objet sonore est transformé à l’aide d’une réduction, d’une écoute qui ignore systématiquement son contexte original. Cette méthode, qui rappelle la méthode réductrice de la phénoménologie de Husserl, défère l’objet à la pure subjectivité du compositeur.21

18Comme chez d’autres compositeurs de musique électronique, le processus de création comporte des éléments intuitifs et d’improvisation.22 Technique, matériau, notation et interprétation ne peuvent plus clairement être distingués ; on peut parler d’une « équivalence méthodique de la structure et de la sonorité »23. Ce qui intéresse Mayer, ce sont les associations sonores qui résultent de la réduction du matériau. Pour lui, « la perception musicale (ainsi que l’évaluation) est premièrement déterminée par des comparaisons avec la musique dont on se souvient, et il n’y a pas de perception ‘pure’ du phénomène ».24 L’attrait d’une musique est lié à deux phénomènes : différence et irritation.

19« Dans l’histoire de la musique occidentale il y a un réservoir médiatisé historiquement, réservoir de structures faciles à décrire qui réapparaissent et fonctionnent dans des contextes spécifiques, c’est-à-dire qui mettent en lumière et évoquent certaines conditions intérieures : ce n’est bien sûr pas exactement ce que nous cherchons – mais en même temps on ne peut pas l’ignorer totalement. L’expression individuelle, si l’on peut utiliser ce terme, résulte d’une différenciation spécifique et individuelle par rapport à un cliché expressif. »25

Forme

20 La critique a notamment évoqué le fait qu’avec l’ordinateur on peut facilement générer, par le principe d’expérimentation, trial and error, des pièces fragmentaires qui manquent de logique musicale car, la méthode fonctionnant par association, le compositeur peut être comparé à un sculpteur qui travaille le son. La musique ne rappelle l’histoire que dans un certain sens, sens dit « postmoderne » par le compositeur viennois Christian Fennesz. Le but de son travail artistique est d’évoquer des souvenirs : selon lui, les sons manipulés algorithmiquement devraient pouvoir rappeler n’importe quel genre ou style historique, que ce soit « des pop sounds ou un quatuor de Chostakovitch ». Cette prévalence de l’intuition qui, chez certains compositeurs, va de pair avec un scepticisme vis-à-vis de la réflexion et du travail conceptuel, a aussi provoqué des critiques.26 C’est avant tout le manque de forme, le caractère fragmentaire de l’objet trouvé par association, qui laisse l’auditeur insatisfait.
En ce qui concerne la combinaison des instruments acoustiques avec l’électronique, on constate que, dans les années récentes, elle est de plus en plus fréquente dans les concerts et ce sont souvent les compositeurs eux-mêmes qui jouent, comme par exemple Fennesz avec sa guitare électrique. En général, la transformation des sons produit une perte d’authenticité. Pour quelques commentateurs, dans la musique électronique contemporaine, le jeu remplace la théorie et l’idée du génie.27

21C’est dans cette perspective que se manifeste l’intérêt des compositions de Daniel Mayer car, chez lui, c’est toujours la forme qui rend fascinants les événements sonores. Ce ne sont jamais des sonorités singulières qui attirent par leur individualité seule mais c’est leur apparence souvent répétée dans le cours de la pièce qui leur donne leur attrait. Alors que la construction est souvent abandonnée au profit du choix spontané des sons, des associations et de leur durée, chez Mayer la subjectivité esthétique et le calcul objectif semblent être équilibrés. Par conséquent, le sens ne se trouve pas exclusivement dans l’écoute mais se déchiffre aussi au niveau structurel par l’analyse, à l’aide de la partition.
Pour Mayer, il faut toujours remettre en question les conséquences phénoménologiques qui résultent de la méthode choisie ; pour lui, la forme totale d’une pièce est un critère central afin de juger de la qualité d’une composition : « Des sons intéressants sont très vite trouvés, mais ce qui compte, c’est leur contexte », dit-il. En ce qui concerne la forme, son idéal est la musique de Gérard Grisey chez qui « la sonorité raffinée fait toujours partie intégrante d’une forme compréhensible au niveau de l’écoute ».28 Pour Mayer, la formalisation à l’aide de l’ordinateur rend possible une nouvelle faÇ on de créer des processus formels : des développements progressifs comme des changements de tempo, des processus de densification ou de réduction jouent un rôle important dans ses pièces.

22 Dans Solo 6 pour piano et bande électronique à 8 canaux, la communication entre le piano et les signaux électroniques caractérisés par des quarts de tons semble être troublée, ce qui conduit à des points de culmination dramatiques. La sonorité transformée du piano évoque la sensation d’un éloignement radical.

Ex.4. Solo 6, mesures 63-74 >> Voir en annexe

Conclusion

23Schoenke a distingué trois formes principales dans l’utopie musicale : d’abord celle liée aux mots, puis celle liée à l’intention du compositeur et à une fonction dans un certain contexte sociale, et enfin celle qui s’appuie sur l’hypothèse d’une fonction utopique de l’art en général. Cette dernière lui donne aussi une dimension transcendante.29 Concernant les éléments utopiques dans les compositions de Daniel Mayer, j’aimerais, pour finir mon intervention, essayer de mettre en lumière plus précisément ce dernier point et le concrétiser par rapport à la musique d’aujourd’hui. Car l’utopie qui se manifeste dans ces pièces n’est pas celle de la tension entre un idéal et la réalité, comme on peut le trouver par exemple dans des Lieder de Schubert ou Schumann.30 Chez Wagner aussi il y a une séparation insurmontable entre le monde artistique et utopique, dont témoignent ses efforts pour créer un autre monde, et la dure réalité.31 Ce n’est pas non plus celle de dissoudre les limites entre nature et art comme par exemple chez Ives32 ni l’utopie nourrie d’une métaphysique platonicienne comme chez Stockhausen.33 C’est plutôt une utopie qui se manifeste purement au niveau musical, une utopie matérielle et sonore qui se perÇ oit dans son rapport au temps.
Schoenke déjà, a mentionné le caractère utopique lié à l’idée d’un élargissement de notre capacité à percevoir le temps.34 Alors qu’une structure linéaire suggère une narration musicale, une structure cyclique renforce la libre sensation du présent. Chez Mayer, cette utopie temporelle implique une dimension historique et en même temps une orientation vers l’avenir : c’est le désir de trouver de nouvelles sonorités ainsi que celui de reconstruire une harmonie perdue ou même impossible qui motive le travail artistique. Ce qu’on trouve en outre dans cette musique, c’est le désir d’établir une harmonie entre l’homme et le monde technicisé. Ici, sont combinées l’approche fascinante de Grisey, dont les pièces, selon Mayer, s’appuient sur des éléments de base simples comme le souffle ou la pulsation, et la méthode constructiviste de Xenakis.35

24D’une certaine manière, cela rejoint l’utopie adornienne de réconcilier le sensible et le rationnel. Le geste créatif est à la fois calculé et mimétique. Par conséquent, ce qu’entend le compositeur pendant l’action créative est retrouvée par l’auditeur au moment de la réception.

25Mais avant tout, ce qui émerge, c’est l’utopie humaine de maîtriser le temps, rappelant la vieille protestation de l’art contre l’évanescence du temps. Elle se manifeste concrètement dans la matière sonore, mais aussi dans sa fragilité illusoire. Ce n’est pas une utopie politique, mais une utopie purement artistique, comme on la retrouve aussi, par exemple, chez la poétesse allemande Christa Wolf dans son roman Pas de lieu, nulle part :

« La trace horrible que laisse le temps qui s’enfuit. Vous, ancêtres, du sang dans la chaussure. Des regards de nul œil, des mots de nulle bouche. Des formes, sans corps. […] Des éclats de rire anciens. L’écho horrible, fragmenté, multiplié. Et le soupÇ on que rien d’autre n’adviendra que cet écho. »36

26L’utopie est un terme ambivalent. D’un côté, elle se nourrit d’un esprit d’ouverture vers l’inconnu, ce qui correspond à l’ambivalence de la musique qui manque de mots ; d’un autre côté, elle est liée à la réalisation concrète de projets sociaux. Fischer et Dahlhaus ont déjà constaté que se révélaient, même dans des musiques autonomes et sans texte, des dimensions utopiques.37 Celles-ci résultent de l’expression subjective, par opposition à l’expression collective, et de la présence de scénarios sonores mettant en scène d’autres mondes, par opposition au monde réel. Quant à la musique électronique, elle offre des possibilités spécifiques. C’est d’autant plus vrai lorsqu’elle sert de moyen d’expression au compositeur qui, ainsi, dans des pièces mixtes combinant des parties électroniques et des parties instrumentales, rivalise avec des instrumentistes ou les transporte dans un monde de rêve créé virtuellement. Dans Lokale Orbits de Daniel Mayer, le monde du rêve est matériel, gestuel et déterminé par un temps spécifique, une utopie de l’éternité qui, ultérieurement, se transforme en utopie de la musique elle-même dont l’existence même semble illusoire. Les sons évoquent un espace musical lointain et inaccessible, lequel sert en même temps d’indice pour l’avenir de la musique. En dépit de la dimension constructive de la musique, l’harmonie se manifeste comme une couleur, comme surgissant d’elle-même plutôt que créée par le compositeur : la transcendance devient événement sonore.

Notes   

1  Voir Schoenke, Musik und Utopie. Ein Beitrag zur Systematisierung, Hamburg: Krämer 1990, p. 6.

2  Schoenke, op. cit., p. 8

3  Schoenke, op. cit., p. 10

4  Voir Schoenke, op. cit., p. 45.

5  Voir Schoenke, op. cit., p. 49.

6  Voir Schoenke, op. cit., p. 31.

7  Voir Schoenke, op. cit., p. 127.

8  Voir Schoenke, op. cit., p. 133.

9  Stéphane Roy, « L’utopie, contrée fertile de l’aventure électronique », in : Electroacoustique : Nouvelles Utopies (Circuit – Musiques contemporaines Vol. 13/3), Presses de l’Unversité de Montréal 2003, p. 19-31

10  Pour plus de détails voir le site internet du compositeur: www.daniel-mayer.at

11  Daniel Charles, « L’histoire de la musique et postmodernité », in : A partir de Jean Francois Lyotard, sous la direction de Claude Amey et Jean Paul Olive, Harmattan : Paris, 2000, pp 149-159, p. 153

12  Voir „Der Komponist Daniel Mayer“, in : Gerhard Nierhaus, Algorithmische Komposition im Kontext neuer Musik (Beiträge zur elektronischen Musik 14), Graz 2012, pp.40-62, p. 40.

13  Voir Detlef Heusinger, „Raumzeitsprünge“, in : Zwischen Experiment und Kommerz. Zur Ästhetik elektronischer Musik, sous la direction de Thomas Dezsy, Stefan Jena und Dieter Torkewitz, Mille Tre: Wien, 2007, pp. 101-114, p. 109

14  Déjà au début de l’histoire de la musique de chambre l’idée de remodeler le lieu jouait un grand rôle.

15  Voir Mayer, in: Nierhaus, op. cit. p. 50. Traduction de l’allemand: S.K.

16  Thomas Dézsy, „Wiener Schule, Version 3.0“, in : Zwischen Experiment und Kommerz. Zur Ästhetik elektronischer Musik, sous la direction de Thomas Dezsy, Stefan Jena und Dieter Torkewitz, Mille Tre: Wien, 2007, pp. 25-46, p. 28

17  Voir Susanne Kogler, „Adornos Musikphilosophie in Frankreich. Anne Boissieres Blick auf die Ästhetik der informellen Moderne“, in : Musik und Ästhetik 46/2012, pp. 88-96, p. 92.

18  Voir pour d’autres détails aussi Mayer, in : Nierhaus, op.cit., pp. 50 et 53.

19  Voir Dieter Torkewitz, „Von Grillen, Pop-Laptopern und anderem“, in : Zwischen Experiment und Kommerz. Zur Ästhetik elektronischer Musik, sous la direction de Thomas Dezsy, Stefan Jena und Dieter Torkewitz, Mille Tre: Wien, 2007, pp. 13-24, p. 14.

20  Mayer a dédié sa thèse en maîtrise de composition à l’œuvre et à l’esthétique de Helmut Lachenmann. Voir Daniel Mayer, Helmut Lachenmann - ästhetische Positionen eines Komponisten, Graz (Universität für Musik u. darstellende Kunst, Magisterarbeit), 2000.

21  Voir Karlheinz Essl, „Wandlungen der elektroakustischen Musik“, in : Zwischen Experiment und Kommerz. Zur Ästhetik elektronischer Musik, sous la direction de Thomas Dezsy, Stefan Jena und Dieter Torkewitz, Mille Tre: Wien, 2007, pp. 47-84, p.53

22  Dézsy, op. cit., p. 36

23  Dézsy, op. cit., p. 37

24  Mayer, in: Nierhaus, op. cit., p. 46. Traduction de l’allemand: S.K.

25  Mayer, in: Nierhaus, op. cit.,, pp. 46-47. Traduction de l’allemand: S.K.

26  Dézsy, op. cit., p. 38

27  Dézsy, op. cit., p. 44

28  Mayer, in: Nierhaus, op. cit., p. 42. Traduction de l’allemand: S.K.

29  Voir Schoenke, op. cit., p.189

30  Voir Schoenke, op. cit., p.148

31  Voir Schoenke, op. cit., p.160

32  Voir Schoenke, op. cit., p.168

33  Voir Schoenke, op. cit., p.171

34  Voir Schoenke, op. cit., p 183

35  Voir Mayer, in: Nierhaus, op. cit., p. 56

36  Voir Christa Wolf, Kein Ort. Nirgends, dtv: München 1994, pp. 5-6: „Die arge Spur, in der die Zeit von uns wegläuft. Vorgänger ihr, Blut im Schuh. Blicke aus keinem Auge, Worte aus keinem Mund. Gestalten, körperlos. […] Jahrhundertealtes Gelächter. Das Echo, ungeheuer, vielfach gebrochen. Und der Verdacht, nichts kommt mehr als dieser Widerhall.“ Traduction de l’allemand: S.K.

37  Voir à ce sujet aussi Schoenke, op.cit., pp.189-190.

Citation   

Susanne Kogler, «Utopie matérielle et sonore. À propos de Lokale Orbits de Daniel Mayer», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et Utopie, mis à  jour le : 11/03/2014, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=624.

Auteur   

Susanne Kogler