François J. Bonnet, Les Mots et les sons, un archipel sonore, Éditions de l’éclat, 2012.
Pierre-Yves Macé1De quoi parlons-nous lorsque nous parlons de « son » ? Les « mots » que nous employons, les structures discursives que nous mobilisons opèrent-ils une description « fidèle » d’un phénomène sonore qui lui resterait extérieur ? Ou bien participent-ils de la constitution même de cette part du son (l’« audible », par opposition au « sonore ») que nous sommes en mesure d’appréhender, d’imprimer, de marquer du sceau de notre écoute ? L’essai de François J. Bonnet, Les Mots et les sons, défend cette seconde perspective avec un sens aigu de la conceptualisation. Se démarquant nettement d’une production courante aux bases théoriques souvent lâches, ce livre exigeant a le mérite de proposer une véritable cartographie conceptuelle où des termes tels que « trace », « empreinte », « sonore », « audible », « infra-mince », acquièrent par le jeu de leurs différenciations subtiles une opérativité nouvelle. Ancrée dans un impressionnant corpus de références, cette pensée s’élabore par la discussion serrée de thèses antérieures et l’examen d’un grand nombre d’exemples empruntant à la philosophie, la psychanalyse, la musique, les arts plastiques ou la littérature – non par hasard, cette dernière occupe une place de premier choix dans les Mots et les Sons. Ainsi, la théorie du son comme pneuma chez Aristote, les expériences de Konstantin Raudive visant à faire entendre les voix des morts, les flux sonores du compositeur italien Giacinto Scelsi, les Stratégies Obliques de Brian Eno et Peter Schmidt, l’ear phonotograph de Bell et Blake ou encore les artifices hallucinatoires de l’esthète Des Esseintes dans À Rebours, le roman de Huysmans, valent ici comme autant de « provocations » à penser le son.
Critique, cette entreprise théorique ne se dérobe jamais au renversement de propositions trop souvent reçues comme des évidences. L’auteur pointe les apories de l’écoute réduite de Pierre Schaeffer, met au jour la tentation essentialiste d’un « empire panacoustique » chez Murray Schafer, ou critique la critique de Cage par Francisco Lopez. Il n’en emmaille pas moins son propos de thèses fortes qui reviennent à plusieurs reprises, éclairées chaque fois sous un angle nouveau. Parmi celles-ci, l’idée centrale selon laquelle le son est toujours en excès par rapport à lui-même et donc inassignable à une place fixe. Si sont mises dos à dos l’approche physicaliste du son – qui localise l’en-soi du sonore dans la pure vibration – et l’approche phénoménologique – pour laquelle il n’est de son que lorsqu’il y a perception –, c’est pour leur opposer une approche « schizologique », qui reconnaisse à la fois la co-nécessité et l’impossible conciliation de ces deux positions théoriques ; qui prenne en compte, par là même, le caractère essentiellement clivé du son ; qui, en d’autres termes – conclusion logique de l’ouvrage –, renonce pour de bon à toute ontologie du son.
Ainsi, qu’elle soit « réduite », « sémantique » ou « archaïque » (l’oreille comme organe de la peur selon les célèbres pages de Nietzsche), l’écoute ne cesse de fantasmer, de surinvestir ou de « surestimer » son objet. Elle est le mouvement insatiable d’une « tension vers » qui ne s’arrête nullement à son objet supposé – fétiche qu’elle ne fait que traverser –, mais trouve sans cesse des « lignes de fuites » la projetant vers un dehors asymptotique. L’auteur conduit magistralement cette pensée dangereuse (car toujours menacée de perdre son objet) avec une attention constante pour la « part maudite » du son, l’état sauvage du sonore non encore audible, les extrêmes ou cas-limites de la perception (hallucination, hypnose) qu’il prend soin d’évider de toute dimension pathologique.
Dans cette perspective, on pourra s’étonner que la modalité du propos se fasse plus déontique dans les dernières pages, cédant presque à la tentation ontologique (« l’oreille doit revenir à ce qu’elle est : l’organe privilégié de la peur », nous soulignons). L’auteur en appelle alors à une déliaison du couplage initial des « mots » et des « sons » : « il faut rendre l’écoute aphone, il faut qu’elle ne puisse plus parler, plus dire le son, plus écrire le son. Il faut la soumettre au silence, au mutisme ». Ces injonctions sont à lire comme une prise de position explicite : aux velléités théoriques qui impriment un ordre rationnel – quelle que soit sa pertinence – au domaine du sonore, François J. Bonnet oppose une véritable pensée du désordre, un « archipel sonore » plutôt qu’une « théorie du son ». Cette entreprise inédite et salutaire définit les contours d’une voie nouvelle pour l’acoulogie à venir.