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Figures de l’attention, Cinq essais sur la spatialité en danse de Julie Perrin, Dijon, Les presses du réel, Collection « Nouvelles scènes », 2012

Antony Desvaux
janvier 2014

Index   

1Le livre de Julie Perrin s’intéresse à la manière dont une danse compose, conduit, éconduit le regard que l’on pose sur elle, l’oreille qui lui est prêtée, à la façon dont la perception est modulée, inventée par les intensités que l’œuvre déploie : questionnement  aux enjeux esthétiques, éthiques et politiques : « c’est toujours tenter d’éviter que la relation esthétique ne se réduise à une consommation » (p. 200). Je regarde une danse s’épanouir dans le temps, épanouissement qui me danse dans le même temps : où comment ce que Julie Perrin nomme le « trajet perceptif » est source d’invention d’un « sujet sensible » propre à telle chorégraphie singulière. Or cette conduite de l’acte de voir est partie prenante d’une histoire. L’œil en effet s’est accoutumé à un lieu historiquement bien déterminé (et à la mise en espace des corps en mouvement qu’il suppose) : le théâtre classique, dont Julie Perrin rappelle les modalités de fonctionnement en tant que dispositif, et les « régimes de visibilité » qu’il induit et produit. Comment les œuvres les plus contemporaines se frottent-elles à cet espace, et de quelles manières ces frottement appellent tout à la fois de nouvelles figures dansées et de nouveaux trajets perceptifs : telle est la recherche menée ici. L’espace n’est ainsi pas l’enjeu direct, mais la dimension appelée à mettre en évidence le renouvellement de la relation esthétique. « Qu’est-ce qu’une œuvre nous fait ? Comment nous saisit-elle et où nous conduit-elle ? Comment nous travaille-t-elle, au sens où elle nous invite à composer le sujet en devenir qu’elle suscite ? » (p. 15) Il est ainsi proposé un parcours à travers cinq œuvres, au cours duquel Julie Perrin nous invite de manière sensible et fine à suivre l’évolution interne de chaque danse, l’avènement des figures et des modalités d’attention venant les saisir, les ressentir, nous donnant à éprouver  les basculements et les errances d’une perception s’inventant au fil des œuvres.

2Le premier essai est consacré à Self-Unfinished de Xavier le Roy (1998) et montre la manière dont l’invention de gestes, postures et mouvements, donnée à voir en une lenteur et une clarté apparentes (mais tout l’ouvrage de Julie Perrin s’aventure à sonder la nature de ce don, ce qu’elle nomme les « modes d’adresse » de l’œuvre) peut produire un trouble de la perception, un déplacement du régime classique de visibilité : un corps, seul, sans intention (« le corps est posé là, sans raison apparente et sans inquiétude »), s’invente en pleine lumière, se décompose et se recompose, brouillant peu à peu le schéma corporel (« le soliste parvient à égarer son public, le fourvoyant sur la nature de la partie du corps qu’il observe ») tout autant que le rapport de la figure et du fond (ce corps en devenir se fondant dans l’environnement jusqu’à donner à sentir le fond comme un moment de lui-même). Le chorégraphe pour sa part posant la question : « Le corps est-il une extension de l’environnement ou bien l’environnement un prolongement du corps ? » (p. 55). La dissolution du cadre de perception compose avec la disparition du visage, le plus souvent enfoui dans le tissu des vêtements : au-delà de la remise en cause de l’espace classique, l’invention ici touche à la relation esthétique elle-même, les déformations ne se déroulant plus sous nos yeux (expression qui renvoie à la perspective classique frontale et surélevée du spectateur dans le théâtre à l’italienne) mais invitant à se dissoudre tout entier dans l’imaginaire mouvant des potentialités de ce corps : le regardeur, écrit Julie Perrin, « n’est plus dans le simple repérage et déchiffrage du lieu et des gestes mais se laisse entrainer dans une autre posture perceptive que l’œuvre suscite » (p. 66). Le corps du spectateur devient une extension (une composition seconde) de l’œuvre, en tant qu’il est happé puis produit, comme figure de perception, figure d’attention à l’œuvre.

3Le deuxième essai s’intéresse à Trio A (The Mind is a Muscle, Part 1) de Yvonne Rainer (1966) qui semble dans ce corpus une œuvre-limite exacerbant à l’extrême une apparente non-intentionnalité analogue à celle de John Cage dans le domaine musical : à travers cette danse, qui refuse la figuration, le décor, la composition spatiale, et toute dynamique temporelle – déconnectée, en somme, des différentes dimensions produisant le régime classique de visibilité et sa figure d’attention propre –  danse entièrement portée par un flux moteur uniforme parcouru de micro-mouvements (la chorégraphe parle de « mouvements discrets »), la relation esthétique tend au « degré zéro », à ce que l’on pourrait nommer une perception blanche (Julie Perrin fait également référence à l’esthétique neutre d’Alain Robbe-Grillet). D’une certaine manière, cette chorégraphie est produite par le négatif strict des attentes du spectateur classique (à la manière dont la musique atonale et athématique de l’Ecole de Vienne, par exemple, fait faux bond à l’horizon d’attente tonal de la forme classique). L’attention comme figure n’étant pas ici sculptée, mais déjouée, c’est en un sens l’ensemble des possibles de la perception qui est libéré et donné à sentir dans cette vacance de la relation esthétique, où le spectateur est appelé à composer son propre parcours au sein d’un continuum hypnotique (là encore, comme dans Self-Unfinished, aucune prise de contact n’est possible via le visage de l’interprète, sans cesse effacé, « zone non marquée », écrit Julie Perrin, dernier fil reliant le regardeur au danseur, fil ici coupé), et sans y chercher d’équivalence trop directement naïve, on serait tenté de proposer une œuvre musicale telle Lontano de Gyorgy Ligeti (qui lui est, du reste, contemporaine : 1967) comme matière sonore au flux micropolyphonique faussement uniforme, au sein de laquelle l’écoute est invitée à sculpter de toujours mouvantes courbes d’attention.

4A l’inverse, une œuvre comme Suite au dernier mot : Au fond tout est en surface d’Olga Mesa (2003) produit, ainsi que le montre Julie Perrin dans le troisième essai de son ouvrage, une figure « hétérogénéïsée » de l’attention, de par l’emploi d’une multiplicité de matériaux et de strates (usage de vidéo, texte, musique – on pourrait ici évoquer les œuvres de théâtre musical de Luciano Berio comme mettant en jeu une telle multiplicité composée) amenant le regard à errer dans un feuilleté spatial tant physique que poétique (espace concret des lieux inventés, traversés, repris comme en flânant – variation, improvisation – et espace fictif du sens) et multipliant dans la durée d’une même œuvre divers modes d’adresse, faisant surgir « la complexité d’une identité faite de couches successives et de points de vue, d’une réalité que construit et recompose le public » (p. 156). Ce n’est donc plus ici, comme dans Trio A, l’absence de relation esthétique composée qui maximalise les figures d’attention possibles, mais la diversité des matériaux proposés qui ouvrent des chemins multiples de perception.  « Espace fictif, espace réel, visible, invisible tissent alors la toile d’une autofiction troublante, écrit Julie Perrin. Le dévoilement de la situation théâtrale, l’exacerbation de la matérialité du dispositif, tendent sans cesse à faire basculer la représentation dans la présentation. » (p. 261)

5La quatrième œuvre étudiée, Con forts fleuve de Boris Charmatz (1999) opère à sa manière une nouvelle confrontation avec le régime de visibilité classique induit par l’architecture théâtrale, à savoir la découpe frontale scène/salle. Le chorégraphe, comme le montre Julie Perrin, met en place de multiples brouillages : « Chacun des dispositifs d’attention auxquels il accorde un soin tout particulier est pensé conjointement à une recherche spécifique sur le mouvement, sa physicalité et sa présentation ; le choix des spatialités n’est alors jamais détaché de la question qui hante la danse contemporaine de cette période : il s’agit bien, comme chez Xavier Le Roy ou Olga Mesa, d’interroger les conditions de visibilité et de perception de l’art chorégraphique » (p. 167). Ainsi en va-t-il, dans Con forts fleuve, de la répartition décentrée des spectateurs, de l’inoccupation presque totale d’une partie de la scène, ou de l’asymétrie de la chorégraphie, qui déplacent délicatement les habitudes perceptives depuis l’intérieur de la machine optique classique, dans une perspective critique. Ce lieu déplacé redistribue, de par la configuration nouvelle de ses lignes de force, le mouvement des figures, la corporéité, le rôle de la lumière, du son, et leurs effets : nuances et inventions dans les manières d’habiter (le temps, l’espace, le corps, l’imaginaire...) dont l’étude ici présentée rend compte avec patience et précision. Comme dans les autres essais composant Figures de l’attention, c’est non tant la méthode que la démarche de Julie Perrin qui aide à sentir et saisir les enjeux à l’œuvre : au fil des pages du livre, le lecteur à son tour devient spectateur non directement de l’œuvre dansée, à l’évidence, mais du trajet perceptif de l’auteur « face » à l’œuvre – précisément il s’agit ici de sonder tout le vertige, la complexité, et le jeu, tour à tour joué et déjoué, d’un tel « face à face ». L’œuvre est graduellement dépliée, de l’entrée du public dans le lieu qui « l’accueille », à sa « clôture » ; mais l’on aura compris que ce sont ces notions mêmes d’accueil et de clôture qui sont interrogées par les œuvres. Nous partageant ses sensations, ses chemins d’attention (y compris les embûches et les fausses pistes) au contact de la danse, et les ressaisissant conceptuellement au fil de l’expérience (l’analyse n’y est jamais desséchante), Julie Perrin nous rend à la fois sensibles et intelligibles, dans la temporalité même des œuvres, les intensités d’émotion et de pensée qui s’y déploient.

6Le cinquième et dernier essai de l’ouvrage fait retour, historiquement, à la plus ancienne des œuvres composant le corpus de Julie Perrin : Variations V de Merce Cunningham (1965), manière de réaffirmer l’importance de ce chorégraphe dans l’amorce des nombreux questionnements touchant au renouvellement de la relation esthétique, entrevus tout d’abord, dans la chronologie de ce livre, dans le travail poursuivi par des chorégraphes plus contemporains. Ces mots de Cunningham, cité par Julie Perrin, disent assez la direction recherchée : « Notre attention est, en général, très sélective et directive. Mais ayez un autre regard sur les événements et tout l’univers du geste, tout l’univers du corps, en fait, sera électrisé. » (p.212). De là, la place accordée au hasard, et l’indifférence au regard du spectateur, qui pourrait très bien ne pas être là : la danse est pour elle-même, sans intention particulière, laissant le champ libre à l’acte de perception. Positionnement esthétique bien documenté et cerné en musicologie, étant celui de John Cage, compositeur de la musique de Variations V. Mais c’est ici que l’essai de Julie Perrin se fait novateur, remettant en question cette esthétique d’Epinal, si l’on peut dire : « Aurions-nous été victimes, écrit-elle, de notre croyance dans les déclarations de Cunningham au point de ne pas voir qu’il se passait parfois tout autre chose sur scène ? » (p. 216). C’est ainsi que partant à la rencontre de l’œuvre, dans sa matérialité même, avec une extrême minutie, Julie Perrin met à jour un ensemble de déterminations (c’est-à dire d’intentions de l’œuvre) qui composent une figure d’attention singulière : une déstabilisation de l’espace de la représentation classique, d’autant plus que les mouvements des corps ne sont pas aimantés ou tenus ensemble par un sens (symbolique, psychologique, etc. : nul point de fuite ne donne sens ici à l’espace de la danse) mais dessinent une géométrie mouvante de lignes, points, entrecroisements. Dessin d’une grande clarté contrastant avec l’absence de « fond » fixe : ni fond spatial (le lieu n’est pas clairement, et une fois pour toutes, organisé), ni fond musical (la musique de Cage est indépendante). D’où la nécessité d’une technique qui ne se réduit donc pas au hasard : « Les danseurs de Cunningham développent un sens particulièrement aigu du rythme et des durées, exacerbé par l’indépendance par rapport à la musique. Ce sens les conduit à une perception de la musicalité de l’ensemble, permettant de prendre en compte et d’identifier la présence de l’autre dans ces spatialités complexes. Ce sens remplace alors les repères que l’espace ne leur livre plus. »  (p. 240) L’essai de Julie Perrin démontre ainsi que « l’autre regard » appelé de ses vœux par Cunningham est partie prenante de la relation esthétique induite par l’œuvre elle-même.

7C’est au rideau, dans l’espace théâtral classique, que sont consacrées les premières pages du livre de Julie Perrin, mettant ainsi le doigt, dès l’ouverture, sur la fonction de partage de l’espace scène/salle que précisément les œuvres dansées de ce corpus viennent questionner. Parer au rideau, à ce qui fait écran dans la relation esthétique, n’est-ce pas là également à quoi s’attèle, pour sa part, le livre de Julie Perrin ? Si bien qu’au-delà de la présentation et de l’analyse d’œuvres dansées ici portées à la curiosité du musicologue, au-delà même des résonances fortes dans le champ musical de la notion d’espace et de son impact sur la construction mouvante d’un sujet comme point d’écoute, au-delà encore des œuvres musicales ayant travaillé à l’invention d’un rapport immersif et non frontal au son (Varèse, Stockhausen, Xenakis...), sans doute faut-il ici mettre l’accent sur le geste de l’auteure consistant à déjouer la « fonction rideau » du chercheur, « face » aux œuvres. Geste explicite de Julie Perrin, revendiquant la part subjective de son approche (de là le caractère d’essai de ces textes), invitant à s’absorber dans le mouvement de l’œuvre plutôt qu’à en détailler la genèse, à se rendre sensible aux qualités des gestes plutôt qu’à leur relevé et mesure. Cette plongée dans la matérialité des danses, mêlée à une « empathie kinesthésique » (p. 32) de la part du chercheur (devenant, une fois pris dans le flux de l’œuvre, et au sens fort : corps conducteur) donne à habiter, au plus près, le lieu mouvant de la relation esthétique telle que produit par l’écriture. C’est ainsi que le livre de Julie Perrin participe lui-même du renouvellement de nos figures d’attention.

Citation   

Antony Desvaux, «Figures de l’attention, Cinq essais sur la spatialité en danse de Julie Perrin, Dijon, Les presses du réel, Collection « Nouvelles scènes », 2012», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Musique et Utopie, Numéros de la revue, mis à  jour le : 21/01/2014, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=616.

Auteur   

Antony Desvaux