Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

Avant-Propos

Jean-Paul Olive
janvier 2014

Index   

1 « Etwas fehlt » — il manque quelque chose. Cette phrase de Bertold Brecht, Ernst Bloch l’a pensée dans une relation intime avec la musique en écrivant : « Quelque chose manque, et c’est ce manque que le son tout au moins exprime clairement. » De fait, depuis L’esprit de l’utopie — dont plus de la moitié est consacrée dès 1917 à une véritable philosophie de la musique — jusqu’aux ouvrages théoriques plus tardifs — Principe Espérance et Experimentum Mundi —, la place de la musique et de son « éclatante jeunesse » est centrale dans la pensée de Bloch qui la lie indissolublement à l’idée d’utopie.

2C’est cette relation qu’entreprend d’explorer à nouveau ce numéro de Filigrane à la suite d’un colloque qui a eu lieu à l’université Paris 8. Cette relation est d’autant plus complexe et demande d’autant plus à être commentée qu’elle ne concerne pas une conception de la musique comme messagère de la libération ou comme simple support de textes engagés. Il s’agit bien plutôt — dans le sillage des écrits de Bloch ainsi que des nombreux textes musicaux de Theodor W. Adorno — du geste musical lui-même, du comportement de la musique, porteurs pour les deux philosophes d’un mouvement, d’un espoir et d’une ouverture irrépressibles. Il en va, pour les deux penseurs, de la dimension temporelle même de l’art musical, d’un temps qui se crée dans l’action imaginative et ceci, déjà, ouvre à toutes les réflexions nécessaires auxquelles il n’est pas fait suffisamment de place aujourd’hui.

3Pour réaliser cette exploration, ce numéro de Filigrane intercale volontairement des textes théoriques généraux et des analyses de cas précis d’écritures musicales. Nous avons voulu, en organisant ainsi les textes, permettre un constant aller-retour entre, d’un côté, la démarche théorique avec les débats indispensables qu’elle ouvre et, de l’autre, les approches analytiques qui plongent dans les écritures des compositeurs choisis. Cet aller-retour permettra, nous l’espérons, de faire apparaître les éléments importants soulevés par la problématique générale du numéro.

4Le texte d’ouverture, écrit par Arno Münster, est consacré la philosophie d’Ernst Bloch et à la place complexe qu’y tient la musique à travers une des catégories essentielles faÇ onnées par le philosophe allemand, le « pré-apparaître utopique ». Ce texte est suivi d’un article écrit par Fabien San Martin sur un cas concret — peut-être l’un des plus intenses et attachants de la musique du vingtième siècle — de compositeur attaché explicitement à l’idée de l’utopie : les Chants de vie et d’amour de Luigi Nono. Afin de mieux cerner le lien de la musique avec l’utopie, le troisième texte, écrit par Laure Gauthier, présente une démarche généalogique de la pensée utopique musicale en remontant jusqu’aux penseurs du début du dix-neuvième siècle, dont a hérité Schopenhauer pour sa vision de la musique « comme volonté et représentation ». Le texte qui suit, de Guillaume Loizillon, poursuivra, en quelque sorte, le débat ouvert dans la démarche généalogique en proposant une réflexion sur les rapports parfois contradictoires entre l’idée de l’utopie et les avant-gardes du vingtième siècle. Deux autres cas de figures fortement liées à la question de l’utopie, malgré leurs différences d’écriture, sont analysés dans le texte qui suit, rédigé par Alvaro Oviedo sur György Kurtág et Helmut Lachenmann et la place du geste musical dans leurs œuvres.
Après une approche théorique de la question de l’utopie qui fait intervenir non seulement Ernst Bloch mais aussi György Lukács et Lucien Goldmann, Jean-Marie Jacono s’attache dans son article à étudier le destin complexe de l’opéra de Moussorgski, Boris Godounov. Une approche différente est ensuite proposée par Jean-Marc Chouvel qui s’intéresse plus particulièrement dans son texte à la question du changement de l’écoute comme condition même de la dimension utopique, une problématique qui touche à la sensibilité même de ceux qui reÇ oivent la musique, mais qui se trouve déjà profondément en germe dans l’attitude de certains compositeurs de la modernité. C’est un même souci du changement des comportements qui présidait à la pensée de Daniel Charles, autre philosophe de l’utopie, à qui Carmen Pardo Salgado rend un bel hommage dans le texte suivant, texte qui traite aussi de la musique de John Cage comme une autre forme de pensée musicale utopique. Suivent alors deux cas concrets d’écriture très contemporaines analysées en relation avec des catégories compositionnelles qui conduisent à l’idée de l’utopie : les œuvres de Sad Moultaka, finement observées par Anis Fariji à travers la problématique de l’ « échappée » ; celles de Daniel Mayer, analysées par Susanne Kogler sous l’aspect de la technique mixte des sonorités instrumentales et de la synthèse granulaire.
Enfin, pour terminer ce numéro de Filigrane, on trouvera deux approches qui reviennent vers la culture germanique. Antonio Notario Ruiz propose une réflexion à la fois méditative et engagée sur la place de Theodor Adorno et d’Hanns Eisler dans la création aujourd’hui, sur le caractère exigeant et radical de leurs pensées qui rend ces dernières toujours si actuelles ; Sara Zurletti revient, elle, sur la position complexe et parfois ambiguë de Thomas Mann envers la musique et sa valeur utopique dans Doktor Faustus.

Citation   

Jean-Paul Olive, «Avant-Propos», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et Utopie, mis à  jour le : 21/01/2014, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=611.

Auteur   

Jean-Paul Olive