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Uniformité, légitimité et quelque chose
appelé U-Hac

Joseph Swensen
septembre 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.534

Index   

Notes de la rédaction

Texte traduit de l’anglais par Sabine Bouthinon.

Texte intégral   

1Quand j’étais enfant, Stravinsky, Copland et Shostakovich étaient des légendes vivantes, des héros, des artistes géants clairement au sommet de la hiérarchie de la musique classique. L’« aplanissement » graduel de cette hiérarchie dans les décades qui ont suivi a eu un effet profond sur le monde de la musique classique. Comprenez-moi bien ! Je ne me fais pas l’avocat d’un retour à cet ordre ancien, mais de haut en bas, notre communauté a besoin de devenir plus idéalistes. En particulier par le biais de l’éducation des futures générations de musiciens classiques.

2Actuellement, dans l’esprit de nombreux artistes ce sont des objectifs pragmatiques qui prédominent, et un intérêt sincère pour la survie des grandes institutions artistiques édifiées par nos ancêtres est justifié, si c’est dans leur intérêt. Ces institutions à travers le monde nécessitent des milliers de musiciens pour occuper les postes qu’ils ont créés. Les concours pour ces postes sont redoutables et les salaires souvent très bons. Ce type de concours bien qu’apparemment nécessaire et certainement pratique, a de façon inévitable conduit à une uniformisation sans précédent et une orthodoxie, que l’on retrouve aussi parmi de nombreux compositeurs. Cette orthodoxie nous a mené de façon ironique et tragique à ce qui me semble être un quasi-renoncement à ce qui était une conviction auparavant partagée : le facteur le plus important dans toute création artistique est l’expression de ce que qu’on pourrait appeler le centre mystique, unique, propre à chaque artiste, autrement dit l’âme. Johannes Brahms en 1896, aurait dit au sujet de l’âme : « L’âme de l’homme n’est pas consciente de ses pouvoirs… pour évoluer et grandir, l’homme doit apprendre comment utiliser et développer les propres forces de son âme (sic) »1.

3Dans l’apprentissage de la musique classique, la séparation entre l’art et l’artisanat est largement considérée comme une partie essentielle de l’enseignement. Mon professeur de violon, Dorothy DeLay, était une pionnière révolutionnaire en appliquant cette idée à l’extrême. Elle, et d’autres à son image, nous apprenaient à systématiquement séparer les aspects techniques du jeu de l’instrument, du « tout » intégré et organique nécessaire à la perfection de l’art dans la musique, supposant que l’art (l’âme) apparaîtrait de lui-même. Elle m’avait expliqué, quand j’avais 14 ans, que la raison pour laquelle elle n’avait jamais mentionné les aspects intangibles et mystiques de la musique dans son enseignement, tenait au fait que tout simplement elle ne pouvait pas parler de choses qu’elle n’était pas en mesure de quantifier. Je me souviens avoir été si soulagé quand elle a m’a avoué que néanmoins elle reconnaissait ces aspects de l’art comme essentiel. Mais comme elle avait choisi de ne pas en parler, cela ne m’a pas empêché de lui reprocher de donner au monde cette fausse impression : de penser que l’impalpable et le mystérieux n’étaient pas importants, voire même qu’ils n’existaient pas du tout !

4Les valeurs musicales de notre temps étaient aussi profondément influencées par Igor Stravinsky. Célèbre pour son manque de respect et son aversion pour les concertistes (et plus spécialement pour les musiciens d’orchestre qu’il qualifiait souvent d’« idiots »), Stravinsky demandait un niveau sans précédent de littéralité objective dans l’exécution de ses œuvres. En 1947, il écrit : « L’interprétation est à l’origine de toutes les erreurs, les offenses, toutes les incompréhensions qui s’interposent entre l’œuvre musicale et l’auditeur et cela empêche une transmission fidèle de son message »2. Peut-être que cette phrase et d’autres explosions verbales de Monsieur Stravinsky sur ce sujet sont des réactions exagérées compréhensibles, devant l’irresponsabilité et la liberté arbitraire que quelques musiciens médiocres du début du vingtième siècle se sont permises vis-à-vis des intentions évidentes des compositeurs.

5À mon avis, il est clair que c’est l’incompréhension et une mauvaise utilisation des philosophies de DeLay et Stravinsky qui sont devenues aujourd’hui la sagesse conventionnelle en musique classique. Et il en découle un nouvel idéal : l’idéal de l’uniformité. Par exemple, on considère qu’un quatuor est bon quand le son, le phrasé et l’intonation de ses membres ne sont pas distinguables les uns des autres. Dans les groupes de musique de chambre à cordes, les choix concernant les coups d’archets similaires sont souvent les premiers et seuls sujets de discussion en répétition. Tant qu’uniformément, nous suivrons les exhortations de Stravinsky, nous n’avons, comme musiciens, plus besoin de ne rien faire d’autre que de reproduire mécaniquement et littéralement ce que le compositeur a écrit sur le papier. Presque tous les orchestres symphoniques sont sur le mode « uniforme et fusionné » et la plupart des plus prestigieux sont parmi les plus uniformes. Les chefs d’orchestre ont une influence limitée sur le long terme. À mon avis, même le grand Carlos Kleiber, connu pour avoir décrit dans les années 80 la Philharmonie de Berlin comme un orchestre « ravalé de fond en comble », n’était pas de taille à la fin de la journée pour s’opposer à la puissance de l’idéal d’uniformité de cet orchestre.

6De toute évidence, toute cette uniformité et ce conformisme ne laissent que peu de place pour ce que Brahms aurait pu appeler « le travail de l’âme », ou en d’autres termes, l’art.

7Je ne sais pas pour vous, mais cela me rappelle plus le modèle militaire que celui de l’art. Ce pourrait-il que cette mentalité soit l’héritage des chefs les plus influents de la musique classique ? Depuis bien avant Toscanini jusqu’à Solti et Von Karajan, ces chefs nous ont appris à être des soldats précis et intransigeants. Même maintenant, des années après que le dernier d’entre eux a disparu, nous continuons leur travail en nous tyrannisant les uns les autres et en nous tyrannisant nous-même. George Solti avait dit, en annonçant le futur brillant d’un assistant prometteur : « les bons sergents font les bons généraux ! ». C’est ironique de voir que depuis la Seconde Guerre mondiale, le monde est devenu de plus en plus libre et diversifié alors que le monde de la musique classique est lui devenu de plus en plus réglementé et uniforme. Cet idéal d’uniformité a été pérennisé dans le système éducatif pour la simple et bonne raison que le marché du travail l’exige et nous pensons que nous sommes impuissants à changer les valeurs de ce marché. Je proteste ! Nous devons changer ces valeurs et ce sont les institutions elles-mêmes qui doivent montrer le chemin vers un futur plus inspirant et plus intéressant pour la musique classique. En tant qu’enseignants, nous devons implorer les jeunes artistes d’avoir le courage d’être fidèle à leur âme singulière et aussi de se voir partie prenante d’une force pour des changements positifs. Ceci est impératif non seulement pour que nous puissions trouver encore de la joie dans la musique mais aussi pour notre propre survie.

8Je rêve que le monde de la musique classique soit plus coloré, inventif et pertinent et je ne suis pas le seul à poursuivre cette quête. À travers le monde, des gens extraordinaires ont réalisé de grandes œuvres au nom de cet idéal, et, avec ma partenaire Victoria Eisen, je suis heureux de me joindre à eux en créant un nouveau type d’enseignement de l’art et un organisme pour aider l’art : Unity Arts Centers International (connu sous le nom de U-HAC Internationnal).

9La base de l’U-Hac est établie dans une ferme à Townshend dans le Vermont aux USA. Dotée de 15 chambres, la ferme historique, endroit inspirant, datant environ de 1776, est un lieu de rencontres, d’apprentissage, de travail et de vie pour des artistes aussi bien professionnels qu’amateurs.

10Dans ce lieu, nous avons l’intention de réunir des artistes de moyens d’expression différents et de traditions culturelles variées pour des stages, des séminaires et des résidences. Avec U-HAC, nous voulons enseigner, apprendre, travailler et vivre d’une manière complètement différente : une manière où l’improvisation inspirée est l’idéal absolu, le point de départ et d’arrivée de tout grand art et de toute vie réelle ; une manière où « l’esprit du débutant » propre à l’amateur et au jeune étudiant est valorisé autant que les convictions et le degré de sophistication du professionnel (l’expression « esprit du débutant », issu du Bouddhisme, correspond à cet état d’esprit dans lequel on sent que tout est possible), et une manière pour laquelle enseigner et apprendre sont deux faces d’un même processus, un processus partagé par tous ceux qu’il implique.

11Dans le monde de la musique classique nous avons besoin de commencer à penser différemment, nous avons besoin de provoquer une rupture avec le modèle de l’uniformité, celle-ci représentant l’exacte antithèse de « l’esprit du débutant ». C’est justement ce modèle d’uniformité qui empêche l’innovation, l’individualité, la liberté artistique et, pour certains, la réelle joie d’avoir à nouveau une vie de musicien professionnel classique. Bien que nous naissions tous égaux, nous ne sommes pas destinés à être uniforme. Et ceci se retrouve symboliquement, par sa puissance et son infinie variété, dans l’environnement naturel du lieu d’implantation de U-HAC.

12Faire de la musique devrait être une expérience personnelle unique et de transformation pour les MUSICIENS, pas seulement pour les mélomanes qui paient leur place de concert. Par conséquent j’ai été vraiment satisfait que de nombreux participants aient qualifié notre dernier séminaire « d’expérience de vie complètement transformatrice ». Ce séminaire en août 2011, « Immersion totale dans Brahms et Bach », réunissait des instrumentistes, des chefs d’orchestre, des compositeurs, des universitaires, des écrivains, des artistes culinaires et plasticiens, d’âges, de niveaux, et de cultures différents. Nous espérons sincèrement que chaque personne qui passe du temps à U-HAC, puisse à sa façon, essaimer cette expérience dans le monde en partageant ces nouvelles valeurs avec ses collègues et en les exigeant des leaders.

13En complément de notre travail dans la maison du Vermont, existent les « Satellites U-HAC ». Ces bâtiments mobiles, qui, construits avec des matériaux recyclés, seront envoyés à travers le monde dans des communautés défavorisées et difficilement accessibles. Sur tous les continents, la vie de village disparaît au fur et à mesure que les jeunes les quittent pour aller chercher une vie plus prospère dans les villes. Les conséquences sont désastreuses d’un point de vue social, culturel, économique et écologique. U-HAC veut jouer un rôle positif en aidant à renforcer la vie culturel de ces villages et par conséquent leur qualité de vie. Chaque Satellite proposera un programme d’étude varié avec des stages d’art de différentes cultures et seront aussi présentées des séries de concerts de classe internationale. Elles seront en partie composées par « un corps de paix » de musiciens volontaires et dévoués qui pensent que l’art peut être un moyen puissant de réalisations sociales et économiques. Le plus important est que tous les efforts de U-HAC soient aussi menés avec la plus grande attention portée à l’environnement naturel.

14Dans les différents stades de développement de U-HAC il y a le projet de l’Institut d’Orchestre Maître/Élève (U-Hac Mentor/Apprentice Orchestral Institut), programme où l’orchestre sera créé à moitié par des musiciens d’orchestre professionnels à la retraite et à moitié par des étudiants. Ils seront assis à côté d’eux lors des stages intensifs d’orchestre. Ces stages auront lieu dans des villages en milieu rural à travers le monde. Tout en offrant des concerts à ces communautés, ces stages seront une source profonde de bénéfices pour les participants. Le « U-HAC Chamber Players », musiciens chambristes résidents de la maison de base du Vermont et ceux de tous les Satellites, est un groupe en évolution permanente, d’une douzaine de musiciens. Ils permettent aux jeunes artistes les plus accomplis, les plus prometteurs, et au tout début de leur carrière professionnelle de se produire en concert ou avoir des opportunités de tournées, et leur apportent donc un tremplin pédagogique inestimable.

15Allier la verticalité de l’ascension vers des idéaux artistiques les plus élevés imaginables à ce qui correspond à l’horizontalité de l’aide à apporter à l’humanité au sens large est un des plus grands défis de l’artiste d’aujourd’hui. En tant que musiciens classiques, on nous a endoctriné avec l’idée que nous sommes indispensables à l’humanité par le simple fait que nous créons un art élevé. À l’instar des moines du passé, beaucoup parmi nous croient que d’autres gens devraient financer notre quête. Cette culture de la légitimité a contribué à la disparition de la plupart des monastères dans le monde et en tant que musiciens classiques nous devons éviter ce même destin. Si l’Unicef fournit de la nourriture et que Médecins Sans Frontières fournit des médicaments, artistes nous devons aussi créer plus d’organisations pour aider à fournir l’art à ceux qui en ont besoin. Personne ne devrait se suffire de pain (et de médicaments) ; et les arts sont une nourriture essentielle pour la survie de l’espèce humaine.

16Les États-Unis sont un pays où les écoles publiques dans leur grande majorité n’offrent plus de musique dans leur programme. Ainsi U-HAC existe en tant que petite organisation, à ses débuts, mais pleine d’espoir, d’enthousiasme et d’énergie. Nous tentons de remédier à ce manque et nous sommes avides de jouer un rôle dans la renaissance d’un nouveau monde des arts.

Notes   

1  Arthur M. Abell, Talks with Great Composers, New York, Citadel Press, 1994 pp. 6-7.

2  Igor Stravinsky, Poetics of Music in the Form of Six Lessons, Cambridge, Harvard University Press, 1947, p. 122-123.

Citation   

Joseph Swensen, «Uniformité, légitimité et quelque chose
appelé U-Hac», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, La responsabilité de l'artiste, La responsabilité de l'artiste, mis à  jour le : 25/10/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=534.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Joseph Swensen

Joseph Swensen, violoniste et chef d’orchestre, est fondateur et directeur artistique de U-HAC International. Il est chef principal invité et conseiller artistique de l’Ensemble Orchestral de Paris, ainsi que chef émérite du Scottish Chamber Orchestra. Parmi ses enregistrements, on note, en tant que violoniste, le concerto pour violon de Beethoven avec André Prévin et le Royal Philarmonic Orchestra, les sonates de Bach avec le claviériste John Gibbons et, en tant que chef d’orchestre et violoniste, des œuvres de Mendelssohn, Prokofiev et Brahms avec le Scottish Chamber Orchestra.