Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

L’autonomie de l’art ou la dignité de l’œuvre d’art

Ágnes Heller
septembre 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.525

Index   

Notes de la rédaction

Traduction française de l’article d’Agnès Heller, “Autonomy of Art or the Dignity of the Artwork”, paru inCritical Horizons: A Journal of Philosophy and Social Theory, vol. 9, n° 2, septembre 2008, p. 139-155. Traduction et notes d’Andrea Vestrucci. Révision du texte français de François Quéré.

Texte intégral   

1

1C’est un lieu commun que tant le terme d’autonomie que celui de dignité représentent des catégories centrales dans la philosophie morale moderne. Bien que les termes n’aient pas été introduits par Kant, c’est lui qui leur a donné un caractère moral spécifique. Il a identifié l’autonomie à l’action selon la conduite de la Raison pure pratique, c’est-à-dire à la morale en tant qu’universalité. La dignité, quant à elle, était attribuée à la personne singulière en tant que porteur ou incarnation individuelle de cette universalité, c’est-à-dire de l’humanité. Alors que l’autonomie est passée au XXe siècle du domaine de la morale à celui de l’art, la notion de dignité s’est vue négligée. Plus précisément, « l’idée » derrière le concept de dignité a souvent été reprise, notamment par Walter Benjamin, et parfois même identifiée à l’autonomie (à tort, selon moi) ; mais elle n’a pas reçu d’attention particulière. Le but du présent essai est précisément de consacrer une attention particulière à ce concept : je veux montrer que, tandis que le concept d’autonomie, devenu parfaitement vague dans son application à l’art, peut difficilement apporter une contribution significative à la compréhension des œuvres contemporaines, celui de la dignité de l’œuvre d’art est parfaitement à même d’y parvenir.

2D’emblée, le concept d’autonomie de l’art apparaît vague et confus, en premier lieu parce qu’il est appliqué tantôt à l’Art avec un « A » majuscule, tantôt à des œuvres d’art spécifiques. Même s’il n’y paraît pas à première vue, les deux moments sont distincts. En fait, quand on parle d’une autonomie de l’Art avec un « A » majuscule, on se réfère à un domaine séparé à la Max Weber : on soutient que cette sphère est indépendante de toutes les autres, et par conséquent on est obligé d’énumérer ou d’identifier les normes et les règles qui devraient être respectées uniquement dans ce domaine et non pas dans les autres sphères. Il s’ensuit qu’une œuvre ne peut prétendre être une œuvre d’art qu’à la condition de respecter les normes et les règles de la sphère. La sphère de l’Art doit avoir des normes et des règles communes, quels que soient la branche ou le genre auxquels l’œuvre appartient – qu’il s’agisse d’un bâtiment, d’une peinture, d’un opéra, d’un chant, d’un roman ou d’un poème. Le concept a donc pour fonction d’exclure et d’inclure : il fonctionne comme un concept normatif, même s’il n’est pas éthique – bien au contraire, car l’éthique est un autre domaine, indépendant de la sphère de l’Art. Pourtant, cette interprétation du concept est une forme faible (ou peut-être pas si faible) de normativité morale. Les œuvres d’art uniques, et donc les artistes particuliers (peu importe la sphère ou le genre dans lesquels ils créent) devraient respecter les normes de la sphère esthétique, la sphère de l’Art, faute de quoi les œuvres ne seraient plus dignes de reconnaissance en tant qu’œuvres d’art, ni leurs créateurs en tant qu’artistes.

3Qu’il me soit permis de tirer quelques exemples de l’œuvre posthume d’Adorno Ästhetische Theorie1, peut-être le défenseur le plus ardent du concept d’autonomie. Il commence par affirmer que l’autonomie est la manifestation de ce que l’Art a perdu toutes fonctions cultuelles ; cette remarque, bien sûr, fait référence à l’Art en tant que tel. Adorno décrit cette évolution comme une émancipation, et, à nouveau, cette description fait référence à l’Art en tant que tel. Il parle aussi d’un règne autonome (autonomes Reich). Soulignons au passage que Georg Lukács attribue la même évolution vers l’émancipation à l’art de l’après-Renaissance dans le dernier chapitre de son Eigenart des Aesthetischen2. Comme Adorno le souligne, l’histoire de l’art se situe dans la marche vers l’autonomie. Pourtant, comme affirment à l’unisson Adorno et Lukács, sans hétérogénéité il n’y a pas d’autonomie : pour l’un comme pour l’autre, le royaume de l’hétérogénéité est la soi-disant vie empirique.

4Toutefois, toujours en traitant par ailleurs de l’autonomie, Adorno fait référence (cette fois en polémiquant contre Lukács) au caractère solipsiste des œuvres d’art ; le concept de solipsisme, cependant, n’a pas de sens s’il se trouve appliqué au prétendu « règne de l’Art », il ne peut renvoyer qu’aux œuvres d’art uniques, spécifiques. Tout en mettant l’accent sur le « solipsisme », Adorno défend en effet la dignité des œuvres d’art, mais en appliquant le vocabulaire de l’autonomie, car seul ce vocabulaire rend possible un jugement normatif. S’il s’en était tenu au paradigme de la dignité, Adorno n’aurait jamais pu exclure les œuvres de Wagner, il n’aurait jamais exigé de tous les travaux d’art le « désenchantement du monde » (« Entzauberung der Welt ») – même si, en concevant le désenchantement au sens wébérien3 (comme Adorno le fait), la position de ce dernier annule l’autonomie de l’art plus qu’elle ne la confirme, du moment qu’elle décrit de façon normative la caractéristique commune à toutes les sphères.

5Ce n’étaient là que des exemples pris au hasard pour souligner la différence entre deux affirmations : l’Art en tant que tel est autonome/ce sont les œuvres d’art qui sont autonomes. Pourtant, masquer cette différence avait davantage de sens, puisque, ainsi, Adorno et d’autres auteurs ont pu satisfaire deux besoins théoriques : d’une part, protéger toutes les œuvres des usages cultuels, qu’ils soient politiques ou religieux ; d’autre part, formuler certaines normes concrètes susceptibles de déterminer si une œuvre est vraiment une œuvre d’art, si elle est réellement autonome ou bien seulement un ouvrage de divertissement, de pornographie ou autre. En soi, il s’agit, là encore, d’une approche pertinente : le problème devient sérieux lorsque toutes sortes de médias, genres et ouvrages sont évalués et jugés selon les mêmes normes et standards – comme cela fut effectivement le cas pendant le High Modernism4.

6De nombreux artistes contemporains parlent avec ressentiment des théoriciens du High Modernism, de leurs institutions d’art, leurs conservateurs de musées, orchestres, éditeurs, et de tous ceux qu’ils ont conduits ou induits en erreur par leurs jugements. On dit qu’ils ont terrorisé la scène artistique, ont exclu nombre d’artistes dignes de reconnaissance et y ont introduit d’autres moins méritants – et cela uniquement par jugements (voir préjugés) idéologiques. Il y a une part de vérité dans ces accusations. La raison de cette terreur du goût n’était pas seulement un certain pré-jugement ou préjugé ; la cause était la circonstance selon laquelle la mesure du jugement porté sur les genres ou ouvrages singuliers devrait être dictée par l’autorité la plus haute, à savoir l’autonomie de l’art. Il est arrivé qu’on n’autorise pas un roman ou plutôt un texte en prose à raconter une histoire ou présenter un personnage, à une peinture d’être figurative, à un morceau de musique de comporter un accord classé, à une statue d’être centrée, à un vers de respecter la rime. Les œuvres de Bartok, Stravinsky, Lucian Freud et bien d’autres sont devenues suspectes. Certes, musique et littérature ne pouvaient s’enlaidir autant que les beaux-arts, étant donné le rôle important que joue le goût du public dans leur réception. Les théories artistiques pouvaient dénoncer comme corrompu le goût du public amateur de la culture, mais ce goût ne pouvait être complètement négligé.

7Toutefois, les artistes, eux aussi, pratiquaient la terreur normative, surtout du côté des écoles : il y avait une tendance normative à l’universalisation, enracinée précisément dans l’idéologie de l’autonomie de l’Art en tant que tel. Ce que l’on considérait comme la dernière et la meilleure expression dans un certain genre d’art créateur devait aussi être accepté et pratiqué dans d’autres genres, sans prendre en compte les circonstances ou encore l’opinion favorable ou hostile du milieu artistique à ces pratiques. Ainsi, le minimalisme dans la peinture et, à un moindre degré, dans la musique a rencontré un certain succès. Au contraire, la production littéraire minimaliste était maigre et peu convaincante, même si certains auteurs ont essayé de suivre cette « mode », en tant que mode de l’art supposée.

8Il est possible de remarquer que des tendances similaires peuvent être observées même aujourd’hui. Par exemple, la peinture n’est pas à l’ordre du jour dans des « Documenta »5, les expositions d’art moderne et contemporain à Kassel, en Allemagne, et c’est seulement de façon inconstante qu’elle l’est à la Biennale d’art contemporain de Venise. En tout cas, aucune explication de ces faits ne peut justifier d’exclure la peinture, sous toutes ses formes, du monde de l’art en la considérant comme démodée, inintéressante ou sans valeur ; en fait, des galeries persistent à présenter dans leurs vernissages de panoplies de tableaux, et la Biennale de Prague en 2005 était consacrée presque entièrement à la peinture de toutes sortes.

9La question centrale et principale que soulève le modernisme – décider ce qu’est l’art en tant que tel – a perdu sa pertinence et son pouvoir de motivation dans le contexte contemporain de création artistique. Aujourd’hui, il n’y a pas proprement de domaine de l’art, mais seulement des œuvres d’art séparées et différentes. Désormais, plus personne n’impose aucun critère unique à l’ensemble des œuvres d’art afin de les juger, de déterminer leur appartenance ou non au monde de l’art. Il y a tout simplement des œuvres uniques créées à l’intérieur des genres traditionnels ou non traditionnels, dans des médias ou multimédias traditionnels ou non traditionnels, aux thématiques et aux gestes sacrés ou profanes, avec un message politique fort ou sans aucune référence au monde empirique. Ces œuvres peuvent être populiste et sans-foyer6, stables ou mobiles. Pourtant, comme le disait Adorno, elles sont comme des monades, quoique non pas nécessairement sans fenêtres, même si plusieurs monades peuvent constituer un composé commun et unique.

10Qu’est-ce qui fait de ces œuvres des œuvres d’art, s’il n’y a pas un règne appelé Art avec des normes communes ? Peut-être qu’une des interprétations de la célèbre Fontaine de Duchamp pourrait illustrer la manière dont on a reformulé cette vieille question. On peut dire que c’est notre regard qui fait d’une œuvre une œuvre d’art – le regard contemplatif : la chose que l’on ne fait que contempler n’est plus la chose qui était utilisée dans la vie quotidienne – si elle l’a jamais été. L’urinoir est exposé dans le musée, on ne peut pas l’utiliser ; on ne peut que le contempler. Ainsi, ce n’est plus un urinoir, mais une œuvre d’art. Cela ne signifie pas qu’elle soit une bonne œuvre d’art. Il y a de bonnes et de mauvaises œuvres, tout comme il y a de bonnes et de mauvaises constitutions. Il y a des œuvres innovantes ou non, tout comme il y a des propositions ou découvertes scientifiques innovantes ou non.

11Ce qui distingue les œuvres d’art de toute autre création ou institution c’est leur individualité. Adorno dit quelque chose d’important à ce propos quand il parle du solipsisme de l’œuvre d’art dans son Ästhetische Theorie. Les œuvres d’art sont des personnes. Mais ce n’est pas en fonction de l’idée ou de la norme de l’Art en général qu’il est décidé si elles sont des personnes ou non. À partir du moment où l’urinoir est devenu une « fontaine » pour une exposition, il est devenu une œuvre d’art, et comme telle une personne. Peut-être ne nous est-il jamais venu à l’esprit, puisque nous le tenons pour acquis, que lorsqu’on regarde des objets utilisés dans une culture ancienne (par exemple un peigne de l’ancienne Égypte ou un vêtement indien du Mexique pré-colombien), on les considère comme des œuvres d’art s’ils sont présentés dans une exposition ou dans un musée – nous les voyons comme beaux, quoique, peut-être, pas tous dans la même mesure. Pour nous, c’est-à-dire au regard du spectateur, ce sont des œuvres d’art. Œuvres d’art uniques, toutes singulières, toutes personnes à part entière. Bien sûr, le regard doit s’exercer pour distinguer l’une de l’autre ; si donc on exerce ce type de discernement, on verra apparaître la singularité de chacune de ces œuvres, et l’on saisira leur esprit. Dans sa merveilleuse étude Sur le langage en général et sur le langage humain7, Walter Benjamin nous dit que toutes choses sont douées d’esprit, mais qu’elles sont muettes, qu’elles ne peuvent pas parler – tandis que les objets d’art, les œuvres d’art uniques, les personnes, peuvent parler ; ils peuvent s’adresser à nous ; nous n’avons qu’à les regarder, les lire, les écouter.

12Qu’on me permette de revenir à Kant. L’œuvre d’art singulière n’est pas seulement une chose, elle est aussi une personne, elle est douée d’une âme. Selon Kant, afin de respecter la dignité humaine, on devrait ne pas utiliser une personne comme un simple moyen, mais aussi comme une fin en soi. Par conséquent, si une œuvre d’art est aussi une personne, si elle est douée d’une âme, alors il est possible de décrire la dignité d’une œuvre d’art de la manière suivante : l’œuvre d’art est une chose que l’on ne peut utiliser comme un simple moyen, parce qu’elle est toujours utilisée aussi comme une fin en soi. La différence essentielle entre la dignité de l’homme et celle de l’œuvre se manifeste lorsque l’on prend garde aux formulations : la reconnaissance ou confirmation de la dignité de l’homme est un « devoir », un impératif ; elle a un caractère moral. En revanche, la formulation de la reconnaissance de la dignité de l’œuvre d’art n’a aucune connotation morale : il s’agit seulement de la définition de l’œuvre d’art, qui nous dit ce qu’est une œuvre d’art unique. Rien de ce qui est seulement utilisé n’est une œuvre d’art. Pourtant, les objets d’usage peuvent également être des œuvres d’art s’ils ne sont pas seulement des objets d’usage, mais s’ils sont aussi imprégnés de cet esprit qui en fait des personnes – et en tant que telles on les contemple. La contemplation comprend au moins la suspension temporaire et reproductible de l’utilisation. Cette « suspension » d’utilisation est presque complètement spontanée : dans un espace d’exposition nous sommes tout yeux, dans une salle de concert nous sommes tout oreilles, si nous lisons un roman ou un poème nous ne voulons être dérangés par rien qui pourrait détourner notre attention. Nous rendons hommage spontanément à la dignité des œuvres d’art, car c’est seulement en payant ce tribut qu’on peut prendre du plaisir à partir de cette œuvre même. Une sorte de plaisir qui est essentiellement différent du plaisir d’utilisation. Pour citer Kant, on peut parler d’un plaisir désintéressé.

13Comme je l’ai suggéré au début de mon article, la dignité des œuvres d’art est un concept moderne au même titre que l’autonomie de l’art. Cela remonte peut-être à l’époque de la Renaissance européenne. Il a été suggéré à plusieurs reprises que l’individualité des œuvres est apparue en même temps que l’individualité de la personne moderne. Kant ne pouvait pas dire que l’homme ne doit jamais être traité seulement comme simple moyen sans dire aussi que chaque homme est né libre. On pourrait affirmer quelque chose de semblable au sujet de la personnalité de l’œuvre. La prétendue émancipation de l’art consiste seulement dans l’attribution d’une chance égale aux œuvres d’art en proportion de leur personnalité. Lorsque Adorno distingue les œuvres d’art du divertissement et de la pornographie, c’est une telle norme qu’il applique.

14Voyons ce qui est en jeu ici.
La dignité de l’homme, de la personne, est en quelque sorte liée à celle de l’œuvre d’art. On peut affirmer qu’il n’existe plus maintenant d’œuvres d’art, car là où il n’y a pas de dignité humaine il n’y a pas d’œuvre d’art au sens moderne de l’art tel que nous le connaissons depuis le quatorzième siècle, quand naquit ce qu’on connaît comme l’Europe. Si la dignité des œuvres d’art a perdu tout son sens après la disparition du High Modernism (dans la période parfois improprement appelée post-moderne), alors il y a peu d’espoir que l’on maintienne les standards concernant la dignité de l’homme. Ces standards ne sont pas appliqués, mais il sont conservés, en tout cas. Et bien que le respect dû à la dignité des œuvres d’art ne soit pas un impératif, il permet encore mieux, ou du moins plus facilement, de nous familiariser avec nous-mêmes.

15Mis à part l’invention du concept moderne de dignité humaine, l’Europe a constitué aussi le contexte de développement du cosmopolitisme. De cette façon, les œuvres d’art sont elle aussi devenues cosmopolites. Même s’il est à la mode de parler de guerres ou de chocs entre cultures et civilisations, rien de pareil à une guerre des cultures n’a fait son apparition dans le monde des arts. C’est tout le contraire : visions individuelles, technologies anciennes ou nouvelles ont fait leur apparition, et des traditions culturelles ont fusionné. Le monde contemporain de l’art est un monde partagé, peuplé par des œuvres individuelles. Des compositeurs japonais figurent dans le répertoire des orchestres américains ; on peut voir des peintures et des installations indonésiennes, chinoises, iraniennes, indiennes et européennes les unes à côté des autres dans tous les musées du monde. Toutes les œuvres s’affirment elles-mêmes, comme individus, et sont respectées selon leur dignité. Le monde de l’art est également cosmopolite en ce qui concerne le roman et la poésie, bien que la barrière de la langue y rende la reconnaissance plus difficile que dans d’autres arts.

16Je veux clarifier ma propre conception. De nos jours nous respectons la dignité des œuvres d’art, autrement dit nous sommes à même de faire la distinction entre ce qui est œuvre d’art et ce qui ne l’est pas, sur des fondements quasiment (et, parfois, complètement) identiques à ceux de nos ancêtres depuis la Renaissance.

2

17Dans ce qui suit, et à fin de lancer le débat, j’examinerai les arguments ou plutôt les « humeurs » des deux types de critique culturelle, abstraction faite de leurs nuances internes, afin d’argumenter ma position. Les deux types de critique sont redevables à des conceptions négatives de l’histoire, ou aux grands récits de la modernité, selon lesquels la culture moderne est devenue un désert.

18Le premier type de critique culturelle exprime de sérieux doutes quant au caractère licite d’un discours sur la dignité des œuvres d’art, car la marchandisation de l’art a dépouillé les œuvres de leur dignité. Tout ce qui est acheté et vendu comme une chose est seulement une chose. En effet, on peut douter que le paradigme de l’autonomie puisse être maintenu si la dépendance non personnelle (du marché) se substitue à une dépendance personnelle. C’est le cas selon certains ; selon d’autres, non. Pourtant, quand on parle de la dignité de l’œuvre d’art, la question de la marchandisation perd toute sa pertinence – même dans un sens strictement marxiste, car même si les œuvres d’art sont vendues et achetées, leur valeur ne peut être identique à la quantité d’heures de travail consacrées à leur reproduction. La contre-valeur d’une œuvre d’art ne dépend pas du temps de sa production, mais de son esprit interne ou valeur, ou du moins de l’esprit interne et de la valeur que lui attribuent (à juste titre ou non) les bénéficiaires.

19À partir du moment où les arts sont différents, leur relation avec le marché l’est également. Le cas le plus problématique est celui de la peinture. Les tableaux sont en effet aussi achetés comme formes d’investissement, mais il est rare qu’ils le soient seulement en tant que formes d’investissements. Normalement, l’acheteur a également un goût artistique, et il n’achète pas seulement un tableau plutôt qu’un autre pour sa valeur sur le marché, mais aussi parce qu’il jouit de sa vue, parce qu’il l’aime. Il pourrait également y avoir des cas où une œuvre d’art en tant qu’investissement est seulement utilisée comme un moyen et non pas, simultanément, aussi comme une fin en soi. Par exemple si l’acheteur garde la peinture dans un coffre de banque, auquel personne n’a accès, pas même pour la regarder ; dans ce cas, selon ma définition, l’œuvre cesse d’être une œuvre d’art, ou, du moins, son caractère d’œuvre d’art est suspendu, son esprit est endormi, jusqu’au moment (si jamais un tel moment arrive) où quelqu’un a la possibilité de la regarder et de la contempler. Toutefois, rien de semblable ne peut arriver avec des œuvres d’autres types d’art, tels que l’architecture, la musique ou la poésie.

20Un autre argument contre la thèse de la « dignité » est lié à la possibilité de la reproduction mécanique. Depuis le célèbre essai de Walter Benjamin8, la reproduction mécanique a gagné en ampleur et en importance au-delà de toute attente. Beaux-arts, musique, littérature sont reproduits mécaniquement de plusieurs et diverses façons. Même les reproductions mécaniques (par exemple une carte postale d’une photographie d’un tableau) sont mécaniquement reproduites. C’est dans une perspective particulière que je veux me référer à la reproduction mécanique : détruit-elle ou rend-elle obsolète la dignité de l’œuvre ?

21Dans le cas de la littérature, les nouveaux moyens de reproduction mécanique n’introduisent pas de problèmes supplémentaires, car ces œuvres ont été reproduites mécaniquement depuis des temps immémoriaux, à partir de la presse de Gutenberg. C’est également le cas pour les partitions et les estampes. Le problème se présente avec les beaux-arts en général et devient apparemment plus frappant dans le cas de la musique – en ce qui concerne la reproduction non pas de partitions musicales, mais de la musique pour l’écoute.

22La reproduction d’une œuvre d’art dans le domaine des beaux-arts participe-t-elle de la dignité de l’« original » et sa reproduction pratiquement infinie détruit-elle cette dignité ? Selon le concept d’œuvre d’art développé dans cet article, l’œuvre est comme une personne, pleine d’esprit ; permettez-moi de demander donc si des milliers de photographies prises d’une personne détruisent la personnalité ou la dignité de la personne. Il y a toujours un « original », selon la terminologie aristotélicienne, une « arché » dont découle tout exemplaire, et qui, dans le deuxième sens du mot « arché », domine toutes les reproductions. En outre, plus on reproduit un original et plus sa dignité en est confirmée, étant donné que toute reproduction mécanique vit d’un esprit emprunté. Son esprit est gouverné par l’original.

23Généralement, les reproductions mécaniques d’une œuvre des beaux-arts ne sont pas des œuvres d’art à proprement parler. Afin d’éviter tout malentendu : la photographie ne peut être qualifiée de reproduction mécanique. Ainsi, une photographie d’une œuvre d’art, par exemple d’une église, peut tout autant être une œuvre d’art imprégnée de son propre esprit qu’une peinture de la même église. Mais que dire de la carte postale ? La reproduction mécanique n’est que reproduction sans réinterprétation. La reproduction manuelle peut être mauvaise, quant à elle, mais elle ne peut jamais être vide d’interprétation. Au contraire, la carte postale de la photographie de l’église est vide d’interprétation : on peut l’utiliser comme simple moyen, ou la jeter à la poubelle. Pourtant, comme je l’ai laissé entendre, même une reproduction mécanique peut avoir un esprit emprunté : lorsque l’on pose sur son étagère la carte postale d’une église, qu’on la regarde et contemple, et qu’on est incapable de la jeter à la poubelle – alors cette chose reproduite mécaniquement est imprégnée de l’esprit emprunté à l’église telle que présentée par le photographe à travers l’œil de l’observateur.

24Et que dire de la musique ? La musique est dans la partition, mais elle vit dans la performance – donc elle est un art performatif. De nos jours, très peu de gens peuvent entendre la musique en lisant simplement la partition. La performance est interprétation, mais, contrairement à l’exemple de la photographie prise d’une église, elle est auto-interprétation et non hétéro-interprétation. La partition est l’œuvre d’art, elle est une fin en soi, et l’interprétation n’est pas seulement un moyen, car elle partage la personnalité de l’œuvre. Comme il y a autant d’interprétations d’une œuvre que de musiciens qui la jouent ou même que d’occasions où ils jouent, toute interprétation en tant qu’auto-interprétation est une œuvre d’art à part entière. Un enregistrement est la reproduction de la performance de quelqu’un : on peut l’écouter mille fois et on entendra la même interprétation. Bien sûr, on peut écouter plusieurs enregistrements avec des représentations différentes de la même œuvre. La question est de savoir si mon enregistrement de la sonate numéro 31 en la bémol majeur Opus 110 de Beethoven interprétée par Glenn Gould (reproduit plusieurs milliers de fois) est une œuvre d’art ou non. L’utilisons-nous également comme une fin en soi et non pas seulement comme un moyen ?

25Ce n’est pas la même question que nous avons traitée dans le cas de la carte postale avec la photo d’une église, ni même celle qu’on peut poser au sujet d’un film de la performance d’une tragédie de Shakespeare à Londres. Un enregistrement, en tant que reproduction mécanique d’une auto-interprétation, a plus en commun avec une photo (interprétation) d’une peinture qu’avec une carte postale. On pourrait dire qu’une œuvre d’art sur un CD est une œuvre d’art – mais a-t-elle une personnalité individuelle ? Comment une personnalité peut-elle exister en tant de milliers d’exemplaires, comme elle existe aussi en des milliers de spectacles ? La personnalité est dans la partition. Comme toutes les performances (toutes les interprétations) ont la partition en partage, il en va de même pour chaque copie de la même performance.

26C’est pour montrer deux choses à la fois que j’ai traité du problème de la reproduction mécanique. En premier lieu, aucune reproduction mécanique ne mine la dignité de l’œuvre, et on peut facilement identifier l’œuvre d’art parmi ses copies infinies ; d’autre part, les arts sont différents, et la reproduction mécanique joue un rôle différent, pose des problèmes différents, dans chacun d’eux. De surcroît, il y a des différences essentielles quant à la reproduction selon qu’il s’agit des arts autographes ou des arts allographes, notamment pour la simple raison que les arts autographes n’ont de valeur élevée sur le marché que s’ils sont « originaux ». Cela pourrait nous ramener à la question de la marchandisation, à la valeur diminuée qu’une reproduction mécanique des œuvres a sur le marché. Il faut aussi mentionner le fait qu’il y a des arts qui, en principe, ne peuvent être reproduits mécaniquement, par exemple les bâtiments d’architecture créative. Les maisons préfabriquées préparées en usine ne sont pas des œuvres d’art, ni des reproductions d’œuvres d’art. Elles n’ont pas de personnalité, de dignité, et elles n’existent que pour être utilisées.

27Outre cette critique culturelle générale, s’est développée dans le dernier quart de siècle une sorte de critique culturelle partielle. Je pense à des essayistes et critiques qui tenait le High Modernism en grande estime (une estime presque religieuse) et qui le comparaient à ce qui advint par la suite, les tendances appelées généralement « post-modernes », avec l’expulsion des beaux-arts du paradis artistique. Je l’ai déjà avoué : je ne partage pas leur point de vue ni leur goût. Permettez-moi de jouer cartes sur tables : à mon avis, les beaux-arts ont connu pendant ces dernières décennies une floraison rarement égalée, dans leurs branches traditionnelles (comme l’architecture, la sculpture et la peinture) aussi bien que dans celles moins traditionnelles ou nouvelles comme la photographie, l’installation, les arts vidéo. En musique, on a assisté à la création de compositions importantes et remarquables, recourant à des instruments traditionnels et non traditionnels, dans tous les genres musicaux (opéra compris). Cependant, je ne vois pas un jaillissement créatif pareil dans le monde des mots sans musique. De bons romans, de très bons parfois, sont écrits comme auparavant, et de nouveaux auteurs sont apparus. En tout cas, il y a des limites dans tous les genres de l’art, et peut-être le roman et la poésie ont-ils tenté de franchir ces limites vers la fin du High Modernism, et ont-ils besoin maintenant de se tenir dans ces limites. Un roman est à la fois art et divertissement : s’il ennuie même les lecteurs intelligents et patients, ce n’est pas un roman ; de l’autre côté, s’il divertit seulement, ce n’est pas de l’art. Peut-être le seul média pour lequel on peut parler de déclin est-il le cinéma : de même que le roman, il est censé être divertissement et art tout à la fois, comme les films de Chaplin ou même l’« aliénation » des films italiens et français dans les années 60 du siècle dernier. Aujourd’hui, le film en tant qu’art a sa place au musée, au lieu d’être projeté dans les salles de cinéma. Pour éviter tout malentendu : tout comme il existe de l’art mauvais, il existe du bon, et même de l’excellent travail de divertissement ; et nous avons besoin à la fois d’un art de qualité et d’un bon divertissement. Parfois, on ne parvient pas à les distinguer ; comme Ernst Gombrich le dit avec esprit9, aucune production particulière ne satisfait entièrement aux critères d’un seul genre.

28Il est intéressant de remarquer combien les gens – en particulier les jeunes – ont développé un fort goût pour les tendances les plus récentes dans les beaux-arts contemporains, tandis qu’ils montrent moins d’enthousiasme pour la musique érudite contemporaine. Les galeries d’art contemporain et les musées d’art contemporain – un genre tout nouveau de musée – sont pleins, tandis que les concerts n’ayant au programme que des compositeurs contemporains jouent dans des salles à moitié vides. L’explication réside en ce que si du côté de la musique la différentiation entre genres dits érudits et divertissement est évidente, du côté des beaux-arts cette différentiation est absente. Par le passé, le Kitsch était présent dans les deux domaines, mais si d’un côté le pop art a fini par être présent dans les galeries et musées, la musique populaire trouva ses lieux d’élection dans les stades et discothèques dont le succès dépendait complètement de l’artiste et du marketing. Quelques-uns de ces artistes sont authentiques, d’autres uniquement des chanteurs talentueux, d’autres encore de mauvais clowns (sachant que les clowns de cirque peuvent être des grands artistes !). En tout cas, tous doivent être des figures-culte afin d’attirer un public enthousiaste. Ce qu’ils jouent est rarement une œuvre d’art, dans la mesure où elle dépend de la personnalité ou de la valeur de l’artiste et, par conséquent, n’a aucune indépendance, aucune valeur en soi. Dans ce cas, l’individu est porteur de la valeur de l’œuvre plutôt que l’œuvre ne porte la valeur de la personne, de l’artiste et donc de la performance.

29Il est clair qu’il existe une différence entre l’« artiste » et le « créateur d’une œuvre d’art », du moment que la première catégorie est plus large. Une cantatrice d’opéra, un directeur et un violoniste peuvent être artistes de qualité suprême, de même qu’un musicien de jazz et un chansonnier. Je voudrais uniquement souligner que généralement les figures-culte jouaient un rôle sur la scène artistique : il me suffit de mentionner Jackson Pollock, Andy Warhol et Joseph Beuys. Au contraire de nos jours les célébrités des beaux-arts et de la littérature ne sont plus des figures-culte : elles n’ont pas besoin d’être des alcooliques, des fous, des travestis, des excentriques ou des auto-destructeurs pour être adulés par la foule, en particulier par les jeunes ; ces célébrités peuvent dire, avec Daniel Libeskind, que l’art est optimiste. En même temps, on peut remarquer à quel point les choses n’ont pas tellement changé en ce qui concerne la musique pop.

30Même si tous les artistes ne créent pas des œuvres d’art, quoiqu’ils participent de l’esprit de ces dernières à travers l’auto-interprétation, toutes les œuvres sont créées par des artistes. C’est ce sur quoi je dois insister. C’est un grave malentendu de considérer que tout aujourd’hui est œuvre d’art, que ni l’habileté, ni l’artisanat, ni l’enthousiasme, ni les idées ou les grandes ambitions artistiques ne sont nécessaires pour créer. C’est un profond malentendu de penser que les artistes d’aujourd’hui sont plus avides, qu’ils flattent le public, qu’ils sont plus soumis à leur clientèle, moins impliqués dans leur travail ou qu’il souffrent moins ou ressentent moins de plaisir dans la création artistique. Il y a des artistes différents avec des caractères différents. Il y a des artistes plus ou moins talentueux comme à toutes les époques, certains sont plus superficiels que d’autres, certains plus avides que d’autres.

31En tout cas, ce qui importe, ce n’est pas leur cupidité, leur vanité, leur ascétisme ou leur humilité ; ce qui importe, c’est uniquement leur travail et leur relation à ce travail. Permettez-moi de citer au hasard quelques confessions d’artistes au sujet de leur propre travail. Paul McCarthy : « Je m’intéresse plus au mimétisme, à l’appropriation, à la fiction, à la représentation et au questionnement du sens ». Mike Kelley : « Je veux vivre éternellement. L’art n’est que cela ». Tony Oursler : « Je travaille à partir d’une base conceptuelle, mais, quand l’art est réussi, c’est magique. Vous pouvez essayer de l’expliquer, mais, si vous pouviez expliquer, ce ne serait plus magique. C’est ce que font les artistes, là, dans le studio : lutter pour rendre possible l’impossible ». Maurizio Catellan (un artiste engagé politiquement) : « Pour être défait, le pouvoir doit être abordé, réapproprié et indéfiniment répliqué ». Gary Hume : « Je veux peindre quelque chose qui soit magnifique, quelque chose qui soit parfait et pleine de tristesse ». Jeff Wall : « Une image est quelque chose qui rend invisible son avant et son après ». Ce sont des artistes visuels que j’ai cités, parce que sont eux les plus souvent accusés de superficialité, vanité et cupidité.

32Mais, même en reconnaissant la « bonne volonté » et l’honnêteté des artistes, les critiques culturels peuvent néanmoins prétendre que les œuvres créées par ces artistes sont inférieures en principe à ce qui les précédait. Ces critiques quelquefois adressent leurs reproches à notre époque plutôt qu’aux artistes. C’est dans l’esprit du livre de Quentin Bell Bad Art10 que j’ai utilisé le terme d’« honnêteté » : Bell affirme qu’il existe une censure intérieure dans le cœur de l’artiste, qui lui demande : « Es-tu honnête ? ». Il est évident que seuls des artistes honnêtes peuvent créer des œuvres dignes, bien que toutes les œuvres créées par des artistes honnêtes (tous les types d’œuvres dignes) ne soient pas de bonnes œuvres d’art – de même que toutes les personnes n’ont pas un caractère, car il y a des personnes insignifiantes, dénuées de substance. Pourtant, ce sont encore des personnes et elles ne doivent pas être utilisées comme de simples moyens. Un art mauvais est comme une personne dénuée de caractère, mais il reste encore un art.

33Nous avons l’impression erronée qu’auparavant, il n’y avait pas de mauvais art. Il y en avait évidemment ; seulement, ce n’est pas lui que l’on voit dans les musées ni que l’on n’entend dans les salles de concert ; ce n’est pas lui qui est mis en scène au théâtre ou à l’opéra, et ce n’est plus lui que l’on imprime. Les arts contemporains, lorsqu’ils sont du niveau de l’artisanat, ne sont pas retenus, pour la plupart. Et bien qu’il existe encore un type sérieux de critique d’art qui évalue avec expertise la qualité des œuvres, il n’y en a pas aujourd’hui qui pourrait jouir de l’autorité (tant bien que mal utilisée) des critiques d’art à l’époque du High Modernism. Les critiques d’aujourd’hui proposent un critère plutôt qu’un verdict et ne jouent pas un rôle significatif dans le processus de sélection.

34Les accusations portées contre l’art contemporain sont multiples. Cependant elles peuvent être résumées, peut-être, de la façon suivante, en utilisant ma terminologie même si je ne suis pas d’accord avec elles : il n’y a pas de dignité dans les œuvres d’art contemporaines, au moins dans certains genres populaires comme les installations ou l’art vidéo, ou dans les œuvres de musiques qui, comme le jazz, incorporent la musique populaire. Ces genres font trop de concessions au public ou satisfont trop les attentes des commanditaires dans le cas d’une œuvre de commande.

35Les critiques culturels que j’ai à l’esprit (comprenant la majorité des visiteurs de galeries appartenant à la classe moyenne tout comme quelques spectateurs de concerts, toujours de classe moyenne) définissent la « dignité de l’œuvre d’art » en relation avec des objets d’art déterminées. Cette opération est exactement ce que j’ai voulu éviter avec ma définition formelle (kantienne). Je pourrais mentionner quelques exemples de détermination concrète de la dignité d’une œuvre d’art : une œuvre d’art sérieux ne peut pas inclure des citations de jazz ; un opéra sérieux ne peut pas être composé sur un livret faisant référence à des événements contemporains comme Nixon en Chine ; les installations ne sont pas des œuvres d’art mais des plaisanteries, et même de mauvais goût ; les bâtiments paraissent des statues uniquement comme conséquence d’une fausse impulsion à surprendre et choquer ; « intéressant » n’est pas une catégorie esthétique. À la lumière de ma définition, ces objections n’ont aucune importance. Mais il y a une objection qui pourrait affecter ma définition formelle, renvoyant à la musique de film ou aux travaux commandés pour certaines occasions (comme les Jeux Olympiques). En tout cas, le fait d’être commandée n’a aucune influence sur le caractère d’une œuvre. Les fresques de la Chapelle Sixtine étaient commandées, tout comme l’œuvre de Philip Glass Orion. En fait, beaucoup d’œuvres musicales importantes sont commandées par des orchestres, des conservatoires et des ensembles. Ce qui importe, ce n’est pas que cette œuvre spécifique de Glass (dont j’apprécie beaucoup les compositions et œuvres de jeunesse, tout comme les symphonies tardives) soit trop clairement politically correct : le fait qu’une œuvre ne doive pas être politique ou doive être dépouillée de toute référence religieuse ou politique est une définition empirique qui fait partie de l’héritage du paradigme de l’autonomie.

36J’insiste : si on parle de la définition ou mieux de l’identification d’une œuvre d’art à partir de la position de l’esprit de l’impératif catégorique kantien – et de la même façon que pour une personne – l’œuvre d’art est une fin en soi. Mais elle n’est pas exclusivement une fin en soi : les œuvres avec buts politiques (parfois se référant directement à une action politique) ou religieux sont typiques dans l’art contemporain ; cela ne les rend pas moins porteurs de dignité, à moins que l’œuvre serve uniquement comme moyen de persuasion politique.

37Qu’il me soit permis de répondre à ces arguments qui peuvent être pris au sérieux. Il est vrai que la première réaction face à un certain art contemporain, en particulier dans les beaux-arts mais aussi dans la musique ou la littérature, pourrait être l’exclamation : « Comme c’est intéressant ! ». Et l’« intéressant » n’est pas une catégorie esthétique. Mais si l’« intéressant » n’est pas une catégorie esthétique, il ne s’ensuit pour autant que le travail jugé « intéressant » ne puisse être une œuvre d’art. Beaucoup de choses peuvent être intéressantes, comme les divertissements, la nourriture, le ragot mais également les caractères humains et les œuvres d’art. Si la « chose intéressante » créée par l’homme n’est pas utilisée, consommée, mais contemplée, si l’on essaie de déterminer son essence, sa signification, ou si l’on essaie, sans succès, de traduire sa magie dans une prose ordinaire, alors il s’agit d’une œuvre d’art. En outre, ce que nous avons trouvé « intéressant » à la première rencontre ne sera plus ressenti comme tel après avoir rencontré le même travail ou le même style à plusieurs reprises. La musique minimaliste pourrait avoir frappé l’auditeur en tant qu’intéressante au début, mais, après avoir pris connaissance du langage minimaliste, le pur plaisir esthétique pourrait bien prendre la place de la simple impression « Comme c’est intéressant ! ».

38Il est vrai que des œuvres contemporaines telles que les installations et l’art vidéo nous mettent face à des problèmes dits esthétiques qui n’étaient pas totalement inconnus avant notre époque, et qu’on a pourtant rarement rencontrés dans un musée ou une galerie. En fait, ces œuvres ne peuvent être saisies d’un seul regard, ni simultanément. À cet égard, ils perdent leur caractère « holistique », connu dans l’esthétique traditionnelle comme « totalité », et dans l’esthétique du High Modernism comme « auto-référence ». Cela a toujours été le cas en architecture ainsi que dans tous les genres « temporels » comme la musique. Mais, en se référant aux galeries contemporaines, on peut sûrement nommer ce phénomène, d’une façon esthétique traditionnelle, comme « sublime » – en se référant au concept kantien ou à l’insistance de Lyotard11 sur le fait que l’art moderne ne concerne pas le beau, mais le sublime. Je ne pense pas que le fait de proposer un nom soit d’un grand secours. Je remarque seulement, entre parenthèses, que la beauté sensuelle est loin d’être étrangère à l’art contemporain, surtout si on se réfère à la photographie et en particulier aux photographies magiques de Andreas Gursky ou à certains travaux de Cindy Sherman. En plus, le contraste entre la beauté et le sublime, surtout en ce qui concerne l’art vidéo ou les installations, ne reflète aucune expérience, du moins de ma part. Dans l’art vidéo on rencontre une beauté parfois incomparable, peintures complètement abstraites ou paysages.

39L’art vidéo est difficile et, peut-être, l’installation est la plus difficile parmi les formes d’art contemporain. Les nouveaux médias véhiculent la tentation de réaliser toutes les idées, d’expérimenter toutes les conceptions. Voilà pourquoi il existe, en effet, de nombreuses œuvres d’art vidéo médiocres et de nombreuses installations laides. Beaucoup d’art mauvais, mais de l’art tout de même. Mais, quand il y a réussite, pour citer à nouveau Oursler, c’est magique. La difficulté réside encore une fois dans le fait de traiter l’hétérogénéité de manière à créer quelque chose qui véhicule une conception unificatrice, une idée, un sens.

40Pour autant que je puisse en juger, et il est de nombreuses installations importantes que je n’ai pas du tout à l’esprit, celles que je juge comme significatives utilisent un interpretandum commeune sorte de citation. Pourtant, il ne s’agit pas proprement d’une citation, du moment que l’interpretandum de l’installation n’est pas un travail constitué sur le même support que l’installation. Il a été plusieurs fois souligné que les citations jouent un rôle important dans l’art contemporain. On parle de l’exploitation des maîtres du passé, du pillage de leurs œuvres. Exploitation et pillage sont toutefois des appellations erronées, car, si l’on s’approprie les idées d’un maître ancien, on ne les exploite pas ; au contraire, on confirme une nouvelle fois leur grandeur, et on reconnaît leur ipséité. Il en va de même lorsqu’il s’agit de parodies : comme un étudiant fait la parodie des enseignants doués de personnalité, de même les peintres et les compositeurs jouent la parodie des œuvres douées de personnalité. Arachnophobie, travail ludique et attrayant du jeune compositeur Kenji Bunch, est un hommage au jazz, au moyen de l’insertion de citations de jazz dans le tissu de la composition. On sait bien que la musique cite parfois des thèmes populaire, de même que le Kitsch : ce qui est en jeu dans la composition, ce ne sont pas les citations, mais la façon dont ces citations sont utilisées – le plus souvent avec ironie. Les peintres ont aussi pillé les œuvres de leurs artistes préférés : Caravage est par exemple l’un des grands favoris de Botero ou de Tibor Csernus. Mais il ne faut pas croire que le pillage soit l’une des principales préoccupations des peintres et des compositeurs – il est en fait de moins en moins fréquent : les grands compositeurs contemporains, comme Pierre Boulez, György Ligeti, Sofia Gubaidulina, Arvo Pärt, Toru Takemitsu ou György Kurtag, ne pillent pas, et la plupart des artistes visuels ne le font jamais, bien qu’ils soient dans leur quasi-totalité influencés par certains de leurs prédécesseurs appartenant au High Modernism.

41Que l’on m’autorise à revenir aux prétendus problèmes esthétiques de l’installation et de la vidéo. Les critiques culturels ont raison sur un aspect : si une installation est déplacée d’une galerie ou d’un musée à un autre lieu, elle doit être sectionnée en parties et morceaux ; elle n’est plus un tout et elle cesse donc d’être une œuvre d’art. Ce n’est pas le même problème que de peindre à nouveau un tableau, tricher avec les effets de la photographie, ou déplacer une statue d’un endroit ouvert à un musée pour la préserver. Cependant, de même qu’on peut respecter une personne disparue, on peut faire resurgir l’installation en question. Je souhaite me référer à une installation d’Oursler, déjà cité précédemment. Il s’agit de la traduction de L’Atelier, le tableau de Courbet, dans le langage de l’installation. J’appellerai cette opération « hétéro-interprétation », pour la distinguer de l’auto-interprétation, comprise comme citation ou interprétation d’une œuvre sur le même support. Par exemple, L’atelier de Courbet a déjà été traduit par le peintre contemporain Bruno Civico dans son Allégorie des sens, une auto-interprétation de caractère représentatif. Dans le tableau de Courbet le peintre-même et son modèle, nu, sont placés au milieu, entourés de personnalités célèbres. Dans l’installation, un écran vidéo est au milieu sans aucune distinction nette entre le peintre et les modèles, tandis que le centre est entouré d’œuvres d’art contemporaines, certaines créées par d’autres artistes, d’autres créées par Oursler lui-même dans son propre style ou en imitant les styles des autres. Toutes les mini-installations ne sont pas d’égale beauté, ni simplement d’égal intérêt, mais la même chose peut être affirmée aussi pour les portraits de Courbet dans le tableau « original ».

42L’hétéro-interprétation dans les beaux-arts (ainsi que dans la littérature et la musique) est en fait très traditionnelle, et commence par la reproposition visuelle des histoires bibliques et des mythes, et se développe à travers la réinterprétation d’autres productions sur un autre support. Ce qui n’est pas traditionnel ici, c’est le support sur lequel l’interpretandum est traduit. Les conceptions philosophiques ont rarement été réinterprétées dans le milieu de l’art, bien que cela arrive, par exemple, avec Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss. Or, les nouvelles œuvres d’art, telles que l’installation et l’art vidéo, non seulement se prêtent fort bien à la traduction de concepts philosophiques dans leur propre support, mais, en quelque sorte, recherchent même ce type de traduction. Selon moi, toutes ces tentatives ne sont pas réussies – par exemple, si dans une présentation vidéo (qui peut également être l’exposition d’une installation) quelqu’un parle et si l’idée est exprimée directement ou indirectement par des mots, par le texte parlé, par la relation entre image et mot, le travail devient moins significatif. Peut-être s’agit-il seulement de l’expression de mes goûts personnels et de mon expérience limitée, mais je pense que l’expérience est supérieure si l’on entend seulement des voix et peut-être un peu de musique, et si l’image elle-même nous parle. Les idées philosophiques parlées dans les arts nouveaux sont normalement inférieures à celles soumises à la vue.

43Permettez-moi de mentionner brièvement une œuvre étonnamment belle, pleine de sagesse et riche de sens, comme l’un des prototypes de réinterprétation réussie en art vidéo d’un concept philosophique. Je me réfère au travail des artistes suisses Peter Fischl et David Weiss The way things go. Sur l’écran est présenté le problème philosophique de la « chaîne causale » : ceux qui méditent sur cet écran arrivent à voir (non pas à connaître, mais à voir !) que la chaîne causale est une chaîne de simples contingences, qu’il n’y a pas d’origine motrice, ni de cause finale. Une chose frappe une autre, cette dernière encore une autre, et encore et encore, jusqu’à ce que tout ce qui arrive soit enfin déterminé. Pourtant, il n’y a aucun sens. Les choses qui bougent n’ont rien de spécial, il s’agit d’un verre, d’une balle, ou d’un pot de lait, mais le mouvement des choses, leur « destin » nous tient en haleine. Le lait se répand, l’eau coule, le feu se déclare – pourtant, rien n’est définitif. Et les couleurs ! Les tonalités de rouge, de bleu et de blanc sont pure volupté : elles ne sont pas seulement là, elles se produisent également, comme nous le disent Aristote ou Wittgenstein. Il est difficile de résister à l’envie de retourner, de regarder de nouveau, comme c’est normalement le cas avec une œuvre d’art – comme c’est le cas des compositions vidéo de Bill Viola : dans ses œuvres, les idées religieuses sont aussi des idées philosophiques, du moment que la création (naissance), le déluge et la rédemption sont fortement réinterprétés, mises en scène dans un présent mystique, que c’est la nouvelle vision qui (ainsi que la volupté dans la beauté) ne sombrera jamais dans l’oubli. L’opposition habituelle entre beau et sublime s’applique avec difficulté dans le cas de ces œuvres d’art modernes.

3

44Passons maintenant de la défense de l’art contemporain au principal sujet théorique – ou plutôt esthétique. Selon mon point de départ, l’autonomie de l’art n’était pas une idée erronée. Cependant, j’ai remarqué combien l’indécision entre l’application du concept d’autonomie à un genre spécifique d’art et l’application à des œuvres d’art singulières a été source de grande confusion. Au lieu du concept d’autonomie, j’ai suggéré qu’une autre catégorie kantienne, celle de dignité, pourrait mieux aider à s’orienter dans le monde des arts, à condition qu’on l’applique de manière non pas normative, mais descriptive.

45On a fait de l’« autonomie de l’art » un cri de guerre pour protéger certains principes normatifs de jugement, grâce auxquels on a pu défendre le High Modernism contre les attaques de la culture populaire, contre le risque d’être atteint ou plutôt gâté et détruit par le goût vulgaire, le compromis et les leurres du divertissement. La tâche a été réalisée, et elle n’est donc plus nécessaire. Le Kitsch et les mélodies qui ne vieillissent pas ont disparu, de même que le goût « bourgeois » (ou de réalisme social) qui privilégiait les œuvres médiocres du XIXe siècle contre les œuvres meilleures du High Modernism. Remplacer le mot d’ordre de « l’autonomie de l’art » par celui de « dignité de l’œuvre d’art » ne fait tort ni à Wozzeck ou à Moïse et Aaron, ni à Malevitch ou à Kandinsky. Eux sont déjà des classiques et la dignité de leurs œuvres est fort respectée ; ils peuvent partager cette dignité (qui n’est plus un privilège) avec Bartók et Stravinsky, avec les surréalistes, comme avec Francis Bacon et Frank Gehry.

46En même temps, pendant que l’autonomie de l’art promouvait le High Modernism, d’autres concepts esthétiques commençaient également à jouer un rôle normatif dans les théories esthétiques. Je me réfère spécifiquement au concept d’auto-référence et à l’interdiction de toute représentation. Bien que ces catégories esthétiques – ou plutôt ces normes esthétiques – soient contemporaines de la quête de l’autonomie, elles lui ont survécu et se sont créé une place à l’intérieur des théories soi-disant « postmodernes ». Le monde de l’art contemporain ne suit pas ces prescriptions ; plus précisément, certains artistes le font, d’autres non, et il serait très difficile de porter un jugement évaluatif sur leur travail en se tenant sur un terrain aussi glissant.

47Analysons la catégorie d’auto-référence. Elle peut signifier des choses complètement différentes. Par exemple, dans l’esprit de l’exigence traditionnelle de holisme, de perfection, d’achèvement, on pourrait dire que dans une œuvre d’art tout doit être lié à tout, que rien, ni un coup de pinceau, ni une note de musique, ni une phrase, ne peut y être gratuit. On pourrait aussi dire qu’une œuvre d’art doit être comprise en soi, qu’elle ne devrait se référer à rien qui soit au-delà de l’œuvre. Il n’y a en fait aucun au-delà – autrement dit, la « monade » de l’œuvre d’art n’a pas de fenêtres.

48On peut comprendre tout cela dans un sens faible ou dans un sens fort. Dans le sens faible on dira que, bien sûr, il y a des choses au-delà de l’œuvre qui sont absorbées et exprimées par celle-ci, comme des expériences sociales ou très personnelles, ou l’âme consciente ou inconsciente. Pourtant, on n’a pas besoin de savoir ce qui est exprimé par une œuvre d’art pour être touché par elle et la contempler. En outre, la source d’inspiration de l’artiste est assez indéterminée. Même les auto-interprétations ne doivent pas être acceptées sans scepticisme. Si on se réfère uniquement à cette faible interprétation, on peut convenir que la plupart des œuvres d’art doit être comprise « au-delà d’elles-mêmes », quelle que soit leur source extérieure. Mais, peut-on ajouter, il ne nuit pas à l’œuvre d’art que l’artiste rende explicites la manière et ce dont l’œuvre a été inspirée « de l’extérieur » et qu’il demande que l’on soit conscient de ce référent extérieur. Cependant, l’interprétation forte de l’auto-référence n’admet pas l’inclusion de référents extérieurs dans l’appréciation et la compréhension d’une œuvre.

49Le fait qu’une œuvre doive être un monde en soi sans qualification, dans lequel on entre et dont on puisse sortir, est attirant. Quand Libeskind affirme que tous les bâtiments doivent raconter leurs propres histoires, peut-être est-ce cela qu’il veut dire. Pourtant, il faut commencer par définir le monde dont on parle. Par exemple, le Musée Dali, dans le nord de l’Espagne, qui ne montre que des peintures et d’autres objets surréalistes, est surréaliste en lui-même. Qu’est-ce que le monde ici ? L’ensemble du musée, chaque peinture, l’aménagement ? Bien sûr, il ne s’agit pas d’un phénomène moderne. On peut en dire autant des églises. Mais quand les églises romanes ou même baroques ont été construites, personne n’expérimentait encore l’idée d’auto-référence, s’il faut admettre que (en utilisant la catégorie de Benjamin) l’auto-référence est un concept post-auratique : rien de ce qui est sacré ne peut être interprété comme auto-référentiel au sens fort. Et ce qui est maintenant appelé « postmoderne » comprend également la tendance à un nouvel enchantement. Par conséquent, cela n’exclut pas la possibilité de s’inspirer de « l’extérieur », mais cela n’exclut pas non plus l’intention d’un effet perlocutoire, par exemple dans le cas d’une affiche politique ou d’un hymne religieux.

50Les questions de la représentation et de la référence sont liées, mais elles ne sont pas identiques. Dans le cas de l’auto-référence, la question des conditions objectives ou subjectives ou de l’effet des œuvres d’art n’est pas pertinente ; dans le cas de la référence, la question « Qu’est-ce que c’est ? » est exclue. Plus précisément, elle n’est pas exclue en tant que question, étant donné que la réponse est déjà présente : une œuvre d’art n’est rien sauf l’œuvre d’art elle-même. Les peintres ne peignent pas une pipe ou un paysage ou le portrait d’un ami, ils peignent seulement un tableau. Arthur Koestler a démasqué avec esprit l’auto-illusion derrière le paradigme de la « non-représentation ». Que signifie le fait que le peintre peint seulement un tableau, et non pas une maison, ni un portrait, ni même un carré en blanc ? En fait, si on veut se débarrasser de la représentation, on ne peut pas dire que le peintre peint seulement un tableau, car on parle alors déjà de la représentation. Si on veut se débarrasser de la représentation, on ne peut pas parler des peintres ou des tableaux, mais d’une personne qui met des coups de pinceau sur une surface. Quand on parle de « peinture » on parle aussi de « représentation », et il peut y avoir représentation de n’importe quoi.

51Une peinture donc « porte sur » quelque chose – et je pense que cela est vrai pour toutes les formes d’art. Pourtant, si l’on accepte ma définition de l’œuvre d’art comme chose douée d’une âme qui n’est pas utilisée seulement comme moyen mais aussi comme une fin en soi, alors il devient indifférent de savoir si on dit qu’une œuvre d’art affirme ou nie quelque chose. Quoique, peut-être pas tout à fait puisque quelques coups de pinceau sur une surface solide ne méritent pas d’être traités en eux-mêmes comme une fin : il doit y avoir une peinture, et portant sur quelque chose. Cela ne signifie pas, cependant, que l’on doive revenir au concept traditionnel de référence, dans lequel la véracité était identifiée avec la ressemblance, à l’exception de la musique et de l’architecture.

52Dans la mesure où le concept de la dignité de l’œuvre d’art (contrairement à celui d’autonomie) n’est pas esthétiquement normatif, pas même au sens faible, il n’offre pas un critère en fonction duquel il serait possible de distinguer entre œuvre bonne et œuvre mauvaise. Il ne fournit pas une réponse à la question de la genèse des œuvres d’art, ni à celle du jeune Lukács dans son œuvre qu’on appelle Esthétique de Heidelberg12 « Les œuvres d’art existent. Comment sont-elles possibles ? ».

53Pour moi, le plus important c’est l’affirmation que les œuvres d’art existent, non la question portant sur leur possibilité. La valeur des œuvres d’art réside dans leur existence. Toutes sortes de jugements esthétiques présupposent toujours cette valeur. Ce que j’ai tenté de faire ici, c’est d’écrire proprement sur cette valeur des œuvres d’art qui repose sur leur existence même, sur l’existence de chacune d’elles – une valeur qui ne peut pas être expliquée ni interprétée, mais seulement montrée. Il s’agit d’une approche minimaliste. Pour moi, ce minimum est aussi le maximum. Les opposés, peut-être, coïncident.

Notes   

1  Theodor W. Adorno, Ästhetische Theorie, édité par G. Adorno et R. Tiedemann, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1970 (Traduction francaise : Théorie esthétique. Traduction de Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974).

2  Georg Lukács, Ästhetik : die Eigenart des Ästhetischen, Darmstadt, Luchterhand, 1963.

3  Cf. Max Weber, Wissenschaft als Beruf, München, Duncker & Humblot, 1919 (Traduction française : Le savant et le politique, traduction de Julien Freund, Paris, Plon, 1959 ou La Science : profession et vocation, Isabelle Kalinowski, Marseille, Agone, 2005).

4  Pour une analyse du mouvement du High Modernism, cf. Charles Jencks, Critical Modernism, Chichester, Wiley, 2007.

5  Prestigieuse exposition d’art moderne qui a lieu dans la ville allemande de Kassel tous les cinq ans.

6  Traduction du terme « homeless », jouant un rôle essentiel dans la pensée d’Ágnes Heller. Homeless est la condition de l’être humain contemporain, qui se conçoit en tant que sans demeure fixe au nom de la conscience, typiquement moderne, de la contingence de la vie. L’absence d’un foyer a priori nécessaire et définitif illustre en même temps, métaphoriquement, les vicissitudes de concepts, tels que Vérité, Bonté et Beauté, dont l’objet et la définition étaient jadis évidents, et qui ont perdu, dans la conception moderne du monde, toute certitude immédiate. Pour toute clarification ultérieure, cf. en particulier son article « Where are we at home ? », paru dans la revue australienne Thesis Eleven, vol. 41, n° 1, pp. 1-18.

7  Cf. Walter Benjamin, « Über Sprache überhaupt und über die Sprache des Menschen » (1916), in Gesammelte Schriften, édité par R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991, Band II-1, pp. 140-157 (Traduction française in Œuvres, traduction de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, tome I, pp. 146-165).

8 Cf. Walter Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit (1935), in Gesammelte Schriften, op. cit., t. I, pp. 431–469 (Traduction française : « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », in Zeitschrift für Sozialforschung, vol. 5, n° 1, 1936, pp. 40–66, et maintenant in Gesammelte Schriften, op. cit., pp. 709-739).

9  Cf. Ernst Hans Gombrich, The Story of Art, London, Phaidon, 1967 (traduction française : Histoire de l’Art, J. traduction de Jacques Combe et Claude Loriol, Paris, Flammarion, 1990.

10  Quentin Bell, Bad Art, London, Chatto & Windus, 1989.

11 Cf. Jean-François. Lyotard, Leçons sur l’analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991.

12  Georg Lukács, Heidelberger Philosophie der Kunst (1912-1914), parue dans Georg Lukács Werke, tome XVI, édité par Ágnes Heller, Neuwied, Luchterhand, 1974.

Citation   

Ágnes Heller, «L’autonomie de l’art ou la dignité de l’œuvre d’art», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, La responsabilité de l'artiste, Réflexions sur éthique et esthétique, mis à  jour le : 25/10/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=525.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Ágnes Heller

Ágnes Heller, philosophe hongroise, l’une des plus importantes interprètes de la complexité philosophique et historique de la modernité, a produit au cours des années une pensée qui a influencé profondément les débats philosophique, sociologique, politique et esthétique. Parmi ses nombreuses publications, on peut sélectionner L’homme de la Renaissance (1967), Beyond justice (1987), A philosophy of history in fragments (1993), The concept of the beautiful (2012).