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Forme artistique et émancipation. Sur quelques textes de la Théorie critique
Jean Paul OliveDOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.522
Texte intégral
1Comparée à de nombreuses positions contemporaines sur l’art et les œuvres d’art, les jugements des philosophes de la Théorie critique continuent de sembler sévères et radicaux. S’il est permis de parler, à leur sujet, d’exigence éthique et d’engagement vis-à-vis de la société, ce n’est certes pas au nom de messages qu’une telle théorie aurait aimé énoncer comme étant ceux contenus dans l’art. C’est le comportement lui-même de l’art, tel que le comprenaient ces philosophes, qui est pour eux susceptible de s’opposer aux forces les plus contraignantes du social tout en en absorbant les déterminations, en renvoyant à la société une image ouverte et énigmatique de l’altérité. Une telle position n’a rien perdu de son actualité ; l’article qui suit vise à en rappeler certaines lignes de force en évoquant quelques thèmes importants de cette théorie.
Gaieté et gravité
2Si, lorsqu’il pose la question de savoir si l’art est gai, Th. W. Adorno se refuse à donner une réponse simple, c’est qu’une telle interrogation, en apparence légère et un peu mondaine, engage la réflexion théorique bien plus qu’il n’y paraît au premier abord. La méthode dialectique propre au philosophe de la théorie critique le conduit, plutôt que de chercher un jugement univoque, à déplacer un certain nombre de frontières établies, à briser un certain nombre d’oppositions installées par la société. Ainsi, suivre le raisonnement de ce court texte intitulé « L’art est-il gai ? » revient en fait à poser la question de la place de l’art dans la société moderne, nous amenant par là même au croisement délicat des dimensions éthique et esthétique.
3La première dichotomie révoquée dès le départ par le philosophe est précisément celle qui, dans un certain sens, conduisait à la question posée : il s’agit de la différenciation culturellement établie entre travail et loisir, qui cantonnerait volontiers l’art à la sphère du divertissement, c’est-à-dire au fond et sans oser le dire vraiment, à une dimension secondaire qui ne saurait avoir de véritable prise sur le monde « sérieux » de la réalité sociale. Ce qui se révèle cependant partiellement exact dans cette dichotomie, c’est une caractéristique que Kant, déjà, avait désignée comme la finalité sans fin de l’art, une caractéristique dont Adorno relève qu’elle conduit à une dimension incontournable et fondamentale de l’activité artistique : sa liberté vis-à-vis des déterminations sociales, sa légèreté souveraine vis-à-vis des contraintes du système, le déploiement d’une altérité provocante et émouvante, d’un geste qui, s’il peut sans cesse tomber sous la pesanteur idéologique, ouvre néanmoins dans l’espace du quotidien la fenêtre d’une « promesse de bonheur ». La véritable gaieté de l’art réside en cela pour Adorno qui ajoute immédiatement : « et aussi, sans aucun doute, sa gravité, dans la mesure où il modifie la conscience existante ». L’acte que constitue cette modification, les conditions dans lesquelles celle-ci peut se produire, la dimension énigmatique des œuvres qui y conduit, la possibilité même qu’une telle modification advienne au sein de l’espace public sont autant de questions centrales qu’il faut continuer aujourd’hui de poser activement face à une tendance massive vers la neutralisation, l’indifférence et la passivité.
4Une deuxième dichotomie est tout aussi rapidement réfutée par Adorno : celle qui, s’appuyant sur l’apparence, tend à isoler le matériau artistique de la réalité dont l’art, certes, s’est séparé, mais tout en recevant d’elle ses éléments constitutifs et ses formes, aussi métamorphosés soient-ils. Une tension toute particulière habite et anime l’art dans la mesure où ses formes visent la conciliation – une « synthèse non violente » – tandis qu’en négatif demeurent, dans leur constitution, les contradictions que l’art importe de la société dans laquelle il naît ; gaieté et gravité s’entrelacent de ce fait en lui (ainsi, au cœur même de l’allégresse mozartienne intervient si souvent le pincement qui la contrarie et nous bouleverse) et sans doute cette tension spécifique demeure-t-elle un critère spécifique qui sépare l’art de l’industrie du divertissement, quelles que soient les zones communes aux deux domaines et alors même que leurs frontières – ni rigides ni fixes – doivent être l’objet d’une réflexion attentive et constante, peut-être même aujourd’hui au cas par cas. Qu’une essence purement affirmative s’empare de ses processus et de ses formes, à un quelconque moment de son existence et, aussitôt, l’art – donnant raison au cours du monde et à l’instinct d’autoconservation qui le caractérise – se modifie en perdant sa tension, déchoit en seul produit culturel.
5Par ailleurs – c’est un autre caractère d’une pensée dialectique –, de telles catégories ne sauraient être pensées comme si elles étaient immobiles et éternelles ; gaieté et gravité font l’objet, dit Adorno, d’une dynamique historique. Il fait observer que la gaieté a joué, lors de ce processus, un rôle indiscutablement émancipateur dans l’histoire de l’art :
« Ce qui permet à l’art de se délivrer du mythe sombre et sans espoir, c’est essentiellement un processus, et non un choix fondamental immuable entre la gravité et la gaieté. Dans la gaieté de l’art, la subjectivité se perçoit et prend conscience d’elle-même. Par la gaieté elle se retire du nœud d’imbrications et se retrouve elle-même »1.
6Cette même dynamique historique conduit l’art moderne, pourtant, à se positionner autrement vis-à-vis de la gaieté ; la dimension d’une gaieté spontanée lui étant refusée, les raisons qui font que seul un art réfléchi demeure aujourd’hui possible sont à peine esquissées par Adorno dans ce bref texte, mais il est intéressant de les rappeler ; elles peuvent se résumer dans le fait que la réconciliation promise par la bourgeoisie lors de son essor ne s’est pas réalisée, dans le fait que les catastrophes de l’histoire récente – en premier lieu, Auschwitz – ont été possibles et le demeurent, mais aussi dans le fait que l’industrie culturelle et sa fonction idéologique ont en quelque sorte kidnappé cette dimension en l’ensorcelant.
7Devenu quasiment impossible et demeurant cependant un caractère de l’art inhérent à sa liberté et impossible à expulser, le moment de la gaieté survit, écrit Adorno, dans l’autocritique, le comique du comique :
« Les traits habilement absurdes ou idiots des œuvres d’art radicales d’aujourd’hui, qui agacent tant les esprits positifs, sont moins une régression à un stade infantile qu’un procès comique qu’elles font au comique »2.
8S’abolit alors une troisième dichotomie pourtant bien installée par le passé – celle qui sépare clairement la gravité de la gaieté – au profit d’un art qui brouille les frontières et opère autrement avec les anciennes catégories, se construisant de ce fait avec fragilité au bord de l’absurde (qu’on pense à Tinguely, à Beckett, à Kurtág), un art dans lequel se dessine un nouveau comportement, une nouvelle approche du sensible, un nouveau mode d’attitude critique :
« L’art qui avance dans l’inconnu, le seul qui soit encore possible, n’est ni gai ni grave ; mais le troisième terme est dissimulé aux regards, comme plongé dans le néant dont les œuvres d’art avancées décrivent les figures »3.
Engagement, comportement
9C’est probablement dans le texte sur Fin de partie, la pièce de Samuel Beckett, qu’Adorno va le plus loin dans l’éclaircissement d’un comportement artistique qu’il juge à la fois le plus libre et le plus responsable. Il décrit ainsi un certain nombre de caractères de la pièce qu’on peut énumérer : il y a d’abord la radicalité des situations qui présentent sans concession l’existence humaine dans les conditions d’un extrême dénuement, ayant évacué toute illusion et toute idéologie ; il y a aussi le fait que ces situations, si proche de l’état d’un « après la catastrophe », ne soit pas présentées dans l’horreur démonstrative ou le jugement moralisateur mais que Beckett continue à décliner toutes les nuances possibles – de l’humour le plus frais à la cruauté nue – dans un large éventail sensible vibrant à l’intérieur d’un espace qui, lui, se présente comme comprimé et étouffant. Mais plus que tout, il y a la forme même de l’œuvre, l’agencement singulièrement libre et ludique, musical, de l’écriture malgré la noirceur et le désespoir :
« Jouer avec des éléments de la réalité sans les copier comme dans un miroir, sans prendre aucune position, en trouvant son bonheur dans la liberté de ne pas obéir aux ordres, est bien plus dénonciateur que de prendre officiellement le parti de dénoncer »4.
10Certes, les situations des pièces et des romans de Beckett sont des situations-limites, certes, l’hébétude qui frappe si souvent les personnages dénonce la régression qui s’est emparée de la société ; pourtant, ce n’est pas en délivrant un « message », serait-ce un « message fort » comme on dit volontiers aujourd’hui chez les communicants de la culture, que l’œuvre s’impose avec sa force, sa sensibilité et sa violence, mais c’est par sa forme singulière, par son écriture spécifique, par l’ensemble de ce qui s’en dégage à travers les nœuds de tensions qui la constituent et les articulations qu’elle présente. C’est pourquoi Adorno, rendant hommage à cette texture artistique irréductible, décrit ainsi le comportement que le récepteur est amené à épouser :
« Comprendre Fin de partie ne peut signifier qu’une chose : comprendre qu’elle est incompréhensible, reconstruire concrètement l’ensemble cohérent de sens de ce qui n’a pas de sens »5.
11Ce à quoi nous invite ici une telle radicalité, c’est, dans le respect d’une non-violence qui était aux yeux du philosophe de Francfort essentielle, à une désobéissance fondamentale qui atteint les fibres les plus secrètes du comportement – une sortie de la vie administrée vers une expérience non réglementée –, attitude qui suppose un travail intérieur questionnant la catégorie même du sujet. C’est bien d’engagement qu’il s’agit là et Adorno a rédigé un article intéressant sur le sujet, dans lequel il semble débattre à la fois avec Jean-Paul Sartre et Bertold Brecht. Il vise à y dépasser l’écartèlement entre deux positions : d’un côté, l’enfermement de « l’art pour l’art », de l’autre, la posture d’artistes par trop occupés à la promotion d’un contenu politique à délivrer ; face à cela, Adorno défend que l’art tire sa force de sa cristallisation dans la forme, précisément l’acte par lequel les œuvres incorporent les éléments et les tensions du monde réel. Agissant ainsi, les œuvres renvoient aux humains à la fois l’état de leur situation, l’ouverture vers d’autres possibilités, l’ensemble des problèmes qui se présentent à eux, non pas de manière abstraite mais par le médium sensible de l’expérience esthétique :
« L’art ne consiste pas à mettre en avant des alternatives, mais à résister, par la forme et rien d’autre, contre le cours du monde qui continue de menacer les hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine »6.
12Dans la lignée d’Adorno, et reconnaissant ce qu’il doit à sa pensée, Herbert Marcuse a pris, lui aussi, la défense de ce que, dans un petit livre paru en 1977, il nomme « la dimension esthétique ». Le sous-titre de l’ouvrage – Pour une critique de l’esthétique marxiste – est révélateur ; Marcuse entend ici remettre en question les thèses principales qui constituaient alors le discours esthétique officiel du marxisme orthodoxe : rapport quasi mécanique entre l’infrastructure et la superstructure, relation intime entre art et classe sociale, coïncidence entre contenu révolutionnaire et qualité artistique, devoir de l’artiste envers la « classe montante » de la société, décadence obligée de l’art bourgeois, promotion du réalisme sensé représenter au mieux les vrais rapports sociaux.
13Marcuse, qui, avec Adorno et Horkheimer, a activement participé au courant de l’École de Francfort, est extrêmement critique vis-à-vis de telles thèses ; pour lui, quelles que soient les déterminations qui entrent dans la production artistique, les œuvres se caractérisent par le fait qu’elles s’opposent à la société en réfutant le réel que cette dernière vise à imposer comme seule norme possible. Elles le font en produisant un monde qui, pour fictif qu’il se présente, est plus intense encore que la réalité elle-même7. Marcuse partage avec Adorno l’idée que l’art se fabrique à partir de matériaux transmis, un matériau culturel qu’il importe de multiples manières de la société existante ; aussi imaginatifs que puissent être les caractères fictionnels d’une œuvre, ce sont bien ces matériaux qui y sont encore présents – transformés, défigurés, transcendés – et c’est précisément la transfiguration des éléments et leur bouleversement qui constituent un des plus grands facteurs d’un possible changement de comportement pouvant atteindre la conscience du récepteur. Dans ce sens, selon Marcuse, l’art à la fois fait partie de ce qui est, et s’y oppose :
« La contradiction est sauvegardée et résolue (aufgehoben) dans la forme esthétique qui transforme le contenu familier et l’expérience familière, et leur donne pouvoir en les mettant à distance – conduisant ainsi à l’émergence d’une nouvelle conscience et d’une nouvelle perception »8.
14Pour cette raison, Marcuse fait observer qu’il y a là une limite à l’importance de l’autonomie artistique : si celle-ci demeure une dimension indispensable, elle court cependant le risque de s’abîmer dans un simple jeu de formes qui peut faire dériver l’art vers un monde clos, quasi tautologique, dont la qualité, pour ainsi dire purement ornementale, sera d’autant plus aisément récupérée en tant que marchandise culturelle. C’est bien sûr la relation entre contenu et forme qui constitue le nœud de la question : la séparation entre les deux catégories, aussi logique, fine et dialectique soit-elle opérée, comporte quelque chose de faux et Marcuse l’indique clairement en lui préférant une autre alternative : « […] dans l’œuvre d’art, la forme devient le contenu et vice versa »9. Une telle affirmation indique que la forme ne saurait, seule, apporter dans les œuvres l’intensité qui nous bouleverse ; quelle que soit la virtuosité mise en jeu dans son acte structurant, si rien, dans une production artistique, ne met en mouvement un contenu qui trouve un écho dans l’expérience réelle, vécue et partageable, alors cette production, même si elle nous octroie une relative satisfaction, ne nous concerne pas vraiment. Pour autant, un contenu, au sens d’un message, ne saurait à lui seul, indépendamment de la forme qui lui est donnée, garantir la qualité et la force, la justesse non plus, d’une œuvre artistique. Encore une telle formulation est-elle bien insuffisante, car il faudrait plutôt dire qu’un tel contenu ne peut arriver à manifestation que s’il rencontre la forme nécessaire qui, en transformant les éléments de départ, va les conduire à leur plus juste expression. Dans cet acte, qui comporte à la fois une stylisation, une distanciation et une réflexion critique vis-à-vis de l’existant, l’art se sépare de la réalité, ce qui lui permet, en retour, de renvoyer à celle-ci l’image dynamique d’un monde autre.
15C’est là la thèse centrale de Marcuse : les qualités particulières et radicales de l’art qui, d’une part, accusent la réalité et, d’autre part, construisent une « image belle de la libération », dépendent de sa faculté à transcender les déterminations sociales et leur emprise sur les comportements, tout en conservant en son sein leur présence ; Marcuse ajoute :
« L’art crée par là le domaine dans lequel devient possible cette subversion de l’expérience qui lui est propre : le monde formé par l’art est alors reconnu comme une réalité qui est réprimée et déformée dans la réalité reçue »10.
16L’auteur de Eros et civilisation donne le nom de sublimation à cette action des œuvres sur les éléments de la réalité, à ce remodelage, cette « réorganisation » des matériaux selon les lois de la forme artistique ; cette sublimation qui, à la fois, permet la transfiguration des éléments et donne son caractère réconciliateur à l’art (Adorno employait pour cela le terme de « synthèse non violente »), constitue dans le même temps sa force critique de négation de la réalité par la lutte qu’il mène contre une fausse objectivité des relations et contre une réification de l’expérience :
« Ainsi a lieu, sur la base de la sublimation esthétique, une désublimation de la perception individuelle, dans les sentiments, les jugements, les pensées ; c’est une invalidation des normes, des besoins et des valeurs dominantes. Malgré tous ses caractères affirmatifs-idéologiques, l’art reste une force dissidente »11.
17Aussi convaincant que soit l’argumentaire de Marcuse, aussi encourageante et ouverte que soit sa vision, on ne peut cependant reconnaître dans la conception de l’art qu’il défend qu’une partie largement minoritaire de la production culturelle ; une telle situation n’est pas sans incidence sur la place, la fonction et la portée mêmes d’un tel art radical à la fois noué et confronté à un contexte qui le détermine.
Caractère fétiche de la marchandise culturelle
18Max Horkheimer et Theodor Adorno se sont rendus relativement célèbres en faisant paraître, au sein du volume Dialektik der Aufklärung, un article d’une grande sévérité sur « l’industrie culturelle », une critique poussée du système global correspondant à l’évolution de la culture dans le capitalisme avancé, système qu’ils avaient pu observer durant leur exil américain. L’article, souvent repris, discuté, attaqué, présente encore beaucoup de traits intéressants et mériterait à lui seul un ouvrage consacré à analyser à partir de ses prémisses critiques les relations contemporaines entre les divers domaines artistiques et le monde de l’industrie et du profit. On s’arrêtera plutôt ici sur un concept développé plus tard par Adorno pour tenter de rendre compte à la fois d’un contexte culturel de contrainte, une emprise objective, mais aussi de la réponse comportementale des sujets qui vivent sous cette emprise avec le sentiment d’une complète liberté de choix ; il s’agit – et cela sans regret ou nostalgie pour ce qu’elle fut – d’observer le devenir de la culture : « Celle-ci, écrit Adorno, est devenue une demi-culture socialisée : l’omniprésence de l’esprit devenu étranger à lui même »12. Il ajoute qu’étant le fait d’une conscience aliénée et privée d’autodétermination, la demi-culture s’accroche à des éléments culturels approuvés, devenus figés, comme à sa seule garantie. L’élément principal – pour lequel la culture est loin d’être innocente et d’où tout le reste découle – est la modification qui atteint les valeurs spirituelles devenues biens de consommation :
« Dans le climat de la demi-culture, les teneurs chosales de la culture qui ont été réifiées à la manière de marchandises perdurent aux frais de leur teneur de vérité et de leur rapport vivant à des sujets vivants. Voilà qui correspondrait à peu près à la définition de la demi-culture »13.
19La première conséquence d’une telle situation, c’est que ces contenus ne touchent plus réellement les sujets, ne les engagent plus, ne sont plus compris même, devenant ainsi – traités en masse par l’industrie culturelle et son système économique – des marchandises sous le régime de l’équivalence, dotées de surcroît d’un fort pouvoir magique dont l’un des effets les plus pervers est l’intégration invisible, dirigée par le haut, du plus grand nombre. D’une manière comparable à ce qui se passe dans le domaine de l’économie politique, le caractère fétiche de la marchandise – l’un des plus puissants et « scandaleux » constats énoncés par Marx – s’est emparé de l’esprit. Il n’est guère possible d’analyser ici l’ensemble du texte d’Adorno mais deux éléments, pour le moins, nécessitent d’être rapportés car ils sont, selon le philosophe, à la source – sans être seuls responsables – de cette situation de demi-culture. Le premier est l’irréparable perte des images qui accompagnaient la culture traditionnelle. Ces images, qui comportaient bien des défauts – une indiscutable fausseté dont il n’est en rien question de prôner le retour – présentaient pourtant une valeur certaine dès lors que leur intériorisation conduisait, pour peu qu’elle ait été suffisamment réussie, à un contexte de sens permettant au sujet de se diriger un tant soit peu, voire d’acquérir une attitude critique vis-à-vis de ce contexte.
« Or la perte de tradition, écrit Adorno qui reprend là des idées développées par Benjamin, provoquée par le désenchantement du monde débouche sur une situation au sein de laquelle il n’y a plus d’image, elle débouche sur la désolation de l’esprit qui s’estropie lui-même pour devenir un simple moyen, d’entrée de jeu incompatible avec la culture »14.
20C’est notamment à partir d’un tel constat – une fragilité spirituelle du sujet qui s’en défend – que pourrait se comprendre l’impact massif d’images de synthèse, toutes équivalentes à la fois dans leur teneur et dans leurs recoupements divers, produites industriellement et absorbées dans un état d’apparente liberté, provoquant une sorte de soulagement par leur capacité d’identification. Déclinables à l’infini parce que ne touchant rien en profondeur, ces images ont avant tout une fonction identitaire qui, à travers l’identité, conduit directement à la cible visée : un potentiel de consommation. Le deuxième élément, qui avait lui aussi été très tôt exposé par Benjamin, concerne la relation au temps, un temps-durée grâce auquel la subjectivité accède à l’expérience et au concept. Reprenant en cela les écrits de Benjamin, Adorno fait observer que le règne sans partage de l’information – c’est-à-dire ici un ensemble de faits délivrés sans relation, ponctuels, échangeables – enregistre et, en fait, corrobore l’impossibilité de construire une réelle expérience. Ce qui est touché par l’information n’est que l’enveloppe extérieure de l’individu, une carapace qui, tout en le protégeant de la terreur, empêche la synthèse nécessaire à la construction des concepts. La situation que décrit Adorno, qui a en quelque sorte expulsé cette possibilité de l’expérience, se caractérise par la contrainte invisible :
« Le concept se trouve relayé par la subsumption, opérée par décret, sous les premiers clichés venus ; prêts à consommer, soustraits à la correction dialectique, ceux-ci dévoilent leur violence corruptrice sous le règne de régimes totalitaires ; même leur forme est celle du “ceci est”, qui isole les faits, les attrape un par un avec une pique et ne soulève pas la moindre objection »15.
21N’étant au fond pas ignorante de cet état, la demi-culture s’en défend agressivement, détestant l’esprit et continuant à promouvoir un système que le philosophe n’hésite pas à rapprocher des constructions paranoïaques. Emportements de masse dans les stades, entretenus de saison en saison, star-système encouragé par les médias, jeux numériques sans cesse plus hallucinogènes, fictions délirantes faisant appel aux réflexes psychiques les plus troubles, abrutissement sous une avalanche de produits toujours renouvelés : c’est bien l’esprit qui est ici accaparé. Les enjeux commerciaux de ces secteurs témoignent du fait que le fétichisme est ici le maître mot et qu’il s’agit bien de celui de la marchandise. La question de l’art, comme celle de l’éducation prise dans la même tourmente, ne peut être pensée hors de la puissance de telles déterminations.
Expérience esthétique
22Vers la fin de l’introduction première de la Théorie esthétique, Adorno en vient à débattre de l’expérience esthétique, phénomène complexe qu’il tente d’élucider pour en montrer les multiples niveaux. Sans doute espérait-il ainsi sauver et promouvoir un type d’attitude face à l’aplatissement qu’il constatait dans la sphère de la culture, dès lors que celle-ci se trouvait déjà de plus en plus réduite à une série de schèmes comportementaux au sein desquels la communication, avec ses modèles simplistes, utilitaristes et, il faut bien le dire, la plupart du temps mercantiles, a pris le pas sur toute autre sorte de relation. Il ne s’agit pas ici de faire référence à ce texte comme s’il décrivait une sorte de panacée abstraite, de méthode thérapeutique ; cependant, si, face à la puissance massive des forces économiques et idéologiques, on persiste à penser que le sujet, si faible et imparfait soit-il, demeure le lieu où une résistance peut persister et à partir de là se transmettre, alors ce qui est décrit brièvement à la fin de cette introduction est l’un des chemins, un possible parmi d’autres.
23Certes, Adorno reconnaît que l’expérience de l’art prend sa source dans l’immédiateté de la réception bien qu’il mette, ici déjà, l’accent sur une fluidité nécessaire entre ces deux pôles que sont l’œuvre et le sujet récepteur ; car toute situation de réception face à une œuvre n’ouvre pas pour autant à cette expérience :
« La mollesse du sujet sensible tout prêt à s’identifier échoue devant la dureté de l’œuvre d’art ; une pensée qui se fait dure, en revanche, se prive de l’élément de réceptivité sans lequel elle ne serait pas davantage pensée »16.
24Une distance s’avère nécessaire, ne serait-ce que pour libérer la réception des puissants et si fréquents mécanismes de l’identification. Cette distance est aussi le signe d’un comportement qui, en dépassant la seule satisfaction immédiate, témoigne, même sans le savoir, qu’il peut aller au-delà de la simple conservation de soi. Ce premier moment ne saurait suffire à définir l’expérience esthétique qui – c’est ce qui constitue son épaisseur – se compose de plusieurs strates. Selon Adorno, une deuxième strate concerne la compréhension des intentions logées dans l’œuvre, en quelque sorte sa « signification » ; cette strate absorbe à la fois les impressions reçues et la compréhension des éléments articulés, leur analyse, mais aussi ce qu’il peut y avoir de biographique ainsi que les commentaires de l’auteur, tout ce qui est apte à affiner une réception ouverte ne demandant qu’à s’enrichir et s’approfondir. Une telle strate, au sein de laquelle l’analyse immanente peut jouer une fonction de premier plan, ne permet pourtant pas encore d’accéder au contenu philosophique de l’œuvre. Atteindre celui-ci suppose, selon Adorno, un processus dynamique qui permette de percevoir à travers l’expérience ce qui, dans l’œuvre, se constitue en « esprit ». Il ne s’agit nullement ici d’une quelconque tentative de traduire les œuvres en un message : pour autant qu’il s’approche du langage, le domaine de l’art n’est ni celui de la pensée discursive, ni celui de la démonstration scientifique. Bien plutôt, en promouvant la totalité de cette expérience, le philosophe défend ce qui est spécifique à l’art, le fait qu’il est une forme de connaissance qui ne ressemble à aucune autre, irréductible et irremplaçable : « La connaissance des œuvres d’art suit les traces de leur propre caractère cognitif : elles sont la forme de connaissance qui n’est pas une connaissance de l’objet. Ce paradoxe est aussi celui de l’expérience artistique. Son médium est le caractère évident de l’incompréhensible »17. Située dans la région de l’esthétique philosophique, cette strate est nommée par Adorno « réflexion seconde » et ouvre les limites de l’analyse immanente des composantes de l’œuvre afin de viser ce que le philosophe appelle la teneur de vérité des œuvres, contenu historique à ses yeux essentiel ; son approche permet d’appréhender la dimension de ce qui, dans l’art, lui est autre, et dont l’art a cependant besoin pour ne pas se résorber en vaine tautologie : « Celui qui se limite à la contemplation de l’œuvre d’art passe à côté d’elle. Sa complexion interne a besoin, même de façon médiatisée, de ce qui en soi n’est pas de l’art »18.
25On aurait tort de croire que la traversée de ces multiples strates est uniquement affaire d’intellect, que la perception est immédiate et sensible, et que le reste est affaire de cérébralité. Comme s’avèrent fausses la dichotomie entre travail et divertissement, la séparation stricte entre art et société, et finalement la distinction rigide entre gravité et gaieté, se révèle tout aussi fausse la scission entre l’intellect et le sensible que l’art dénonce tant par ses pratiques productives que par les modes de réceptions qu’il demande, dessinant ainsi un idéal autre de la relation entre sujet et objet :
« L’analyse aboutit à un beau, tel qu’il devrait apparaître à la parfaite perception non consciente et oublieuse de soi. Elle décrit ainsi à nouveau, subjectivement, la voie que l’œuvre d’art décrit en elle de façon objective : la connaissance adéquate de la chose esthétique est l’accomplissement spontané des processus objectifs qui, grâce à ses tensions, se déroulent à l’intérieur d’elle même »19.
26Rendre possible une telle expérience qui, par la traversée de l’objet, conduit à l’émancipation de soi, n’est pas la moindre des tâches d’un apprentissage artistique long et patient, difficile et engagé. Celui-ci demeure un acte de résistance face à la multiplication de pratiques qui, soit cyniquement, soit au nom d’un progrès irréfléchi, se font complices des tendances régressives de la société.
Notes
1 Theodor W. Adorno, « L’art est-il gai ? », in Notes sur la littérature, Champs Flammarion, 1984, p. 433 (l’article a été édité en 1967 dans Süddeutsche Zeitung).
2 Ibid., p. 435.
3 Ibid., p. 436.
4 Theodor W. Adorno, « Pour comprendre Fin de partie », in Ibid.,p. 209 (l’article sous une forme isolée est inédit).
5 Ibid., p. 203.
6 Theodor W. Adorno, « Engagement », in Ibid., p. 289 (article publié en 1962 dans Die neue Rundschau).
7 Herbert Marcuse, La dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste, Paris, Seuil, 1979, p. 35.
8 Ibid., p. 53.
9 Idem.
10 Ibid., p. 20.
11 Ibid., p. 21.
12 Theodor W. Adorno, « Théorie de la demi-culture », in Société : intégration, désintégration, Paris, Payot, 2011, p. 184.
13 Idem, p. 194.
14 Ibid., p. 196.
15 Ibid., p. 209.
16 Theodor W. Adorno, Théorie esthétique (introduction première), Paris, Klincksieck, 1995, p. 480.
17 Ibid., p. 481.
18 Ibid., p. 484.
19 Ibid., p. 106.