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Éditorial

Andrea Vestrucci
septembre 2011

Index   

1Le présent numéro de Filigrane a un caractère particulier.
Il s’agit en fait d’une sorte d’inauguration : l’ouverture d’une nouvelle thématique spécifique, portant sur l’approfondissement du lien entre les dimensions éthique, esthétique et politique. Voici pourquoi les contributions qui paraissent ici ne constituent pas le florilège d’un appel ouvert, mais les premières réflexions sur la thématique en question. Et voici pourquoi ce n’est pas l’un des rédacteurs de la revue Filigrane qui écrit cet éditorial, mais l’un des membres du groupe de recherche sur cette thématique.
C’est une sorte de double urgence qui a motivé l’inauguration d’un tel axe de recherche. D’une part, on observe une multiplication des études et des activités de recherche portant sur la convergence entre dimension esthétique et sphère éthico-politique, manifestations d’actualité qu’on reconnaît à la thématique, tant au niveau national qu’au niveau international1. Mais, en elle-même, cette actualité n’est pas gage de valeur ni de profondeur scientifique : ce pourrait bien être, au contraire, la manifestation d’un aveuglement collectif, d’une recherche sans intérêt – ni culturel, ni artistique, ni philosophique.
Il est par conséquent nécessaire de considérer un autre élément, qui non seulement justifie le choix de cette thématique, mais qui puisse le fonder en connaissance de cause et de façon critique et raisonnée. Telle est la seconde « urgence ». Cet élément se réfère à la valeur de la recherche considérée en elle-même, visant la possibilité d’élucider certains problèmes sur lesquels achoppent les trois dimensions (esthétique, éthique, politique) dans la situation et dans le débat contemporains – une élucidation dont la traduction n’est autre que la possibilité de surmonter certaines impasses, soit pratiques soit (surtout) théoriques, dans la réponse aux questions portant sur l’art, sur la morale et sur la relation entre individu et monde social et prescriptif.

2Quels problèmes et quelles impasses ? Il s’agit ici de certaines questions classiques de la philosophie morale, politique et esthétique, mais déclinées selon les enjeux du monde contemporain. Les résumer reviendrait à écrire un ouvrage à part entière : le présent éditorial s’attache seulement à exposer et organiser ces problématiques, afin de limiter ce qui, de prime abord, pourrait sembler un horizon scientifique infini, une volonté de recherche tout à la fois vide et vaine.
Une chose est certaine : le lien entre les deux aspects du bien et du beau est au cœur de la pensée occidentale – du kalokagathos homérique à la nature éthique des deux moments esthétiques de l’Éros et de la katharsis ; de la fonction morale des prescriptions de composition esthétique (littéraire, musicale, architecturale…) au stade esthétique comme étape dans la progression métaphysique vers l’idée éthique ; de la beauté du geste moral et de la bonté de la personne dans le classicisme allemand à la schöne Seele hégélienne ; de l’importance politique de la représentation du pouvoir à la relation entre répétition technique, création et vie douée de sens ; de la pertinence thérapeutique de l’art à l’union transcendante du Beau et du Bien en Dieu…
Ce n’est ici qu’une énumération partielle et ô combien sélective ! De quelques-uns des moments où se conjoignent les deux dimensions éthique et esthétique dans l’histoire de la pensée occidentale. Au cœur d’un si vaste débat, le programme de recherche qui débute avec ces pages aspire à approfondir certains des aspects qu’on aura jugés les plus actuels et les plus stimulants, pour ébaucher une discussion qui, on l’espère, est destinée à élargir le sujet.
À cet égard, les directions de recherche possibles sont au nombre d’au moins deux : d’une part, la présence de l’esthétique dans les domaines du prescriptif éthico-politique ; d’autre part, la pertinence de problématiques éthiques et politiques eu égard à certains enjeux esthétiques. Ces directions se mêlent dans une pluralité de formes et manifestations.

3D’abord, l’esthétique. Cette catégorie peut tout autant désigner la dimension proprement artistique (dans les formes de création, d’organisation et de réception de l’art) que celle de l’« apparence », comprise comme manifestation et expression sensible. Conformément à cette distinction, il est en premier lieu nécessaire de souligner un aspect tout à fait spécifique de la ligne de recherche qu’on inaugure ici : l’attention portée à l’aspect de la pratique artistique. Cet élément, en tant que performance visant à créer un objet d’art, ou elle-même étant art, représente un moment (le moment ?) d’irréductible différence vis-à-vis de toute théorisation possible – même et surtout en ce qui concerne le lien entre éthique, politique et esthétique. La pratique artistique en tant que praxis apparaît comme discontinuité, altérité fondamentale quand elle se trouve mise en rapport avec une pensée qui, théorisant cette pratique, réduit son jaillissement, sa spontanéité, sa propre unicité et idiosyncrasie, au simple épiphénomène de catégories générales et formelles.
Un des moments les plus importants de la présente ligne de recherche consiste donc dans l’analyse et dans l’approfondissement des entrelacements possibles entre les deux dimensions du pratique artistique et du théorique comme réflexion sur cette pratique. Il est clair que le but théorique que constitue l’approfondissement des liens entre les dimensions esthétique et éthico-politique ne peut pas ne pas se fonder sur une ligne méthodologique, consciente de l’irréductible différence entre l’aspect théorique (dont la constitution et la transmission représente le sens même de la méthodologie) et l’aspect pratique (comme l’une des dimensions essentielles et constitutives de l’art). Il s’agit ici d’une sorte d’Erinnerung (à la fois « souvenir » et « rappel ») vis-à-vis d’une méthodologie qui, consciente de la complexité et de la polymorphie de la matière qu’elle travaille, s’efforce de réunir les dimensions de l’activité artistique (y compris l’engagement artistique sur le territoire) et de la réflexion philosophique-théorique.
C’est par conséquent un moment essentiellement prescriptif (ayant trait à l’aspect méthodologique) qui constitue ici l’un des points de départ : la reconnaissance du risque qu’il y a pour une pensée à ne pas se confronter avec la réalité, à ne pas vouloir se souiller en se commettant avec les faits bruts et têtus2, à n’être pas disposée à changer ses conclusions en fonction des résultats concrets, tels que recueillis dans le domaine de l’action. On prône une synergie entre moment théorique et moment artistique, dans la perspective d’un bénéfice qui soit double : du côté de la pensée, la mise à disposition d’une mine de données et de résultats pratiques, d’une inépuisée et inépuisable matière pour la réflexion, et d’un précieux moyen de confirmation des conclusions théoriques par une mise à l’épreuve quasi-expérimentale ; du côté de l’action artistique, cette synergie entre pensée et pratique permet de ne pas s’épuiser dans une pratique limitée et stérile car aveugle, et par conséquent, de gagner en compréhension en élucidant implications et effets aux niveaux social et politique.
À partir de cet enjeu théorico-pratique, il est dorénavant possible de poser les premières questions, très générales, qui animent la présente recherche : la pratique artistique, en tant que praxis, se soumet-elle (ou est-elle soumise) à des règles ? En autres termes, participe-t-elle d’une nature prescriptive, au-delà de laquelle cette pratique perdrait son sens ? Et si oui, est-il possible d’envisager un lien entre prescription artistique et prescription éthique, et quel lien ?

4Quoi qu’il en soit, la dimension artistique n’est pas uniquement une dimension pratique : elle comprend aussi la réception de cette pratique ou de ses fruits (les œuvres d’art). Il est bien évident que pratique et réception sont étroitement liées : on agit en artiste afin que cette action, ou bien ses produits, soient connus, vus, écoutés, lus, vécus par d’autres. Ici – à bien y regarder – est présent un aspect éthique, c’est-à-dire une relation avec autrui : de même que l’éthique n’a pas de sens (à première vue, du moins) sans une référence à autrui envers qui agir bien ou mal (par rapport à qui distinguer entre faire le bien et faire le mal), de même, du côté esthético-artistique, un moment fondamental se joue par la présence d’autrui en tant que récepteur de l’œuvre d’art ou de l’action artistique (en partant du présupposé selon lequel la valeur d’une œuvre d’art ou d’une pratique artistique se trouve réduite à néant en l’absence d’une tierce personne qui puisse reconnaître ou dénier cette valeur).
Cependant, il ne nous est pas encore possible de parler proprement d’une dimension éthique – dans le cas contraire, la tâche serait bien trop facile ! –, étant donné que l’on n’a pas encore déterminé si la relation art/autrui a ou non une nature morale, comme accomplissement d’une norme morale. Pour cela la recherche du lien entre norme morale et relation « artistique » avec autrui constitue un autre moment fondamental de cet axe de recherche.

5Est fondamentale à cet égard la notion de « soin » relativement à l’action artistique, en tant que modalité pratique d’amélioration de la vie d’autrui, aux sens psychophysique et moral. En ce qui concerne le premier aspect, il s’agit de la relation entre utilité médicale, effectivité artistique et pertinence éthique de l’art en tant que moyen thérapeutique : les modalités d’utilisation de l’art en tant qu’élément de constitution d’une thérapie plus ou moins médicalement reconnue sont nombreuses. L’une des principales questions consisterait donc dans la détermination de la subtile frontière entre un art qui serait une fin en soi et l’utilisation instrumentale de l’art pour l’accomplissement de buts qui lui seraient extrinsèques (la thérapie, par exemple) : utilisé dans le cadre de pratiques et à des fins médicales, l’art conserve-t-il encore son statut ? Si oui, où se situerait la frontière entre une action trouvant sens et valeur à même sa pratique, et une action qui ne serait que le moyen en vue d’une fin qui la dépasse ? De surcroît, la notion de « soin » est-elle bien intrinsèquement liée à celle d’« art », ou bien lui est-elle accessoire ? Quelles seraient, dans le premier cas, les implications quant à la considération de l’art – de celui, notamment, qui ne se reconnaît aucune fonction de soin ? Dans le second cas, quel distinguo serait-il possible d’établir entre « être accessoire » et « être superflu » ?

6En ce qui concerne l’aspect de « soin moral », la référence historique évidente est celle du courant de pensée qui voit dans l’éducation esthétique au beau un moyen fondamental (voire nécessaire) en vue de l’élévation et de la maturation morale de l’humanité. On parle alors de la fonction éducatrice de l’art, à travers la réception du beau que l’art produit – ou qu’il est censé produire. Il est évident que les problématiques relatives à cet argument sont particulièrement profondes : elles concernent, entre autres choses, le « cercle vicieux » propre à l’éducation, à savoir le fait que le moyen de l’avancement moral (moyen esthétique, en l’occurrence) présuppose déjà un certain degré d’éducation – artistique, tout du moins : de l’éducation morale et de l’éducation artistique, laquelle est la première ? Si l’éducation artistique est première, quel pourrait être, à son tour, le moyen de sa réalisation ? Serait-il ici question d’une pluralité de niveaux d’éducation, conçue de façon hiérarchique ? Et qui ou qu’est-ce qui serait donc censé déterminer ce qui participe et ce qui nuit à cette éducation, et le niveau (positif ou négatif) d’éducation atteint ? Qui ou qu’est-ce qui aurait l’autorité pour juger de l’art participant ou non à l’éducation ? Les questions porteraient aussi sur la nature de cette éducation, soit morale, soit artistique, et sur les contenus esthétiques qui permettraient à l’homme de s’éduquer : en quel sens pourrait-on bien parler d’un lien entre la jouissance du beau et la moralité du sujet ? En quoi pourrait bien consister ce lien, et quel pourrait bien être son fondement ? Comment le beau naturel participerait-il à l’éducation morale ? Quels seraient les contenus esthétiques censés éduquer moralement l’homme, et selon quelles modalités ?
L’autre facette de ce double lien (de soin et de paideia) entre art et éthique a trait au problème de la responsabilité de l’artiste. Si l’art a sa place dans l’éducation de l’humanité, si l’art peut améliorer la condition de l’homme (qu’il soit malade ou non), on peut alors considérer l’artiste comme investi d’une certaine responsabilité dans son attitude artistique (la façon dont l’artiste conçoit son travail et sa Beruf) et/ou dans ses contributions à l’amélioration morale ou psychophysique de la condition humaine. Cette responsabilité est double et se réfère autant aux conséquences du geste artistique, qu’à la prise en charge d’une certaine « mission » à accomplir à travers ce geste : la responsabilité de l’artiste ne concerne donc pas seulement sa vocation artistique, mais elle s’étend aussi à une sphère qui excède le domaine de l’art, n’est pas seulement artistique puisque l’effet de l’intention artistique n’est pas seulement esthétique.

7Le concept de responsabilité de l’artiste engendre, bien évidemment, toute une série de questions essentielles portant sur les limites de l’action artistique. Tout d’abord, on peut se demander s’il existe effectivement une responsabilité qui ne concerne pas directement l’action artistique ou les produits artistiques, mais plutôt les effets et les conséquences éthiques de cette action ou de ces productions, ou bien s’il s’agit uniquement d’un métissage arbitraire de sphères3, d’un mélange confus (puisque illégitime et sans fondement) entre les concepts d’action artistique et d’action éthique. De plus, si l’on reconnaît l’existence de cette responsabilité éthique de l’artiste, on déduit la question du statut de l’artiste et de ses produits : les œuvres d’art, les pratiques artistiques et, de manière plus générale, l’artiste, ont-ils quelque valeur, sont-ils dignes d’être considérés en tant que tels (en tant qu’« artistiques »), dignes de reconnaissance, de récompenses, s’ils se révèlent sans conséquences éthiques ? En d’autres termes, l’existence de telles conséquences éthiques est-elle ou non une valeur supplémentaire que l’on attribue à l’artiste et à son œuvre ? Quelles pourraient être les conséquences positives ou négatives, éthiques ou non, censées conférer leur dignité à l’artiste et à son œuvre ? Qui a le droit de juger du caractère bon ou mauvais de ces conséquences, de quelle autorité, en fonction de quelles valeurs ?
Entre autres choses, lorsqu’on parle de responsabilité, il faut souvent faire attention à traiter aussi le problème de la limitation de cette responsabilité, et de la justifier : responsabilité peut aussi signifier culpabilité et sans une limitation préalable de la portée de la responsabilité n’importe quel geste pourrait être considéré comme coupable. Dès lors, si un artiste n’a pas conscience de sa mission éthique, doit-il pour autant être reconnu et jugé comme responsable parce que son action et ses productions ont des conséquences (positives ou négatives) ? Et, à nouveau, qui peut et doit assumer la fonction de juge ?
Il y a ici un aspect plus proprement politique, qui a trait à la fonction de l’artiste face à la structure de la communauté sociale, de sa conservation et/ou de son changement. L’artiste et la production artistique seraient responsables de la transmission de certaines valeurs, de certains us et croyances qui structurent l’identité propre d’une communauté, et qui déterminent l’appartenance d’un individu à cette communauté. Mais, dans le même temps et en ce qui concerne règles formelles et modalités expressives, l’art se révèle animé par une force de renouvellement qui est incompatible avec la fixité de la simple transmission (potentiellement perpétuelle) d’un certain contenu traditionnel ; c’est la raison pour laquelle l’art change de contenu lors même qu’il le transmet, en lui donnant sa manifestation et sa forme. Ce changement peut aussi ne pas être uniquement implicite, mais encore aussi recherché, fruit d’une intention claire de la part de l’artiste : l’art se manifeste alors comme le moyen d’une mutation radicale et intentionnelle du contenu traditionnel, grâce à sa capacité à présenter au public valeurs, croyances et règles nouvelles. L’art peut influencer et sensibiliser l’opinion publique, suggérer de nouveaux sujets de réflexion politique, contribuer à limiter la connaissance de la réalité politique en proposant une vision édulcorée et faussée du status quo.

8L’on a traité jusqu’ici de l’esthétique au seul sens artistique. Mais, comme on l’a dit dès le début, « esthétique » peut signifier également « manifestation et expression sensible d’un certain contenu et réception de cette manifestation ». Cette signification étymologique peut trouver son application dans la dimension éthique : il s’agit ici d’élucider le rôle et l’importance de certaines composantes « esthétiques » dans l’accomplissement des devoirs éthiques et des jugements portés sur ces accomplissements. Il est question d’approfondir l’esthétique de l’action éthique, la valeur éthique de modalité selon laquelle un certain devoir est accompli, la forme ou la beauté de l’action morale. Ce sujet d’enquête mène directement à l’approfondissement du parallélisme entre action éthique et action esthétique, tels que le rapport avec un substrat prescriptif (la norme morale/la norme de composition de produits esthétiques).
Dans toutes les questions qu’on a formulées (et qui ne représentent qu’une partie de la recherche totale possible sur le sujet), on se trouve face à quelque chose de tout à fait flagrant : l’art détient une place importante dans le développement de la vie humaine ; l’art a la capacité d’influencer la vie humaine. De cette conclusion, pour banale qu’elle puisse paraître, émerge au contraire une série d’implications importantes sur le plan théorique.

9Premièrement : quelle vie ? Quelle conception de la vie humaine cette fonction de l’art induit-t-elle Ainsi, en parlant d’éducation esthétique, l’on fait référence, également, à un certain contenu – éthique, en l’occurrence – susceptible d’être assimilé, incarné et agi par l’homme ; mais on peut aussi montrer combien l’art a à voir avec la spontanéité du geste artistique, un geste qui a sa légitimité en raison de la liberté créatrice de l’artiste qui obéit uniquement à son authenticité, par-delà toute référence à un contenu prescriptif à réaliser ou à transmettre. L’art n’aurait donc rien à voir avec l’assimilation d’un ordre ou d’une série de normes à respecter et sur lesquelles être éduqué – hormis les normes que la personnalité de l’artiste crée par elle-même et pour elle-même. L’art se présenterait comme la manifestation de l’existence particulière de l’individualité de l’artiste. Cette interprétation nie toute possibilité d’une nature éthique de l’art – étant liée à une position philosophique n’attribuant de place à aucune sorte d’éthique en ce qui concerne la vie humaine, position qu’on peut qualifier d’existentialiste, liée à et issue de la réflexion de Heidegger (ou plutôt d’une certaine interprétation de celle-ci).
Dans le même temps, l’art, en tant qu’« esthétique », peut être perçu (et avoir une influence sur la vie humaine) par le biais d’une stimulation de certains organes sensoriels. Dans le droit fil de ce raisonnement, le (supposé) soin psychophysique produit par l’art se situerait au niveau purement biologique du corps humain. L’art et son lien avec la dimension éthique pourraient donc se trouver aussi compris dans le cadre du processus de l’évolution de l’être humain. Dès lors, la vie de l’homme serait conçue comme le (dernier) produit du progrès évolutif naturel suite à l’application d’un schéma formel cause-effet, et les effets de l’art sur la santé de l’homme seraient déterminés comme conséquences de l’impression ou stimulation de certains récepteurs physiques ou neurologiques : le plaisir esthétique est réduit à effet d’une certaine appréhension de ces moyens de réception, mesurable, quantifiable et donc susceptible de contrôle et d’amélioration – selon un point de vue soi-disant naturaliste, censé analyser le développement de la vie de l’homme et des générations en s’appuyant sur des lois causales.
Tous ces questionnements renvoient au problème central de la détermination et clarification des limites de la catégorie de sujet. Cette élucidation devrait constituer un des aspects constants de l’interrogation, en s’affrontant au clivage entre des conceptions radicalement différentes du sujet telles que déclinées dans ces lignes.
La clarification de ce domaine d’enquête relatif aux différentes articulations du lien entre esthétique, éthique et politique permet à l’axe de recherche qu’on inaugure ici de ne pas négliger les aspects les plus importants ou cruciaux, et de se donner une double structure prescriptive et méthodologique qui soit claire : ne pas oublier les thèmes et les questions les plus généraux et les plus vastes qui, depuis toujours, ont caractérisé la discussion philosophique occidentale ; considérer l’aspect pratique de l’esthétique, la valeur de son geste, irréductible à toute spéculation, comme fondement empirique auquel confronter les résultats théoriques atteints.

10Inutile de confirmer ce qui est manifeste dans ces pages : l’impossibilité d’une volonté qui prétend résoudre la totalité des problèmes liés à l’entrelacement éthique-esthétique-politique, ou les formuler de façon exhaustive. La seule intention possible et légitime est de garder à l’esprit le fait qu’on ne peut pas prétendre proposer n’importe quelle analyse ou argumentation, sans avoir connaissance de l’existence d’un noyau irrésolu, insoluble, irréductible à aucun discours cohérent, mais sous-jacent à toute discussion, présent dans toutes les contributions, dans les spécifications multiples et diverses du lien entre art, morale et politique : la question implicite de la définition du sujet, soit la conception de l’humain au sens formel et non anthropologique, transcendantal et non empirique, comme la réponse à la dernière question Was ist das Mensch. C’est seulement dans la conscience de cette limite qui permet en même temps d’embrasser l’horizon théorétique, que les fruits de cet axe de recherche peuvent prétendre s’insérer en droit et en raison à l’intérieur du vaste et complexe conjoint vivant du débat philosophique de notre temps.

Notes   

1  Les exemples se multiplient au moment même où ces lignes sont publiées. Ainsi, pour n’en mentionner que quelques-uns : pour la France et concernant le lien entre action artistique et action éthique, le volume de Paul Audi Créer. Introduction à l’esth/éthique, paru aux Éditions Verdier en 2010 ; le numéro 6 de la Nouvelle Revue d’Esthétique, dédié au thème Ethiques d’artistes, paru la même année que l’œuvre d’Audi ; l’essai Esthétique et éthique : la responsabilité de l’artiste aujourd’hui de Sophie Lavaud-Forest, publié par Artmedia en 2009. Au niveau européen, l’effort d’intellectuels hongrois tels que Ágnes Heller, Ferenc Fehér, György Markus, pour fonder une éthique de la personnalité, suivant le schéma et l’importante tradition du lien entre formation de vie et expressions littéraire chez Lukács. La recherche peut atteindre jusque l’Australie, en particulier le centre SARU de l’Université Monash à Melbourne, dont l’action porte sur la relation entre structure de la société et productions esthétiques.

2  Cf. le célèbre adage de John Adams, dans son Argument in Defense of the Soldiers in the Boston Massacre Trials (1770), selon lequel les faits sont têtus (facts are stubborn things), quelles que soient notre disposition d’âme, notre pensée, notre volonté.

3  Une Metabasis eis allo genos, soit l’action de transférer une question sur un plan qui ne lui appartient pas.

Citation   

Andrea Vestrucci, «Éditorial», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, La responsabilité de l'artiste, mis à  jour le : 23/10/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=519.

Auteur   

Andrea Vestrucci