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Laurence Helleu, Les Soldats de Zimmermann. Une approche scénique, Paris, Éditions mf, 2010.

Laurent Feneyrou
janvier 2012

Index   

1L’œuvre de Zimmermann connaît une réévaluation critique et musicologique certaine, à laquelle n’est pas étrangère Laurence Helleu, qui n’a cessé, depuis quelques années, de commenter avec enthousiasme et acuité l’opus magnum du musicien rhénan, son opéra Les Soldats. Le livre qu’elle publie aujourd’hui vient en apporter une nouvelle preuve, souveraine.

2Œuvre baroque, d’accumulation à l’occasion suffocante d’événements littéraires, musicaux et scéniques, Les Soldats participent d’un théâtre total, d’un opéra pluraliste où, comme le souhaitait Zimmermann, architecture, sculpture, peinture, photographie, cinéma, télévision, danse, cirque, comédie musicale, pantomime et toutes les formes du théâtre en mouvement tendraient à une unité spirituelle. Car si l’opéra a été inventé dans le but de faire revivre la tragédie antique telle qu’on la concevait à l’époque de L’Orfeo, cette tragédie, dionysiaque, vise désormais à l’action combinée de multiples formes d’expression. Dans son article « L’avenir de l’opéra », publié peu après la création des Soldats, Zimmermann s’inscrit dans une généalogie : de la perfection de la forme et de la structure chez Mozart aux mythes de l’œuvre wagnérienne, et de la musique absolue de Berg et de Schoenberg, initiant avec Wozzeck et Moïse et Aron l’opéra moderne et portant à leurs ultimes conséquences l’application des principes du drame musical de Wagner, à Richard Strauss, précurseur du théâtre de l’absurde d’Alfred Jarry, en tant qu’Ariane à Naxos aurait simultanément recours à des genres lyriques distincts, sinon contraires, sans qu’il soit question d’une recherche de mélange des genres. Ce mélange des genres, tragique, comique, grotesque…, dont témoigne par exemple l’acte II des Soldats, où se déploient brutalité de la situation, divertissements profanes et quête désespérée du sacré, où se mêlent en conséquence musique de danse, jazz, rumeurs de café et choral, où, en somme, la coordination des intrigues, comme dans Le Précepteur de Brecht, matérialise la coordination des genres artistiques, Laurence Helleu l’analyse en détail – après avoir retracé la biographie de Zimmermann, ses théories et l’histoire si complexe de la composition des Soldats, de 1957 à sa création à Cologne, en 1965. L’immense qualité de son livre tient en ceci que la profusion de l’œuvre ne perd jamais le commentaire, pas plus que celui-ci n’exclut celle-là. Une longue fréquentation de la partition et des mots mûrement choisis aboutissent à une écriture d’une absolue clarté, dans laquelle le mélomane y trouvera autant son compte que le musicien aguerri (il y sera aidé par un précieux glossaire). Il ne s’agit pas ici de laisser proliférer la densité de l’opéra, tentation à laquelle la critique zimmermanienne a souvent cédé, mais d’en prendre acte et de l’éclairer. Laurence Helleu, consciente que la musique instruit, nous rend sensible, mais à la condition de procurer quelque plaisir sonore, fait donc sien un motto de Charles Rosen, qu’elle cite : « Le critique partage avec l’exécutant le désir de faire entendre certains aspects d’une œuvre ; il ne dit pas à l’interprète comment jouer, il propose au public une façon d’écouter » (p. 71).

3La méthode, aussi, est singulière et suggestive, ouvrant de nouvelles perspectives. Rien de ce qui constitue essentiellement l’opéra – le livret, la musique et la scène – n’est délaissé. Si la musicologie a souvent étudié les relations entre texte et composition musicale, elle n’est guère encline à aborder la dimension théâtrale, au centre de l’« approche scénique » de Laurence Helleu. Ceci suppose, outre les recherches traditionnelles sur la pièce d’origine, sur les conceptions dramaturgiques de Lenz et sur les ajouts, répétitions et autres modifications de Zimmermann, outre l’examen des esquisses du compositeur (conservées à l’Akademie der Künste de Berlin) et l’analyse rigoureuse des séries et des motifs de l’opéra, et de leur signification, une documentation tendant à l’exhaustivité sur les dix-sept productions depuis la création à Cologne. Laurence Helleu a donc consulté d’innombrables archives de l’Opéra national de Paris, de l’Opéra de Francfort, de la Deutsche Oper Berlin, de l’Opéra national de Lyon, du New York City Opera, de la Semperoper de Dresde, de la Ruhrtriennale ou du Deutsches Theatermuseum de Munich. Dans les chapitres consacrés à deux scènes intimistes – entre Wesener et sa fille (I, 5), puis de la Comtesse chez les Wesener (III, 5) –, aux deux scènes militaires et à leur musique « rude » (p. 127) – conversation sur le théâtre (I, 4) et grande scène de café (II, 1), puissamment rythmique, l’une des plus impressionnantes, sinon « la plus novatrice » (p. 134) – et aux scènes simultanées – la séduction de Marie (II, 2) et son viol (IV, 1) –, et jusqu’à l’apocalypse conclusive (IV, 3), « dans un décor de fin du monde, théâtre d’une guerre qui ne veut pas finir » (p. 172), chaque expression du livret, y compris dans les didascalies, chaque élément de la musique et chaque détail des productions a été étudié, avec l’idée que « la mise en scène d’opéra doit avoir une dimension en quelque sorte chorégraphique, c’est-à-dire prendre en compte non seulement le caractère de la musique, mais aussi et surtout les structures musicales » (p. 103-104).

4Dans Les Soldats, le réseau de contraintes mis en œuvre par la machine sociale mène nécessairement à l’oppression, à la violence, à l’anéantissement de l’individu, qui culmine dans le cri : « Faut-il donc qu’ils tremblent, ceux qui souffrent l’injustice ? Et que seuls vivent dans la joie ceux qui la commettent ? ». Consubstantiellement Zimmermann développe une philosophie du temps sur les traces de saint Augustin et de Husserl :

« Du point de vue de leur apparition dans le temps cosmique, passé, présent et avenir sont, comme nous le savons, soumis au phénomène de la succession. Cette succession n’existe cependant pas dans notre réalité mentale […]. Le temps se courbe et forme une sphère. C’est à partir de cette image que j’ai développé ma technique de composition »1.

5Une telle philosophie, inhérente à l’œuvre dont elle garantit l’unité de la « conscience intime », est explicite dans la citation musicale (modes grégoriens, Pater Noster ou les chorals Ich bin’s, ich sollte büben, Komm, Gott schöpfer heiliger Geist et Wenn ich einmal soll scheiden de Bach, de même que jazz be-bop quasi cool et chanson populaire…), comme dans l’utilisation de formes anciennes (strofe, ciacona, ricercari, toccata, nocturno, rondino, rappresentazione, romanza, tropi, capriccio, corale…), autant de « citations formelles », que Laurence Helleu commente avec pénétration et dont elle montre comment Zimmerman les associe à un personnage ou à une situation. La « chute dans la spirale du temps » se manifeste par la coupure d’une scène où, chez Lenz, se produit le renversement du bonheur en malheur. Comme l’écrit Laurence Helleu, Les Soldats, l’opéra, sont une « tragédie sans renversement » (p. 63), de sorte que la scène du viol de Marie renvoie au commencement, au Preludio, avec son total chromatique fortissimo, une totalité que scande, obsédant, un , comme une réduction ultime du Dies Irae à sa première note. Le futur, en effet, menace le passé. Le drame a déjà eu lieu. « Situation exemplaire qui avance par poussées concentriques et en spirale depuis les extrémités et qui se précipite, à un rythme toujours plus accéléré, vers le centre et vers la fin »2, comme l’écrit Zimmermann. C’est d’ailleurs avec Les Soldats qu’il introduisit son concept fameux de sphéricité du temps.

6Sur la pièce de Lenz, au langage « absurde jusqu’à la laideur, déchiqueté, calciné », mais d’un « lyrisme contenu, magique et d’une vibration lumineuse, à la fois noueux et cristallin »3, Zimmermann composa l’une des œuvres majeures, gigantesque et intime, monumentale et chambriste, du XXe siècle. Il abandonnera bientôt une Medea d’après Hans Henny Jahnn – Laurence Helleu en retrace, dans un dernier chapitre, le projet. En annexe, la traduction d’un entretien, bouleversant d’humanité, de Thomas Wördehoff avec Sabine von Schablowsky, veuve du musicien, démontre ce que fut, au quotidien, l’extraordinaire vitalité de Zimmermann. De cet ouvrage, nous devons donc être reconnaissants à Laurence Helleu.

Notes   

1  Bernd Alois Zimmermann, Écrits, Genève, Contrechamps, 2010, p. 255.

2  Ibid., p. 161.

3  Idem.

Citation   

Laurent Feneyrou, «Laurence Helleu, Les Soldats de Zimmermann. Une approche scénique, Paris, Éditions mf, 2010.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Deleuze et la musique, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 30/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=439.

Auteur   

Laurent Feneyrou