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Christian Béthune, Le Jazz et l’Occident.Culture afro-américaine et philosophie, Paris, Éditions Klincksieck, 2008, 337 p.

Giancarlo Siciliano
juin 2011

Index   

1Entre jazz et Occident, culture afro-américaine et philosophie, ce sont des abîmes qui s’ouvrent. Et pourtant quelque chose les relie. Tout le long des treize chapitres qui constituent cet ouvrage, Christian Béthune aborde un ensemble de problématiques insuffisamment traitées par les nombreux prétendants disciplinaires qui courtisent la musique afro-américaine. Le Jazz et l’Occident veille ainsi à les redéployer et à les articuler entre elles. C’est ainsi que ce livre s’érige, depuis la publication, en 1997, de Birth of Bebop. A Social and Musical History de Scott DeVeaux, comme l’une des contributions parmi les plus significatives en langue française, à une histoire sociale du fait jazzistique. Le lecteur y trouve de longs développements autour des rapports que le jazz entretient avec le bruit, avec le désir et le métabolisme, le cinéma, les formes de parodie appelées minstrelsy, l’inter-racialité repensée à l’aune du concept de miscegenation (p. 95) ou encore l’oralité et ses implications pour l’écoute où, loin des fameux types d’attitude prescrits par Adorno, fait surface une autre politique propre au jazz, à l’improvisation et à son « malentendu fertile » que Christian Béthune nous sollicite ainsi à penser, au-delà d’une supposée négativité, en nous indiquant comment cette condition a pu s’avérer féconde pour la constitution même du champ jazzistique.

2Dans un autre livre en langue anglaise tout aussi fondateur – le magistral Thinking in Jazz. The Art of Infinite Improvisation – l’ethnomusicologue américain Paul Berliner déployait une théorie de l’improvisation selon la méthode dite de l’observation participante : étant donné que les discours des musiciens y jouaient un rôle primordial, les propos s’ancraient dans l’exigence de penser le jazz transitivement, de l’intérieur et, plus généralement, de penser par le jazz alors que la culture occidentale ne lui accordait guère plus que le (non)statut d’un impensé, voire de l’impensable – le jazz n’étant, « pour sa part, Que de la musique. […] mais une façon d’être qui s’articule sur une vision du monde » (p. 13). Un tel constat devrait nous encourager à poursuivre une réflexion philosophique dans le sillage de Le Roi Jones tant Christian Béthune pense avec l’auteur de Blues People qu’en matière de jazz « c’est la philosophie […] qui est essentielle ». Depuis Adorno jusqu’à Lacoue-Labarthe, la trajectoire d’antécédents de la réflexion esthétique sur le jazz trouve une extension que Béthune prolonge dans son parcours jalonné par des analyses lesquelles, au –delà des enjeux esthétiques qu’elles mobilisent, portent directement sur des acteurs au centre de l’arène jazzistique : ainsi Sidney Bechet, Charles Mingus et le hip hop.

3Mais l’intérêt particulier que revêt Le Jazz et l’Occident réside plutôt dans la coexistence d’apports autant philosophiques qu’anthropologiques : des africanistes tels Michel Leiris, Jean Jamin, Paul Gilroy ou Zora Neal Hurston y sont convoqués et appelés à éclairer les structures mêmes de l’afro-américanité. Et si l’auteur s’empresse de s’excuser de ne pas traiter son sujet dans une optique proprement musicologique (on pourrait, certes, regretter l’absence de renvois directs au musical – ne serait-ce qu’en guise d’extraits de transcriptions), il ne fait aucun doute que celle-ci se trouvera d’autant plus enrichie que Le Jazz et l’Occident rappelle avec limpidité ce qui anime cette pratique et surtout d’après quelles conditions de possibilité. Discours des musiciens à l’appui, les réflexions de Béthune se trouvent corroborées et explicitées bien au-delà des frontières censées séparer les spécialistes des mélomanes, les praticiens des théoriciens ou encore les sociologues des historiens. Une telle volonté de transversalité amène un tant attendu courant d’air soufflé dans les couloirs quelque peu exigus d’une musicologie du jazz parfois trop attentive aux enjeux structurels dans une optique pédagogique au détriment d’une vision plus panoramique. C’est avec une admirable modestie que Le Jazz et l’Occident comble ainsi des lacunes dans l’analyse du jazz en soulignant la non-nécessité d’une « esthétique du jazz dont ce dernier n’a finalement rien à faire » (p. 8) sans pour autant renoncer à la construction d’un paradigme moins infidèle à son essence paradoxale. Car il s’agit de repenser, en le réhabilitant, l’éclectisme du jazz en lui fournissant de plus solides garanties conceptuelles : d’où l’appel de Béthune à la théorie de la mimesis telle que conçue par Gabriel Tarde laquelle permet d’envisager l’imitation « comme un mode légitime de surenchère poïétique » (p. 186). L’auteur franchit ainsi un pas au-delà des théories de l’intertextualité musicale et ses dangers de subsumer la musique à une emprise encore logocentrique et insuffisamment attentive à une temporalité moins régie par la prescription notationnelle que par les étirements permanents d u swing et du groove. Dans le sillage du déjà mentionné Paul Berliner et Ingrid Monson, nous voici donc au cœur d’une forme d’interaction et surtout d’une interlocution aux bords du langage : « Viens Mingus, nous allons poursuivre ce colloque sur scène ! » : c’est l’invitation à la conversation en public lancée par Fats Navarro citée par Béthune pour illustrer son propos.

4Or si le jazz est plus affaire de conversation, d’imitation et d’oralité que de notation, il est aussi caractérisé par ce que le musicologue italien Vincenzo Caporaletti appelle l’audiotactilité. Étant donné que ce dernier s’efforce de modéliser et de formaliser à tout prix le fait jazzistique au risque, peut-être, d’un réductionnisme psychologico-cognitif étranger à sa spécificité, Béthune s’empresse de nous mettre en garde contre ces dangers. Pour autant que l’on puisse concevoir le swing comme une « détermination somatique » (p.288), ce n’est que par un forçage terminologique que l’on pourrait l’expliquer. Une telle prudence épistémologique tout à fait bienvenue dans l’armature conceptuelle de Christian Béthune l’empêche non seulement de réduire le jazz à des déterminations qui ont, certes, leur importance mais lui permet surtout de frayer une voie vers une nouvelle ontologie que certains auteurs, de Gilbert Rouget à Christopher Small, ont nommé, dans la tradition ethnomusicologique inaugurée par John Blacking, musiquer : car le jazz, souligne l’auteur,» ne fait pas à proprement parler, l’objet d’un « spectacle » ou d’une « représentation », c’est-à-dire d’une prestation, a priori réservée aux seuls spécialistes ou initiés ; il s’agit d’une activité à la fois ouverte - et à ce titre elle requiert la participation de chacun des membres du groupe, indépendamment du niveau attesté de compétence – et d’une activité engagée dans le quotidien qu’il n’y a pas lieu de dissocier des tâches les plus prosaïques » (p. 222).

5La voie de l’avenir d’une véritable alliance entre esthétique et anthropologie historique du champ jazzistique semble désormais être frayée et elle n’appelle que l’appui de disciplines et perspectives connexes dans un effort plus concerté que cela n’a pas été le cas jusqu’à présent en matière d’approches transdisciplinaires à ce non-objet ô combien riche et encore si bien mal-entendu.

Citation   

Giancarlo Siciliano, «Christian Béthune, Le Jazz et l’Occident.Culture afro-américaine et philosophie, Paris, Éditions Klincksieck, 2008, 337 p.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Jazz, musiques improvisées et écritures contemporaines, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 09/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=405.

Auteur   

Giancarlo Siciliano