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Carmen Pardo Salgado, Approche de John Cage. L’écoute oblique, traduction de l’espagnol de Nathalie Lhuillier relue par Hélène Olivesi, Paris, L’Harmattan, Collection « Musique-Philosophie », 2007, p. 178.

Alessandro Arbo
janvier 2012

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1De nombreux ouvrages permettent au lecteur francophone de se familiariser avec l’approche cagienne de la question de l’écoute (mais aussi, plus généralement, de la musique, du son, de l’art et de la vie) : de la traduction de ses conférences et de ses écrits à sa correspondance avec Pierre Boulez, aux entretiens avec Jean-Yves Bosseur, avec Daniel Charles ou avec Richard Kostelanetz, aux travaux que lui ont consacrés ces derniers, mais aussi Ulrike Kasper et d’autres. Ce nouvel essai de Carmen Pardo Salgado publié en traduction française a le mérite de se présenter comme une synthèse svelte (soutenue par une riche bibliographie), apte à reprendre le fil de ces discussions et à brosser un tableau du monde fascinant de ce mythique « homme-orchestre » (comme le définit Daniel Charles dans la préface).

2Dès la première partie, l’auteur étudie les stratégies grâce auxquelles Cage a voulu sortir des grilles du « musical » et nous faire entrer dans l’horizon plus large de la « physicité du son ». La réflexion sur le « bruit » et le « silence » compte parmi les points les plus minutieusement analysés. Carmen Pardo n’oublie par ailleurs pas de rappeler les étapes de la formation de l’artiste (rencontre avec Schönberg , multiples influences philosophiques et artistiques) et de décrire les aspects les plus intéressants de la production musicale, entre aléa, exploration du son-bruit et musique du silence, d’Imaginary Landscape n° 1 (1939 ) aux Sonatas and Interludes (1946-1948) pour piano préparé, de 4’33’’ (1948) à Music of Changes (1951).

3Une lecture si proche de son objet nous incite à nous demander : serait-il possible de faire aujourd’hui (au moins en partie) également nôtres les aspirations de la poétique de Cage ? La volonté de faire tomber les murs des préjugés, d’échapper autant que possible à la sclérose des habitudes d’écoute (menaçant l’auditeur d e la société globalisée pas moins que celui de l’époque des fils des fleurs), demeure un impératif incontournable. Plusieurs chemins frayés par la musique de la fin de ce deuxième millénaire ont d’ailleurs confirmé, chacun à leur manière, une telle nécessité. En revanche, il nous semble difficile de souscrire, aujourd’hui, aux promesses d’émancipation que l’auteur de ce livre semble vouloir faire émerger dans toute leur force originaire. Comment voir vraiment dans le dessein de « penser le temps en tan t que durée » (p. 48) ou de « briser l’être de l’ontologie » (p. 50) un projet étranger à tout dessin anthropomorphe ou logocentrique ? Comment croire encore, à l’ère de l’industrie d u divertissement, des goûts préformés (et prédigérés) via câble, qu’il soit possible de « rejeter définitivement toute idée du moi fondée sur la mémoire, le goût et l’émotion » (p. 31) ? Comment prétendre dépasser toute intentionnalité de l’artiste, faire tabula rasa de tout souvenir et de toute pensée, pour accepter « tout ce qui peut survenir » ? Traversés, comme nous le sommes, volenti onolenti, de multiples réseaux de signes et de signaux, pouvons-nous encore affirmer aussi courageusement la volonté de « laisser les choses être sans signification » (p. 36) ? Il nous semble que la réponse à de telles questions ne se trouve que dans un acte de foi dépassant toute réflexion rationnelle. Il est difficile d’imaginer comment les systèmes économiques, commerciaux ou publicitaires du monde actuel ne tireraient pas parti d’une telle situation, en profitant des espaces laissés vides (ou parfaitement remplis, si nous arrivons à les vivre) par une attitude aussi altruiste et généreuse.

4Il n’en reste pas moins vrai que Cage a mis en lumière d’une manière exemplaire un mouvement qui est propre à l’histoire, non pas tant de la musique que, pour le dire avec Peter Szendy, de nos oreilles au cours du siècle passé. Que ce mouvement ait pris la forme d’une torsion volontaire est déjà perceptible dans l’express ion-clé de ce livre, l’« écoute oblique ». Elle suggère qu’il en est dans la musique, ou plutôt dans l’écoute de la musique (au fond, après Cage, nous n’avons pas honte de continuer à employer ce terme) un peu comme lorsqu’on cherche à voir les Pléïades : si nous les fixons directement, le résultat ne sera pas à la hauteur de nos attentes ou, du moins, pas aussi lumineux et riche chromatiquement que celui que nous pourrions obtenir en laissant l’œil vaguer librement un peu à côté. Disons alors que de multiples disciplines sémiologiques et musicologiques de cette fin de millénaire nous ont tellement in cités à viser ce qu’elles ont maintes fois voulu définir comme les « significations » de la musique, que la remise à l’honneur d’une certaine obliquité s’avère peut-être indispensable.

5C’est là que nous pourrions situer l’actu alité – ou peut-être l’éternelle jeunesse – du projet de Cage, la fraîcheur de sa lutte contre les surplus d’intentions qui – qu’elles soient du côté du compositeur ou de celui du public – ont investi le son de la musique dite contemporaine au point de le rendre paradoxalement inaudible. Une telle torsion, motivée ou non par le désir de « laisser le son être » ou par l’invitation à « réfléchir sur rien » (bienheureux ceux qui auraient le loisir de le faire !), nous semble bénéfique lorsqu’elle nous permet de soigner une certaine surdité à ce qui se manifeste pourtant à nos oreilles – même si celles-ci continuent assurément à être imprégnées de culture et, en tout cas, incapables d’atteindre le terrain vierge où Cage nous pousse à les conduire. Bref, l’obliquité de l’écoute oblique, comme nous le rappelle Carmen Pardo, « indique également un chemin viable pour une pensée obstruée : elle restaure la sensibilité » (p. 1 16). C’est peut-être peu, nous en convenons, par rapport à l’imagination hyperbolique de ce penseur, musicien et mycologue qui a su marquer son époque. Mais, pour nous, c’est tout de même sa meilleure leçon.

Citation   

Alessandro Arbo, «Carmen Pardo Salgado, Approche de John Cage. L’écoute oblique, traduction de l’espagnol de Nathalie Lhuillier relue par Hélène Olivesi, Paris, L’Harmattan, Collection « Musique-Philosophie », 2007, p. 178.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Jazz, musiques improvisées et écritures contemporaines, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 31/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=400.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Alessandro Arbo

Université Marc Bloch-Strasbourg