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Florence Launay, Les compositrices en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2006, 544 p.

Danièle Pistone
janvier 2012

Index   

1Interprète et musicologue, Florence Launay a soutenu récemment à l’université de Haute-Bretagne une thèse de doctorat1 dont est issu le présent ouvrage. Le sujet, encore assez neuf pour notre pays2, s’y inscrit dans la continuation des recherches de Marcel Jean Vilcosqui3 dont seuls les premiers travaux ont été publiés à ce jour4. Il se fonde ici sur un nombre important de sources nouvelles (archives publiques et privées, périodiques, mémoires ou correspondances)5 et, s’il concerne toujours en priorité la capitale française, prend également en compte un certain nombre de travaux concernant la province voire, par comparaison, quelques pays limitrophes.

2Du millier de noms de compositrices6 découverts par Florence Launay dans l’histoire de notre musique entre 1789 et 19147, qu’a retenu la postérité ? À en juger par les histoires de la musique et l’édition graphique ou phonographique, bien peu de figures féminines dans le domaine de la création musicale : celles de Mel Bonis (1858-1937), Cécile Chaminade (1857-1944), Louise Farrenc (1804-1875), Augusta Holmès (1847-1903) ou Pauline Viardot (1821-1910). De nos jours encore, si le théâtre de Besançon a fait entendre La Esmeralda (1836) de Louise Bertin (en version pianistique) le 19 février 2002, c’est bien pour célébrer de façon originale le bicentenaire de Victor Hugo ; de même la présentation de La Ville morte (1913) de Nadia Boulanger et Raoul Pugno à Sienne, les 15 et 16 juillet 20058, se situe dans le contexte du renouveau des études dannunziennes. C’est dire qu’il reste maintes curiosités à satisfaire !

3Le présent ouvrage apporte bien des réponses à nos questions. Du point de vue de l’histoire (formation et rayonnement) et des répertoires (des salons aux théâtres, de la mélodie à l’inévitable piano, en passant par la musique de chambre ou plus rarement l’art orchestral). Il est certain que le Code civil napoléonien de 1804 instaure pour les femmes françaises des conditions particulièrement défavorables à l’affirmation personnelle. Le rapport au savoir y reste également fort limité : l’enseignement élémentaire public n’est créé pour elles qu’en 1836 et c’est à la fin du Second Empire et au début de la Troisième République que se développent les cours secondaires féminins ; il n’est pas de bachelière avant 1861, pas de licenciée ès lettres avant 1871. Dans le domaine musical, où la femme reste volontiers la Muse ou l’interprète de choix, toutefois plus dévoyée que virginale dans l’imaginaire du temps9, l’enseignement institutionnel de l’écriture ne lui est destiné que dans la seconde moitié du siècle10, la première femme titulaire d’un prix de cette spécialité au Conservatoire de Paris fut Marie Renaud en 1876, et ce n’est qu’au début du XXe siècle qu’une femme pourra se présenter au Prix de Rome de composition musicale11.

4Rien d’étonnant donc à ce que la partition féminine passe souvent pour un « ouvrage de dame » et qu’il soit bon de souligner à l’occasion qu’une « dame compositeur » osant sortir du cadre de la musique de salon pour s’affirmer avec succès ait « le talent d’un homme » (comme l’affirme Benjamin Godard à propos de Cécile Chaminade) ou que son ouvrage est « très supérieur à ce qu’on est en droit d’attendre d’une femme » (Revue et gazette musicale de Paris du 18 mars 1877, au sujet de Marie Jaëll). Il suffit d’ailleurs de lire les quatorze pages consacrées au terme « femme » dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (tome VIII, 1872) pour comprendre que, à travers les différentes civilisations et doctrines (de Saint-Simon à Proudhon), prédomine facilement alors l’idée de l’infériorité physique et intellectuelle de celle-ci ; sur cette base et dans cette optique, devenue quasi objectivement androcentriste, il ne fau t pas être surpris de lire à cette époque moult critiques sexistes ou d’y voir loués sans cesse « amabilité », « charme », « grâce » et « tendresse » de ces musiques féminines.

5Ces compositrices ont-elle été hantées par la crainte d’écrire « une musique de femme », édulcorée, peu virile ? Est-ce aussi pour cette raison que plusieurs d’entre elles adoptent un pseudonyme masculin (Mel pour Mélanie Bonis, Hermann Zenta pour Augusta Holmès…) ? Est-ce également ce qui porte certaines d’entre elles à accumuler, par réaction, les audaces d’écriture, de Julie Candeille (1767-1834) à Marie Jaëll (1846-1925) ou de Louise Bertin (1805-1877) à Armande de Polignac (1876-1962) ?

6Il est cependant un fait certain : le peu de succès remporté par ces compositrices au théâtre. Sur les soixante-dix ouvrages scéniques de compositrices décomptés en France par Florence Launayde 1792 à 1914, seuls Les deux jaloux (1813) de Sophie Gail s’imposa à l’Opéra-Comique. Mais, ajouterait-on volontiers, si l’on considère les quelque huit cents titres créés au XIXe siècle dans ce théâtre, la proportion n’est-elle pas voisine pour l’ensemble des compositeurs ?12

7À la Société Nationale de Musique, à partir de 1872 et pendant quelque vingt ans13, prédomine Mme de Grandval (1828-1907), élève et amie de Saint-Saëns, dont le talent est reconnu dans la musique de chambre comme dans les compositions avec orchestre ; en ce domaine, les partitions d’Augusta Holmès remportent également un franc succès dans les grandes associations symphoniques parisiennes où elles furent programmées une quarantaine de fois dans le dernier quart du XIXe siècle.

8En réalité, à l’aube de 1900, les compositrices semblent parvenues à conquérir tous les espaces masculins, tant du point de vue de l’enseignement que de celui des répertoires et des concerts. Mais si cette condition créatrice n’est plus réservée aux filles de musiciens ou de privilégiés, ces musiciennes demeurent toutefois des exceptions notables, des marginales attirant tous les regards14, voire des « sévriennes » se posant en rivales des modèles masculins, sans avoir aucun droit à l’erreur et sans jamais atteindre le génie de Bach ou de Mozart (comme le soulignera encore plus tard Bernard Gavoty15). Elles affirment cependant leur présence, et la revue Musica (1902-1914) – qui consacre maints articles aux interprètes (de Thérésa et Yvette Guilbert à Emma Calvé ou Lucienne Bréval) – n’oublie ni Augusta Holmès (mars 1903), ni Clara Schumann (août 1907), ni Pauline Viardot (dès février 1903 et encore en juillet 1910), ni même Juliette Toutain (juin 1903) ou Gabrielle Ferrari (février 1912).

9Cette ascension des compositrices est fort bien retracée ici, très courageusement parfois (lorsque l’auteur réhabilite par exemple Loïsa Puget contre l’avis de Berlioz, p. 397), toujours avec pertinence et conviction, sur la base d’une solide documentation (près de trente pages de bibliographie). Les considérations y sont certes plus historiques que sociales, faute de renseignements suffisants sur ces compositrices dans l’état actuel de nos connaissances ; les interférences avec le développement du féminisme constituent encore pour la France un beau sujet d’étude16. Mais l’optique proprement musicale n’est jamais oubliée dans ces pages écrites au plus près de l’art sonore (en témoignent aussi les listes de partitions et d’enregistrements) qui ouvrent de larges portes sur le « matrimoine »17 musical français de ce temps.

Notes   

1  Florence Launay, Les compositrices françaises de 1789 à 1914, Thèse, Rennes 2, 2004, dir. M.-Cl. Lemoigne-Mussat.

2  Voir cependant les récents colloques organisés sur les femmes musiciennes à l’IRCAM (en collaboration avec Paris IV, 8-9 mars 2002 ; L’accès des femmes à l’expression musicale. Apprentissage, création, interprétation. Les musiciennes dans la société contemporaine, Ed. A.-M. Green & H. Ravet, Paris, L’Harmattan, 2005), comme encore à l’université de Grenoble II (14 mars 2008), ou l’article de Hyacinthe Ravet, « Gender Studies and Music. Quelques repères bibliographiques et perspectives de recherche », Musicologies (Paris), n° 1, 2004, p. 35-52. Sans oublier divers dictionnaires don’t The New Grove Dictionary of Women Composers, Ed . J. A. Sadie & R. Samuel, London, Macmillan, 1994.

3  Marcel Jean Vilcosqui, La femme dans la musique française 164 3-1774, Thèse (Histoire de la Musique), CNSM (Paris), 1973 ; La femme dans la musique française de 1671 à 1871. Étude d’histoire musicale et sociale, Thèse de 3e cycle, Paris IV, 1977 ; La femme dans la musique française de 1871 à 1 946. Étude d’histoire musicale et sociale, Thèse d ’Etat, Paris IV, 1987.

4  Marcel Jean Vilcosqui, La femme dans la musique française sous l’Ancien Régime,

5  Mais les fonds de la Bibliothèque Marguerite Durand (Paris 13) par exemple, plus riches qu’on ne le croit en ce domaine, ne semblent pas avoir été encore exploités suffisamment.

6  Le terme « compositrice » était proposé dès 1847 dans la Revue et Gazette musicale d e Paris (19 septembre) par Adrien Lenoir de La Fage.

7  Voir également le site Internet animé par l’auteur de cet ouvrage : http://www.compositrices19.net.

8  Dans le cadre du colloque Gabriele D’Annunzio e la musica (actes à paraître sou s la triple direction de Adriana Guarnieri, Fiamma Nicolodi et Cesare Orselli, chez Olschki, à Florence).

9  Et la vie agitée de maintes de ces compositrices (de Julie Candeille ou Sophie Gail à Pauline Duchambge ou Augusta Holmès) ne fait pas mentir ces légendes.

10  Voir aussi la récente thèse de Sylvie Nicephor, L’apprentissage de la composition musicale : regard sur la situation française dans la première moitié du XIXe siècle, Paris IV, 2007.

11  Où Hélène Fleury fut en 1904 la première musicienne à remporter un deuxième second Grand Prix, avant Lili Boulanger première lauréate du Premier Grand Prix de Rome de Composition musicale en 1913. Ces récompenses suscitèrent alors, comme on pouvait s’y attendre, des réactions fort contrastées dans la presse.

12  Face au succès connu à l’époque par Aline, rein e de Golconde (1803) de H.M. Berton, Gulistan (1805) de N. Dalayrac ou Cendrillon (1810) de N. Isouard, combien d’ouvrages n’ont-ils pas connu moins de dix représentations ? Voir à ce propos les chiffres donnés pour 159 créations des années 1801-1814 par l’article d e Raphaëlle Legrand et Patrick Taïeb, « L’Opéra-Comique sous le Consulat et l’Empire », dans Paul Prévost (Ed.), Le théâtre lyrique en France au XIXe siècle, Metz, Serpenoise, 1995, p. 1-61.

13  Jusqu’à son opéra Mazeppa , créé précisément en 1892 au Grand-Théâtre de Bordeaux, mais refusé en su ite par les scènes parisiennes.

14  Il faut effectivement noter, comme le souligne l’auteur (p. 85) l’importance toute particulière du regard sur les femmes.

15  Cité ici p. 446.

16  Quel fut, par exemple, le rapport du Journal des femmes (18 32-1838) avec cette évolution proprement musicale ? Que dire aussi de l’intervention du Groupe d’études féministes dans Le Ménestrel du 3 avril 1904 (p. 108 - 109) ?

17  Né au Moyen Age, ce terme fut repris dans le titre d’un célèbre roman d’Hervé Bazin (Le matrimoine, Paris, Seuil, 1 967) et désigne aujourd’hui au sens large tout ce qui est transmis par les femmes.

Citation   

Danièle Pistone, «Florence Launay, Les compositrices en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2006, 544 p.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Jazz, musiques improvisées et écritures contemporaines, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 31/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=398.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Danièle Pistone

Université Paris 4.