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La théorie des musiques audiotactiles et ses rapports avec les pratiques d’improvisation contemporaines

Vincenzo Caporaletti
janvier 2012

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.361

Résumés   

Résumé

L’auteur envisage le concept fondamental de principe audiotactile comme mode constitutif essentiel tout autant qu’élément distinctif spécifique dans les procédés de production sémique des musiques qu’il appelle « audiotactiles », telles que le jazz ou le rock ou ce qu’il est convenu d’appeler popular music, musiques qui n’appartiennent pas à la tradition savante occidentale ni aux traditions orales. Il illustre d’abord les implications et les particularités de cette catégorie, en traçant, dans un deuxième temps, les connexions avec les procédures d’improvisation, notamment dans la musique contemporaine et dans les expériences de free music européenne.

Abstract

The author envisages the fundamental concept of audio-tactile principle both as an essential constituent mode and as a specific distinguishing trait in semic music-output that he terms “audio-tactile”, such as jazz, rock, and what is known as popular music; types of music that do not belong to the Western tradition of art music, nor to oral traditions. After outlining the implications and particularities of this category, Caporaletti explores connections with improvisation procedures, notably in contemporary music and European free music.

Index   

Notes de la rédaction

(Traduit de l’italien par Constance de la Mothe, avec l’assistance amicale d’Alessandro Arbo).

Texte intégral   

1A travers quelques-unes de mes recherches (La definizione dello swing. I fondamenti estetici del jazze delle musiche audiotattili [2000] ; I processi improvvisativinella musica. Un approccio globale [2005], j’ai voulu envisager le concept fondamental de Principe audiotactile comme étant une attribution formante cardinale tout autant qu’un élément distinctif spécifique dans les procédés de production signique des musiques, telles que le jazz ou le rock ou ce qu’il est convenu d’appeler la popular music, musiques n’appartenant pas à la tradition savante occidentale. Je tenterai tout d’abord d’illustrer les implications et les particularités de cette catégorie et, dans un deuxième temps, d’en tracer les connexions avec les procédures d’improvisation notamment dans la musique contemporaine de tradition savante de l’écriture et dans les expériences de free music européenne.

La notion de medium

2Il est nécessaire au préalable et en guise de préambule méthodologique, de comprendre pleinement la nature du Principe audiotactile dans sa qualité spécifique de medium, d’après l’acception que cette notion revêt dans la socio anthropologie de Marshall McLuhan ; à cette fin, il est bon de faire référence à un certain nombre d’appuis théoriques précis auxquels ancrer les aspects déterminants du concept. Il nous faut notamment nous tourner vers le champ spéculatif dans lequel a été abordé le problème de la non-neutralité du moyen de communication (qui, en termes de théorie de l’information, peut être identifié par un canal d’information) par rapport à la définition du contenu véhiculé. Tout comme nous le rappelle McLuhan [1964, p. 51], cette ligne de pensée peut nous ramener au psaume de la Bible qui dit, en parlant des fausses idoles, qu’« elles ont une bouche mais ne parlent pas, des yeux mais ne voient p as [...] Comme eux seront ceux qui les fabriquent ainsi que tous ceux qui croient en eux » [Psaumes, 115].

3Nous pouvons saisir dans cette formulation très ancienne le sens du conditionnement du medium avec lequel nous entrons en relation, et de sa profonde efficacité formante, en tant qu’énergie spécifique qui empreint subliminalement de soi l’interaction, mettant ainsi au second plan les effets de surface pouvant être reconduits aux fonctions de communication et aux déterminations sémantiques qui semblent apparemment exister. Les profondes implications problématiques de ces acquis ont ensuite été synthétisées (et peut-être aussi banalisées) dans la célèbre devise de McLuhan « Le medium, c’est le message ».

4Dans sa socioanthropologie très particulière, McLuhan a voulu mettre l’accent sur les critères structuraux spécifiques à travers lesquels les médias organisent la communication, en partant du principe que ces présupposés déterminent les conditions de l’information et la perception de la réalité d e la part du sujet. Le message d’un medium consiste alors justement pour McLuhan dans la mutation des proportions, des rythmes et des schémas qu’il engendre dans les rapports hu mains et dans la perception du monde. Ainsi, dans une telle perspective, les médias ne sont pas des véhicules d’information neutres, mais possèdent plutôt un rôle « formatif » qui agit à priori : c’est bien à partir de cette option méthodologique que nous envisagerons l’opposition catégorielle instaurée par les médias de la notation musicale d’une part et de la formativité psychocorporelle liée au Principe audiotactile de l’autre1.

5Pour McLuhan, les effets socioanthropologiques d’un medium bien particulier sur le système sensoriel-perceptif – face à la priorité généralement accordée aux propriétés syntaxiques et sémantiques du message : « medium » étant donc entendu comme généralisation fonctionnelle des propriétés pragmatiques du canal de communication/interaction, dans sa dimension physico-matérielle – sont non seulement prépondérants par rapport aux modalités d’organisation interne mais également coextensifs aux mécanismes de communication (le plan syntaxique-sémantique). Le rapport déterministe entre les médias structurels primaires, d’approche technologico-matérielle, et les médias superstructurels-idéationnels, parmi lesquels une interaction2 existe aussi, ne doit cependant pas être entendu de façon trop mécaniste.

6Bien entendu, l’organisation spécifique du système de contrôle perceptif-cognitif, découlant de l’interaction avec ce medium, engendre un mode distinctif et caractérisé de codification des éléments signiques, ceux-ci s’organisant ensuite dans une forme de langage dont le code est basé sur d es principes isomorphes par rapport aux présupposés médiaux fondateurs. C’est en cela que consiste, par exemple, pour ce qui est du medium du Principe audio tactile, le mode de formation des ensembles linguistiques qui codifient les éléments signiques fondamentaux des composantes swing ou groove dans le jazz (cf. Caporaletti 2000, et plus particulièrement le concept de groove ma, p. 236 et suivantes).

7En ce qui concerne les procédés anthropologico-culturels macrodiversifiants, l’une des applications les plus importantes du concept de medium chez McLuhan réside dans le fondement de la dichotomie de type sensoriel, visuel vs tactile , dont la projection dans un cadre épistémologique en traîne une dyadicité de type représentationnel – entendue dans le sens d’une « forme symbolique » constitutive – faisant respectivement référence, dans la périodisation historique occidentale, à l’âge Moderne3 , au cours duquel le principe visuel prédomine, et à l’âge Contemporain postmoderne, dans lequel c’est la tactilité qui l’emporte. Les propriétés caractérisant globalement les objectivations anthropologiques propres à chaque cycle culturel découlent donc, pour McLuhan, de l’extrapolation des facteurs épistémiques. Ceux-ci constituent le fondement du medium de communication qui instaure chaque cycle, entendu comme métaphore active.

8D’un côté, nous trouvons la page typographique (« où la parole devient prisonnière de l’espace » [Barthes 1980, p. 83], avec son approche épistémique qui entraîne les présupposés des écritures linéaires et phonétiques à des con séquences extrêmes, en intensifiant l’itération uniforme, les principes de segmentation de l’expérience, d’homogénéisation qualitative, de succession sérielle, avec la prédominance de la vue sur les autres sens. De l’autre, l’ambiance polymorphe et enveloppante due aux applications technologiques de l’électricité, polycentrique et pénétrante, où, dans un sens épistémologique, le sens du toucher/ouïe (compte tenu de l’activation du procédé aural en fonction de la sollicitation « tactile » de la membrane auditive) redevient prééminent.

9Si nous regardons de plus près, cette position théorique, d’après laquelle le moyen conditionne et limite par ses propres présupposés le type d’expression véhiculé, transpose à des procédés de communication et de socio anthropologie un principe bien connu de la théorie esthétique quant au rapport entre forme et con tenu, faisant qu’il nous est impossible d’abstraire un contenu désincarné à partir d’un moyen artistique, ainsi que l’avait sou ligné Hegel dans le Cours d’esthétique [183 2] –thème repris ensuite par Benedetto Croce et par Cleanth Brooks, dans la célèbre formule de la heresy of paraphrase dans The Well Wrought Urn [1947]. Une peinture c’est avant tout un système de relations visuelles formelles, indépendamment du contenu du tableau, qui ne peut se traduire dans l’écriture en une verbalisation didactique de la « chose représentée » – contrairement aux vulgarisations du précepte de Horace ut pictura poësis– cette acquis devenant une seconde nature du moyen même qui le réalise. Cette notion fait désormais partie de la conscience commune et ne constitue en aucun cas un facteur pouvant engendrer un problème.

10Toutefois la question se fait plus complexe lorsqu’elle est considérée sous un angle socioculturel. Heidegger lui-même, dans Die Frage Nach der Technik [1949], affirme que l’essence même de la technique, à travers le concept fondamental de domination qui s’y rattache, a entraîné l’évolution d’une science fondée sur la calculabilité et la mesurabilité : dans ce sens la technique devient le présupposé d e la science et non pas, comme il est communément ad mis, sa corrélation fonctionnelle. Tout comme le souligne, à ce propos, le philosophe Emanuele Severino [1996] « Dans la mémoire et dans la communication totale informaticotélématique, le message essentiel de la technique c’est bien la technique même et donc sa capacité d’organiser les messages de la mémoire et de la communication totale. Le message authentique est représenté par ce que l’on considère communément comme un simple moyen, comme un medium servant à la transmission des messages. ». D’où, ce qui imprègne l’interaction, c’est le critère structurel par le biais duquel le medium organise la communication, ou la médiation homme-environnement : il représente la forme fondamentale de médiation et de communication, bien au-delà du contenu des messages transmis.

11Une objection bien connue à ces conceptions se retrouve dans les thèses des « communicationnistes » que Eco reprend dans un article [Il cogito interruptus, « Quindici », 5, 1967] dans lequel il affirme que d ans ces théories l’on ne tient pas compte de la distinction entre le code [dimension syntactique], le message [dimension sémantique] et le canal [dimension proprement physico-matérielle de la communication]. Mais à ces objections, Barilli [1974, p. 48] répond qu’il « ... s’agit de l’affrontement entre deux modèles généraux de pensée (le modèle transcendantal-opérationnel-mondain d’une part et le modèle néomoderne de l’autre, duquel s’inspirent plus particulièrement les théories de l’information et la sémiotique ». Par ailleurs, Barilli conclut en observant que Merleau-Ponty et Dewey seraient également susceptibles de recevoir les mêmes remarques.

12D’une certaine façon, l’on pourrait reprendre le même modèle sémio tique pour reformuler le problème. A côté de l’archétype structurel Emetteur – Message – Destinataire, sur lequel est modelée la triade sémiologique des trois niveaux Poïétique – Neutre – Esthésique (Molino-Nattiez 1975), il serait bon d’envisager le quatrième élément pragmatique de la communication, à savoir le rôle conditionnant du Canal. Celui-ci ne serait pas en tendu comme un simple vecteur d’informations mais plutôt comme modelant ces mêmes modalités poïétiques et esthésiques – les stratégies générativo-productives et réceptives – en plus, naturellement, du niveau Neutre, la conformation même du message. Mais, en réalité, la structure même du modèle sémantique, au sein duquel la temporalité et la subjectivité sont supprimées au profit de l’immanence du Système et de l’omnipénétration du Code, apparaît difficilement maniable. Ainsi que nous le constaterons (cf. infra), certains développements de la philosophie du langage se révèleront bien plus organiques dan s notre cadre théorique.

Le Principe audiotactile : caractères socioanthropologiques

13En vue d’une définition du concept de Principe audiotactile, l’acception très particulière de medium dans le sens de fonction indiquée par Renato Barilli, [Barilli 1974, p. 46 et suivantes] nous semble plus que jamais prégnante. Si nous appliquons cette perspective à notre débat, le medium en viendrait à empreindre la modalité (c’est-à-dire qu’il dessinerait la forme) d’une inhérence du sujet par rapport à la dimension sonore (la définition du medium commeformateur d’expérience [ibid.p. 47] est tout aussi intéressante). Dans La définition du swing nous avions défini le Principe audiotactile comme étant un medium constitué du système sensorimoteur du ‘performer’ « qui donne lieu à une modulation physicogestuelle d’énergies sonoromusicales, agissant de façon déterminante en vue de la structuration du texte musical. Celui-ci marque, au sens esthétique, l’apparition du comportement aptico-corporel, de nature extra-textuelle, dans la domination traditionnelle de la Forme » [Caporaletti 2000, p. 161]. Mais il se présente surtout comme étant un élément discriminant et alternatif par rapport à ce que le philosophe italien Luigi Pareyson qualifiait de « formatività4 »musicale, aussi bien en termes de composition que de performance, dans ses aspects tant matériels que symboliques, s’exerçant à travers le medium d e la notation musicale [ibid.].

14Au cours de cette étude, nous sommes parvenus à ce résultat en envisageant, à partir d’une optique médiale de certaines parmi les fonctionnalités fondamentales qui ont empreint de soi les langages musicaux des différentes cultures, le medium mnémonique de la transmission orale de l’information sonore et le medium de la notation musicale. Nous avons vu dans le PAT une condition constituant de façon centrale le modèle de procéduralité formative, non seulement des musiques traditionnelles mais aussi d’une grande partie des musiques contemporaines d’origine afro-américaine, en constatant, justement, l’évidence d’objectivations esthético-formelles des éléments particuliers contenus dans les musiques jazz et rock – tels que les phénomènes du swing, du groove ou de ce que nous avons appelé continuous pulse [ibid], liés à une forme bien particulière d’énergie rythmique – dans leur particularité d’être des facteurs non pertinents et étrangers au contexte de la musique savante. En effet, ces phénomènes se manifestent de façon élective à travers le rôle crucial que revêt la factualité interactionnelle-cognitive qui s’instaure entre le système sensomoteur du performer et la sphère de la forme sonore globale, activée de façon totalement différente par rapport à la dimension de la musique savante occidentale.

15De façon plus générale, en ramenant cette série de procédés à la notion de « musique audiotactile », dans la mesure où elle est fondée sur le Principe audiotactile, c’est donc bien la perspective poïétique de la production et de la réalisation sonore qui est méthodologiquement privilégiée, sans toutefois négliger les ensembles énergétiques complémentaires activés par le pôle d e la réception sonore. L’attention est ainsi focalisée sur les mécanismes internes au fonctionnement de la musique, plutôt que de se référer au moyen de communication de cette dernière, comme cela se produit avec le concept de « tradition orale » : sans compter l’existence d ans ces répertoires du phénomène de l’unité textuelle, sous forme d’enregistrement audio-visuel, qui sort de la connotation d’oralité. Dans cette perspective tout à fait innovante, seraient également compris les phénomènes musicaux dont l’extraction n’est pas académique et qui dépendent d’une codification écrite – et donc n’étant certainement pas, eux non plus, « oraux » – tels que les compositions et arrangements orchestraux de jazz ou de rock ou encore la musique académique afro-américaine, dont la réalisation correcte ne peu t, dans tous les cas, ne pas tenir compte d es implications du Principe audiotactile.

16Quoiqu’il en soit, cette phénoménologie bien particulière de production signique musicale se présente comme un champ modulé par l’énergie physico-gestuelle, s’organisant, de façon à la fois poïétique-codifiante et esthésique-décodifiante [Molino, 1975 ; Nattiez, 1975] – donc non seulement dans la production sonore, mais dans la modalité même de réception – en fonction de notre définition de Principe audiotactile. Ce procédé a d’importantes répercussions dans la représentation du concept de « musique audiotactile », qui, par conséquent, montre des traits distinctifs dans la constitution phénoménologique poïétique/esthésique intrinsèque, par rapport aux attributions formelles propres à la musique de tradition savante, du moins dans le sens d e la tradition classique et romantique.

17Dans la musique de tradition occidentale, le medium de la notation s’est historiquement organisé autour des principes épistémologiques de linéarité et d’uniformité, modelés sur le concept de séquentialité répétable véhiculé par le medium de l’écriture typographique et ce dans un contexte socioanthropologique dans lequel le principe de rationalisation numérique et de mesurage des phénomènes prenait une importance fondamentale. À travers l’objectivation de la réalité sonore dans le medium sémiographique musical, sa dimension holistique de continuité globale s’est commutée, en vue de sa communication, en un système visuel discontinu fondé sur les postulats de calculabilité et de mesurage des fréquences et des durées. Le système a toutefois supprimé les caractéristiques non supportables pour le code – c’est-à-dire ne pouvant p as être ramenées à un mesurage – en en compromettant la valorisation et la possibilité même de leur existence au sein du langage. Dans la musique occidentale, l’une des plus grandes victimes de la réduction quantitative a été le sens de la « bonne forme » rythmique liée à la modulation de micro-entités temporelles, qui, dans les musiques fondées sur le principe audiotactile, comme le jazz ou la musique du Nord de l’Inde, prennent respectivement les noms de swing et de laya. Autrement dit, c’est un peu comme si les fondements épistémologiques immanents dans le système théorique avaient subliminalement interagi avec la pensée créative des compositeurs, en imposant leurs propres prémisses et en dévalorisant les directions de recherche formelle-esthétique qui ne leur étaient pas conformes. Au fond, c’est bien là que se trouve le rapport que Leibniz avait saisi grâce à son extraordinaire intuition et qu’il avait focalisé à travers la définition de la musique comme « exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi »5.

18Il convient maintenant d’aller plus loin et de faire également référence à un autre medium essentiel qui se coordonnerait avec le Principe audiotactile, en caractérisant esthétiquement, par rapport aux produits des cultures orales, les musiques audiotactiles, apparues au cours du XXe siècle. Ce medium nous est fourni par l’enregistrement/reproduction phonographique (medium RRP). En fait, les musiques de tradition orale et les musiques audiotactiles partagent de nombreuses caractéristiques, en raison surtout de l’impact formatif et codifiant de la corporalité – attention, celle-ci étant entendue et d ans son aspect substantiel de medium et dans ses propres projections cognitives et symboliques – prenant a priori la valeur et la fonction de forme qui assure l’orientation morphologico-configurative du matériel sonore, et ce de façon totalement différente par rapport à la musique de tradition écrite occidentale de la période classique/romantique6. Il est important de confirmer que dans cette dernière, l’expressivité corporelle se sublime en tendant à se coordonner au principe de répétabilité uniforme qui s’inscrit génétiquement dans son medium d’élection, le code de notation musicale, et s’assujettit d e façon normative en fonction de la reproduction d’un texte déjà codifié dans la partition, mettant ainsi dans une condition liminale l’apport modificatif-interprétatif de la tradition d’exécution qui nous est transmise [Caporaletti 2000, p. 200 et suivantes]. La ligne de démarcation qui nous amène à procéder à une catégorisation supplémentaire, à savoir celle des « musiques audiotactiles », faisant référence aux productions musicales du vingtième siècle d’origine essentiellement afro-américaine (et non seulement afro-américaine), tient justement à la prise en compte du dispositif technologique d’enregistrement/reproduction phonographique, en fonction, bien entendu, du paradigme théorique du conditionnement médial.

19D’un point de vue esthétique, le concept d’« œuvre » au sens occidental du terme, en tant qu’objectivation concrète d’une expression subjective connotée par une intentionnalité créative originale et distinctive (la « volonté de forme »), est immanent, compte tenu des projections de la notion romantique de « génie » [Sancho-Velazquez 2001, p. 126 et suivantes], à la tradition musicale écrite occidentale – du moins des deux derniers siècles – et absent dans celle des cultures orales/traditionnelles. Nous estimons que, dans des conditions bien déterminées et avec des prérogatives qui sont en partie changées, les composantes sémantiques de ces catégories, tout en établissant le syncrétisme esthétique entre les produits européens et extra-européens, peuvent caractériser à nouveau les expressions formelles de la culture musicale audiotactile technologique, à travers ce que nous pouvons définir comme une « codification néoauratique 7 ». Ce procédé se réalise à travers l’objectivation singularisante que produit le moyen d’enregistrement/reproduction phonographique de la transitorité événementielle. Nous rappelons aussi que dans I processiim-provvisativi nella musica, nous avons montré, en faisan t recours à la notion de modèle figuré de Lortat-Jacob [1987], que d’un point de vue structurel, les caractéristiques des procédés musicaux impliqués dans la codification néoauratique sont totalement différentes par rapport aux expressions des cultures orales fondées sur le medium mnémonique de conservation et de transmission des informations. Nous avons notamment soutenu que la modalité structurelle-générative de fonctionnement que donne le rapport entre modèle figuré et énoncés musicaux réels est, dans les musiques audiotactiles, bien différente par rapport à celle des musiques des cultures traditionnelles. Cet état des choses, tout en orientant la réflexion critique vers une série d e problématiques qui dépassent le cadre et les finalités de notre exposé, laisse cependant entrevoir le statut spécifique du type de composition faisant l’objet de notre analyse.

20Il est toujours bon de garder à l’esprit que le mélange de valeurs qu’implique la codification néoauratique est, justement, un alliage de diverses instances et qu’en tant que tel il n’annule en aucun cas les propriétés du Principe audiotactile, dans sa capacité de produire de la personnalisation, de la spontanéité, de l’individualisation et de la résonance émotive intégrale. Ces caractéristiques sont simplement mises en relation dans un nouvel ordre et peuvent bénéficier des connaissances esthétiques du côté occidental du syncrétisme afro-américain.

21D’un point de vue pragmatique, dans ces productions, la codification textuelle ne se manifeste pas le plus souvent dans une forme écrite – c’est-à-dire qu’elle n’est pas définie de façon normative par le code de la notation – mais dépend plutôt, en vue de sa complète réalisation phénoménico-formelle, de la grande potentialité informative8 inscrite dans le 126 procédé d’interaction phénoménique du performer avec la structure symbolique d’un modèle figuré. Ceci se réalise à travers l’action du Principe audiotactile, aussi bien de façon matérielle, par l’interaction formative de la sphère gestuelle-corporelle, que de façon cognitive, dans la prééminence en termes de valeur du geste sur le texte. Cette interaction s’articule dans une dimension existentielle de performance-composition, mais est aussi entraînée par des facteurs de nature socio-anthropologique (par exemple la relation de feed-back avec le public lorsque ce dernier est présent).

22Cependant, dans des conditions de faible potentiel d’information (c’est-à-dire dans des exécutions fidèles au texte), cet aspect, étroitement lié à la dimension même de l’exécution, se réfère également, dans des conditions bien déterminées, à la réalisation en différé d’une œuvre d’art. Seuls les différents degrés de liberté accordés à l’interprète par les con ventions esthético-stylistiques ou par les différentes dépendances anthropologico-culturelles semblent régler la différenciation opérationnelle au sein des phénoménologies de l’exécution et de l’interprétation [cf. de Natale 1996, p. 5-11] et du continuum s’instaurant entre interprétation et improvisation. Mais dans une œuvre audiotactile, ce procédé de modulation physique de la forme sonore, qui revêt une importance macroscopique grâce, justement, à la prééminence de la fonction formative du Principe audiotactile sur les valeurs informatives fixées en notation, se constitue par ailleurs à un autre stade hautement caractérisant. Celui-ci revêt les aspects d’une formalisation définitive de la dimension aléatoire et fugace de la créativité improvisée, pouvant être concrètement circonscrite et conservée, grâce au medium technologique de l’enregistrement phono graphique qui en fixe et en immobilise les facteurs constitutifs dans une position inamovible, les rendant ainsi solidaires à la forme sonore. Sans aucun doute, l’histoire même de la musique jazz nous a été transmise – et s’est développée – sur la base de la technologie phonographique qui a développé ces dynamiques phénoméniques, en particulier à travers le support discographique.

23Cette condition ne se présente évidemment pas pour les réalisations musicales des cultures orales, puisqu’elles se dissipent au mo ment même où elles sont produites, mais se matérialise dans sa propre modélisation morphologique en fonction d’une consistance imaginative. Dans ces musiques, lorsqu’il est utilisé pour documenter, l’enregistrement phonographique n’influe aucunement sur la phénoménologie du langage sonore.

24Dans les musiques audiotactiles, nous avons, au premier niveau, la « formativité » gestuelle, effusive et personnalisante, donnée par le Principe audiotactile, celle-ci n’étant pas assujettie à l’impératif de « répétabilité uniforme » occidentale d’origine cartésienne. (Rappelons, à cet égard, que l’expressivité idiosyncratique et les connotations personnalisantes dans la formation du son sont privilégiées dans ces musiques). À un second niveau, contextuel au premier, se trouve la « codification » de cette formativité fugace de la part du moyen de l’enregistrement phonographique qui stabilise et fixe les coordonnées formelles de cette phénoménologie. Ceci en raison d’une procéduralité en partie analogue à celle qui est promue par le medium de la notation musicale – dans le cycle culturel Moderne précédent, celle-ci étant menée à un degré de spécialisation codifiante plus élevé – qui remplissait la fonction homologue, à savoir celle de déterminer, en les fixant sur le papier, les caractéristiques de ce que l’on allait objectiver comme texte de composition auratique en tant qu’« œuvre9 ». Tappolet [1947] insiste lui aussi sur l’importante homologie des procédés codifiants phonographique et notationnelle, en intitulant L’écriture du gramophone et du film sonore le dernier chapitre de son traité sur les « effets » de la notation sur la musique occidentale : à travers le moyen d’enregistrement phonographique « pour la première fois, l’impression fugitive et insaisissable est fixée » [ibid., p. 102].

25L’œuvre audiotactile se présente, donc, comme un texte inscrit sur le support technologique de la reproduction phonographique : en effet, celui-ci la dérobe à l’évanescence du devenir temporel et la projette dans une sphère de référentialité objective, comme unité textuelle et objet esthétique aux propriétés semblables, même si ne coïncidant pas avec celles de l’œuvre écrite selon la notation occidentale10. Sur un plan diversifié mais homologue, se présentent à nouveau les conditions d’une réapparition de certaines connotations esthétiques ayant trait aux notions d’originalité, d’individualité et d’objectivation artistique, avec leurs capacités potentielles d’amorcer, sur le plan stylistico-formel, des dynamiques de transmutabilité évolutive intentionnelle de la norme esthétique11. De façon paradoxale, c’est justement la possibilité de fixer le procédé de constitution de la forme – procédé qui se présente lui-même comme dimension textuelle – qui pose les prémisses de son dépassement et de la transformation des « modes de former », en fixant les termes de la réalisation de l’innovation stylistique dont les changements d’ordre esthétique intervenus dans le jazz, à peu près tous les dix ans au XXe siècle, en son t un témoignage éclatant.

26Bien entendu, ce raisonnement recontextualise la problématique fondée sur le modèle paradigmatique de « culture écrite/orale » à travers lequel l’histoire du jazz a été interprétée, parfois de façon plutôt mécaniste [Sidran, 1971]. Si nous acceptons tranquillement l’idée que sous cette même catégorie de « culture orale », nous pouvons réunir un matériel sonore très différent, comme la musique d’Ellington ou le gamelan de tradition javanaise de Surakarta, alors évidemment, la discussion ne se pose même pas. Mais si dans la musique de provenance afro-américaine, nous sommes prêts à reconnaître l’utilisation d’éléments tributaires de la culture de la modernité occidentale – comme, notamment, l’appropriation et l’application de la graphie musicale dans les procédures hétérodoxes, ou encore comme l’utilisation de complexions harmoniques typiques de la fin du romantisme, de l’impressionnisme ou de l’expressionnisme (même si elles sont employées à travers une formativité procédurale audiotactile), ou enfin comme la conscience artistique perçue chez de nombreux musiciens de jazz et découlant de notions qui trouvent leur origine dans le concept de « génie » romantique (parfois maudit, comme Parker, ou visionnaire, comme Monk, etc.), sans parler du phénomène maintes fois évoqué de la vertigineuse alternance des styles dans les musiques afro-américaines du XXe siècle – et si nous estimons que cette osmose exige une plate-forme théorique qui approfondisse, thématise et contextualise, dans un sens musicologique, les concepts de « semi-oralité » ou d ‘« oralité secondaire12 » vis-à-vis des problématiques du contexte spécifiquement musical, alors il convient de nous tourner vers toutes autres directions spéculatives.

27Dans le récit mythique « [...] l’événement particulier ne produit jamais de la connaissance [...] [alors que] le progrès scientifique peut être considéré comme [étant lié] aux événements qui violent les prévisions » [Caprettini et autres, 1980, p. 681]. Le caractère cyclique et répétitif de la manifestation au sens mythique dans les cultures orales est homologue à la procéduralité exécutive de la production musicale qui, à la rigueur, « ne produit pas de la connaissance ». Comme il advient dans les commentaires de la Bible ou du Coran, la vérité, révélée a priori, est constamment réaffirmée et vérifiée mais jamais mise en question de façon problématique. Il suffit de penser à l’analogie avec les différentes modalités d’exploration sonore dans le maqam arabe ou le raga indien, à la typologie caractéristique d’une opérativité s’orientant à commenter à travers l’utilisation de véritables « gloses » musicales le sens de la modalité sous-jacente qui, cependant, ne s’arroge jamais la possibilité de s’identifier dans un mélos inusité à l’origine et n’ayant pas été préalablement prévu parmi les possibilités de ce qui peu t être dit ou pensé. Le modèle opérationnel que nous proposons, bien présent de toute évidence au cours du XXe siècle dans l’histoire des musiques jazz et rock, s’active – et c’est en cela que se réalise principalement la diversification du concept d’« œuvre » dans la tradition classico/romantique – tout en se développant dans le cadre de l’hybridation productive/réceptive des musiques des traditions culturelles orales, impliquée par la factualité phénoménologique corporelle et motrice qui la constitue, dans l’y-être créatif pouvant être ramené au medium du PAT. En d’autres termes, contrairement aux produits musicaux des cultures traditionnelles, l’œuvre musicale audio-tactile – quoique leur ressemblant pou r ce qui a trait à la procéduralité formative du Principe Audiotactile – se propose sémiotiquement dans la codification néoauratique comme une textualité qui engendre à son tour une autre textualité, ainsi que cela se produit juste- ment dans la tradition artistique occidentale historique et non pas, évidemment, dans les sociétés traditionnelles orales. Ce phénomène est actif à la fois dans la ligne qui se trouve à l’intérieur de l’évolution créative d’un auteur et dans celle qui s’y trouve à l’extérieur, dans la dynamique des interférences stylistiques, en un devenir incessant et progressif qui n’a pas de comparaisons d ans les cultures traditionnelles et orales, du moins dans la macrodimension procédurale qu’a pris ce phénomène par rapport à l’histoire de la musique afro-américaine du XXe siècle.

28En effet, ces productions formelles semblent s’organiser en une qualification propre, spécifique et distincte, fondée sur la phénoménologie constitutive du Principe audio tactile – qui les met en corrélation avec les pratiques créatives et improvisées des cultures orales – médiée à son tour par l’intervenance technologique du medium d’enregistrement/reprodction acoustique qui, par la codification néoauratique , en mu e et en indexe la complexion esthétique, la réorientant vers d’autres connotations fondamentales liées, pour ce qui est du concept d’« œuvre » occidental, au passage d’une ontologie événementielle à une ontologie d’o jets (Molino 1998).

Le Principe audiotactile : aspects psychologico-cognitifs

29Avant même de relier la notion de medium aux implications esthétiques du Principe audiotactile, il serait bon d’examiner quelques questions de science cognitive en vue de poser l’exigence d’une orientation corporalisante des facultés cognitives, tout en introduisant les déterminantes épistémologiques fondamentales de la perspective théorique qu’implique le Principe audiotactile.

30Comme nous le savons déjà, la science cognitive étudie les structures de l’intelligence humaine, c’est-à-dire les modalités d’organisation de notre propre expérience du réel et les critères annexes de traitement des informations, à travers le rapport existant entre perception, pro cédés cognitifs et organisation motrice. En termes de champs interdisciplinaires, elle bénéficie des apports provenant de différentes disciplines : psychologie, neuroscience, biologie, linguistique, sociologie, informatique.

31En gros, il est possible de voir, au cours des cinquante dernières années, un changement d’orientation dans la conception des structures cognitives. L’on est progressivement passé d’une théorie des procédés mentaux marquée par une opérativité formelle-symbolique, sur le modèle de procédés mathématiques abstraits – et des procédures de traitement d’un ordinateur – à une conception qui tend à intégrer dans ces procédés les éléments physiques et biochimiques. Autrement dit, l’on est passé d’une image dichotomique de l’intelligence comme faisant partie de l’opposition corps/cerveau, à un monisme immanent où les procédés cognitifs sont en quelque sorte corporalisés, présentant ainsi une dimension de façon finaliste intégrée dans l’environnement. Par conséquent, l’on estime que l’organisation générale de l’intelligence humaine est mieux modélisée si elle est vue en fonction de fonctionnalités motrices et de stratégies d’interaction dans la dimension écologique.

32Des récents acquis de la neurophysiologie ont même amené à postuler un « sens de l’action » [Gallese 2000 ; 2001] qui le rendrait inhérent aux fonctions perceptives, dévoilant ainsi des horizons jusque-là inexplorés. La découverte que des neurones veillant à l’organisation motrice peuvent répondre à des sollicitations visuelles – et auditives13 – compte, parmi ses propres implications, le fait qu’une différenciation fonctionnelle réelle entre activités perceptives et organisation motrice est un présupposé qui est en train de perdre sa propre crédibilité scientifique. En effet, cette modélisation voit dans l’activité des « neurones canoniques » (Mirror Neurons) du cortex pré-moteur ventral du cerveau humain (zone F5) le constituant neurophysiologique et le fondement épistémique d’une qualification de la sensation auditive de type, justement, moteur.

33Si nous faisons plus particulièrement référence à la cognition musicale, no us nous trouvons devant un modèle paradigmatique qui implique la corporalité au sein des procédés cognitifs et/ou productifs. Cette thèse ne manque pas d’acquérir un sens bien particulier si elle est rapportée aux musiques traditionnellement définies comme « basées sur la danse »ou « fondées sur le groove » (groove based), impliquant la participation active physico-corporelle dans la perception/somatisation de l’énergie rythmique ou matérico-sonore. No us avons menée une analyse [Caporaletti 2000] sur les modalités à travers lesquelles des procédés socioculturels objectifs – liés au conditionnement formatif-structurant du principal facteur de médiation de la communication musicale à l’Age Moderne, qu’est la notation musicale – sont arrivés à exclure toute possibilité de communication de ces patterns énergétiques rythmico-moteurs. N’étant justement pas codifiables par le medium de référence – qui dans ce cas-ci est le medium sémiographique – ces ensembles ont été rendus non pertinents en termes de définition de la forme sonore et en fonction de la communication musicale impliquée par le medium. Une fugue ne place certainement pas le sens de sa propre constitution dans l’activation des percepts de type moteur-énergétique (même si en principe il pourrait s’agir d’une des formes possibles de décodification) mais s’oriente, au contraire, vers différentes modalités de représentation formelles-symboliques.

34Les musiques fondées sur le Principe audiotactile répondent à d’autres critères : premièrement, elles marquent la primauté de phénomènes allant sous le nom de groove et de swing dans les musiques découlant de la Diaspora africaine. Mais l’importance de la « bonne forme » rythmico énergétique, nommée laya dans la musique indienne ou rèpriz en Guadeloupe, témoigne d’une correspondance générale de ces mêmes phénomènes dans les formations culturelles les plus disparates.

35Cette reformulation des paradigmes scientifiques nodaux a entraîné une nouvelle et radicale orientation des modèles de spéculation dans le domaine même de la théorie musicale. Des élaborations conceptuelles comme c’est le cas de Lerdhal & Jackendoff [1983], prêtent le flanc à d’importantes remarques si on les considère à partir du paradigme que propose le Principe audio tactile. Diverses études (Fraisse, 1956 ; Presseur, 1972 ; Michon, 1975 et notamment Brower 1993) ont montré qu’à différentes échelles d’organisation temporelle, correspondent, au niveau de la dimension perceptivo-cognitive, tout autant de fonctionnalités diversifiantes ne pouvant être ramenées à une seule et u nique modalité invariante. Par exemple, dans le traitement de microrythmes qui revêtent, ainsi que cela est démontré dans notre livre La definizione dello swing, une importance vitale pour les phénomènes du groove et du swing, des fonctionnalités sont impliquées qui font référence à la mémoire échoïque , très différentes de celles qui sont présentes dans la mémoire à court ou long terme, utilisées pour discriminer les phénomènes métriques ou macroformels. D’après la théorie de Lerdhal & Jack endoff [1983], qui propose une récurrence qualitative constante des niveaux rythmiques, de la macro-segmentation formelle d’un morceau à la subdivision de chaque période du tactus, jusque dans les moindres parcelles temporelles, il s’agit là d’une objection fondamentale. Ce postulat, influencé par la racine cartésienne immanente à la structure hiérarchique du système théorico-occidental, montre à la fois sa propre valeur contingente dans un sens culturel et son inapplicabilité aux musiques des autres civilisations, distantes en termes de temps et d’espace au Zeitgeist de l’Age Moderne. C’est bien pour cela que, dans La definizione dello swing, un modèle théorique a été proposé, avec la Théorie des groovèmes, qui structure et formalise les dynamiques existant dans la dimension rythmique microstructurelle des musiques fondées sur l’élément esthétique du groove et sur la prééminence formativo-cognitive donnée par le Principe audiotactile.

36Enfin, plusieurs convergences particulièrement intéressantes dans le cadre de la philosophie du langage con courent à corroborer l’infrastructure théorétique de la notion du Principe audiotactile. Marcello La Matina [1999, 200 4] a notamment élaboré un modèle théorique de la communication dans lequel il est possible de relever certains instruments conceptuels tout à fait aptes à illustrer la « structure » du Principe audio tactile. Dans une élaboration qui découle de la notion de Protocole k, se dégage la notion de Ich-Partitur à travers laquelle le philosophe sicilien définit la mise en forme d’éléments des langages visuels, musicaux, gestuels, à travers « une ‘codification intrinsèque’ qui transforme [...] le corps du musicien, mais aussi de l’auditeur/spectateur en une ‘partition tensive’, empatique, musculaire [...].

37Grâce à ces convergences, il nous apparaît productif de synthétiser les apports des différentes perspectives théoriques afin de pouvoir définir un cadre structurel de description des pratiques phénoménologiques, et ce dans les diverses attestations anthropologico- musicales, par la présence/absence des traits distinctifs (cf. tableau 1). Si nous considérons les catégories de l’Unité textuelle (le lieu de la détermination du « texte » musical pour une culture donnée) et de la Synthèse créative (la modalité poïétique à travers laquelle l’on parvient à la synthèse de la forme musicale) et si nous les examinons en fonction de la qualité de codification endosomatique (ENDO) ou exosomatique (EXO), qu’elle soit externe ou interne à la corporalité, l’on obtiendra des positions systématiques différentes identifiant tout autant de répertoires musicaux.

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Tableau 1. Description systématique de la phénoménologie des différentes pratique s musicales.

38Dans la composition musicale moderne de tradition savante occidental, la synthèse créative est donnée par l’idée de composition (pour Schoenberg, Gedanke) et par des procédés articulatoires-combinatoires abstraits (donc de nature typiquement exosomatiques), à leur tour codifiés dans le Score (Goodman 1968) à travers l’autre modalité exosomatique de la notation musicale. En revanche, ce qu’Adorno définit comme la Reproduktion de cette idée, c’est-à-dire la musique concrètement exécutée, aura sa pensée (Gedanke) reproduite à travers une modalité corporelle, endosomatique, dans la performance des concerts. Et ainsi aussi pour les musiques dont la synthèse est fondée sur le principe audiotactile (PAT), de nature typiquement endosomatique, l’on aura une différence selon que leur unité textuelle constitutive est donnée par l’enregistrement (exosomatique), comme cela se produit dans les musiques audiotactiles, ou par une phénoménologie comportementale, la performance des cultures traditionnelles et orales (où l’enregistrement, lorsqu’il existe, assume une valeur documentaire a posteriori , et non constitutif a priori).

39Dans ce sens, la musique au diotactile recouvre la qualité “autographique”14 que Goodman [1968] reconnaît seulement à la peinture, et non à la musique.

Le PAT et les expériences d’improvisation dans les avant-gardes des années soixante et dans la free music

40Mais essayons maintenant d’interpréter concrètement certains phénomènes musicaux à travers les perspectives théoriques énoncées jusqu’ici. A partir des années soixante, au cours du XXe siècle, nous avons assisté, dans la tradition musicale savante occidentale à un nouvel épanouissement des pratiques d’improvisation15. Mais comment, dans l’horizon spéculatif d’aujourd’hui et dans le sillage de la tradition savante occidentale, cette forme d’activité – qui exhibe des motivations et des développements tout à fait différents par rapport à l’improvisation afro-américaine contemporaine – peut-elle idéologiquement se poser ? Comment cette constellation de projets opérationnels peut-elle acquérir une existence esthétique et encore, à travers quelles stratégies se réalise-t-elle ?

41Pour répondre à ces quelques questions, nous nous tournerons vers l’un des représentants les plus significatifs de ce courant, Franco Evangelisti [1926-1980]. C’est bien dans l’un de ses écrits [Evangelisti 1991 (1979)] que le musicien nous donne la motivation esthétique du mouvement d’improvisation n é au sein du débat artistique des avant-gardes européennes post-sérielles. Son concept de base est incisif (et nous pensons peut-être aussi trop restrictif) : « [L’improvisation se différencie] de la musique aléatoire uniquement parce qu’elle ne se sert pas de la provocation visu elle, de la notation » [ibid., p. 65].

42Il est particulièrement intéressant de cueillir le sens de cette qualification génétique, qui pose la nécessité de la pratique d’improvisation en tan t que médiation des développements qui s’étaient concrétisés au cours des années cinquante à travers les résultats de la Momentform aléatoire (qu’elle soit contrôlée ou non). Dan s notre interprétation, c’est l’abdication (partielle, comme nous le verrons) de la fonction du cumponere objectivé en écriture et à la figure de l’alicuius novicantus editor de Johannes Tinctoris [Terminorum musicae diffinitorium, 1473], qui avait marqué, à la fin du Moyen Age le début du lumineux parcours du grand art musical européen. Nous avons déjà amplement expliqué les motivations socio-anthropologiques à travers lesquelles la culture audiotactile se superpose au principe qu’Evangelisti a ramené à la « visualité » de la partition, principe immanent à la culture alphabétique occidentale, modelé épistémologiquement sur cet idêin (voir), dont découlent à la fois la notion d’éidos (forme) et celle d’idea (ce que l’on voit).

43Toutefois, cette dépendance audiotactile paraît encore, mystérieuse et méconnue pour l’artiste romain ; il formule d’ailleurs cette remarque : « [...] je trouve étrange qu’une tendance au primitif se produise. J’estime que le besoin d’exprimer [...] ‘l’instant fugace’ dans l’improvisation est, malgré les moyens électroniques, le symptôme d’une volonté instinctive de se réfugier d ans une manifestation qui relie ‘notre musique’ à l’origine de toute la musique » [ibid., p. 7116]. La leçon médiologique de McLuhan, bien présente à l’esprit de John Cage (qui d’ailleurs « avait prévu l’avènement des groupes d’improvisation, lors de son intervention à Seattle en 1937, » [ibid., p. 6 5]), avait, elle, échappé à Evangelisti, qui voyait dans les médias électroniques la marque sémantique de la « modernité » et non pas le substrat médial de la continuité holistique et globale de type archaïque/auditif qui y était inscrite.

44Mais comment la pratique de l’improvisation, si tant est qu’elle puisse, en quelque sorte, « s’organiser », peut-elle prendre sa propre forme ? Les indications sont très claires : premièrement « l’alternance de différentes formations d’au moins deux éléments permet d’éviter l’improvisation traditionnelle d’un seul individu [...] » [ibid., p. 67]. Dans cette désignation d’ensemble, il convient de noter la conscience historique d’une pratique pourtant bien enracinée dans la tradition culturelle européenne faisant fonction de pôle antithétique : l’improvisation de l’ensemble, in primis, et les formes que nous avons rencontrées au cours de cette étude (même si nous avons rappelé que l’improvisation en duo n’est absolument pas absente en Europe au XIXème siècle).

45Evangelisti conçoit l’improvisation collective comme étant un ensemble de « compositeurs » qui « s’unissent pour chercher un langage commun qui soit l’expression du groupe », demeurant malgré tout et d’un point de vue idéologique, solidement ancrés dans la voie maîtresse occidentale, « les limites dans lesquelles s’inscrit une liberté d’expression sont celles du système que tempère son histoire » [ibid.]. Le groupe utilise « un langage extrême [...] à travers l’emploi extraordinaire de moyens extra-instrumentaux [...], l’invention continue du timbre, les attaques diverses et variées des sons, les moyens électroniques en pris e directe ou l’utilisation des voix entendues comme impulsions-phonèmes » [ibid.].

46Le dépassement de l’élaboration d’un projet individuel, qui a depuis toujours caractérisé en Occident le novicantus editor, est bien présent dans la conscience de l’artiste. « Pour la première fois dans la musique occidentale [...], plusieurs compositeurs se réunissent entre eux et jouent différents instruments, d’où l’œuvre donnée à l’écoute est le résultat d’une collectivité dépersonnalisant l’idée d’une œuvre qui serait le fruit d’un seul et unique auteur » [ibid., p. 68]. Il est aisé d e voir ici ce qui s’écarte le plus de l’improvisation de la koinè afro-américaine. L’improvisation de jazz relève d’une tradition où les procédés se sont développés autour d’une conception de la musique de groupe qui puise ses origines dans les pratiques musicales du tribalisme africain, celles-ci en ayant transmis les rôles et les fonctions dans les modes que l’histoire du jazz a connus. En revanche, cette autre forme d’improvisation contemporaine considère l’en semble comme étant une union d’individu alités, chacune étant entendue dans sa propre qualité autonome de « compositeur ». Il s’agit d’un aspect apparemment peu significatif, mais qui est de la plus grande importance si l’on veut distinguer les deux modèles opérationnels.

47D’un point de vue technique, les procédés d’improvisation sont structurés selon des principes bien déterminés.

« L’on dispose d’une quantité X de hauteurs (total chromatique) ; chaque musicien a à sa disposition une quantité Y pendant un certain temps T, chacune, ou toutes, avec une intensité I. Il est clair que les problèmes de coordination de ces éléments – qui concourent à former une phrase dans un contexte – sont les mêmes que ceux que la composition résout par les procédés de notation qui, ici, en revanche, doivent être résolus à l’instant » [ibid.]. « En tout premier lieu, il est exclu a priori (ou admis) que le matériel hauteurs-durées puisse être tonal ou puisse répondre à des usages linguistiques bien déterminés... Une fois l’exercice exécuté et enregistré, l’on procède à son écoute pour en déceler et critiquer les points restant le plus « à découvert » [ibid., p. 70].13517

48Ce qui vient immédiatement à l’esprit c’est le critère prescriptif de ces procédés qui, d’une certaine façon et même dans le cadre d’une ouverture du monde expérentiel de la musique savante à la dimension audiotactile, subit la mécanicité immanente dont parlait Adorno, lorsqu’il avait entrevu le « principe rationnel-mécanique qui a dominé le cours entier de la musique occidenale » [Adorno 2004, p. 265]. Cette « mécanicité » puise sans aucun doute ses propres motivations dans la différenciation historisée des fonctions musicales (les rôles du compositeur, de l’instrumentiste, etc.) qui entravent la libre performativité vers laquelle tendent les membres du groupe. Pour ceux qui sont habitués à des formes purement audiotactiles d’improvisation, la primordialité de cette expérience est frappante ; celle-ci, dénuée de toute tradition active de laquelle s’inspirer et de toute référence objective, doit spontanément se donner des règles et s’imposer des normes procédurales afin de codifier une pratique encore inconnue dans ses aspects les plus intimes.

49Dans ce sens, il est tout à fait significatif de noter que, par sa théorisation de la « musique intuitive » (Stockhausen 1971), même dans la convergence apparente des modalités du processus performatif, Karlheinz Stockhausen prend des distances par rapport à l’improvisation. La « musique intuitive » devrait transcender les prétendus critères formulaires, stylistiques et schématiques (communément) associés au concept d’improvisation musicale (Stockhaus en concorde en cela, quoique par d’autres chemins, avec la vision de John Cage), afin de créer un e musique fondée sur l’Einstimmung, sur une unanimité de l’écoute de la part des différents exécuteurs. Dans la musique intuitive, la pratique des musiciens est orientée par un texte écrit par le compositeur (« [...] konzentriert durcheinen von mir geschriebenen Text » [Stockhausen 1971, p. 124], par le biais duquel le procédé intuitif pourrait s’activer. Avec Aus den sieben Tagen [mai 1968], quinze compositions textuelles présentant des prescriptions verbales et quelques rares indications graphiques, sans aucune destination instrumentale spécifique ou détermination d’ensemble, Stockhausen nous donne le plus célèbre exemple de cette forme bien particulière de recherche musicale.

50Celle-ci fut réalisée, pour le premier enregistrement discographique [DG 2561(7LP), 26-31 août 1 969], avec différentes combinaisons instrumentales de l’ensemble qui était composé, outre Stockhausen lui-même (instruments variés), d’Aloys Kontarsky (piano), de Carlos R. Alsina (piano et orgue Hammond), Johannes Fritsch (alto), Michel Portal (anches et flûte), Vinko Globokar (trombone), Jean-François Jenny-Clark (contrebasse), des percussionnistes Fred Alings, Rolf Gelhaar, Pierre Drouet et de Harald Bojé à l’électronium Scott modifié. Dans ce cas-là également, les typologies texturales qui se concrétisèrent à l’origine ont ensuite défini une ambiance timbrique-instrumentale qui est restée dans l’image sonore de Aus den sieben Tagen à travers des procédés de codification néoauratique. Dans ce genre d’expérience sonore, il ne faut pas sous-estimer la composante rituelle : une préparation particulière est demandée aux musiciens, une sorte de tarissement ascétique de type Zen, ceux-ci devant poursuivre un parcours de méditation pendant trois jours de jeûne et tenter d’annuler, avant la performance, toute impulsion volitive de la pensée. Dans ce cas aussi, tout comme pour les expériences d’Evangelisti, l’exercice créatif des musiciens en temps réel est médié par une instance extérieure qui représente quasiment le simulacre archétypique de l’intervention de l’auteur, désincarné dans la pure explication d’une simple intentionnalité suggestive.

51Dans l’improvisation de la musique savante occidentale contemporaine, le poids de l’instant négatif, s’exerçant à l’égard des fonctions et des rôles de composition fixés par la tradition, établit une différence de sens intrinsèque par rapport aux résultats homologues découlant du modèle alternatif positivement fondé sur la libre manifestation extrinsèque du PAT. Sous cet angle, cette vision apparaît distante du développement collectif des habiletés d’improvisation au sein d’un modèle audiotactile. Dans celui-ci, la pratique d’improvisation impromptue s’acquiert comme s’il s’agissait d’un habitus comportemental, à travers un entraînement mettant en parallèle aux finalités d’interaction du groupe, l’apprentissage même des techniques théorico-musicales, comme forme de langage interactif où les règles sont implicites, sans devoir recourir à une médiation rationnelle, verbale ou normative.

52Face à des résultats phoniques qui, lors d’une première écoute peuvent en surface montrer quelques ressemblances et correspondances, l’on découvre, ensuite, la profonde différence existant entre le modèle d’improvisation né au sein de la tradition cultivée européenne, avec l’héritage de la médiation anthropologique du sens visuel, et celui de la culture afro-américaine, fondé de façon primaire sur la phénoménologie formative du Principe audiotactile. Et, évidemment, ceci n’est pas seulement valable pour les styles codifiés par les traditions du jazz moderne et classique mais bien plus encore pour les recherches qui s’inspirent d’orientations très proches formellement de celles qui ont été explorées par le Groupe Nuova Consonanza. Dans les expériences de jazz américain avancé, tout comme dans la musique de l’Art Ensemble of Chicago et des musiciens de l’AACM ou encore du Black Artist Group de St. Louis, où l’on retrouve également « un langage extrême », la constitution de la forme se réalise à travers des stratégies et des modèles opérationnels tout à fait différents par rapport aux prescriptions quasiment structurelles dont parlait Evangelisti lorsqu’il élisait, à travers les « formes à signal » et en fonction de négociations contextuelles ayant une valeur régulatrice18, les aspects se trouvant à l’intérieur de la performance. En revanche, chez les improvisateurs de la musique d’avant garde, la forme ouverte est entendue comme un « développement logique de l’idée de ‘Variation’, cette fois-ci étendue à la variation de la forme même [Evangelisti 1968, p. 58] : une combinaison, donc, super-paramétrique qui s’inscrit dans la voie maîtresse de l’archétype visuel donné par le jeu combinatoire.

53Mais il convient tout de même de relever une dernière chose concernant les implications de la dimension extra-musicale auxquelles nous renvoient les pratiques d’improvisation envisagées ici. Chez Evangelisti, comme de façon plus générale chez les promoteurs des groupes d’improvisation des années soixante – nous pensons par exemple à Cornelius Cardew et à la connotation explicitement marxiste du groupe AMM – le choix de l’improvisation prend surtout le sens d’un engagement éthique hautement idéologique, qui récolte et amplifie le message politique d’œuvres telles que Vier Briefe [1953] de Bruno Maderna ou Intolleranza 1960 [1961] de Luigi Nono.

54Ainsi, bien au-delà des dialectiques spécifiques intramusicales formellement instaurées, nous devrions peut-être considérer le climat des années soixante et soixante-dix comme étant l’âge « classique » de l’improvisation. Au cours de ces années-là s’es t fait plus fortement ressentir l’élan subversif des conceptions tant auteuriales (comme métaphore des propriétés économiques du produit/marchandise) qu’autoritaires (fonctions d’instances normatives et répressives) symbolisées par la composition. Et nous entendons, justement, par « classique » le fait de supposer l’existence d’une condition relativement rare d’une mise en commun heureuse de codes, poïétiques et esthésiques, entre émetteurs et destinataires du message musical, reposant, comme à l’âge du classicisme viennois, sur des valeurs communes. Au XXe siècle, aux alentours des années cinquante et soixante, se produisit comme nous le rappelle McLuhan, une mutation de la conscience collective favorisée par l’action des nouveaux médias électroniques. Suite à cela les adhérents aux mouvements libertaires commencèrent à voir dans les sons improvisés – non objectivés dans un « produit » – et dans la même conformation communautaire du groupe qui improvise, le corrélat direct et formel des instances de renouveau qu’ils avaient vigoureusement défendu dans la société et la réalisation du projet consistant à se libérer des normes autoritaires et des contradictions découlant de la répartition inéquitable des ressources économiques. De la part du public, la participation aux happenings se faisait de manière empathique et par une identification quasiment mediumnique. Il s’agit là de facteurs ne pouvant absolu ment pas être sous-estimés par ceux qui ont suivi l’évolution de ces formes de communion quasi rituelle, celles-ci renvoyant au sens inscrit dans les valeurs interculturelles les plus profondes et archaïques de cette phénoménologie musicale bien précise, Pour ce qui est de la difficulté de « communication » manifeste d es avant-gardes musicales du XXe siècle, nous pensons, bien au contraire, que ce modèle de perception de l’improvisation représente justement un exemple sur lequel réfléchir.

55Observons maintenant les pratiques d’improvisation qui se sont épanouies, dans le cadre de l’Europe, sur le sillage des expériences afro-américaines de jazz. Dans la dernière partie du XXe siècle, la musique d’origine afro-américaine a connu une superposition syncrétique et frénétique de styles et de tendances, sans, toutefois, trouver une ligne qui pourrait se définir intrinsèquement innovante et significative. Le trait qui la caractérise est, peut-être, à trouver dans les recherches autochtones nées dans des contextes bien différents des Etats-Unis et qui insuffle u ne note de mondialité aux étymons originaux du jazz.

56Déjà au milieu des années soixante commença à prendre forme, en Europe, un mouvement de musique improvisée qui semblait apparemment faire référence au free jazz américain, mais qui, en quelques années, manifesta des particularités spécifiques, à tel point qu’il se vit attribuer le nom de free improvisation ou « improvisation européenne ». Beaucoup de choses ont été dites et se disent encore sur les prétendues caractéristiques communes-bien qu’il en existe quand même -, d’artistes appartenant à des écoles de différentes nations, comme Evan Parker, John Tilbury, Derek Bailey, Tony Oxley, Peter Brötzmann, Alexander Von Schlippenbach, Misha Mengelberg, Han Bennink ou Mario Schiano et d’autres artistes encore, qui plus récemment, en Italie, ont obtenu la référence de l’Italian Instable Orchestra. L’on a souligné à plusieurs reprises non seulement le fait qu’ils étaient étrangers à l’école free américaine, tant leur musique est dénuée de références génétiques au blues et à la culture des africains en Amérique, mais aussi l’absence présumée dans leur production artistique d’éléments formels bien évidents dans le free ou encore plus chez les protagonistes de l’école AACM, notamment chez Anthony Braxton et Henry Threadgill. Le fait d’être étrangers à des modules de prononciation bien déterminés, qui conservent également dans le free jazz le modèle structurel des différents swing-idiolectes19, est ce qui semble le plus déconcertant. L’improvisation européenne semble trouver sa place dans une zone dont les marges sont, pour la plupart des gens, difficilement catégorisables, mettant ainsi à dure épreuve les capacités critiques.

57En fait, le discours est beaucoup plus complexe. Liquider ce mouvement par quelques formules expéditives est une erreur et c’est justement l’infrastructure catégorielle que nous avons dégagée dans cette étude qui peut nous offrir les instruments nous permettant de pénétrer dans cet amas de pratiques. Lorsque l’on accuse la free improvisation de manquer de structures, l’on commet en réalité une erreur eurocentrique, en assimilant la forme musicale, la structure portante, à un facteur architectural-configurationnel : à travers cette conception sinoptique, l’on s’expose à une méprise visuelle tout à fait évidente. L’on a voulu démontrer [cf. Caporaletti 2005], que la notion de référent de l’improvisation ne peut se limiter à un aspect concernant uniquement la configuration formelle à grande échelle. Vouloir affirmer que l’improvisation européenne est une improvisation sans référent est une erreur dans les termes, puisque le référent peut assumer n’importe quelle détermination. D’où une connotation extramusicale, comme par exemple choisir d’improviser « en rouge », peut constituer un référent (auquel se raccrocher) tout aussi valable que le choix d’improviser sur douze modules métrico-temporels que l’on nomme mesures dans le blues. Ou alors, comme dans certaines partitions de Stockhausen, le modèle-référent peut consister dans un objectif ou dans l’utilisation exclusive de certaines typologies sonores (par ex., des sons uniquement « ascendants », procédure pouvant être vaguement assimilée au principe du dhikr marocain). Dans le livre I processi improvvisa tivi nella musicaa [2005] nous avons déjà fait allusion non seulement à l’utilisation de sons à flux permanent, sans décroissance, dans les tranches sonores continues réalisées au saxophone ténor par Evan Parker, mais également à la logique bien particulière sur laquelle repose ce « monochrome » sonore, qui fait apparaître quelques convergences avec la conception de la composition donnant lieu, dans un tout autre ordre formatif et esthétique, aux Quattro pezzi per orchestra (ciascuno su una nota sola) de Giacinto Scelsi [1959]. La vaste phénoménologie pouvant être attribuée au mouvement de libre improvisation européenne donne bien la mesure des modalités poïétiques multiples et variées qui le distinguent et des énormes potentialités qui y sont renfermées.

58C’est peut-être justement le fait d’assimiler la free improvisation à la musique afro-américain et qui risque de créer une ambiguïté. En réalité, l’improvisation européenne renferme dans son pro precode génétique, d’un côté, les expériences de musique aléatoire que nous avons étudiées dans le paragraphe consacré à la musique savante occidentale et, de l’autre, l’hérédité iconoclaste du dadaïsme. Il ne faut surtout pas sous-estimer ni l’élément objectif qui veut que les premières expériences de free music ont eu lieu au milieu des années soixante en Allemagne de l’Ouest, en liaison avec les recherches aléatoires du compositeur Bernd Alois Zimmermann avec qui fit ses études le pianiste Alexander von Schlippenbach, fondateur de la Globe Unity Orchestra ni, à la fin des années cinquante, le rapport direct entre John Cage et le pianiste Misha Mengelberg. À travers son travail avec le vibraphoniste Gunter Hampel, « Heartplants » [Saba 1 5026, 1965] et le trompettiste Manfred Schoof, « Voices » [CBS 62621, 1966], ou encore avec le « Globe Unity » [Saba 15109, 1966], von Schlippenbach a lui-même posé les coordonnées qui sont à la base de tout le mouvement d’improvisation. En cela, il fut épaulé, outre-Manche, par le polyinstrumentiste britannique John Stevens, qui travailla en parallèle avec les allemands en fondant le Spontaneous Music Ensemble (« Challenge » [Eyemark 1002, 1966], en coagulant également les expériences des improvisateurs anglo-saxons certainement plus proches de la tradition jazzique.

59Dans tous les cas, le trait aléatoire original a engendré un imprinting bien particulier, qui allait caractériser tous les développements futurs de ce mouvement artistique. En revanche, l’origine dadaïste témoigne du côté sardonique et férocement railleur qui fait parfois irruption dans la musique, trait qui nous renvoie plus précisément à l’avant-garde historique européenne. Le principe aléatoire est, en l’occurrence, décliné par une événementialité toute audiotactile et reposant directement sur les procédés de codification néoauratique produits par le medium d’Enregistrement-Reproduction Phonographique. Celui-ci confère, comme nous le savons, à la dimension transitoire événementielle une puissance auratique objectivante, en établissant des valeurs radicalement différentes par rapport aux expériences aléatoires « historiques » d’avant garde. Ces dernières, rappelons-le, naissaient d ans le cadre ’une composition visu elle, comme un concept s’opposant au principe prescriptif de la notation musicale mais qui con serve toutefois, dans son essence propre, la trace indélébile de l’instance dialectique contre laquelle elle réagissait. Ces dynamiques ne sont pas effectives dans la dimension profonde de la free improvisation, par elle-même génétiquement néoauratique, même devant des analogies en surface phoniques avec l’aléatoire dans la musique de tradition d’art occidentale ; d’ailleurs sous cet angle, la référence à la tradition du jazz n’est autre que l’un des nombreux traits qu’elle associe à d’autres de même nature, et qui font référence aux expression s populaires, ethniques, à la Gebrauchmusik et à bien d’autres encore.

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Notes   

1  Sans vouloir ici établir d’inopportunes connexions entre les diverses écoles de pensée, il est important de rappeler que la dialectique de la domination du matériau représente une question centrale dans la conception de Theodor W. Adorno. Tout comme le rappelle Gianmario Borio, « elle calque la dialectique entre l’homme et la nature, présentée dans Dialektik der Aufklärung : les moyens techniques qu’invente le compositeur et qu’il met en œuvre afin de dominer un matériau qui pousse de façon anarchique, s’autonomisent et finissent par exercer une domination sur son imagination sonore ». [Theodor W. Adorno, Immagini Dia lettiche, G.Borio. (éd.), Torino, Einaudi, 2004, p. VIII]. C’est justement ce caractère de conditionnement du moyen qui se révèle être tout à fait fondamental dans notre élaboration théorique.

2  Cf. sur ce point précis, un exégète de la pensée mcluhannienne tel que Renato Barilli : “[...] on peut incontestablement reconnaître à la conception de McLuhan un large degré de déterminisme, justement parce que la sphère idéationnelle-volitive de l’homme, quoique participant à la fabrication des médias et à leur mutation (matérialisme culturel), n’est, immédiatement après, plus en mesure de les contrôler mais en est plutôt contrôlée. » [Renato Barilli, Tra presenza e assenza, Milano, Bompiani, 1974, p. 51]. Et encore, « [Marx et McLuhan] peuvent tous deux être accusés de déterminisme ; tous deux reconnaissent que certains médias (certaines structures) ont [...] une priorité sur d’autres (superstructures) ; mais tous deux conviennent de l’opportunité de main tenir plus que jamais ouvert […], dialectique, circulaire, biunivoque le rapport entre cet « avant » et cet « après » [ibid. p. 55].

3  Dans cette étude nous utiliserons les termes “Moderne” et “Modernité” comme étant les correspondants du terme allemand Neuzeit (âge Moderne des XVIe et XVIIe siècles). Et donc pas d ans le sens de Moderne (à partir de la seconde moitié du XIXe siècle), période à laquelle nous ferons référence en revanche par « âge contemporain ».

4  Dorénavant, nous traduirons « formatività » par « formativité ».

5  “La musique est une pratique occulte de l’arithmétique dans la quelle l’esprit ignore qu’il compte”, citation de la lettre de Leibniz à Christian Goldbach, 17 avril 1 712 , tr. de P. Bailhache, in P. Bailhache, Leibniz et la théorie de la musique, Paris, Klincksieck, 1992, p. 151.

6  Bien entendu, à propos de cette phénoménologie sonore classico-romantique, nous entendons surtout ici les propriétés d’idéation/composition et de “pensabilité” du sonore, plutôt que la simple sphère d’exécution/interprétation. En effet, celle-ci se réalise également au sein d’une négociation psycho-somatique, mais sans en activer les propriétés formatives médiologiques et en restant ainsi assujettie à un pro jet caractérisé à la source de façon anthropologico-culturelle « visuelle ». Le PAT n’appartient pas à toutes les musiques, même si la musique classique est jouée par le corps (cf. Tableau 1).

7  Dans la production de certaines musiques fondées sur le Principe audiotactile, l’« élaboration des procédés » des textes que permet l’enregistrement sonore (qu’ils soient écrits ou simplement le fruit d’une performance ou qu’il s’agisse d’une médiation des deux) joue un rôle tout à fait crucial ; d’où il en découle un statut textuel définitif, une phonofixation, agissant dans un sens qui, pour bien des aspects, est homologue (quoiqu’ici solidement enracinée dans la dimension de la performance événementielle/audiotactile) à la fixation notationnelle du projet de longue durée, typique de la composition « écrite » individualisée. L’utilisation intentionnelle du medium d’enregistrement sonore en tant qu’instrument créatif, engendre, dans les musiques audiotactiles, des conséquences d’ordre cognitif : celles-ci se reflètent sur leur image esthétique en tant que caractère distinctif par rapport aux musiques des cultures traditionnelles, elles aussi, fondées sur le PAT. L’en semble de ces dynamiques esthétiques a été ramené par cet écrivain à la notion decodification néoauratique [Vincenzo Caporaletti, La definizione dello swing. I fondamenti estetici del jazz e delle musiche audiotattili, Teramo, Ideasuoni, 2004 ; Vincenzo Caporaletti, I processi improvvisativi nella musica. Un approccio globale, Lucca, Lib reria Musicale Italiana, 200 5, p. 121 et suivantes], dans un sens antiphrastique par rapport à la conception de la perte de l’aura dans l’œuvre d’art telle qu’elle a été théorisée par Walter Benjamin [Benjamin, Walter, Das Kunstwerk in Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeiti, Frankfurt am Main, Su hrkamp Verlag, 1936-1955]. S’il est certain que l’on soit contraint, à travers la reproductibilité technique, à renoncer à l’hic et nunc de l’œuvre, il est tout aussi vrai que les aspects pouvant être ramenés au Principe audiotactile trouvent dans l’enregistrement sonore le moyen pour une fixation de certains traits significatifs des qualités procédurales/événementielles qui, à travers le support technologique, reconstituent pour ces formations musicales un nouveau modèle d’« auraticité ».

8  Dans le sens que revêt ce concept dans la théorie de l’information.

9  Au prix d’une importante perte d’informations concernant les aspects suprasegmentaires des unités signiques sonores rytmo-diastémiques du code sémiographique. Ceci, nous tenons à le répéter, a historiquement enrayé, dans la musique occidentale, la possibilité d’une recherche dans le cadre formel circonscrit par les concepts jazziques de swing et de groove (cf. Vincenzo Caporaletti, La definizione dello swing. I fond amenti estetici del jazz e delle musiche audiotattili, Teramo, Ideasuoni, 2000).

10  Nous faisons ici référence aux implications idéales de la Werktreue de la fin du Romantisme qui contribua, par la sacralisation des chefs d’œuvre de la musique occidentale, à confirmer définitivement la valeur prééminente du texte sur l’exécution. Quant à l’objection sur la valeur significative de l’exécution audio tactile no n enregistrée, il convient sans aucun doute d’affirmer qu’elle dépend d’une plus vaste procéduralité, que nous élucidons actuelle ment et qui, dans un complexe procédé de feedback, en influence et en conditionne, de façon pro-active, tant la représentation que l’image esthétique.

11  Il suffit de penser à la fréquence par laquelle les critiques et les musicologues font référence par le terme d’« œuvre » aux créations musicales des musiciens de jazz. Pour ce qui est des spécificités de l’enregistrement discographique, cf., par ex., André Hodeir : « Définir par « œuvre », comme je l’ai fait, des enregistrements aussi courts (et basés, par-dessus le marché, sur l’improvisation) peut paraître excessif ; la référence stylistique et technique n’en apparaît pas moins, cependant, efficace » [André, Hodeir, Hommes et problèmes du jazz, Paris, Flammarion, 1 954-1979, p. 8-9] ou Evan Eisenberg : « Dans le jazz, le disque c’est l’œuvre. Même dans le Be-bop où régnait le culte de la spontanéité, les disques jouissaient du respect dû aux œuvres d’art éternelles. » [Evan Eisenberg, The Recording Angel. Exploration in Phonography , New York, McGraw-Hill. Evangelisti, Franco ,1987-1997, p. 207].

12  Cf. Walter Ong, Orality and Literacy. The Technologizing of th e World, Methuen, Routledge, 1982 ; Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Éditions du Seuil, 1983.

13  Prof. Vittorio Gallese, communication personnelle, 13 mars 2002.

14  […] For distinguish allographic from autographic works, all that counts is whether or not identity of the work[…] is in dependent of history of production […] What distinguish an allographic work is that identification of an object or even t as an in stance of the work depends not at all upon how or when or by whom that object or event was produced (Nelson, Goodman, Of Mind and Other Matters, Cambridge-London, Harvard University Press, 1984, p. 140.).

15  Rappelons le Groupe d’Improvisation Nuova Consonanza (où figuraient également, outre Evangelisti que nous avons déjà cité, Mario Bertoncini, Walter Branchi, John Heinemann, Roland Kayn, Egisto Macchi, Ennio Morricone), le New Music Ensemble, le groupe AMM de Cornelius Cardew, le groupe Musica Elettro nica Viva (Frederick Rzewski, Alvin Curran), The Theatre of Eternal Music (La Monte Young, Marian Zazeela), le Sonic Art Group (Robert Ashley, David Behrman, Alvin Lucier, Gordon Mumma, le New Phonic Art).

16  Traduit de l’italien par C. de la Mothe.

17  Traduit de l’italien par C. de la Mothe.

18  Il ne faut cependant pas commettre l’erreur de considérer ces pratiques comme étant limitées à la musique de recherche : toute la tradition africano-américaine s’est toujours déployée dans l’événementialité d e la dimension de la performance, où les codes extra-musicaux fondés sur les langages corporels ont toujours joué un rôle central (cf. Chris Smith, “I can show it to you better than I can explain it to you” : Analysing Procedural Cues in African-American Musical Improvisations, Thèse de Doctorat, Indiana University, 1999).

19  Par swing-idiolecte, nous entendons la qualité expressive donnée par le musicien individuel à l’énergie rythmique dans le jazz. Il s’oppose au concept de swing-structure (cf. Caporaletti, La definizione dello swing, op cit.).

Citation   

Vincenzo Caporaletti, «La théorie des musiques audiotactiles et ses rapports avec les pratiques d’improvisation contemporaines», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Jazz, musiques improvisées et écritures contemporaines, mis à  jour le : 26/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=361.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Vincenzo Caporaletti

Musicologue, guitariste, compositeur, enseigne analyse du jazz au Conservatoire de musique “S. Cecilia" de Rome et musicologie afro-américaine aux universités de Macerata et Firenze. Il est président de l’Institut Musicologique Italien et directeur scientifique pour LIM Edizioni de la collection « Grooves. Collana di Studi Musicali Afro-Americani e Popular ». Directeur de la revu e musicologique « Ring Shout-Rivista di Studi Musicali Afro-American i », éditée par la Società Italiana di Musicologia Afro-Americana (SIdMA), de la quelle est co-fondateur, il fait part du scientific board de la revue « Per Archi ». Curateur de l’opera omnia du compositeur italien Giorgio Colarizi, a écrit, entre autres, les ouvrages : La definizione dello swing. I fondamenti estetici del jazze delle musiche audio tattili [2000} ; I processi improvvisativi nella musica. Un approccio globale [2005], Esperienze di analisi del jazz [2007]. Comme musicien, il a débuté dans le mouvement du progressive rock italien dans les ‘70, avec le groupe Pierrot Lunaire. Ensuite, après les études de guitare classique, et de jazz improvisation avec Joe Pass et Enrico Pieranunzi, il a collaboré avec d’importants musiciens de jazz : en particulier, dans les ’90, comme guitariste dans le quartet de TonyScott.