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Ce qu’a vu le Cers et À la recherche du rythme perdu

Henry Fourès
janvier 2012

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.358

Résumés   

Résumé

Henry Fourès évoque ici en tant que pianiste sa collaboration avec le compositeur Luc Ferrari (1929-2005) autour des deuxième et troisième pièces du cycle Réflexions sur l’écriture. L’interprétation de ces œuvres ont amené Henry Fourès à expérimenter et intégrer de nouveaux gestes instrumentaux, à les maîtriser et les développer dans la durée. Deux collaborations avec le compositeur Luc Ferrari.

Abstract

Henry Fourès recounts his collaboration, as pianist, with composer Luc Ferrari (1929-2005) on the second and third pieces of the cycle Réflexions sur l’écriture. Performing these works prompted Henry Fourès to test out and incorporate new instrumental gestures, which he continues to hone and develop.

Index   

Notes de la rédaction

Conférence transcrite par Anne-Claire Pfeiffer.

Texte intégral   

1Depuis le décès de Luc Ferrari, c’est la première fois que j’accepte de parler de notre collaboration.

2À présent nous n’en sommes plus aux hommages, mais à l’inscription de sa présence dans la vie.

3Je n’aime pas les hommages, c’est pourquoi j’ai toujours refusé, depuis son décès, de répondre à des invitations pour parler de lui, de sa musique ou du travail qui nous a liés. Cela me paraissait tout à fait anecdotique et je sais qu’il n’aimait pas le « fatras sentimental ».

4En vérité, je me méfie toujours des éloges posthumes où la parole ne peut nommer le manque alors qu’il suffit de raconter.

5L’intime est ineffable.

6Il est très rare que deux compositeurs travaillent ensemble sur le même objet, et il est encore plus rare qu’ils travaillent ensemble sur l’objet de l’autre.

7Une génération nous séparait. Pourtant, la relation ne s’est jamais formée sur ce rapport-là, mais autour d’une reconnaissance mutuelle qui fut rapide et quasiment immédiate lors de notre première rencontre.

8Il faut savoir que ce qui nous intéressait tous deux dans la création musicale et dans l’invention était justement ce dont la seule écriture ne pouvait que difficilement rendre compte. C’était moins le seul concept de l’improvisé – c’est-à-dire improviser de la musique – qui nous intéressait, mais plutôt de voir ce qui était improvisé, ce qui était nécessairement laissé à la part de l’interprétation au sein de la musique écrite et ce qui était laissé à la part de la conscience de l’écrit au sein de la musique improvisée.

9Je me souviens, nous discutions souvent de l’œuvre pour orgue de Jean-Sébastien Bach qui recueillait mal son intérêt ; vous voyez qu’on est loin de la musique contemporaine ! Je lui ai alors longuement expliqué combien il y avait de place, dans cette écriture extrêmement dense, pour le discours, le geste improvisé, et qu’en bien des cas, l’écriture de Bach témoignait de la sensation tactile d e l’improvisateur qu’il était.

10Pour reprendre le point de vue très intéressant de Vicenzo Caporaletti, qu’il a développé lors de la conférence précédente, je dirai que le processus ou la conscience de « l’audio tactile » est aussi vieux que l’invention de la musique.

11De la même façon, j’avais fait découvrir à Luc Ferrari les Préludes non mesurés de Louis Couperin. Dans cette œuvre, on ne trouve que des structures mobiles de hauteur, l’écriture est en ronde et il n’y a aucune autre indication rythmique : c’est la situation des notes sur la partition, le contexte graphique, qui donnent une idée du débit de la prononciation et définissent la fluidité du phrasé, de la rythmique et du cadre harmonique où il s’inscrit. Sans forcer l’analogie, on est très proche d’une problématique de réalisation de grilles de jazz où la couleur vient aussi bien du rendu du champ harmonique que de ce qui est « hors champ », dans une pertinence de jeu qui ne doit pas confondre – et pourtant lier en toute cohérence – ce qui relève de l’ornementation qui nourrit le son et ce qui relève du strict cadre harmonique. Tout cela a beaucoup animé nos discussions.

12Quand j’étais encore étudiant, en fin de parcours dans la classe de composition du Conservatoire Supérieur de Paris, Luc Ferrari était déjà parfaitement légitimé dans son domaine. Compositeur, créateur de « Hörspiel » (créations radiophoniques) réalisateur de films, il était reconnu pour son savoir-faire, sa virtuosité en studio mais aussi pour sa créativité, sa capacité à inventer des concepts nouveaux tels qu’en témoignent ses « Presque rien » que d’autres interprèteront ensuite en s’y référant comme des « paysages sonores ».

13C’est un des premiers à avoir exprimé l’idée que le seul acte d’enregistrement par captation microphonique est déjà en soi un acte de création. Ainsi, par analogie, il agissait et parlait comme un photographe ou un cinéaste, lorsqu’il décrivait le sonore.

14Cette attitude, ce rapport au sonore l’ont naturellement amené à ce qu’il a nommé « Réflexions sur l’écriture ». En fait, je d irai que c’est plu tôt une réflexion sur le non-écrit.

15Trois œuvres émanent de cette réflexion. Je vais aujourd’hui vous parler de deux d’entre elles et vous les présenter rapidement to ut en tentant de définir ce qui me paraît être aujourd’hui une problématique nouvelle que la musique contemporaine a dû affronter ou ré-affronter.

16De mon point de vue, cette problématique se retrouve largement dans tout ce qui pouvait se penser ou s’écrire jusqu’au XVIIIème siècle. S’étaient développées alors des notions extrêmement vitalisantes pour le musicien, dont on retrouve des éléments dans la pensée compositionnelle à partir du milieu du XXe siècle et qui perdurent encore aujourd’hui ne serait-ce qu’autour du concept « d’œuvre ouverte ».

17Ces trois Réflexions su r l’écriture sont liées à ma rencontre avec Luc Ferrari. Amateurs de bons vins, nous nous sommes rencontrés dans une cave coopérative des Corbières ! Nous portions tous deux la même paire de chaussures de cuir rouge faites par le même chausseur, chacun de nous croyant être le seul à les posséder. L’anecdote est porteuse de sens, nous devions nous rencontrer !

18Nous avions décidé, avec un groupe de musiciens du conservatoire, de donner des concerts dans ces lieux de vie et de culture où se concentrent la vie et la société d’un village : la cave coopérative. Chacun a son vin dans la même cave ! Ce sont aussi des lieux de tradition orale, d’interprétation et d’invention.

19Le public de ces concerts était composé de gens du village qui apportaient leurs chaises et se positionnaient n’importe où, entre les cuves et parfois au-dessus. Cette situation insolite, la nature du programme proposé construit sur le seul répertoire du XXème incluant des improvisations, le rapport au public ont beaucoup frappé Luc Ferrari.

20Nous avons discuté après le concert et nous sommes revus peu après.

21Le lien était fait et il a très vite pensé à proposer au groupe, autour d’idées qui l’animaient alors, un champ d’expérience commun. J’ai aussitôt trouvé en lui, dans son attitude même, autant d’éléments qui confortaient mon action, ma pensée, mon engagement de musicien et ce en quoi je croyais.

22Il a écrit une première pièce : Réflexion sur l’écriture nº 1, intitulée « Et tournent les sons dans la garrigue ».

23La garrigue est un espace naturel propre à tous les pays de la méditerranée. C’est un espace aride, battu par les vents, à la végétation parfois rare et résistante, épousant la moindre faille rocheuse pour se fixer et croître. Ce sont des lieux souvent très proches de la mer, un peu désolés, mais où règne une lumière extraordinaire, et où le vent, effectivement, « fait tourner les sons » en un mixage subtil. Se mêlent alors des sons d’oiseaux, de mer, des sons faits de petits frisements de vent contre les rochers, des sons d’insectes, etc. et la garrigue est très sonore la nuit.

24Ce sont ces matériaux sonores enregistrés et retravaillés en studio qui constituent la trame - à la fois fixée sur support et mobile par le processus de diffusion – le cadre acoustique dans lequel se déroule le discours instrumental prévu pour un quartette de musiciens improvisateurs : piano, flûtes et saxophones, basse électrique fretless et batterie.

25La pièce d’une trentaine de minutes est divisée en séquences selon le principe d’écriture d’un synopsis cinématographique qui précise, décrit les situations de jeu et propose des éléments de transition comme autant de directions possibles sur un temps donné lié à l’évolution des sons enregistrés fixés sur support.

26En dépit de la simplicité de son énoncé, ce descriptif musical a posé de nombreuses questions de réalisation. Le peu de repères dans le déroulement d’un « paysage sonore » rendait difficile la perception de points de synchronicité et il ne fut pas aisé de trouver des solutions de continuité et « d’orchestration » dans le discours instrumental qui devait prendre en compte l’évolution des éléments contenus dans le support diffusé (spectre de hauteurs, couleur, équilibre des dynamiques) tout en contrôlant le déroulement d’un temps chronométrique.

27S’est aussi posé le problème de la présence d’un « tactus » interne aux éléments constitutifs des sons naturels fixés sur le support.

28Dans un lent processus d’acculturation, nous avons dû apprendre à écouter autrement, et vérifier s’il y avait, au sein de la bande, des éléments rythmiques à récupérer et à développer. Nous dûmes analyser les matériaux constitutifs de la bande avec un certain esprit critique, sans pour autant disposer de réels outils analytiques propres à une démarche de composition électro-acoustique dans un rapport de musique mixte. À cette époque n’existait pas encore de méthode ou d’outils d’analyse pour ce type de réalisation sonore et il est aisé de comprendre qu’il est plus difficile encore d’analyser les parties électro-acoustiques qui résultent de captations d’un espace naturel retravaillé en studio.

29Dans ce travail d’atelier, on peut penser que la composition était collective, cependant je dirai qu’elle ne le fut pas vraiment. D’un côté, un compositeur avec une idée, un certain nombre de propositions, un imaginaire et une volonté musicale particulière, et de l’autre côté, un second compositeur « relais » inscrit dans un groupe de quatre musiciens, qui réagissait aux suggestions et tentait d’en « traduire » le sens pour suggérer de nouvelles propositions.

30Ces propositions, ces échanges, faisaient l’objet de relevés propres à chacun afin de fixer la mémoire et de conduire le travail. Est venue ensuite une phase essentielle et difficile qui relève de la dialectique. Car comment va-t-on de l’élément a à l’élément b sachant que le support est fixé et totalement immuable. C’est un contexte paradoxal où doit s’affirmer une liberté conquise dans une logique de débat et d’échange entre un « propositeur » (je reprends le néologisme de Luc Ferrari) et des interprètes, autour d’un travail où plusieurs musiciens travaillent ensemble sur la même problématique d’écriture dans une nécessité d’acculturation individuelle, puisque tout doit converger vers le même objet.

31Étant donné la nature de la pièce, le contraste des matériaux et la façon dont elle a été conçue, on se situe à la fois dans un espace de liberté et dans celui très contraint d’une temporalité fixe et immuable ; celle d’une bande diffusée par des haut-parleurs. Cette immuabilité nécessite un jeu instrumental créatif, capable d’insuffler une part d’imaginaire suffisante pour en relativiser la conscience. Ces deux mondes - l’un, fixé irrémédiablement, et l’autre capable d’évoluer sans cesse - devront pourtant vivre ensemble, s’orchestrer et tenter de respirer ensemble.

32Dans l’évolution de chacun de ces univers sonores, le temps se construit avec l’idée et l’idée construit le temps. On peut néanmoins percevoir une sorte de respiration plus globale qui est celle de l’œuvre dans son en semble et dans sa durée.

33Cette forme de création engendre une situation particulière où le sensible, ce qui est du domaine de la perception directe, peu t être revendiqué comme étant « œuvre ».

34Non écrite, au sens de la réalisation d’une partition, ni retranscrite à l’issue du travail en atelier, l’œuvre demeure inscrite dans le geste instrumental de l’interprète.

35Il y a d ans cette démarche un côté physique, une volonté de remettre le corps en première ligne. C’est ce rapport au corps, longtemps occulté par une partie de la musique savante européenne, que l’on retrouve dans la réalisation de cette musique. Tout est parfaitement en place dans la mémoire du corps et de l’esprit et le demeure. C’est pour cela que je serais capable encore aujourd’hui de la jouer de façon exactement semblable.

36À titre d’exemple, j’ai pu assister lors de mes voyages à des cours de tablas. Tout l’enseignement passe par la parole, l’instrument pour le maître n’est même pas présent. C’est la seule onomatopée, nommant le son, qui donne sa couleur, son type de frappe et évidemment le découpage rythmique, que l’on reproduit ensuite sur l’instrument avec une parfaite précision. L’énoncé du maître peut durer plusieurs minutes et les musiciens peuvent mémoriser et reproduire à vingt ou trente exactement la proposition initiale. Nous, occidentaux, qui avons pourtant été formés à une écoute analytique, avons « une mémoire oublieuse » qui ne s’inscrit pas dans le corps. Alors que je travaillais dans le Constantinois en Algérie, région où est établie une grande tradition de musique arabo-andalouse, j’ai pu faire le même constat en assistant à un cours de oud. Un texte était écrit au tableau. Ce texte était reconnu pour sa richesse poétique mais pas seulement. Ainsi, tous les élèves présents savaient exactement comment ce texte se découpait rythmiquement. Ils en connaissaient la mélodie (car il était déjà connu sous forme de chant), et pouvaient avec le oud accompagner un chant qui n’était pas noté musicalement, mais qui évoquait à tous le même découpage rythmique et mélodique, de sorte que ces trente élèves se mirent à jouer avec une quasi parfaite précision d’ensemble.

37Ces digressions peuvent sans doute paraître curieuses ou décalées. Cependant, elles révèlent et illustrent assez justement les problèmes, les questions posées et la réflexion menée lors de cette collaboration avec Luc Ferrari pour la réalisation de ce cycle de trois pièces.

38C’est ce qu’il me semble exprimer lorsqu’il évoque les éléments de ces pièces et interroge le sensible : « Ce qui m’intéresse, est donc une subversion de l’écriture. C’est dans ce sens que la simplicité est subversive ». Effectivement, Luc Ferrari avait défini « Ce qu’a vu le Cers1 » la deuxième pièce du cycle comme étant « l’expression d’une forme de nouvelle simplicité ». « Expérimentation d’une nouvelle simplicité, pas de camouflage possible, les portes sont ou vertes à l’invention spontanée : ainsi peut apparaître une autre complexité, qui n’est pas en façade, et que l’on doit aller chercher en profondeur à l’intérieur de l’instant. [...] La bande n’a aucune relation avec les instrumentistes, elle crée un climat2, un lieu naturel dans lequel se situe la musique et qui l’environne. »

39Cela, certes, traduit une intention et le parallélisme des deux mondes est quasi impossible à tenir, car ce serait oublier que la partie fixée sur support ne peut jamais être neutre, mais porteuse d’énergie, de modes de pensée, d’un imaginaire et donc de propositions.

40L’autre pièce3, dont je vais parler et décrire brièvement la structure, est une pièce pour piano, bande magnétique et percussions d’une durée de 18 min.

41Pendant dix ans pourtant je n’ai joué qu’une version pour piano et bande magnétique (la version originale, « Musique socialiste » créée en 1972 par Elisabeth Chojnacka était pour clavecin et bande) jusqu’à ce qu’un jour nous convenions de la jouer et de l’enregistrer en 1989 avec le tambouriniste italien Carlo Rizzo.

42Ce que dit Luc Ferrari à propos de cette pièce est assez amusant : « Et moi j’ai dit : Dieu je m’en fous ! Ce qui me concerne c’est l’humain, dans tout ce qu’il y a d’humain justement, dans son humidité, dans sa prolifération fragile, dans son drame et son rigolo ; c’est ça que je regarde. Alors, je m’éclate à tourner dedans, ce qui ne m’empêche pas de peloter la synthèse et le numérique. Et j’ai surtout un goût de brouillard dans la bouche et mes directions sont frelatées d’impuretés pendant que ma morale se balance sur les vagues des amoralités. Je reluque l’histoire par dessous et je trempe mes mains dans le temps, je laisse passer une seule rondeur pour goûter délicieusement la terre au ras des pâquerettes. »

43Puis, quand on lui demandait de décrire son travail, voici ce que Luc répondait : « Souvent on me dit : « Vous faites quoi comme métier ?/ Je suis compositeur. / Et ça se passe comment ?/ Je suis couché en travers de la vie, et la vie me traverse comme tout le monde ! ». Cela me paraît être une définition tout à fait intéressante du compositeur et en même temps de sa relation à l’œuvre.

44Écoute et commentaire de certains passages de Ce qu’a vu le Cers.

45Le début de cette pièce se fonde sur deux accords de quinte qui sont joués et développés par le quartette (percussions, flûte traversière et saxophone, piano, guitare). On est ici, plus que dans la simplicité, à la limite de l’existence même de matériau. Ce matériau de base, qui se limite au strict minimum, va ensuite être développé parallèlement à la bande magnétique et aux cris stridents des martinets, qui constituent le seul paysage sonore du début de la bande. La gestion du temps est une des grandes difficultés de cette première séquence avec l’accord de piano qui doit être parfaitement synchronisé avec l’attaque des cloches qui arrivent sur la bande au bout de 4 minutes 25, attaque dont il doit enrichir la résonance puis amorcer la transition vers la deuxième partie. La question est de savoir, dans ce type de pièce, où se situe l’espace d’invention du musicien, où se situe sa limite, quels sont les repères qui induisent l’évolution du discours4. La musique pensée en six séquences ne peut pas rester figée, sectionnée et fragmentée autour d’idées simples, mais elle doit s’articuler dans un déroulement de temps. Seule la sixième séquence est bâtie sur la forme refrain/couplet. Les séquences un à cinq utilisent le principe de la variation. Les sons de grillons, d’oiseaux de nuit, d’accordéon, l’atmosphère lointaine des brouhahas de conversations sur la place du village de Tuchan dans les Corbières sont très présents dans la bande. Des souffles et bourrasques de vent articulent les transitions. Les séquences de un à quatre illustrent l’esprit d’un « folklore imaginaire ». Celle qui suit propose des éléments à développer dans une esthétique proche d’un « free-jazz » qui s’attacherait à déstructurer les éléments thématiques initiaux. La séquence six reprend les éléments du début de la pièce sur une rythmique de bossa-nova qui se perd dans le bruissement lointain des conversations.

46Toute la pièce témoigne d’une vision poétique « cinématographique » du discours musical mais non « naturaliste », donnant à entendre la vie d’un village et ses échos transportés par le vent.

47Si on recréait cette pièce aujourd’hui en faisant appel aux mêmes interprètes, cela donnerait autre chose mais l’esprit, la réalisation de l’orchestration seraient parfaitement conservés, tant la mémoire en a fixé les principes de couleur et de jeu. Il est vrai que cette œuvre a trente ans et Luc Ferrari ne souhaitait pas qu’elle soit remontée pour le concert, mais on y retrouve une joie physique, une énergie, un rapport au son et une couleur instrumentale tout à fait représentatifs de cette période. Bon nombre d’éléments qui ont marqué ces années-là sont restitués à travers cet enregistrement. Ces pièces, dans la décennie 1970-80, ont constitué autant de repères marquant la conquête vers une forme de liberté ménageant des passerelles entre le populaire et le savant tout en restaurant la relation interprète compositeur.

48Dans la deuxième pièce de ce cycle, pour piano, bande et percussion intitulée À la recherche du rythme perdu, est développé un matériau extrêmement simple basé sur un phasing entre les v ix droite et gauche. Ce phasing5, fait de sons d’accordéon sur le mode de fa, se synchronise et se désynchronise au fil d’un grand crescendo de 9 minutes 30. Il engendre un effet de pulsation– on parlerait aujourd’hui « d’esprit techno » – sans cesse varié par filtrage et déphasage. Après cela, un long fondu en chaîné nous conduit vers un paysage nocturne, peuplé de sons de grillons et d’un court sifflement rythmique de grenouille intervenant sporadiquement en mi bémol. Le pianiste doit se synchroniser sur cette note puis l’intégrer dans des propositions de développement en un long decrescendo aboutissant au silence.

49Ayant réalisé un remarquable long-métrage sur le pianiste de jazz Cecil Taylor, Luc Ferrari était alors complètement imprégné de ce mode de jeu induisant un nouveau type de rapport au clavier. Cependant, il était dans la difficulté de traduire par l’écriture ce qui relevait d’un geste instrumental dont il convenait de saisir en quoi il conditionnait l’aspect physique du son, l’énergie mise en mouvement. Nous avons donc travaillé ensemble dans cet esprit. Notre objectif n’étant pas de noter les différentes propositions que je pouvais faire, mais d’explorer au tour de modes de jeu la matière sonore instrumentale dans sa relation avec l’évolution de l’enregistrement sur support.

50Cette problématique se retrouve sous une autre forme dans la musique ancienne et baroque : ici, l’enregistrement fixé sur support joue le rôle de basse continue, tandis que l’instrument réalise le dessus. Pour traduire au mieux ce qui animait l’imagination de Luc Ferrari, j’ai été amené à procéder par séries de codification dans le déroulement du temps chronométrique du support et à mettre au point certains formants, par l’écriture ou le geste qui adhéraient à la vision de chacun. Cela m’a conduit à expérimenter et intégrer de nouveaux gestes instrumentaux, à les maîtriser et les développer dans la durée. Le travail et la construction progressive de ces gestes dans la continuité ont éveillé une conscience – déjà présente en moi de façon embryonnaire – d’une forme de rapport au clavier à la fois créative, réactive spontanée et structurée.

51Cela nous a permis de trouver un grand nombre de solutions et de choisir parmi elles les propositions instrumentales les plus adaptées à la conduite et progression du discours. La partition présentait pour chaque séquence de la bande une série de formants musicaux qui pouvaient êtres interpolés et développés indifféremment au sein d’une même séquence.

52Il fallait cependant être vigilant et développer progressivement les matériaux afin de tenir physiquement la conduite d’un crescendo de plus de 10 min et de suivre les synchronisations et désynchronisations du phasing.

53Vient ensuite le paysage nocturne, dont la rythmicité irrationnelle est donnée par un sifflement sur un mi bémol parfaitement accordé. Ce son devient, durant ce fragment de bande, mon partenaire de jeu, ce qui engendre un nouveau geste instrumental, totalement différent de la rythmique de grands clusters qui construisent le crescendo, privilégiant la clarté de la ligne, l’articulation, sur de courts énoncés ponctués de respirations.

54Comme au cours d’un voyage, l’auditeur est transporté à travers plusieurs univers sonores. Du prélude autour de la note polaire fa se construit le discours dont les éléments, présentés dans le registre grave du piano, gagnent et contaminent tout le registre du clavier, jusqu’à l’évocation du paysage nocturne en notes légères dans l’aigu. La difficulté pour le pianiste est de gérer et articuler un discours inscrit dans le temps chronométré du déroulement de la bande, mais aussi de trouver des terrains de synchronicité avec le percussionniste.

55Pour cela, seul le même rapport au geste, seule la même respiration, la même conscience de la combinatoire des cycles rythmiques dans leur rapport au déroulement du temps, permettent d’obtenir cette synchronicité.

56Vient ensuite, à l’issue d’un temps long d’imprégnation réciproque, la conscience d’une énergie partagée, d’une intention commune ou compositeur et interprètes « font partie d’un grand corps qui bouge ».

Notes   

1  Ce qu’a vu le Cers fait également partie du cycle de « Réflexions sur l’écriture ». Cette pièce est construite exactement comme Et tournent les sons dans la garrigue. Elle se compose d’une bande magnétique (ici faite de sons de la campagne, des échos d’une fête village qui voyagent par bribe avec le vent, etc.) et d’une partie instrumentale jouée par les musiciens. Le Cers est u n vent du nord qui souffle au bord de la Méditerranée en Languedoc dans le sud de la France, qui est d’une puissance absolument extraordinaire et très froid en hiver.

2  Luc Ferrari pensait, lorsqu’il a écrit cela, que la bande pouvait simplement être utilisée comme atmosphère, comme fond sonore, et créer en elle-même et à elle seule un contexte sonore. Mais il comprit très vite que cela était totalement faux dans la réalité de la perception.

3  La première pièce, Et tournent les sons d ans la garrigue, date de 1976, la deuxième pièce, datant de 197 8, est : À la recherche du rythme perdu, et Ce qu’a vu le Cers, la troisième pièce fut créée en novembre 1978

4  Luc Ferrari écrit en page 4 de la partition : « Comme on peut le voir à la lecture, cette partition n’est pas orchestrée au sens où o n le conçoit habituellement. Elle est une pensée instrumentale (penser ensemble) et des indications son t parfois données, mais l’orchestration implicite (sous - entendue) n’est pas écrite. L’intérêt de ce procédé est que chaque musicien dispose du projet musical. Il peut lire l’ensemble à l’intérieur duquel il décide de sa participation et choisit d’y intervenir à son gré en pleine connaissance d e cause. Il peut don c s’introduire dans le dessein, sentant sa nécessité plus que son devoir de jouer. D’autre part la réalisation de cette partition invite l’ensemble à discuter ; à se répartir les rôles, à se distribuer à chacun sa part de création, à équilibrer l’importance d es uns et des autres en relation avec la forme dramatique à produire. Le problème ici peut être formulé ainsi : qui mieux que l’instrumentiste peut savoir ce qui lui convient, qui mieux que lui peut décider de lui même … ceci étant mis en jeu, n’a pas la prétention d’une philosophie musicale, mais seulement de poser la question au niveau de cette partition.

5  Le phasing est un procédé de synchronisation et de désynchronisation entre deux haut-parleurs. Les mêmes boucles enregistrées (ici des mélodies d’accordéon) sont jouées par chaque haut-parleur, mais avec un départ différent, ce qui crée un décalage.

Citation   

Henry Fourès, «Ce qu’a vu le Cers et À la recherche du rythme perdu», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Jazz, musiques improvisées et écritures contemporaines, mis à  jour le : 26/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=358.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Henry Fourès

Études d’histoire de l’art à l’université Paul Valéry de Montpellier. Études musicales au CNSM de Paris (Prix d’écriture, analyse et composition) puis à l’université de Berlin (musicologie médiévale) et à l’Académie de Vienne (piano). Stagiaire au groupe de recherche Musicale (GRM INA – 1975-1977). Professeur responsable des musiques improvisées au conservatoire de Pantin de 1977 à 1980, il enseigne ensuite la musicologie médiévale de 1980 à 1982 à l’université de Toulouse le Mirail. De 1982 à 1990 il est nommé Inspecteur général de la musique à la Direction de la Musique et de la Danse du Ministère français de la Culture. Il quitte cette fonction en 1990 pour se consacrer pleinement à ses activités de compositeur et d’interprète. Ses activités touchent de nombreux domaines. Il a réalisé des films pour la télévision, composé des musiques pour l’image, la danse et la scène. Il est aussi l’auteur de nombreuses créations radiophoniques (France Culture) et le réalisateur de Hörspiel pour la HR et WDR. Il a écrit des œuvres symphoniques, de musique de chambre, des pièces électroniques, mixtes, des œuvres vocales, mais a aussi conçu et réalisé des installations interactives et d’importantes manifestations évènementielles. Depuis le 1er septembre 2000, Henry Fourès est directeur du Conservatoire Nation al Supérieur musique et danse de Lyon. Discographie indicative : Célébration de la caresse - Éditeur L’empreinte digitale - collection MFA. Célébration du contre jour - Édition radio France - collection « Signatures ».