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Jazz et musique occidentale écrite du XXe siècle
Convergences et antinomies morphologiques

Philippe Michel
janvier 2012

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.355

Résumés   

Résumé

Au XXe siècle, avant d’être supplantés médiatiquement par les musiques populaires modernes, le jazz et la musique occidentale de tradition écrite partageaient le devant de la scène musicale occidentale. Ils partageaient également un même modèle morphologique lié pour l’essentiel à la présence (effective dans le cas du jazz, théâtralisée par l’intermédiaire d’un compositeur-dramaturge dans le cas de la musique écrite) d’individus / individualités s’exprimant sonorement. Cette proximité morphologique disparut lorsque la musique dite « contemporaine » (du moins pour ce qu’il est convenu d’appeler l’« avant-garde ») rompit avec le modèle. Bien que proche à certains égards de la musique contemporaine (du moins en apparence), le jazz moderne, de son côté, free en tête, ne rompit jamais vraiment avec ce modèle, indissolublement lié qu’il était aux origines participatives de la création musicale (des expressions individuelles alimentant une performance collective).

Abstract

In the 20th century, before pop music took over in the media’s grip, jazz and Western music (traditionally written down) were both at the forefront of the West’s music scene. These two genres also shared the same morphological model that entailed the presence (effective in jazz, dramatized by way of a composer-dramaturge in the case of notated music) of individuals/individualities who expressed themselves audially. This morphological propinquity vanished when so-called “contemporary” music (at least for what is commonly called “avant-garde”) broke away from the model. While sharing certain features with contemporary music (at least outwardly), modern jazz, and especially free jazz, never fully broke away from this model, being indissolubly linked to the participative origins of musical creation (individual expressions that feed into a group performance).

Index   

Texte intégral   

Avant-propos

1Relativisons d’emblée la portée de ces lignes : si jazz et musique occidentale écrite (puis d’autres musiques à leur suite) se sont retrouvés en concurrence pour une place au panthéon de la contemporanéité musicale au xx siècle, ce n’est en grande partie qu’une apparence — prenant toutefois sa source dans les (très réels) poids médiatiques relatifs de l’un et l’autre genre —, apparence entretenue par la plume (et les propos à l’emporte-pièce aussi, parfois) de quelques témoins autorisés (mais pas toujours très objectifs) de leur temps. Pour l’essentiel, il faut reconnaître que l’admiration entre artistes de premier plan des deux genres a toujours été très grande. Qu’il suffise d’évoquer l’admiration de Charlie Park er pour Edgard Varèse ou de Jean Barraqué pour Thelonious Monk, ou d’autres, réciproques, plus récentes et nombreuses, maintenant que le terrain est largement pacifié. On sait également les échanges d’idées qui se firent dans les deux sens : les compositeurs de Musique Occidentale de Tradition Écrite1 s’intéressèrent très tôt à la musique afro-américaine en général et au jazz en particulier (Debussy, Ravel, Stravinsky, Milhaud), les jazzmen quant à eux ne feignant pas d’ignorer, pour l’immense majorité d’entre eux, ce2 que leur pratique créatrice doit à cette tradition musicale séculaire — entre autres influences —, et témoignant même au contraire d’une volonté régulièrement entretenue de la réalimenter à cette source (pensons à Coltrane, Davis, Ellington, Hancock, Parker, Powell, Taylor, pour ne citer que quelques noms).

2Il n’en demeure pas moins que, dans le monde de la musicologie, malgré les remarques lumineuses d’auteurs que l’on n’attendrait d’ailleurs pas nécessairement dans ce domaine3, le jazz s’est retrouvé bien malgré lui souvent regardé comme une sorte de concurrent menaçant de la musique « savante » de son temps, ne serait-ce qu’en termes de diffusion médiatique (de ce point de vue, les choses ont bien changé, jazz et musique Contemporaine s’étant désormais pratiquement rejoints dans un relatif anonymat médiatique, supplantés qu’ils sont l’un et l’autre par les pâles succédanés des enfants du premier — on n’est jamais trahis que par les siens).

3C’est que le jazz, produit d’un Nouveau Monde qui chercha très tôt dans le XXe siècle à se positionner au rang des puissances occidentales, propulsa à l’avant-plan culturel et médiatique (notamment par l’enregistrement), des modes de conception de la création musicale que l’Occident croyait étrangers à son univers géographico-culturel, les jugeant de ce fait inoffensifs pour la pérennité de l’art « savant » ; mais on sait combien la vague du folklorisme et plus généralement le goût pour l’Ailleurs, en matière de musique notamment, avaient déjà commencé à ébranler de l’intérieur les certitudes de l’art occidental, et ce avant même le début du siècle dernier.

4La manière d’opposition qui transparaît dans ce texte doit donc être comprise comme un écho pacificateur (et du moins la manifestation d’une volonté d’objectivité) à ces rejets dont le jazz a parfois fait l’objet chez ceux des tenants de la musique « savante » qui ressentirent plus ou moins intuitivement dans l’étrangeté de la création musicale afro-américaine, la montée d’une critique en acte de ce qu’il leur devenait difficile de sauvegarder. L’avant-garde musicale contemporaine participa d’ailleurs elle aussi très tôt (avec les futuristes, Varèse, Schœnberg, Webern, etc.) à un mouvement parallèle de critique en actes de la tradition musicale occidentale. Mais, attachée qu’elle était au maintien du rôle central du compositeur (c’est-à-dire à la possibilité d’un contrôle individualiste et total de l’œuvre), il fallut attendre la fin des années 1950 pour que cette avant-garde-là, alors engagée dans un au-delà de la musique4, envisage significativement ce que le jazz, musique de création à la fois collective et (largement) instantanée, avait depuis longtemps déjà promis et réalisé.

Modèle morphologique

5On a dans tout retenu comme acquis majeur de la M.O.T.E. du XXe siècle, l’abandon qu’elle fit de la tonalité (du moins chez les compositeurs les plus radicaux à cet égard), ou tout au moins sa remise en cause et l’élargissement de ses limites d’alors (notamment par le recours à la modalité harmonique, à la polytonalité, à un découplage sonorité-fonction, etc.). C’est un fait, la mise en œuvre de processus d’orientation temporelle, jusqu’alors facilitée par l’adoption généralisée du système tonal par la M.O.T.E. depuis plus de deux siècles, était affaiblie par une telle prévisibilité de l’écoute, au début du XXe siècle, qu’un nouvel accroissement des possibilités offertes au compositeur devenait indispensable, entraînant le franchissement de nouvelles limites.

6Pourtant, le principal acquis de cette tradition musicale, au siècle dernier, consiste, me semble-t-il, davantage encore que l’abandon du système tonal (qui était une condition nécessaire), en la remise en cause du modèle morphologique dans lequel elle s’était longuement bâtie et développée depuis le XIIe siècle, et que je qualifie de ce fait de modèle morphologique traditionnel. Que faut-il entendre par modèle morphologique traditionel ? Pour résumer5, je nomme ainsi ce schéma sous-jacent qui gouverne toute musique dans laquelle le tout est conçu comme le rassemblement en une même entité (œuvre, performance, etc.) de productions sonores individuelles soumises le plus souvent (bien que cela ne soit pas une nécessité) à une cyclicité métrique, soit individuelle, soit globale. Ces « productions sonores individuelles » consistent quant à elles chacune en une chaîne de progression temporelle isolée et isolable (aussi bien une mélodie au sens strict du terme qu’une chaîne « rythmique » — c’est-à-dire en quelque sorte une mélodie sans appui dans des hauteurs identifiables —, ou encore une progression harmonique en accords). Cette description — dont le caractère indiscutablement abstrait vise juste à ne pas réduire le champ des applications possibles malgré une nécessité de concision — s’applique aussi bien à décrire la morphologie des musiques polyphoniques que celle des musiques de type « mélodies accompagnées » (chant accompagné, du type aria par exemple, ou duo instrumental), l’accompagnement pouvant consister dans ce cas aussi bien en une entité homogène (une succession d’accords par exemple) qu’en la mise à l’arrière-plan de l’écoute de plusieurs lignes monodiques unifiées du point de vue perceptif (par un volume moindre commun, une synchronisation métrique pouvant aller jusqu’à l’homorythmie, et autres procédés musicaux de massification).

7Tout en pouvant correspondre au mode de structuration (aussi bien synchronique que diachronique) des musiques non-occidentales — pour autant que je puisse en juger, n’étant pas ethnomusicologue —, ce modèle morphologique traditionnel est donc celui qui gouvernait toute la production musicale occidentale populaire et savante jusqu’au début du XXe siècle. Si ce schéma a pu avoir valeur d’universalité, cela est lié à la nature participative originelle de la création musicale, longtemps maintenue dans la M.O.T.E. sous une forme théâtralisée : dans ce que j’appelle les musiques participatives, l’instrumentiste ou le chanteur sont au moins partiellement responsables de ce qui advient musicalement, et non pas seulement, comme dans la M.O.T.E., assimilables à des acteurs (quand ce ne sont pas plutôt des ouvriers) réalisant, avec une marge de manœuvre de plus en plus réduite au fil du temps (sauf parfois pour l’élu qu’incarne le soliste virtuose), le projet-objet d’art conçu par un tiers : le compositeur.

8Dans le modèle morphologique traditionnel, chaque chaîne de progression sonore individuelle est soit (cas le p lus fréquent) le fait d’un individu s’exprimant sonorement, soit la recréation collective d’une telle expression individuelle (cas des musiques collectives monodiques, ou de celles exploitant la technique du hoquet), soit enfin le produit d’une écriture préalable à toute incarnation scénique de ces chaînes de progression sonore individuelles, comme ce fut le cas dans la M.O.T.E. jusqu’au début du XXe siècle, et plus tard encore chez les compositeurs n’ayant pas rompu avec les origines somme toute naturelles du modèle.

9Après que l’outil de conservation d’une mémoire qu’est la notation musicale se fut progressivement transformé, au cours des siècles passés, en outil de conception préalable (l’écriture), donnant peu à peu naissance, au XIXe siècle, à la notion moderne d’œuvre6, après que les œuvres, interprétables, eurent peu à peu laissé place à la production de véritables objets d’arts musicaux, des « œuvres-objets7 » pour lesquelles toute interprétation « excessive » devenait suspecte, certains compositeurs contemporains s’engagèrent dans une nouvelle forme d’art-avec-des-sons (peut-être faut-il parler d’« arts audio8 » ?) qui trouva finalement son cadre le plus adéquat dans la manipulation de la matière électroacoustique, résolvant ainsi le paradoxe qui subsistait encore chez les compositeurs contemporains, avant la Seconde Guerre mondiale, entre l’adoption de modèles morphologiques nouveaux et le maintien d’un instrumentarium conçu pour d’autres usages, en d’autres temps.

10La radicalisation vingtiémiste de l’évolution qu’a connue l’écriture musicale depuis son apparition en Occident semble répondre à une nécessité contenue dans la variante la plus répandue (et la plus galvaudée aussi) du modèle morphologique traditionnel : la mélodie accompagnée. En effet, ce qui advint résonne aujourd’hui comme si, oblitéré par la trop grande prégnance de l’avant-plan mélodique durant les quelque deux siècles que dura la préférence de cette variante du modèle (grosso modo de l’École de Mannheim à la seconde École de Vienne), le second plan de l’écoute, jusqu’alors formé par la structure de l’accompagnement, avait peu à peu pris sa revanche pour laisser éclater au grand jour une richesse le plus souvent insoupçonnée de la majeure partie du public, rejetant du même coup la nécessité du modèle mutilé.

11Les dénonciations d’une paresse de l’écoute, qu’elles proviennent par exemple des protestations du Monsieur Croche de Debussy à l’égard du « gros public » ou de la théorie critique d’Adorno9, témoignent de la nécessité qui se fit sentir, durant la première moitié du XXe siècle, de résoudre ce problème, parfois radicalement. L’abandon du modèle morphologique traditionnel fut le prix à payer du refus de l’évidence perceptive (assimilable à un simple rapport forme/fond) que représentait la mise en œuvre — souvent réduite à une opposition binaire — du principe de la mélodie accompagnée.

12Parmi de nombreux exemples possibles du pas qui fut franchi, une pièce comme Farben d’Arnold Schœnberg annonce clairement ce qu’Edgard Varèse, puis une majorité de compositeurs contemporains à leur suite, rendirent possible : faire du compositeur non plus un dramaturge concevant une pluralité d’actions musicales individuelles théâtralisées, mais un alchimiste de la matière sonore, d’abord figurée, puis apparaissant presque palpable, lorsque la technologie se substitua au vieux trio papier-crayon-gomme.

13De son côté, le jazz a continué de s’appuyer dans le modèle morphologique traditionnel— et le plus souvent concomitamment dans un non-rejet systématique de la tonalité, mais prise alors de manière très élargie —, à l’instar de tous ces courants de la M.O.T.E. du XXe siècle qui se rejoignaient dans un certain attachement aux origines participatives de la musique.

14Le jazz est en effet une musique dans laquelle l’idée de chaînes de progression sonore individuelles précédemment décrite est centrale. Elle y est soit le fait d’individus s’exprimant sonorement, soit le produit d’une écriture préalable — comme dans le jazz orchestral ou dans les parties écrites du jazz de petite formation — proposant aux musiciens d’incarner scéniquement (et de s’approprier largement aussi dans leur réalisation) des situations de jeu pensées pour eux par le compositeur et/ou l’arrangeur — on sait l’importance, dans le jazz, de la personnalisation de l’écriture qui fait du compositeur/arrangeur, un auteur écrivant non seulement pour des musiciens, mais aussi avec eux, avec leur son, leur identité musicale.

15En l’observant un peu rapidement, et qui plus est selon un point de vue (une écoute) inapproprié(e), on pourrait toutefois imaginer que le free jazz, musique perçue comme révolutionnaire à tous points de vue, a tendu lui aussi vers une remise en cause du modèle morphologique traditionnel pour exploiter l’univers des sons-bruits, rejoignant dans ce plan l’avant-garde « savante » de son époque. Mais les apparences sont trompeuses. S’il y a bien évidemment des relations étroites quant à l’intérêt de ces deux avant-gardes distinctes pour d’autres sons que ceux traditionnellement (historiquement) admis comme musicaux (il faudrait même montrer — mais cela mériterait un article en soi — combien le jazz a ouvert la voie dans ce plan à la M.O.T.E., et ce dès son émergence), il ne faut pas confondre les modes de création avec le résultat audible.

16En effet, si la Matière sonore free proposée dans les années 1960-1970 peut sembler s’approcher, en faisant abstraction de son origine, de celle exploitée par l’avant-garde compositionnelle déjà quelques années auparavant — que l’on compare avec la production instrumentale des Boulez, Stockhausen, Xenakis des années 1950-1960, la musique proposée par des groupes tels que ceux d’Ornette Coleman, de Sunny Murray , ou du Coltrane d’Ascension, sans même parler de Cecil Taylor, prolongeant à sa façon le traitement du clavier issu des sériels, ou d’Anthony Braxton, assumant fièrement son attirance pour la musique de Stockhausen —, l’intention autant que le mode de création divergent. Alors que la musique contemporaine s’était peu à peu orientée vers l’écriture d’objets sonores complexes pensés comme des masses grouillantes d’activité10, le jazz d’avant-garde, le free, n’avait pas rompu (quoiqu’il le masquât parfois) avec le modèle morphologique traditionnel. Mieux, son intérêt largement exprimé pour l’improvisation collective et la remise en cause du statut du matériau thématique — et plus globalement de la composition —l’empêchait de rompre totalement, l’eût-il voulu, avec ce modèle11. C’est en quelque sorte comme si la collectivité créatrice instantanée à l’œuvre dans le groupe free, plus encore peut-être que dans tout le jazz jusqu’alors, garantissait, par cette démocratie assumée et revendiquée, le maintien d’un modèle morphologique que la M.O.T.E. s’était longtemps contentée de maintenir artificiellement dans une forme théâtralisée, avant de tirer toutes les conséquences du rôle central qu’elle avait historiquement assigné au compositeur.

Forme et ouverture

17Dans le domaine de la forme temporelle et de l’articulation formelle, jazz et musique écrite connurent également au xxe siècle des transformations semblables en apparence, quoique de portée inégale.

18Alors qu’elle avait connu jusqu’au XVIIIe siècle une certaine flexibilité dans la réalisation de ses compositions, la M.O.T.E. a dû attendre la fin des années 1950 pour se défaire, d’abord très timidement (sauf chez un pionnier comme John Cage), du tout-prévu-d’avance, un tout-prévu-d’avance qui, il faut bien le dire, en dehors des créations et premières mondiales, avait limité progressivement le potentiel d’expression créatrice des musiciens-interprètes autant que le potentiel de dans prise du concert12. Ce qu’il est convenu d’appeler « l’ouverture », depuis qu’Umberto Eco en a théorisé le principe13, s’est exprimé artistiquement (musicalement en ce qui nous concerne ici) à une époque où commençait à s’exprimer socialement, notamment parmi les jeunes de l’immédiat après-guerre, le besoin de voir enfin advenir les manifestations tangibles de cette liberté que les rigueurs de la période de reconstruction avaient volée au formidable élan suscité dès 1944-1945 par la Libération.

19Si le besoin de rompre avec les manifestations symboliques de temps alors révolus et la recherche de nouveauté à tout prix s’étaient déjà exprimés au cours des décennies précédentes — bien que muselées par la guerre et l’occupation —, il faut bien reconnaître que le sérialisme généralisé, qui passa après-guerre, en Europe occidentale, pour le principe compositionnel d’avant-garde par excellence, n’avait p as tenu ses promesses en la matière. Tout au plus avait-il fini par favoriser, pour le compositeur, l’illusion d’un contrôle absolu des « paramètres du son » dont le résultat, bientôt devenu globalement prévisible pour l’auditeur, frisait « l’inanité maniaque » selon les mots mêmes d’un des principaux initiateurs du mouvement : Pierre Boulez14.

20La pratique de l’ouverture, qui passa pour une découverte issue de la poétique mallarméenne15, fit rentrer dans la composition musicale contemporaine une dose d’inattendu dans la réalisation des « œuvres » (car la notion d’œuvre ne fut pas immédiatement remise en cause pour autant), favorisant ainsi (peut-être inconsciemment ?) un certain rapprochement avec les principes créateurs de cette autre musique contemporaine, le jazz16, dont les succès médiatiques d’alors ne pouvaient pas laisser insensible le monde de la musique « savante ». Des compositeurs jusqu’alors attachés à l’idée d’un contrôle absolu de l’œuvre (au premier rang desquels figuraient Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen) assouplirent ainsi leurs positions, conférant à leurs interprètes un certain pouvoir de création apparent, cependant encore fermement encadré par le réseau des permutations prédéterminées entre cellules, indications de modes de jeu, etc., disposés dans la partition17.

21Faisant exploser le cadre de « “l’œuvre ouverte” en mouvement18 » défini par Eco, les expériences menées par Stockhausen en 1964 avec Mikrophonie et plus encore en mai 1968 ( !) avec Aus den sieb en Tagen (des poèmes à interpréter musicalement pour lesquels des interprètes par ailleurs improvisateurs furent précisément sollicités…) remirent davantage encore en cause le statut même de l’œuvre musicale, comme ont pu le faire aussi les propositions iconoclastes d’un John Cage, la signature de la « partition19 » écrite par un « compositeur » ne suffisant pas à faire des diverses réalisations de celle-ci la manifestation d’une œuvre, fût-elle plurielle. En effet, ces deux pionniers (et quelques autres à leur suite) rompirent avec l’idée de contrôle absolu de l’œuvre en octroyant alors à leurs « interprètes » (mais cette dénomination suffit-elle encore ?) une liberté de réalisation largement étrangère à tout ce qu’avait pu envisager la M.O.T.E. depuis plus de deux siècles — hormis les cadences de concert, les démonstrations de virtuosité des grands interprètes et la pratique spécifique de l’improvisation à l’orgue, toutes pratiques solistes en définitive, plus rien de semblable ne s’était imposé depuis la fin de l’époque baroque dont la pratique créatrice dévolue à l’interprète se retrouvait même ici largement dépassée.

22On pourrait dire de la même façon qu’avec le free jazz et toutes les formes innovantes de jazz qui sont apparues au cours des années 1960, le jazz a lui aussi connu sa période d’ouverture — et qui plus est sensiblement à la même époque, signe d’une généralisation du besoin symbolique de libération dans le monde occidental. Ainsi, le jazz modal, tel que pratiqué au premier chef par John Coltrane à partir de la toute fin des années 1950, a-t-il conduit à l’apparente simplification des « grilles » harmoniques — le p lus souvent réduites à un centre modal, ou deux en balance, se substituant au recours à une grille complète20, tandis que le free jazz alla jusqu’à se séparer de toute matrice prédéfinie, ouvrant un espace harmonique plus ou moins vierge aux improvisateurs.

23Mais, s’il y a bien eu alors, dans le jazz d’avant-garde, une remise en cause du principe d’improvisation dans matrice prédéfinie (qui était le plus souvent issue de l’extrapolation harmonique — et métrico-rythmique — faite à partir d’un thème servant aussi bien de prétexte à l’extrapolation que de pré-texte de l’improvisation21), et si cette remise en cause favoris a un certain élargissement (une ouverture, une libération) des possibilités de choix instantanés susceptibles d’alimenter la chaîne de progression sonore conduite par un improvisateur (ou plusieurs simultanément), en réalité, il s’agit là du renforcement d’une caractéristique déjà présente auparavant, et non pas d’un bouleversement des principes directeurs de réalisation, comme dans le cas de ces œuvres de musique contemporaine qu’Umberto Eco qualifie « “d’œuvres ouvertes” en mouvement22». La non-systématicité du jeu dans matrice harmonique prédéfinie qui se développa dans le jazz à partir des années 1960 eut dans tout pour effet de résoudre le paradoxe qui subsistait encore souvent (bien que certains, comme Thelonious Monk ou Ahmad Jamal, s’en satisfassent ingénieusement) entre le bouclage de la matrice dans elle-même, et l’effort des solistes pour lui dans imposer une chaîne de progression continue (mélodique, rythmique).

24En effet, le jazz est une musique s’appuyant structurellement dans ce principe d’ouverture décrit par Eco. Tout au moins s’est-il très tôt octroyé une grande liberté dans ses conditions de réalisation, dépassant de loin la marge de manœuvre qu’autorise le principe d’interprétation-reproduction d’un répertoire fixé, soit par l’écrit, soit par la tradition orale (l’écrit n’ayant pas l’exclusive de la conservation).

25Si le premier jazz, pour autant qu’on puisse en juger par les enregistrements qu’il a laissés, faisait davantage de cette liberté une possibilité de varier dans le détail un tout-prévu-d’avance sans doute mémorisé, dès la fin des années 1920, la variation se mua en improvisation, ajoutant, interpolant à la réalisation de projets23 plus ou moins précisément préparés (et mémorisés, voire écrits), des bouts de textes non objectivement prévus d’avance.

26On peut donc supposer que c’est le développement parallèle de la conservation-Diffusion phonogrammatique du jazz (pour reprendre le qualificatif employé par Bernard Stiegler24) qui a favorisé la progressive prise de liberté des jazzmen avec leur propre répertoire. En quelque sorte, ce mode mixte de conservation-diffusion qu’est le support enregistré aurait agi comme une garantie libératoire contre l’amnésie qui menace toute musique de transmission strictement orale en dissociant les fonctions : c’est en effet probablement parce que la conservation et la rediffusion de versions de projets déjà réalisés se retrouve ainsi dévolue au support enregistré que ces mêmes projets de réalisation25 restent parfaitement libres d’évoluer sans retenue, alimentant une musique vivante.

27Le fait est que, mis à part certains cas particuliers (dans le jazz écrit, dans les passages écrits du jazz), on sait bien qu’il y a chez les jazzmen une sorte de code d’honneur tacite (quand ce n’est pas tout simplement une curiosité, un appétit pour la nouveauté, un esprit ludique) qui pousse sans cesse les protagonistes d’un même projet à rechercher de nouvelles idées, de nouvelles stratégies de réalisation, quitte à prendre des risques quant au maintien de l’identité initiale éventuelle de ce projet. C’est par exemple ce que refuse André Hodeir lorsqu’il dénie à Duke Ellington le droit de « refaire son chef-d’œuvre26 », le « chef-d’œuvre » en question étant, selon Hodeir, une prise de « Ko-Ko » enregistrée le 6 mars 1940 à Chicago (et très réussie il est vrai), « refaite » en 1956 (dans une version qui semble déplaire à Hodeir), mais également à neuf autres reprises encore entre ces deux années, puisque c’est le principe même du jazz que de ne pas rejouer béatement de prétendus « chefs-d’œuvre », pour au contraire les laisser vivre, évoluer en permanence, quitte à se métamorphoser. Qu’il suffise ainsi de comparer également le « So What », de Miles Davis, dans la version retenue pour la gravure de l’album Kind Of Blue27, et ce même titre correspondant à un enregistrement public à Berlin avec le « second quintette », le 25 septembre 196428, pour se rendre compte que, si les prétextes29 explicites sont les mêmes (le thème en appel-réponse contrebasse-piano ou contrebasse-orchestre — quoique dans un autre ordre de distribution — et la matrice harmonique — modale — servant de base aux solos), leur réalisation semble alors révéler l’incarnation d’un glissement du projet ; à tel point que ces pré-textes objectifs ne fonctionnent plus que comme le prétexte à une musique résolument nouvelle, chargée d’intentions nouvelles. L’idée initiale de faire référence à une sorte de bleu (Kind Of Blue) projetant Miles Davis dans les sensations enfouies de l’Arkansas de son enfance30 est alors bien loin. C’est que Miles Davis (pour ne s’intéresser qu’aux versions de l’auteur) a fréquemment rejoué (avec) « So What » depuis 195931, donnant chaque fois vie à un résultat différent, faisant p eu à peu évoluer le matériau musical initialement préparé32 vers d’autres conditions de réalisation. C’est aussi (et dans tout) que les musiciens du groupe de 1964 ne sont pas les mêmes que ceux de 1959 (on pourrait d’ailleurs en dire autant du « chef-d’œuvre » d’Ellington « refait » en 1956), sans compter que ces musiciens-là, et d’autres, côtoyés depuis 1959, o nt révélé à Miles Davis de nouvelles possibilités improvisationnelles à même de décupler les possibilités d’exploitation d’une matrice modale — Miles Davis exploite en réalité, en 1964, un univers panmodal dont il était resté sobrement distant dans le « So What » de 1959 , mais qui se révèle assez proche de celui dans lequel se mouvait alors déjà John Coltrane à ses côtés. Or, on le sait, plus que dans n’importe quelle autre forme de musique, dans le jazz, ce qu’amènent les musiciens — leur « son » , leur histoire individuelle, leur personnalité — influe directement dans ce qui est joué, à tel point qu’en forçant à peine le trait on p eut se demander si ce qui est joué n’est pas d’abord « les musiciens », avant d’être le morceau attendu derrière l’annonce d’un titre connu/reconnu assimilant à une seule et même entité supposée des réalités musicales (des réalisations) potentiellement très différentes.

Le jazz, l’enregistrement et la notion d’œuvre

28Pour reprendre Hodeir qui, s’attachant à décrire l’essence d u jazz, dressa la liste de tout ce qui, selon lui, n’en faisait pas partie33, on pourrait dire que « l’œuvre d’art n’est pas essentielle ». La notion d’œuvre d’art n’est pas une visée essentielle du jazz car, n’en déplaise à Hodeir, l’originalité propre du jazz étant inscrite dans l’instantanéité créatrice du temps de réalisation avec laquelle l’improvisation ne cherche pas à tricher34. C’est que le jazzman, qui ne saurait être enfermé dans un simple rôle d’exécutant, préfère quelque heureuse épiphanie émergeant d’un flot musical fait de risques et d’accidents plutôt qu’une perfection toute prévue d’avance dont le seul imprévu serait dans une capacité d’interprète à la rendre sensible. De ce fait, le jazz (sauf cas limite se rapprochant conséquemment du cadre de la M.O.T.E.) ne propose p as d’œuvres en tant que telles, c’est-à-dire d’objets dont l’achèvement et l’excellence des qualités formelles assureraient la permanence de leur identité, les préservant en quelque sorte des affres du temps35. À moins bien sûr de fétichiser l’objet-disque auquel l’histoire de la diffusion du jazz est indubitablement liée et d’y voir conséquemment l’incarnation de l’œuvre. Mais pas plus qu’une œuvre écrite ne saurait se confondre avec une de ses réalisations particulières36, le moment de la réalisation, fût-il enregistré, ne saurait se confondre, en jazz, avec ce qui est donné à réaliser : le projet de réalisation37.

29Certes, les manipulations réalisées après la (ou les) prise(s) d’enregistrement, de même que le choix d’une prise plutôt que d’une autre pour un même morceau (ou supposé identique par le titre), constituent bien des actes de création dissociés du temps de jeu, au même titre que ceux dans lesquels s’appuie le principe même de la composition. Il s’agit bien dans les deux cas de concevoir une sorte de réalité virtuelle aussi réussie que possible, susceptible de résister à l’épreuve du temps38 : la composition vise ainsi, pour ce qui la concerne, à concevoir une réalité musicale littéralement inouïe (non encore ouïe) que des interprètes s’efforceront d’incarner ensuite (car il s’agit bien sûr ici d’un contrôle hors-temps s’exerçant avant le temps de la réalisation), tandis que le travail de création (car c’en est un aussi39) réalisé en jazz à partir d’une (ou plusieurs) prise(s) enregistrée(s) vise à optimiser après coup le fruit d’une performance.

30Pourtant, si ce principe de tendre vers une forme de perfection par un travail hors temps dans la matière sonore, qu’elle soit imaginée (et médiatisée par un code de notation musicale manipulable) ou déjà réalisée et captée (par un moyen quelconque d’enregistrement manipulable a postiori) semble pouvoir faire se rejoindre les deux techniques dans un même potentiel d’accès au statut d’œuvre d’art, la faible étendue des possibilités offertes dans le second cas ne suffit pas à lui permettre de rivaliser avec l’ampleur des possibilités envisageables dans le premier cas.

31Toutefois, en mettant en œuvre (précisément) des techniques de studio d’une manière qui dépasse la simple optimisation d’une prise d’enregistrement, des pro jets enregistrés comme In A Silent Way Et Bitches Brew40 estompèrent les limites entre les conditions de productions du jazz et celles envisagées par toute une partie de la musique « savante » contemporaine qui, tenant compte de l’évolution des moyens technologiques à disposition des compositeurs, renoncèrent aux moyens traditionnels sans pour autant renoncer à l’idée d’œuvre, figée dans le temps. Ces deux albums sont en effet le fruit d’un véritablement travail d’écriture électroacoustique opéré en amont du temps de l’écoute (ce qui caractérise le domaine d’intervention du compositeur) à partir de la capture préalable de véritables actions sonores constituant une matière première, selon un principe qu’inaugura la musique concrète avec des pionniers comme Pierre Schaeffer et Pierre Henry.

Pour conclure…

32Le grand mouvement symbolique de libération qui affecta les différents genres musicaux des années 1960 et 1970, occasionnant d’une certaine manière leur décloisonnement, n’a cependant pas réellement dans vécu à la perte des illusions que connut la société occidentale dans les décennies qui suivirent. Si elles restent (heureusement) possibles (notamment dans un domaine frontière comme la free music européenne), des expériences comme celles menées alors aussi bien dans le domaine de la musique « savante » que dans le jazz n’incarnent plus aujourd’hui le courant dominant, mais dénotent plutôt une forme de résistance symbolique à la résignation, témoignant à leur manière que, oui, tout est (encore) possible

Notes   

1  J’utilise ce terme (Musique Occidentale de Tradition Écrite ou sa contraction sous forme de sigle, M.O.T.E. pour désigner toutes les musiques occidentales partageant un même principe d’élaboration fondé sur une manipulation hors-temps — préalablement au temps de la performance — d’un médium scriptural, et rattachables à ce titre à une tradition historique s’étendant des débuts de l’écriture musicale en Occident à ses derniers avatars dans le domaine de la musique dite « contemporaine ». Pour une première approche de cette notion, on pourra se reporter à Philippe Michel, Problèmes de perception formelle dans la musique occidentale du xxe siècle, thèse de doctorat, université Paris-VIII, 1997.

2  On peut néanmoins encore assister çà et là à quelque raidissement communautaire excluant toute source européenne du jazz. Ain si, l’influence des métriques Aksak de l’Europe centrale, via notamment un Dave Brubeck, formé à l’école de la musique européenne (notamment par Darius Milhaud), peut se voir niée (j’en fus témoin) par un Steve Coleman, pourtant fin connaisseur (et utilisateur) de ce type de métrique.

3  On connaît les remarques étonnantes pour leu r époque d’Ernest Ansermet (en 1919) ou celles d’André Schaeffner (en 1926, avec André Cœuroy) ; bien que beaucoup plus tardives, on p eut y ajouter, en raison de leur caractère inattendu sous la plume d’un Lucien Rebatet, celles que l’auteur d’Une histoire de la musique (Paris, 1969 ; rééd. : Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1999) fait figurer dans sa « Note sur le jazz » clôturant l’ouvrage. Venant de l’ancien journaliste de L’Action française (qui s’était déjà plus tristement illustré dans le domaine de la critique de jazz — voir son compte rendu d’un concert de Louis Armstrong dans le numéro du 16 janvier 1934 du journal maurrassien, cité dans Michel Boujut, Pour Armstrong, Paris, Filipacchi, coll. « Jazz Magazine », 1976, p. 59), la clairvoyance, la justesse du propos (et tout simplement déjà l’absence de mépris) ne manque pas de surprendre, au premier abord du moins (l’intérêt ambigu d’une certaine droite française pour tout ce qui pouvait précipiter la chute d’un monde occidental jugé décadent devrait être pris en compte dans une étude circonstanciée de l’attrait qu’a pu susciter le jazz jusque dans ces milieux).

4  On précisera plus loin ce sous-entendu qui concerne l’émergence (longuement préparée), au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de ce que l’on pourrait qualifier d’« arts audio ».

5  Pour un approfondissement de cette question, on pourra se reporter à Philippe Michel, Problèmes de perception formelle dans la musique occidentale du xxe siècle, op. cit., et particulièrement au chapitre IV : « Le modèle morphologique traditionnel (« De la musique participative à la forme théâtralisée) », pp. 196-264.

6  Sur cette question, on pourra notamment se reporter à Françoise Escal, « Aux origines romantiques de notre conception actuelle de l’œuvre musicale » dans Marc Jimenez (dir.), L’Œuvre d’art aujourd’hui, Paris, Klincksieck, coll. « L’Université des arts », 20 02, pp. 63-73.

7  « C’est un fait, la pratique professionnelle de la tradition occidentale affirme différemment au cours des siècles le même statut de l’œuvre musicale : celui d’une œuvre-objet, pensé comme architecture sonore dans le temps », Ivanka Stoïanova, Entre détermination et aventure. Essais sur la musique de la deuxième moitié du xxe siècle, Paris, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 2004, p. 23.

8  Voir à ce sujet Timothée Horodyski et Philippe Lalitte (dirs.), Edgard Varèse. Du son organisé aux arts audio, Paris, L’Harmattan, coll. « Arts 8 », 2008.

9  Voir notamment Claude Debussy, « Enquête sur la musique moderne italienne » (1910), dans Monsieur Croche et autres écrits, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire, 1987, p. 297, et Theodor W. Adorno, « Fausse conscience musicale », dans Philosophie de la nouvelle musique (1948), traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1962, pp. 17-21.

10  Voir Karlheinz Stockhausen, cité dans R. Murray Schafer, Le paysage sonore (1976), traduit de l’anglais par Sylvette Gleize, Paris, Jean-Claude Lattès, coll. « Musique et musiciens », 1979, p. 165. La description de « la vie interne des sons du moteur d’avion » (à hélice) que Stockhausen rapproche de son travail compositionnel de la fin des années 1950 est symptomatique de l’évolution des modèles de la musique « savante » de l’époque.

11  Tandis que la musique écrite contemporaine s’était le plus souvent écartée du principe de la narrativité, non pas tant au niveau global de l’œuvre qu’au niveau de la présence individuelle des exécutants, le « free jazz » continuait à répondre à l’idée participative originelle du jazz, faisant de la performance un temps de parole et d’échanges entre des individus s’exprimant sonorement.

12  Il faut dans le même temps reconnaître que la faible diffusion de la musique écrite contemporaine n’a pas beaucoup aidé au développement d’un répertoire contemporain capable de rivaliser avec le grand répertoire « classique » antérieur, si bien que le regret que l’on peut avoir concernant ce potentiel de surprise du concert de musique écrite concerne moins les œuvres très novatrices (de moindre diffusion) que celles appartenant au grand répertoire ou en perpétuant les principes musicaux. Quant au faible potentiel d’expression créatrice de l’instrumentiste-interprète de musique occidentale (totalement) écrite, il est indissolublement lié au processus de création de cette musique dont le mode de fonctionnement est à l’image du mode de structuration sociale et politique dans lequel celle-ci est née : un groupe humain, l’orchestre, au service d’une vision individuelle, unique et totale, celle du compositeur, s’incarnant dans l’œuvre à (faire) réaliser ; un mode de structuration auquel le jazz (surtout le jazz non écrit) est pour le moins étranger, lui qui fonctionne largement sur le mo de la création collective.

13  Voir Umberto Eco, L’Œuvre ouverte (196 2), traduit de l’italien par Chantal Roux de Bézieux avec la collaboration d’André Boucourechliev, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Pierres vives », 1965.

14  « […] tout est pâture à cette monstrueuse organisation polyvalente dont il faudra rapidement déchanter si l’on ne se condamne pas à la surdité. On s’apercevra bien tôt que composition et organisation ne peuvent être confondues sous peine d’inanité maniaque. » Pierre Boulez, « Recherches maintenant » (1954) dans Relevés d’apprenti, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1966, p. 29.

15 Aussi bien Pierre Boulez qu’Umberto Eco ont pointé le projet de Livre de Stéphane Mallarmé comme source de l’idée d’« ouverture », posant implicitement des limites géographico-culturelles à l’émergence de cette notion.

16  Voir Philippe Michel, « La question des temporalités dans le processus créateur d’une musique contemporaine : le jazz », in Cahiers Thématiques (Contemporanéité et temporalités), n° 7, Paris, Jean-Michel Place, 2008, pp. 128 -139.

17  Le Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen constitue un exemple tout à fait représentatif de cette tendance, en disposant sur une unique feuille de grand format (93 x 53 cm) dix-neuf séquences de longueurs variées, à affecter de nuances, tempo, modes de jeu, selon une règle clairement spécifiée au verso de la partition.

18  « Les “œuvres ouvertes” en mouvement se caractérisent par une invitation à faire l’œuvre avec l’auteur ». Umberto Eco, L’œuvre ouverte, op. cit., p. 35.

19  Au sujet de la textkomposition et du renouvellement du statut de la partition, voir Costin Miereanu, Fuite et conquête du champ musical, Paris, Méridiens/Klincksieck, coll. « Musicologie », 1995.

20  Au lieu de se limiter à l’exploitation de matrices harmoniques complexes (du type « Moments Notice », « Giant Steps », « Countdown », et autres réharmonisations ou démarquages de standards en « Coltrane changes »), dès le début des années soixante (ceci s’accentuant progressivement), John Coltrane manifesta son intérêt pour des matrices harmoniques réduites, contenant explicitement peu d’harmonies différentes (si l’on se réfère aux propositions thématiques) mais implicitement un très grand nombre, si l’on tient compte du système de prolifération harmonique original (un système pentatonique polymodal) développé alors par Coltrane avec la complicité de McCoy Tyner, pianiste de son quartette (sont caractéristiques de cette approche musicale les réalisations par le quartette de thèmes composés par le saxophoniste tels qu’« India », « Miles’ Mode », ou encore « A Love Supreme », « One Down One Up », « Ascension » , sans parler du très remarqué travail d’appropriation opéré par le quartette à partir de la célébrissime chanson de Rodgers et Hammerstein, « My Favorite Things »).

21  Entre autres prétextes alimentant une improvisation sur matrice harmonique, les caractéristiques mélodico-rythmiques du thème-prétexte source figurent en bonne place chez nombre de jazzmen (Thelonious Monk et Ahmad Jamal, par exemple, en ont fait une caractéristique majeure de leur langage improvisationnel). 65Outre l’emblématique Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen, Eco cite également comme exemple d’« “œuvre ouverte” en mouvement » le bien nommé Mobile pour deux pianos (1957-1958) d’Henri Pousseur et la Sequenza pour flûte de Luciano Berio. Voir Umberto Eco, op. cit., p . 34.

22  Outre l’emblématique Klavierstück XI de Karlheinz Stockhausen, Eco cite également comme exemple d’« “œuvre ouverte” en mouvement » le bien nommé Mob ile pour deux pianos (1957-1958) d’Henri Pousseur et la Sequenza pour flûte de Luciano Berio. Voir Umberto Eco, op. cit., p . 34

23  La notion de projet ou de projet de réalisation, qui se substitue ici à la notion d’œuvre pour en élargir le sens, vise à ne pas confondre avec une œuvre, au sens moderne littéral, un projet (que peuvent imaginer, se transmettre oralement, voire même noter les jazzmen) ou, pire, une réalisation particulière de ce projet — qui en donne à entendre réellement certains aspects seulement. J’entends par « projet » tout ce qui entre potentiellement dans la ou les réalisations (rendre réel) à venir d’une performance. Outre l’idée générale d’un projet qui peut prendre un aspect littéraire, recouvrir une vision, une sensation (pensons par exemple à l’Arkansas de l’enfance de Miles dans le cas de Kind Of Blue), il faut considérer comme faisant partie d’un projet : 1 °) des textes explicitement prévus d’avance (thème, matrice harmonique principale ou secondaire — blowing changes prévus d’avance —, interludes, coda, etc.), en tenant compte également des différentes formes que ces textes peuvent prendre selon les procédés de transformation en temps réel que peuvent faire intervenir les jazzmen dans le cours de la réalisation (techniques de variation mélodique, d’interpolation de matière, de réharmonisation, et autres systèmes de prolifération harmonique implicites, etc.) ; 2°) des bouts de textes (et manière de les faire sonner) plus ou moins longs, non explicitement prévus au projet, mais potentiellement présents par le seul choix des musiciens retenus pour la réalisation de celui-ci (ces « bouts de textes » alimentant le son , le style de ces musiciens) ; enfin 3°), les arrangements écrits ou réglés dans le temps même de la performance ou juste avant celle-ci (head-arrangement, par exemple). Pour un approfondissement de ces questions, on pourra se reporter à Philippe Michel, « La question des temporalités dans le processus créateur d’une musique contemporaine : le jazz », op. cit., et « Que signifie improviser, en jazz ? » in Euréka ! Le moment de l’invention, Paris, L’Harmattan, 2008.

24  Voir Bernard Stiegler, « Pro grammes de l’improbable, court-circuits de l’inouï », in InHarmoniques n° 1 (Le temps des mutations), Paris, Ircam/Christian Bourgois Éditeur, décembre 1986, pp. 126-159.

25  Voir supra, note 23.

26  André Hodeir, « Pourquoi Duke Ellington a-t-il “refait” son chef-d’œuvre ? » (1958), in Jazzistiques, Marseille, Parenthèses, coll. « Epistrophy », 1984, pp. 23-28.

27  Miles Davis, Kind Of Blue, Columbia, 1959.

28  Miles Davis, Miles In Berlin, CBS, 1964.

29  J’emploie le terme de « prétextes explicites » pour qualifier ces bouts de textes constituant la part objectivement préparée, voire écrite à partir desquels une performance se réalise. Pour une première approche de cette question, on peut se reporter à : Philippe Michel, « Fragments d’idées, idées fragmentées ; l’elliptique chez Ahmad Jamal », in Claude Amey et Jean-Paul Olive (éd.), Fragment, montage-démontage, collage-décollage, la défection de l’œuvre ?, Paris, L’Harmattan, coll. « Arts 8 », 2004, pp. 187-201.

30  Voir ce que confie l’auteur à ce propos dans Miles Davis (avec Quincy Troupe), Miles. L’Autobiographie (1989), traduit de l’anglais (États-Unis) par Christian Gauffre, Gollion, Infolio, 2007, p. 250.

31  On dénombre seize versions de « So What » enregistrées par Miles Davis entre celle éditée sur Kind Of Blue (la 5e de la séance du 2 mars 1959, contrairement aux affirmations de Miles Davis qui, dans son autobiographie, n’évoque que des « premières prises » à propos des morceaux de l’album) et celle captée à Berlin (cinq autres versions seront encore enregistrées par lui avec un personnel peu à peu renouvelé entre 1964 et 1966).

32  Indépendamment des témoignages visuels qu’offrent les documents aujourd’hui accessibles concernant les séances Columbia des 2 mars et 22 avril 1959, on peut se référer à ce que Miles Davis en dit dans son autobiographie : « Je n’ai pas couché sur le papier toute la musique de Kind Of Blue, j’ai simplement amené des canevas de ce que chacun était censé jouer. Je voulais beaucoup de spontanéité dans le jeu », Miles Davis (avec Quincy Troupe), Miles. L’Autobiographie, op. cit., p. 250.

33  André Hodeir, Hommes et problèmes du jazz (1954), Marseille, Parenthèses, coll. « Epistrophy », 1981, pp. 213 -219.

34  L’écriture tend, quant à elle, à faire se rapprocher le jazz qui y a recours des conditions qui affectent toute musique écrite (l’écriture étant à distinguer de la notation). Ces exceptions constituent d es cas limites à traiter comme tels.

35  Certes, l’interprétation de la M.O.T.E. impose aux œuvres jouées une certaine contingence du temps historique. Même si la comparaison est trop tentante pour l’éviter, les interprètes ne sont évidemment pas seulement des ouvriers dociles participant à la manifestation audible de ce qu’un tiers — le compositeur en l’occurrence — a imaginé dans un temps précédant cette incarnation ; ils interprètent la pensée de l’auteur dont ils sont les médiums auprès de l’auditoire, avec tout ce que cela suppose de subjectivité individuelle et collective (heureusement) ajoutée. Mais si, dans l’interprétation de la M.O.T.E., cette contingence du temps historique est supérieure à celle qui affecte l’œuvre plastique (peinture ou sculpture), elle a bien moins d’effet que celle qui affecte le jazz, dont les réalisations ne sont que les incarnations transitoires d’une pensée créatrice.

36  C’est ce qu’a souligné Ingarden dès 1928 dans Roman Ingarden, Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ? (1928, 1962), traduit de l’allemand et présenté par Dujka Smoje, Paris, Christian Bourgois Éditeur, coll. « Musique/Passé/Présent », 1989.

37  Voir supra, note 22.

38 Seuls les Beaux-Arts pouvaient accéder à ce statut de producteurs d’objets d’art jusqu’à ce que cette notion ne soit trop jalousée par les compositeurs occidentaux pour continuer de leur échapper. Pour un approfondissement de cette question de l’œuvre à l’épreuve du temps, on pourra se reporter à Philippe Michel, « La question des temporalités dans le processus créateur d’une musique contemporaine : le jazz », op. cit., et particulièrement « L’œuvre musicale en question », pp. 131-1 32.

39  Ce travail de création consiste à opérer des choix visant à arranger au mieux le produit de captations phonographiques, à la fois dans le contenu et d ans sa présentation, surtout depuis l’apparition du disque Long Play et du principe de l’album. Sont ainsi à prendre en compte les techniques de collage-montage et de mixage, le choix des titres et l’assemblage en track-list, mais aussi le packaging commercial, et tout ce qui participe à l’identité de l’objet-disque.

40  Miles Davis, In A Silent Way, Columbia, 1969 et Bitches Brew, Columbia, 1969.

Citation   

Philippe Michel, «Jazz et musique occidentale écrite du XXe siècle», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Jazz, musiques improvisées et écritures contemporaines, mis à  jour le : 26/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=355.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Philippe Michel

Philippe Michel,Pianiste, compositeur, musicologue. Etudes musicales et musicologiques respectivement au Conservatoire de Lille, à l’Université Charles-de-Gaulle – Lille3 et à l’Université Paris 8 – Vincennes à St-Denis (Thèse de Doctorat en « Esthétique, Sciences et Technologie des Arts » en 1997). Après une formation complète dans le domaine de la musique occidentale écrite puis du jazz (solfège spécialisé, piano, écriture, orchestration, direction, jazz), il s’est tourné résolument vers ce genre musical dans lequel il se produit depuis les années 1980. Dans le domaine de la recherche musicologique, outre une thèse de doctorat intitulée « Problèmes de perception formelle dans la musique occidentale du XXe siècle », il est l’auteur d’articles sur la musique du XXe siècle et sur le jazz en particulier, ayant pour point commun la mise à jour des processus de conception et une réflexion sur la notion d’œuvre ; il est membre de l’équipe de recherche « Esthétique, musicologie et créations musicales », E.A. 1572 de l’Université Paris 8 – Vincennes à St-Denis . Son expérience pédagogique va du Professorat d’Enseignement Artistique en Conservatoire, spécialité jazz (piano) à un enseignement universitaire s’articulant autour de l’analyse musicale, principalement dans le domaine du jazz. Depuis 1999, il est Maître de Conférence au Département Musique de l’Université Paris 8 dont il coordonne la filière « Jazz & musiques improvisées » (voir http://www-artweb.univ-paris8.fr/musique/jazz).