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Marta Grabocz (éd.), Sens et signification en musique, Paris, Hermann : Musique, 2007, 300 p.

Bernard Sève
juin 2011

Index   

1Sous le titre Sens et signification en musique, Marta Grabocz réunit 16 contributions rédigées, pour leur quasi totalité, par des enseignants et des chercheurs en musicologie, tant français qu’étrangers1. Le volume s’ouvre par une courte préface de Daniel Charles, et par une introduction de Marta Grabocz. Le volume contient les notices bio-bibliographiques des auteur(e)s, mais ne comporte ni indices ni abstracts, ce que l’on peut regretter2.

2Ces contributions sont très différentes dans leurs présupposés théoriques, l’ambition de leur réflexion, le style d’approche adopté. Elles sont regroupées sous trois grandes rubriques : esthétique, herméneutique et philosophie, sémiotique et narratologie. La répartition des articles sous les différentes rubriques est parfois discutable (l’excellent article de Hermann Danuser sur la non-compréhension musicale avait davantage sa place sous la rubrique « herméneutique » que sous la rubrique « esthétique »), mais cela est de peu d’importance.

3Il est toujours difficile de recenser un ouvrage collectif ; parler de chaque article est impossible, choisir est délicat. Disons que chacune de ces études prise séparément, et plus encore l’imposant ensemble qu’elles forment, s’inscrivent dans ce que je n’ose pas appeler le main stream de la pensée contemporaine : la revanche de la sémantique musicale sur le formalisme3. Ces questions de sémantique musicale sont aujourd’hui discutées aussi bien dans la philosophie d’inspiration analytique (Nelson Goodman, Jerrold Levinson, Kendall Walton, Peter Kivy, Roger Scruton, Sandrine Darsel) que pragmatiste (Richard Shusterman), anglo-saxonne (Leonard Meyer) ou « continentale » (Jérôme Dokic, Catherine Kintzler, Francis Wolff, Tristan Garcia, voire l’auteur de ces lignes), ces répartitions étant elles-mêmes fragiles ; ces questions sont également discutées dans les sciences cognitives (Emmanuel Bigand, pour ne citer qu’un nom) ou la psychologie expérimentale. Quelques uns de ces noms apparaissent ici ou là dans le recueil Sens et signification en musique mais je compte plutôt comme un mérite de l’ouvrage qu’il assume pleinement sa dimension musicologique. Il est bon que ces questions à double face (musique et philosophie4) soient produites non comme un artefact philosophique (question artificiellement posée par la philosophie à la musicologie) mais comme une question immanente à la démarche musicologique elle-même. La question du sens et de la signification en musique n’est pas ici posée à partir d’une pré-compréhension, inévitablement linguistique, de ces deux notions, mais à partir des œuvres musicales et des pratiques musicales effectives (composition, interprétation, réception ; les pratiques d’improvisation, pourtant plus que beaucoup d’autres indissolublement liées à des contextes signifiants, sont très peu prises en compte). C’est une des richesses de ce recueil que de complexifier, à partir de l’expérience musicale, les concepts de « sens » et « signification » ; une très grande inventivité conceptuelle et théorique est à l’œuvre dans les différentes contributions. Parmi les concepts permettant de théoriser la signification musicale, celui de « topique » est l’un de ceux qui circulent le plus vigoureusement d’un article à l’autre (sans que l’éditrice ait cherché une quelconque norme ou unité conceptuelle dans ce volume, au contraire marqué par la forte personnalité intellectuelle de chacun(e) des contributeurs et la grande diversité des problématiques). Une des meilleures définitions de « topique » est celle proposée par Leonard Ratner et reproduite par Marta Grabocz : « figure caractéristique […] associée aux différents affects ou émotions, ou [dotée de] touches pittoresques descriptives »5. Une autre richesse de ce volume est de proposer un grand nombre d’exemples, dont certains très originaux (les œuvres musicales « de circonstance » du Moyen-Âge tardif dans l’article très riche et suggestif de Bernard Vecchione, par exemple).

4Chaque auteur a son approche, mais tous considèrent comme un fait (un fait de l’expérience musicale) que la musique signifie, et qu’elle peut même référer au monde extra-musical. Il ne s’agit pas de se demander si la chose (référence ou signification) est possible, il s’agit, la chose étant posée comme réelle, de se demander comment cette signification et/ou cette référence fonctionnent. L’article de Hermann Danuser est à cet égard très représentatif : il part du fait de la non-compréhension musicale (ou de la mauvaise compréhension). Les fondateurs de l’herméneutique philosophique (Schleiermacher, Dilthey) faisaient déjà de la mécompréhension le phénomène le plus significatif de la compréhension. Mais la portée de l’argument de Danuser est différent : s’il y a mécompréhension musicale, dit-il, c’est bien qu’il y a quelque chose à comprendre en musique. Le fait de la mécompréhension musicale prouve l’existence de significations musicales, et permet en outre de les approcher. Cette thèse est d’ailleurs doublée d’une autre thèse non moins intéressante : une musique intégralement comprise perdrait sa raison d’être esthétique6 ; « faire abstraction des dimensions cognitives » de la musique, dit encore Danuser, est « la prive[r] de sa faculté d’être un non-sens »7.

5C’est également à partir d’une pratique artistique, l’ekphrasis musicale, que Siglind Bruhn pense le pouvoir qu’a la musique de référer « à des objets, à des réalités du monde concret – disons à une personne nommée Abegg ou à une croix portée par un homme nommé Jésus »8. La thèse selon laquelle la musique peut référer au monde réel est au fond plus forte9 que la thèse selon laquelle elle peut signifier. Désigner, autrement qu’en le montrant du doigt, un objet singulier du monde réel, est une performance plus complexe que signifier un universel (une idée, une émotion, une tension). L’analyse du topique musical « cheval noble » par Raymond Monelle10 est à cet égard particulièrement remarquable. Il est vrai que le « cheval musical » monellien est plus un universel qu’un singulier (quand il s’agit de Grane, le cheval de Brünnhilde, c’est encore un universel, singularisé par son nom et par sa fonction opératique), et la référence se rapproche ici de la (simple) signification. L’idée-force de Monelle est que « le galop » est au fondement de la sémantique non seulement musicale, mais également picturale et littéraire, du cheval : « le cheval noble galope toujours »11, même quand il est au repos. Le galop est « le fondement du cheval culturel en tant que signe »12. La distinction entre topique indexical (le motif de l’épée dans le Ring de Wagner) et topique iconique (le galop musical13) est lumineuse14.

6C’est enfin un argument du même genre que propose Enrico Fubini quand il dit que le seul fait que l’on puisse parler de la musique, la commenter, montre qu’elle n’est pas un système « sémantiquement clos » et qu’elle est donc signifiante voire référentielle15.

7Un concept revient assez fréquemment dans les différents articles : celui de contexte. On sait que le « contextualisme » est en débat dans l’esthétique analytique. Les différentes approches proposées dans le recueil rattachent presque toutes, mais chacune à sa manière, la signification musicale aux différents contextes de l’expérience musicale (voir l’article de Christian Hauer sur l’herméneutique de la création et de la réception musicale et la notion de « réseau de connivence »16 et, dans celui d’Eero Tarasti, ce qui concerne la narrativisation et les modalisations induites par l’interprétation instrumentale ou vocale). La précieuse distinction proposée par Marta Grabocz entre trois types de narrativité en musique (le programme narratif extérieur, le programme narratif intérieur, cette distinction étant suggérée par Mahler, et enfin le programme narratif de la structure profonde) permet à son tour une contextualisation de la notion de contexte (voir aussi la notion de « vection » dans l’article de Bernard Vecchione).

8Il faudrait encore s’arrêter sur ce concept de narration que nous venons d’évoquer, présent dans différents articles (notamment ceux d’Eero Tarasti et de Marta Grabocz) et sur celui de rhétorique (Bernard Vecchione). J’y renonce à regret. Ce qui me frappe surtout est la capacité que présentent les concepts de récit ou de narrativité, inventés assurément pour de tout autres usages que celui de penser la musique, à être transportés et remodelés dans ce nouvel office. Savoir jusqu’où le noyau conceptuel de l’idée de « récit » ou de « narration » peut être conservé dans ce transport et ce remodelage est une question qui me paraît largement ouverte – mais les articles évoqués ouvrent de nombreuses pistes.

9Un dernier aspect passionnant du livre, que je voudrais relever pour conclure, est sa dimension réflexive par rapport à la musicologie elle-même. Différent articles (notamment ceux de Kofi Agawu et Gianmario Borio) interrogent le statut de la musicologie, son unité problématique, les tensions entre analyse musicale et herméneutique, entre music theory et musicology, etc. Originale, du moins en France, est l’application à la musicologie des problématiques, concepts et manières de raisonner des gender studies, et l’on sait gré à Marta Grabocz d’avoir confié un article sur ce thème à Fred. E. Maus ; cet article est consacré aux thèses de Susan McClary17. On peut être modérément convaincu par la teneur de certains arguments (ici davantage rapportés qu’assumés par Maus, qui ne cache ni son intérêt ni ses réserves devant le travail de sa collègue), par exemple par l’interprétation sexuelle de la syntaxe des hauteurs18. Mais assurément les questions dérangeantes font voir ou entendre les choses (la musique) autrement : qu’est-ce en effet que « l’identité » d’un thème de sonate ? Cette « identité » peut-elle être pensée sans référence au marquage social de la notion d’identité par les rôles sexuels19 ? Et qu’en est-il des aspects sexuels de l’écoute musicale20 ? Mais, dans un dernier retournement, Maus pose une question inattendue : et si l’idéologie masculine dénoncée par Susan McClary était « issue du discours théorique créé par des théoriciens et analystes masculins, plutôt que de la musique qu’ils décrivent ? »21. Ce ne serait pas la musique qui serait marquée par la domination masculine et les normes hétérosexuelles, mais l’analyse musicale et la musicologie. Cette hypothèse n’annule pas la pertinence des questions gender, mais en déplace le point d’inscription dans la réalité étudiée. À ce compte, l’analyse de la Gay and Lesbian Music22 serait peut-être moins pertinente que celle de la Straight Musicology fermement invitée, si l’on comprend bien, à faire son auto-critique.

10Ce trop rapide survol ne pouvait prétendre qu’à donner un avant-goût d’un livre extrêmement riche, qu’il faut lire à la fois comme un état des lieux de la réflexion musicologique contemporaine sur le sens et la signification en musique, et comme une avancée notable dans ce très vaste champ d’enquête et de discussion.

Notes   

1  Les auteurs sont Kofi Agawu, Gianmario Borio, Siglind Bruhn, Daniel Charles, Hermann Danuser, Françoise Escal, Enrico Fubini, Marta Grabocz, Robert Hatten, Christian Hauer, Marie-Anne Lescourret, Fred. E. Maus, Raymond Monelle, Danièle Pistone, Eero Tarasti, Bernard Vecchione. Les traductions sont assurées ou revues par Alessandro Arbo, Geneviève Bégou, Martine Rhéaume, Stéphane Roth, Mathieu Schneider, Mireille Zanutini.

2  On relèvera une erreur concernant l’article de Kofi Agawu, qui s’intitule « Analyse musicale contre herméneutique musicale » dans son titre p. 93 et dans la table des matières p. 299, mais qui s’appelle « Analyse musicale et herméneutique de la musique » dans les titres courants de la p. 95 à la p. 105.

3  Le mot de « formalisme », couramment employé aujourd’hui dans une acception péjorative (y compris dans le présent volume) n’est pas entièrement satisfaisant. Aussi bien Hanslick (comme le rappelle Enrico Fubini, pp. 26‑29) que Boris de Schloezer (dont l’ouvrage central, Introduction à Jean-Sébastien Bach, vient très opportunément d’être réédité par les Presses Universitaires de Rennes) parlent de « sens », d’identité de la forme et du contenu. Mais enfin, va pour « formalisme » !

4  Ce sont en réalité des questions à n faces (la sociologie, les gender studies, l’histoire, la psychologie, et d’autres disciplines sont également concernées, comme le volume le montre abondamment).

5  Marta Grabocz (éd.), op. cit., p. 240.

6  Ibid., p. 69, p. 82.

7  Ibid., p. 81 (voir aussi les réflexions de Gianmario Borio sur la notion adornienne d’« énigme » pp. 113-114).

8  Ibid., p. 167.

9  Je parle bien d’une référentialité proprement musicale. Il n’y a bien sûr aucun problème à comprendre qu’un signal sonore peut, par convention sociale explicite ayant parfois valeur juridique, référer à une chose ou à un événement du monde (la sirène des pompiers ou des policiers).

10  Notamment Ibid., pp. 189-193.

11  Ibid., p. 187.

12  Ibid., p. 189.

13  Nous ne parlons bien sûr pas de la danse de ce nom.

14  Ibid., pp. 190-192.

15  Ibid., p. 30.

16  Ibid., p. 132.

17  Susan McClary, Feminine Endings. Music, Gender, and Sexuality, Minneapolis, University of Minesota, 1991, 220 p.

18  Marta Grabocz (éd.), op. cit., p. 258 sq.

19  Voir Ibid., pp. 262-263.

20  Ibid., pp. 260-261 et pp. 266-267.

21  Ibid., p. 268.

22  Ibid., p. 254.

Citation   

Bernard Sève, «Marta Grabocz (éd.), Sens et signification en musique, Paris, Hermann : Musique, 2007, 300 p.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Musique et lieu, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 20/02/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=312.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Bernard Sève

Professeur en esthétique et philosophie de l’art, Université Lille 3.