Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

Musique et lieu

Jean-Marc Chouvel
juin 2011

Index   

1Au début des années 1680, Jean-Jacques de Mesmes Comte d’Avaux décide de confier à l’architecte François Romain, un Frère Dominicain qui venait de s’illustrer dans la construction du Pont Royal, la réalisation d’une œuvre architecturale éminemment symbolique. Cet érudit connaît bien l’Italie, il apprécie le style baroque qui s’y est développé et compte bien l’illustrer dans la reconstruction de l’église de son nouveau fief. Pourtant l’église d’Asfeld n’est pas surprenante seulement du fait de ses colonnades et ses coupoles. Elle est aussi marquée dans sa conception même par une analogie pour le moins étrange : ses plans épousent la forme d’un instrument de musique, la viole de gambe, qui est un des instruments caractéristiques de la période baroque.

2Il s’agit sans doute d’une « folie » singulière, mais c’est une folie qui s’inscrit dans une longue lignée de connivence entre l’architecture et la musique qui vient l’habiter. Les motets de dédicace, écrits pour l’inauguration des lieux de culte, sont une tradition qui s’illustre de manière exemplaire à la Renaissance, et dont on peut encore trouver des traces au vingtième siècle. Dans le cas de l’église d’Asfeld, on a affaire à tout autre chose. D’abord parce que c’est l’architecture qui s’inspire de la musique et non l’inverse. Mais surtout parce que le lieu, conçu pour une pratique musicale, prend métaphoriquement la forme de l’instrument qui émet les sons, figurant ainsi une conscience du corps sonore à l’échelle de l’édifice, et métaphoriquement, à l’échelle de l’Univers1. C’est à partir de l’époque Baroque que la musique instrumentale va concurrencer la musique vocale et s’émanciper progressivement de son emprise. Et c’est à cette émancipation que l’on doit la construction de salles spécifiques pour le concert, au dix-huitième et surtout au dix-neuvième et au vingtième siècle, fixant les repères sociaux d’une pratique culturelle de la musique parfaitement ritualisée, allant même parfois jusqu’à la sanctuarisation2.

3Pourtant, rien n’est moins évident, dans notre pensée musicale, que le rapport avec le lieu. D’abord parce que, dans notre civilisation, la musique est une « affaire de l’esprit », et à ce titre, trouve son lieu véritable dans les méandres de notre psyché. Ensuite parce que toute la tradition théorique a œuvré à faire du son le résultat d’un calcul abstrait, en oubliant que l’origine de ce calcul est d’abord la mesure d’une distance, celle de la corde, celles du tuyau, et aussi celles des salles. Ces distances deviennent vite des abstractions spatiales, des ratios, qui se déploient dans un langage harmonique et contrapuntique se donnant l’apparence d’être « hors du monde ». La notation, puis la transcription des sons eux-mêmes sur un support, ont qui plus est rendu la musique comme indépendante du lieu de son expression. On peut jouer les concerti de Bach au milieu des Alpes3 et l’on peut écouter une grande symphonie, avec son baladeur, dans le métro.

4L’ensemble des articles de ce numéro de Filigrane rend compte d’une démarche contemporaine bien différente, qui tend à re-situer l’expression musicale, et qui propose une réflexion sur son inscription dans un lieu. Il ne s’agit pas seulement d’une vague notation « sur le motif », comme les cartes postales pour guitare ou pour piano du tournant du dix-neuvième et du vingtième siècle pouvaient en proposer des exemples, mais de propositions qui interrogent la réalité de notre contact avec la qualité sonore des éléments acoustiques, leur présence corporelle, à côté de la nôtre, la faculté des sons à habiter une architecture, un jardin, l’ensemble de l’espace urbain, et aussi les espaces virtuels qui sont désormais une part de notre demeure.

5Le son, qui est la matière de la musique, a été longtemps dépouillé de ses aspects matériels. L’impression de la musique, telle que Proust la décrit, est comme « sine materia », sans doute d’abord parce que cet art ne donne pas à voir son existence : les vibrations des cordes et des tuyaux sont quasiment inaccessibles à l’œil, et les ondes sonores traversent la substance transparente de l’air pour imprégner notre sensation comme par magie. Les doigts du pianiste semblent ainsi caresser directement nos cordes sensibles. Pourtant, la magie du son ne serait rien sans la présence irremplaçable du corps qui l’émet, sans l’infinie qualité de sa matière, la grande précision des tailles qui président à sa facture, favorisent sa résonance, mais aussi sans la somme colossale des informations que recueillent les trajectoires des ondes en explorant le lieu de leur émission, et que notre oreille apprécie dans toute l’étendue de leur finesse4.

6C’est ainsi que la musique s’inscrit dans le réel. Le lieu est alors non pas une donnée accessoire de la musique, une simple question de « position », mais très précisément ce qui rend l’expérience artistique unique et vivante, ce qui la rend absolument authentique. C’est la nature de cette expérience, et les aspects d’un nouveau rapport à la présence musicale, que ce numéro de Filigrane voudrait évoquer.

Notes   

1  On trouvera une photographie et de plus amples informations sur la page de la Société Française de Viole de Gambe : http://www.violedegambe.org/sfv/asfeld/index.php (consultation 11/07/2010).

2  On pense évidemment au Bayreuth de Wagner.

3  Le 5 mars 2000, le pianiste français François René Duchâble avait donné l’intégrale des concerti de Bach dans la neige face au Mont Blanc.

4  Il n’est qu’à songer à la difficulté de restituer, pour des enregistrements réalisés dans des studios à l’acoustique volontairement étouffée, la réalité d’une « présence », pour comprendre que ce phénomène n’est pas si négligeable.

Citation   

Jean-Marc Chouvel, «Musique et lieu», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et lieu, mis à  jour le : 11/12/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=290.

Auteur   

Jean-Marc Chouvel