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François Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard, 2008, 263 pages

Joëlle Caullier
mai 2011

Index   

1Une revue qui a choisi le prisme de l’art pour comprendre l’humain dans le monde, qui s’est intéressée, il y a peu, aux conséquences humaines et artistiques de la globalisation1, qui tente de penser l’articulation entre individu et société dans ses déclinaisons les plus contemporaines, ne peut que conseiller le dernier livre de François Jullien. Philosophe spécialiste de la pensée chinoise, membre senior de l’Institut universitaire de France et directeur de l’Institut de la Pensée contemporaine, F. Jullien exploite son expérience de l’altérité philosophique pour considérer d’un regard critique le concept fondateur du monde occidental, l’universel, et clarifie deux concepts attenants, l’uniforme et le commun, pour finir par poser au terme de son parcours théorique la question aiguë en ces temps de mondialisation forcée, du dialogue entre les cultures. Bien évidemment, le livre pose ouvertement le problème idéologique des droits de l’homme, fondés sur une conception de l’universel que, preuves historiques à l’appui, l’auteur considère foncièrement européenne. Mais tout en dénonçant l’européocentrisme du concept, il lui redonne tout de même du poids en en faisant non pas une valeur absolue mais le moyen d’introduire une tension salutaire au sein de cultures oppressives envers certaines catégories de population. Ainsi, la culture indienne, avec sa structuration immémoriale en castes, ne peut-elle nourrir qu’indifférence à l’égard des droits de l’homme parce qu’ils n’entrent tout bonnement pas dans son champ de réflexion ; ceux-ci offrent néanmoins aux Intouchables des arguments opposables, un précieux soutien et des raisons d’espérer dans leurs difficiles combats politiques. On peut en dire autant des femmes dans les cultures musulmanes ou des opposants aux régimes dictatoriaux. Faire reconnaître le concept de droits de l’homme comme universel est, dans bien des cas, voué à l’échec, mais l’idée constitue un idéal pour les opprimés et un levier indispensable pour secouer le joug qui bouche leur horizon. Le concept n’est toujours pas admis comme universel, mais enclenche néanmoins une dynamique au sein des sociétés qu’il interpelle, comme le yang au cœur du ying dans la philosophie chinoise.

2Le livre est conçu en une douzaine de chapitres progressant d’une analyse rigoureuse de chacun des concepts proposés pour aboutir à une proposition concrète de dialogue entre les cultures. Le commun est fondé sur l’expérience incarnée de l’individu et s’assume pleinement, c’est un acte politique qui, selon les cas, tantôt exclut ce qui n’est pas contenu dans son cercle fermé, tantôt accueille l’autre en reconnaissant l’incomplétude du sujet communautaire et la dépendance qu’elle entraîne (une acception largement développée par Derrida et Jean-Luc Nancy…). La communauté se fonde donc soit sur un principe d’identification soit, au contraire, sur un principe d’interdépendance. L’uniforme, lui, endort la conscience et efface toute différence. L’universel enfin s’édicte du lieu même de la raison et se situe dans la pure abstraction. Comme toute transcendance aujourd’hui, l’universel est en train de régresser au profit du vivre ensemble, du vivre en commun.

3La mise en ordre qui résulte de ces analyses bouscule bien des idées reçues et oblige salutairement le lecteur à se questionner face à ce qui passe dans les cultures occidentales pour des évidences. L’universel, l’être, le temps, la vérité ne sont en effet, à bien les observer, nullement des universaux et une étude rigoureuse révèle les conditions historiques de leur avènement. La démonstration fait notamment apparaître l’universel comme le fruit de trois poussées successives propres à l’Europe : une poussée philosophique qui impose dans l’Antiquité grecque la suprématie absolue du concept, en tant que création abstraite de la raison, séparée de l’existence ; une poussée politique, qui, à Rome, fonde sur le droit la citoyenneté élargie à tous les peuples de l’Empire ; une poussée religieuse, initiée par Paul, qui rassemble dans l’Un (uni-versus) de l’amour divin l’humanité tout entière afin de la sortir de l’éparpillement du divers (di-versus). L’universel apparaît dès lors comme typiquement européen et totalement étranger à d’autres philosophies, orientales par exemple, en ce qu’il sépare irrémédiablement l’intelligible du sensible, l’activité conceptuelle de la pratique nécessairement individuelle de l’existence. Du fait de son abstraction même, il présuppose un « devoir être » (la vie doit être ainsi) et se revendique prescriptif. Il ne reconnaît pas l’altérité et se fonde sur la vérité, ontologiquement une et absolue2. L’intérêt de l’universel est néanmoins qu’il maintient une transcendance, qu’il dessine un horizon à l’existence individuelle et collective que, de ce fait, il dynamise. C’est précisément parce que « l’universel maintient l’humanité en quête, et non parce qu’il prétendrait venir à bout de l’individuel ou du singulier dont on sait désormais le prix, qu’il fait figure d’idéal »3. L’auteur pointe les deux ennemis de cette conception ouverte de l’universel, fondée sur la tension vers un idéal plus que sur une vérité présumée, et les renvoie dos à dos ; ce sont tant l’universalisme naïf qui projette sa vision sur le reste du monde que le culturalisme, « relativisme paresseux qui condamne les cultures à la réclusion identitaire ».

4Afin de combattre l’uniformisation rampante (que Fukuyama estimait réalisée après la chute du mur de Berlin), François Jullien propose pour terminer de promouvoir un rapport entre les cultures qui soit capable de valoriser leur écart : ni bien pensant « sous son irénisme de la bonne volonté », ni d’un pluralisme (le culturalisme) trop hâtivement consenti cachant mal « un désengagement théorique qui n’ose dire son nom », et encore moins « choc entre les cultures » (pour citer Huntington, dont la posture identitaire et réactionnaire, typique de l’ère Bush, est dénoncée ici sans ménagement). Ce rapport passe nécessairement par le « dia-logue », « un dialogue d’autant plus rigoureux et fécond qu’il met aux prises des thèses antagonistes », dans une langue qui sera celle de chacun traduisant la langue de l’autre (p. 248) : « c’est la nécessité de traduire qui met au travail les cultures entre elles. La traduction, à mes yeux, est la seule éthique possible du monde « global » à venir. Car si la communication se fait dans la langue d’un des partenaires, ou sans que l’autre langue soit en même temps entendue, la rencontre, de ce seul fait, est biaisée, s’opérant sur le terrain – et donc dans le jeu des implicites culturels – de l’un des deux » (p. 247). L’usage généralisé de l’anglais est par conséquent critiqué car, dans de tels dialogues faussés entre les cultures, « on ne développe la spécificité de chacune d’entre elles que selon les pré-attendus occidentaux, eux-mêmes aplatis et qui restent massivement irréfléchis » (p. 249).

5En conclusion, F. Jullien réclame de toute réflexion sur les autres cultures qu’elle éclaire préalablement son propre cadre idéologique. Ainsi, il faut en avoir conscience, le concept de droits de l’homme pose-t-il une préférence fondamentale pour l’autonomie contre l’harmonie, pour la loi contre le rite, ce qui fausse d’emblée toute compréhension de ce qui n’est pas européen et ouvre la porte à l’uniformisation des modes de penser. S’efforcer de « traduire » la culture de l’autre déloge les impensés de sa propre culture et libère des capacités de dialogue et de compréhension du monde insoupçonnées. Ainsi faut-il non pas simplement enregistrer les différences entre les cultures, ni les aplatir sous le concept d’universel, mais explorer l’écart qui met en cause les universalités closes et qui remet en tension les cultures entre elles. « C’est le meilleur moyen de déjouer le clash qu’on voit engagé aujourd’hui entre civilisations » et de résister à l’uniformisation. « L’écart est le concept d’une résistance culturelle qui est aussi éthique et politique » (p. 251) et c’est lui qui crée les conditions et la nécessité du dialogue, obligeant chaque culture à se réfléchir elle-même, au miroir de l’autre.

6Dans le champ des arts, ce livre intéressera donc tous ceux qui cherchent à réinterroger la pseudo-évidence des identités nationales et culturelles, à penser les processus d’identification communautaire, à comprendre comment les expressions artistiques offrent des possibilités de dialogue entre les cultures et que les Cultural Studies ne satisfont pas pleinement.

Notes   

1  Musique et globalisation, 9-11 octobre 2008, colloque international organisé à Paris par la revue Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société, le CDMC, la Cité de la musique et les universités de Montpellier (Rirra21), Paris 8 (Esthétique, musicologie et créations musicales) et Lille 3 (Centre d’Etude des arts contemporains), Actes en cours de publication. Mise en ligne audio sur le site :
http://www.cdmc.asso.fr/fr/ressources/conferences/enregistremnts/musique_globalisation

2  Pour la pensée chinoise, la vérité ne peut être que circonstancielle et sans fondement ontologique, de même que l’être ou le temps.

3  P. 149.

Citation   

Joëlle Caullier, «François Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard, 2008, 263 pages», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], L'individuel et le collectif dans l'art, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 30/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=265.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Joëlle Caullier

Joëlle Caullier, co-rédactrice de la revue Filigrane et professeur de musicologie à l'Université de Lille 3, elle y a fondé le Centre d’Etude des arts contemporains (CEAC) qu’elle a dirigé jusqu’en 2008 et dont elle fait encore partie. Ses travaux portent essentiellement sur l’art et l’esthétique du XXe siècle, particulièrement dans le champ de la culture germanique. A travers une orientation interdisciplinaire (arts, esthétique et littérature), elle privilégie l’étude de l’expérience humaine dans son rapport à l’interprétation musicale et à la création artistique dans son ensemble et pose la question de la responsabilité de l’artiste.A titre d’exemple, elle a publié : « La Condition d’interprète », in : Démeter, revue électronique de l’Université de Lille 3, 2003, www.univ-lille3.fr/revues/demeter/interpretation/caullier.pdf, - « C’est ainsi que l’on crée !... » A propos de La Main heureuse d’Arnold Schoenberg, Joëlle Caullier ed., Lille, Presses du Septentrion, 2003, - « Plaidoyer pour la transmission », Revue Etudes, septembre 2008.