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Giorgio Rimondi, Il suono in figure. Pensare con la musica, Mantova, Scuola di Cultura Contemporanea, 2008, 302 p.

Giancarlo Siciliano
mai 2011

Index   

1L’arc de réflexions portées aujourd’hui sur l’esthétique du jazz s’est considérablement étendu de la langue anglaise (depuis LeRoi Jones, en passant par Paul Berliner et Scott DeVeaux, entre autres) vers la langue française (avec Christian Béthune et Alexandre Pierrepont) et nous a sollicités à penser « en » jazz à une conjoncture où, malgré le processus de transnationalisation, il n’est pas toujours aisé de repérer l’apport en langue italienne aux savoirs afro-américains. Cet ouvrage de Giorgio Rimondi vient non seulement combler cette lacune en croisant ces axes anglo-américains et français, mais il renouvelle aussi l’invitation, avec une force à la fois poétique et analytique, par un tant attendu « avec », ce petit mot qui, à la limite de l’audible – de Heidegger à Jean-Luc Nancy – s’avère être porteur d’un enjeu éthico-esthétique inquantifiable et d’une grande fécondité heuristique pour le jazz.

2Certes, avant nos contemporains, d’autres penseurs aussi (apparemment) polarisés tels que l’Adorno des Figures sonores et le Lyotard de Discours, figure avaient amorcé la problématique qui donne à cet ouvrage l’impulsion principale ; mais autant chez le dialecticien de Francfort que l’esthéticien du pulsionnel, le jazz était (encore) loin de recevoir le statut d’un objet privilégié de ces modes de pensée. Il s’agit, au contraire, dans Il suono in figure, de se confronter au phénomène jazzistique en ôtant les masques d’une certaine historiographie centrée sur la périodisation et de déplacer l’accent vers une série de figures singulières et porteuses d’intensités énergétiques aptes à dessiner une cartographie où l’on renonce au privilège traditionnellement accordé aux catégories de « styles » ou de « courants ». Il en ressort une multiplicité de perspectives à partir de nombreux musiciens, qui incarnent les conditions de possibilité même d’un paradigme rebelle lequel trouve son expression dans des « formes dynamiques à même de rester longtemps latentes ou de se réveiller à nouveau tout d’un coup, créées dans le temps tout en étant capables de survivre lors de changements tels la blue note, la voix incorporée, la forme pathique, la mémoire des images ou encore la musique en tant que langue maternelle et le montage pulsionnel »1.

3Parmi ces attributs, l’auteur s’attarde sur la catégorie primordiale de la voix en ce qu’elle circonscrit des zones de résistance à l’emprise d’un sens attestable pour que soit facilité le déplacement vers une valorisation du figural en musique – cette dimension du sonore qui vient paradoxalement contrer une hégémonie du regard dont la culture occidentale demeure tributaire.

4Si Il suono in figure cherche à redéfinir une ontologie du jazz, celle-ci aurait sans doute beaucoup de mal à en trouver les fondements du côté du langage. Le pari de Rimondi est de souligner la nécessité d’en appeller à la Ur-sprache pulsionnelle que Heidegger avait à peine effleurée et, là encore, bien en-deçà et au-delà de toute préoccupation pour le phénomène jazzistique qui, comme pour Adorno, lui était pourtant déjà contemporain. Cette zone de résistance, donc, c’est la voix dans le corps, là où intervient l’opération cognitive et affective du dig et non seulement du understand, pour reprendre la distinction rappelée par LeRoi Jones, c’est-à-dire celle de la voix comprise et vécue comme « l’épaisseur sanguine d’une phonê qui fait signe vers un mode existentiel […] irréductible à toute signification, à toute capture en-deçà de coordonnées esthétiques »2.

5Un mode de pensée qui accorde une telle importance à cette voix incorporée ne peut faire autrement que puiser abondamment au savoir psychanalytique, tellement l’auteur s’empresse – et à juste titre – de valoriser autant le Unheimlich freudien que l’objet a lacanien en tant qu’armes conceptuelles qu’il mobilise avec insistance. Ainsi sommes-nous amenés à comprendre la voix en tant que « reste non-spécularisable de la constitution du sujet », puisqu’elle « ne se constitue, dans l’algèbre lacanienne, qu’autour d’un vide, d’un manque à être, en représentant, ainsi que l’écrit Miller, « tout ce qui du signifiant ne contribue pas à l’effet de signifier »3.

6Ainsi, poursuit-il, si « la psychanalyse nous enseigne que la voix n’est pas liée à un organe sensoriel ni à un registre spécifique, la culture afro-américaine prend en charge la tâche de le démontrer le fait que, autant le grain de la voix de Billie Holiday que les sanglots du saxophone de Albert Ayler, dessinent la topographie d’une intériorité autrement indicible renvoyant à la priorité de la vocalisation, du son et de l’acoustique telle qu’elle l’emporte sur le langage. Priorité qui s’inscrit en deçà des marges d’une plus ou moins récusation consciente de la modernité dans la mesure où celle-ci, par un renoncement à la tradition de communication orale et non-alphabétique qui privilégie ainsi la tradition écrite, vient aussi affirmer la priorité du regard sur les autres sens. La modernité aurait ainsi été victime de cet hyper-visualisme que Koyré faisait remonter jusqu’à Leonardo, chez qui, « peut-être pour la première fois dans l’histoire », l’auditus est relégué à la seconde place alors que le visus prend là première »4.

7Au-delà de cette problématique d’un opticocentrisme auquella pratique jazzistique – de par la complexité de son régime audio-tactile – a dû affronter en permanence, l’orientation psychanalytique que Rimondi met ici en relief s’avère être d’autant plus porteuse d’axiomes fondateurs qu’il s’agit de mettre à distance l’écueil – encore plus archaïque, peut-être – de la séparabilité entre sujet et objet : « une désormais longue série d’études nous autorise, en effet, à estimer que dans la tradition occidentale ou euro-américaine le sujet croit pouvoir accéder à la connaissance à la seule condition de se rendre rigoureusement distinct de l’objet »5.

8Dans un tel espace qui sépare, « le mouvement procède ainsi en un seul sens : du sujet qui perçoit à l’objet perçu dans la construction d’un système relationnel déséquilibré où il n’y a aucun échange ni responsabilité partagée entre le tout et la partie »6.

9Dans le cadre alternatif que Rimondi nous propose, le détail ethnographique qu’il présente lors des dialogues avec musiciens et chercheurs plus et moins connus (cf. la série d’entretiens rassemblés sous le titre de Dialoghi dans la deuxième partie de l’ouvrage) et l’élaboration théorique sous forme de brèves et denses incursions à caractère philosophique (la série de Monologhi qui se veut son moteur théorique dès le départ), se forme, dans ce livre, un entre-deux qui nous sollicite à poursuivre la tâche de débusquer d’autres figures encore bien méconnues telles celle du DJ (pensons à ceux qui, sans le jazz, ne le seraient pas devenus : John Tejada, DJ Food ou LTJ Bukem), du poète/militant/chanteur et précurseur du hip hop Gil Scott-Heron ou encore du collectif Cinematic Orchestra et, last but not least, de la jazzwoman que Rimondi valorise par de nombreux renvois non seulement à des figures canoniques telles Billie Holiday ou Mary Lou Williams, mais aussi par des renvois aux théoriciennes de l’afro-americanité telles Angela Davis, Sherry Tucker, Farah Jasmine Griffin et bell hooks7.

10Une psychanalyse du fait musical en général – et non seulement du fait jazzistique – va devoir ainsi compter avec Il suono in figure pour que soit fondée, à nouveaux frais, une ontologie du sensible et pour qu’une autre ampleur soit donnée à la question de la double impulsion féminine – l’Afrique et la langue maternelle – qu’est l’événementalité jazzistique lorsqu’elle réussit à se soustraire aux dispositifs de capture hyperindustriels contemporains et lorsqu’elle demeure ancrée à son projet d’ouverture du temps par le maintien d’une temporalité qui « se soustrait à toute finalité téléologique et, par le refus de s’assujettir aux métaphores du développement et du progrès réussit à prendre en charge la condition humaine, celle qui est au milieu – comme dirait Deleuze – et qui, à chaque instant, et de manière imprévisible, peut commencer ou finir »8.

Notes   

1  « Forme dinamiche in grado di restare a lungo latenti o du risvegliarsi improvvisamente, create nel tempo ma in grado di sopravvivere ai suoi mutamenti : la nota blu, la voce incorporata, la forma patica, la memoria delle immagini, e poi ancora la musica come lingua materna, il montaggio pulsionale […] » (p. 13).

2  « Lo spessore sanguigno di una phonê che segnala un modo esistenziale... irriducibile ad ogni significazione, ad ogni cattura entro coordinate estetiche […] » (p. 147).

3  « Resto non specularizzabile della costituzione del soggetto, nell’algebra lacaniana la voce si costituisce attorno a un vuoto, a una mancanza a essere, rappresentando, come scrive Miller, ‘“tutto cio’che del significante non contribuisce all’effetto di significare’” » (p. 144 – 145).

4  « Se la psicoanalisi ci insegna che la voce non é legata a un particolare organo di senso né a uno specifico registro, la cultura afroamericana si incarica di dimostrarlo : sia la grana della voce di Billie Holiday che il singhiozzo del sax di Albert Ayler disegnano altrettanto bene la topografia di un’interiorità altrimenti indicibile, richiamantesi al primato della vocalizzazione, del suono, dell’acustica sul linguaggio. Primato che si inscrive entro i margini di una più o meno consapevole ricusazione della modernità, almeno in quanto la modernità, rinunciando alla tradizione comunicativa orale e non alfabetica in favore di quella scritta, é venuta affermando il primato dello sguardo sugli altri sensi. La modernità sarebbe cioé vittima di quell’ipervisualismo che Koiré fa risalire a Leonardo, nel cui pensiero “forse per la prima volta nella storia”, l’auditus é relegato al secondo posto, mentre il visus occupa il primo » (p. 148).

5  « Una ormai lunga consuetudine di studi autorizza infatti a ritenere che nella tradizione occidentale o euro-americana il soggetto ritenga di poter accedere alla conoscenza solo distinguendosi rigorosamente dall’oggetto » (p. 158).

6  « Il movimento procede dunque in un solo senso : dal soggetto percipiente all’oggetto percepito, costruendo un sistema relazionale squilibrato in cui fra il singolo e il tutto non c’é scambio alcuno né responsabilità condivisa” (ibid).

7  Cet auteur écrit volontairement son nom avec des minuscules (note de la rédaction).

8  « Si sottrae ad ogni finalismo teleologico, e rifiutando di assoggettarsi alle metafore dello sviluppo e del progresso riesce a farsi carico della condizione umana, quella che sta nel mezzo – come direbbe Deleuze – e che in ogni istante, e imprevedibilmente, puo’iniziare o finire » (p. 36).

Citation   

Giancarlo Siciliano, «Giorgio Rimondi, Il suono in figure. Pensare con la musica, Mantova, Scuola di Cultura Contemporanea, 2008, 302 p.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], L'individuel et le collectif dans l'art, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 31/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=263.

Auteur   

Giancarlo Siciliano