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L’anonyme, à qui tout cela advient

Catherine Grout
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.261

Résumés   

Résumé

En relation avec l’expérience d’une œuvre destinée au sens de l’ouïe (celle des oto-date de Suzuki Akio), cet essai porte sur le sujet sentant compris comme l’anonyme (Merleau-Ponty). Celui-ci fait partie d’un moment de monde, simultanément aux autres êtres vivants. L’événement est ouverture et élargissement. Aujourd’hui, ces deux expériences corporelles et mentales se précisent sans doute comme étant vitales pour le sujet cartésien et pour le monde. Elles correspondent à un mode d’être disponible et réceptif en lequel le sujet s’éprouve en échanges et en interrelations et non en retrait, en domination, comme lorsqu’il se pense en dehors du monde et qu’il objectivise celui-ci. Ainsi, le basculement du Je en on, engagerait potentiellement le sujet à envisager le monde (commun) en tant qu’horizon de ses actions, sans qu’il y ait pourtant cause à effet.

Abstract

This article discusses the sound installation Oto-date by Suzuki Akio in order to examine the feeling subject, understood as an anonymous being (Merleau-Ponty). This subject is part of a moment of the world, simultaneously with other living beings. The event entails opening and broadening. These two corporeal and mental experiences are now emerging as vital both to the Cartesian subject and to the world. They correspond to a receptive state in which the subject experiences her/his self as involved in exchange and interrelation, and not withdrawn as when she/he thinks from a position of withdrawal from the world, which is consequently objectified. Thus the switch from “I” to “We” can potentially make the subject consider the (shared) world as the horizon of her/his actions, without necessarily implying a causal relation.

Index   

Texte intégral   

« Je, vraiment, c’est personne, c’est l’anonyme ; il faut qu’il soit ainsi, antérieur à toute objectivation, dénomination, pour être l’Opérateur, ou celui à qui tout cela advient ».
(Maurice Merleau-Ponty)

1L’anonyme, évoqué par Maurice Merleau-Ponty, « celui à qui tout cela advient » est le sujet sentant1. S’il n’a donc pas de nom, il n’a pas non plus d’âge ou de sexe, il n’est pas situé historiquement, temporellement, culturellement, géographiquement, socialement, il est « perdu » selon les termes d’Erwin Straus2. Afin de l’étudier, lui et ce qui lui advient, je vais présenter tout d’abord l’expérience d’un projet artistique contemporain, celui de l’artiste japonais Suzuji Akio, Parcours Oto-date, pour ensuite interroger l’anonymat en relation avec l’apparaître et le statut de l’œuvre et conclure sur la question de l’horizon politique du sujet sentant en lien avec le paysage en son interprétation phénoménologique.

1. L’expérience d’une œuvre. Parcours oto-date

Cela advient

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Oto-date à Chu-wei, 2002, Taiwan, photographie Lu Guo Jie-ne courtesy l’artiste et Bamboo Curtain Studio (Chu-wei).

2Ici, je me trouve sur un caniveau dans une rue de Chu-wei. Entourée par des habitations peu élevées, je suis à la fois calée par les façades et appelée au loin par la structure urbaine et le ciel. M’étant placée sur un Point d’écoute (oto-date) de Suzuki Akio3, mon corps est orienté. J’ai loin dans mon dos l’agitation du marché et des commerces ainsi que la forte circulation et devant comme de part et d’autre, la rue plus tranquille qui monte sur la colline. Alors en cette après-midi d’octobre 2002 encore chaude, j’entends des sons assez proches venant des habitations (radio locale, discussions, bruit régulier de petites industries dans les maisons), du passage de quelques deux roues, des passants et des enfants qui courent. Ici, les sons venant des intérieurs et de l’espace ouvert cohabitent, se partagent l’espace sonore de la rue sans se confondre ; ils rebondissent et s’éloignent dans le passage tracé. J’entends ainsi la présence humaine à son échelle. Plus bas, je vais me placer sur un autre Point d’écoute, qui me situe cette fois dans un parking entouré sur deux de ses côtés par des immeubles d’une vingtaine d’étages. Les sons circulent ici, à partir des deux surfaces en angle qui activent les échos. Habitat et présence humaine sont dans un autre rapport d’échelle et d’amplitude. Un peu plus loin, je me place sur le seuil d’une cour d’habitation et m’y arrête. J’y entends le silence avant de percevoir d’autres sons, le vent et des paroles. De l’autre côté de la voie express qui relie Chu-wei à Taipei, la capitale de Taiwan, et à Tamsuei, la ville touristique à l’embouchure du fleuve qui porte le même nom, de l’autre côté aussi de la voie ferrée parallèle qui isole maintenant la ville du bord du fleuve, un oto-date propose d’écouter et de regarder le trafic routier tel qu’il défile à l’autre extrémité du tunnel piétonnier rempli d’eau après les fortes pluies. À l’abri et à l’écart, toute cette agitation, ce passage rapide des véhicules plus ou moins bruyants qui circulent sans adhérer au lieu deviennent presque comiques alors que, sur le chemin où je me trouve, le rythme est celui du vent et de temps en temps celui du train un peu plus haut. Plus loin sur le toit d’un conteneur au Bamboo Curtain Studio4, un peu de biais par rapport à la circulation et au fleuve, j’entends le son des bambous sous le vent, l’envol d’un groupe d’oiseaux, le train qui passe dans un sens puis dans l’autre, le téléphone qui sonne juste en dessous et la voix qui répond.

Qu’est-ce qui advient ?

3Chaque emplacement choisi nous permet d’entendre les sons du moment dans leur diversité sans qu’une source soit prédominante, ce qui aurait été le cas au bord de la voie express par exemple, ou trop près d’une fenêtre. L’expérience d’écoute proposée par le projet oto-date de Suzuki Akio nous aide à être attentifs et disponibles aux sons. Dès lors, le sens de la vue n’est plus celui qui nous informe principalement du monde qui nous entoure. Oto veut dire ’son’en japonais et date est la contraction de no-date, nom donné à la cérémonie du thé en plein air. La cérémonie du thé traditionnelle (chanoyu) est un moment, ou mieux un événement, qui accueille ensemble un petit nombre de personnes invitées en un même espace-temps. Le partage du raffinement élève le moment à une qualité d’exception, faisant que l’adhésion entre les personnes présentes dépasse les intérêts personnels. Dans l’univers extrêmement hiérarchisé de la société japonaise, le moment de la cérémonie du thé est sans doute le seul où les personnes réunies sont absolument égales les unes des autres. L’œuvre de Suzuki Akio doit être comprise dans ce contexte-là : comme une invitation des sons (et sous-entendu des personnes) à partager le même moment sans aucune hiérarchie, un moment qui ne se répètera pas5. S’il n’y a pas de préjugés dans le déploiement sonore, cela veut dire que concrètement et symboliquement, il n’y a plus de bruits pour nous, mais des sons, dans le sens où tout élément sonore est considéré, sans toutefois que nous considérions sa valeur attribuée d’ordinaire ou bien sa source.

4Très attentif aux qualités sonores des espaces, Suzuki Akio les remarque pour leur potentiel qui inclut aussi le hasard ou l’imprévu puisqu’ils ne sont pas indépendants du temps. Dans l’évidence de leur précieuse présence, les sons évoquent quelque chose des lieux habités tout en ne pouvant les définir à proprement parler. Chu-wei est devenue une ville dortoir se développant rapidement dans les années 80 et 90, après avoir été un village de pêcheurs et une petite ville. Aller d’un point d’écoute à un autre, nous donne accès à cette diversité urbaine et historique, aux divers modes d’habitation. Néanmoins, nous n’avons pas besoin du parcours pour connaître cela, il suffit de s’y promener et d’être un peu curieux. Ce qui se passe et qui advient concerne la qualité de la co-présence. Celle-ci sera peut-être un événement et elle sera vécue différemment selon les personnes et, bien sûr, les moments.

5Sans que je l’aie prévu, l’expérience de plusieurs Points d’écoute m’a permis d’être avec la diversité de la ville habitée ou plus exactement avec des moments singuliers et uniques, inséparables des personnes et de la structure urbaine mais aussi de la saison et de tout ce qui était là en même temps. Cet accès à la présence, qualitatif, peu dicible, sans bord ou limites définies aussi bien spatiales que temporelles diffère de la compréhension de la structure urbaine et de l’habitat acquise en particulier par la vue, car il s’agit moins d’une connaissance que d’une ouverture et d’une émotion.

6Plus tard, cette émotion m’en a rappelé une autre, celle qui m’avait fait ressentir, aussi de manière intime et corporelle, le sens profond de la notion de pluralité dans les textes de Hannah Arendt. J’y reviendrai pour aborder l’horizon (pré-)politique de cette émotion.

7Ainsi, ce qui m’est advenu, concerne le fait que pour moi les bruits sont devenus des sons et surtout que ceci s’est déployé en une co-présence émouvante. Avec les sons, il y avait le contexte divers, ce que je pouvais être en train de voir ou de regarder, mais aussi le vent sur ma peau, l’humidité de l’air, la chaleur sous les rayons du soleil, les qualités de sol. Ma relation au monde fut évolutive selon l’instant et ce qui m’entourait. Les interrelations avec l’existant ont eu plusieurs rythmes et intensités.

À qui ?

8La qualité et l’intensité de ces moments (pendant et après-coup) correspondent à des changements dans ma perception et mon mode d’être. Ces changements concernent par exemple le basculement du « Je » en « on » quand le « Je » est « l’anonyme ». Avant d’y revenir, je propose d’étudier les différents rythmes et intensités. Pour Pierre Schaeffer, qui a dans les années soixante poursuivi des recherches sur « l’objet musical », écouter « c’est prêter l’oreille, s’intéresser à. Je me dirige activement vers quelqu’un ou quelque chose qui m’est décrit ou signalé par un son ». Cela implique une attention tournée vers le son. Celle-ci dirige l’esprit vers quelque chose de précis, voire dirige le corps vers ce qui a été (ou est encore) signalé par le son. « Ouïr, c’est percevoir par l’oreille6. Par opposition à écouter qui correspond à l’attitude la plus active, ce que j’ouïs, c’est ce qui m’est donné dans la perception. D’entendre, nous retiendrons le sens étymologique : « avoir une intention ». Ce que j’entends, ce qui m’est manifeste, est fonction de cette intention. Comprendre, prendre en [ou avec] soi, est dans une double relation avec écouter et entendre. Je comprends ce que je visais dans mon écoute, grâce à ce que j’ai choisi d’entendre. Mais, réciproquement, ce que j’ai déjà compris dirige mon écoute, informe ce que j’entends »7.

9L’écoute, qui diffère donc du sentir, est du côté de la connaissance, tout comme le regard. Le sujet qui écoute est présent mais il peut se situer un peu en retrait de ce qu’il perçoit comme s’il était à la fenêtre, en dehors de la scène. Plusieurs degrés interviennent : de l’extrême vigilance pour détecter un danger, à la découverte parfois un peu vagabonde de la personne étrangère au lieu. Si l’écoute est un peu similaire au regard, toutefois la distanciation pourra ne pas être aussi objectivante qu’avec celui-ci, dans le sens où le son ne peut être objectivé, séparé du monde comme un objet, entre autres parce qu’il ne peut pas être extrait du temps voire du paysage8.

10En termes de mode d’être du sujet, le Je qui écoute n’opèrera pas la même césure avec ce qui l’entoure que le Je qui regarde, quand celui-ci fait-devenir-objet ce qu’il tient au bout de son regard9. Le son échappera toujours. Il pourra être enregistré, codé, spatialisé pour une écoute privilégiée comme dans les salles de concert mais peut-il être vraiment saisi ? Le Je qui écoute est un sujet présent au son, à un son parmi d’autres ou à plusieurs sons. Le Je qui entend est présent à la qualité sonore d’un moment et il ne cherche pas forcément à reconnaître et à nommer ce qu’il entend ou a entendu. Dans un cas, il se focalise, se dirige vers quelques éléments qu’il isole d’un ensemble plus vaste ; dans l’autre cas, il peut élargir son champ d’écoute10. L’orientation indiquée par les oto-date correspond aux deux attitudes. Nous pourrons très bien nous situer face à quelque chose et focaliser notre attention visuelle et auditive, ou ouvrir notre champ de vision et auditif à ce qui nous entoure y compris à ce qui est dans notre dos. Les emplacements sont d’ailleurs parfois choisis pour que les sons nous parviennent en écho depuis l’espace en arrière. Le Je qui comprend est, d’après Schaeffer et l’étymologie, un sujet qui saisit le sens et qui anticipe11. Le Je qui ouït est indiqué comme moins actif parce qu’il ne dirige pas son attention corporelle et mentale vers, il ne saisit pas le son ou le sens. Schaeffer insiste sur le mode passif « c’est ce qui m’est donné », sans traiter le sujet lui-même. Ce point est essentiel et concerne un des malentendus concernant le sentir. Comme l’indique Erwin Straus, concevoir le sujet sentant comme étant passif (ou sinon comme non actif) équivaut au fait de le considérer comme un objet12. Une certaine tradition occidentale envisage l’écoute comme celle d’un sujet soumis qui ne peut établir de distance rassurante ou objectivante avec ce qu’il entend13. Or, il importe de concevoir le sujet sentant comme un être vivant. Communiquer avec le monde sans aucune détermination symbolique, laisser être et s’ouvrir au monde est un mode actif qu’en psychologie on peut définir comme une passivité active14. C’est donc un mode sans saisie, sans direction unique mais orienté, sans volonté de pouvoir et anonyme.

11Le sens qui m’est venu dans l’émotion ne s’est pas développé à partir du langage et de ma conscience mais d’un changement dans mon état de corps et donc mental qui a correspondu à une modification interne au niveau de mon diaphragme et de mes viscères ainsi que du rythme et de l’amplitude de ma respiration. En cela il y eut bien échange et interrelations. La disponibilité est un mode d’être actif.

12Selon notre attitude, notre manière d’être, voire notre culture, nous allons écouter, entendre ou ouïr et peut-être comprendre. Nous allons nous ouvrir aux autres, être avec eux dans le même moment, ou bien nous isoler en nous-mêmes, penser à autre chose… Avec la proposition des oto-date, je fus attentive, dirigée vers quelque chose ; je me suis amusée à modifier la qualité de réception des sons en bougeant légèrement la tête ou en me penchant, ou bien j’ai essayé de ne pas m’attacher à un son, afin d’avoir une attention flottante, non dirigée. La compréhension évoquée plus haut est venue de mon arrêt en ces lieux et de ce que j’ai entendu et écouté. Elle peut correspondre aux niveaux de sens indiqués par Schaeffer (déduction pour une action qui a eu lieu dans une autre pièce, impression que la personne qui parle est en train de mentir, ou anticipation). L’événement, quant à lui, diffère de cela. Comme nous venons de l’aborder, l’ouverture est communication — dans le sens de Merleau-Ponty — avec ce qui entoure et non analyse voire intuition. Corrélativement, elle est advenue à partir d’une défocalisation, de mon élargissement. L’événement correspond moins au fait de prendre en moi ou avec moi que d’y être et d’être avec15.

13Cet événement prend sens avec la note déjà citée de Maurice Merleau-Ponty : « Je, vraiment, c’est personne, c’est l’anonyme ; il faut qu’il soit ainsi, antérieur à toute objectivation, dénomination, pour être l’Opérateur, ou celui à qui tout cela advient ». En la lisant à haute voix, nous pouvons entendre le ton de l’évidence et faire résonner en nous-mêmes ce qu’elle veut dire pour le sujet cartésien. Ici, les virgules ont, sans doute, autant de sens que pour le cogito cartésien. Elles nous donnent le souffle, la respiration, ainsi que l’événement de la pensée dans l’évidence éclairante de sa nouvelle formulation. Le Je du sentir, celui qui est immergé dans le monde et qui n’est pas en distance, « vraiment, c’est personne, c’est l’anonyme […] à qui tout cela advient ».

14Quelques pages en amont, nous pouvons lire « Le sujet percevant16, comme Être-à, tacite, silencieux, qui revient de la chose même aveuglément identifiée, qui n’est qu’écart par rapport à elle – le soi de la perception comme « personne » au sens d’Ulysse, comme l’anonyme enfoui dans le monde et qui n’y a pas encore tracé son sillage. Perception comme imperception, évidence de non possession : c’est justement parce qu’on sait trop bien de quoi il s’agit qu’on n’a pas besoin de le poser en ob-jet »17.

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Suzuki Akio à Chu-wei (Taiwan) 2002. Choix d’un « Point d’écoute » photographie Lu Guo Jie-ne courtesy l’artiste et Bamboo Curtain Studio (Chu-wei).

L’ouïe

15L’ouïe a moins que la vue un rôle de séparation d’une forme sur un fond (même si elle est capable de distinguer les sons entre eux et d’en privilégier certains par rapport à d’autres). La structure fond-forme tient sans doute à la distinction que l’on opère par rapport au silence ; cette structure disparaît ou s’efface lorsque le silence n’est plus considéré comme un fond (plus ou moins non-valant), quand il est apprécié au même titre que les sons, ceux-ci corrélativement n’étant plus compris ni comme des bruits ni comme des signaux à interpréter. Dès que le silence devient présence et non fond, l’élargissement au monde se défait de la structure duelle sujet / objet qui caractérise le sujet moderne ou cartésien18. C’est pourquoi, l’expérience des oto-date peut engager assez simplement le sujet en d’autres relations avec le monde, si toutefois il peut se détendre, ne pas chercher quelque chose à écouter et être présent et disponible à ce qui l’entoure.

16Dans un court texte intitulé « Une confession… » Suzuki Akio présente ainsi son projet oto-date : « Au début des années quatre-vingt, j’étais allé dire au revoir à John Cage, qui allait s’envoler de New York aux îles Canaries pour un concert. À l’aéroport, je fus intrigué par la forme de ses oreilles et il m’a autorisé à les dessiner rapidement. Depuis j’ai perdu ce croquis, mais à la place reste l’empreinte oto-date.

17Oto-date a commencé en 1996 quand j’ai mis cette empreinte en des points de plusieurs rues berlinoises, pour indiquer que, sur ces points, les personnes pouvaient se tenir et purifier leur sens de l’ouïe. En japonais, quand on apprécie la cérémonie du thé en plein air, on nomme l’événement no-date. Ma pièce parodie cela, tout en étant également une tentative pour se tenir sur les oreilles de Cage »19.

18Il partage avec John Cage le fait de s’intéresser aux sons et au silence, à l’imprévu, à ce qui pour certains pourrait être insignifiant et d’avoir un esprit un peu espiègle. Avant de réaliser son projet oto-date dans l’espace public, un basculement eut lieu en son mode d’écoute lorsqu’en 1988, il comprit qu’il ne devait pas chercher à écouter pour être présent aux sons du moment. Pendant dix-huit mois avec un groupe d’amis, sur un mont dans la préfecture de Kyôto, il construisit une structure en briques en forme de U (3,2 x 17,4 x 7m) Space in the Sun. Orientée sur la ligne du méridien, celle-ci fut destinée à son écoute des sons de la nature tout le long de la durée du jour au moment de l’équinoxe. Ce jour-là, seul, assis contre un des murs, il fit d’abord l’expérience de l’insatisfaction de l’écoute. « Changer les sons naturels en mots. J’écoutais et me demandais ’Quel est l’oiseau qui chante ainsi ?’’Ca c’est le vent soufflant dans les feuilles’et ainsi de suite. Changer les sons en mots était une sorte de confusion de pensée ; il manquait une concentration […] Comme le vêtement blanc fait de fine crêpe de soie de Tango, vous ne devez pas y voir de motif. J’ai découvert que je ne devais pas écouter quelque chose »20. Comme l’écrivit Fujishima Yutaka, au lieu d’être attentif, il devait être « réceptif à ce à quoi il ne prêtait pas attention »21. Il devait être « silencieux » (Merleau-Ponty). Lorsqu’il put détacher l’ouïe de la vigilance et de la reconnaissance, il obtint une sorte de complétude. « Les sons vinrent à lui de manière inattendue à ses oreilles. Le son est venu des roues des véhicules roulant au plus loin de la colline qui rejetaient de petits cailloux » (Nakagawa Shin). « J’ai ressenti que mes oreilles avaient grandi autant que celles de Gulliver ». Peut-être parce que, en dehors du fait d’avoir mis de côté les concepts, les prévisions et les préjugés, tout son corps avait participé à l’ouïe. « Mettre de côté une manière d’écouter qui peut être exprimée en mots, faire correspondre sa respiration avec celle de la nature, et sérieusement se confier au domaine des sens. Ceci ne correspond pas au fait de recharger quelque chose en moi, mais est un exercice pour me libérer de la stupidité » (Suzuki Akio).

19Ainsi, son expérience nous indique la différence fondamentale entre l’écoute et l’ouïe, entre la perception et le sentir. Néanmoins, il ne veut pas nous imposer ce basculement. Il nous propose plus simplement d’abord de nous arrêter et donc de prendre le temps, et alors de rafraîchir nos sens, voire de purifier notre ouïe. Au fur et à mesure de nos stations sur les « oreilles de Cage », nous allons devenir de plus en plus attentifs, curieux et ouverts aux sons ambiants. Dès lors, à notre tour, nous trouverons des points d’écoute en nous déplaçant quels que soient le milieu et la situation. Alors avec le plaisir éprouvé, nous allons peut-être comprendre que la motivation profonde de Suzuki vient d’un sentiment de manque. Il regrette d’une part, que les situations propices à l’écoute (les points d’échos) ne soient pas appréciées et que d’autre part, les sons qui existent disparaissent comme s’ils n’avaient pas existé. Ne pas être présent aux sons correspond à une absence qui peut, elle-même, correspondre à un manque d’être.

20Dans son ouvrage intitulé The Listening Self, le phénoménologue David Michael Levin s’est intéressé au sens de l’ouïe pour le sujet depuis la naissance jusqu’à l’âge adulte.

21« Phase I. Dans l’utérus sonore, l’infans [celui qui n’a pas de langage] entend avec tout son corps.

22Phase II. À un an, l’enfant peut déjà distinguer et reconnaître différents sons et leurs sources. Il peut imiter ou faire écho. À cette phase, écouter devient personnel dans le cheminement de la socialisation. À l’époque moderne, ceci est relié à l’opposition sujet et objet (cela commence historiquement à la Renaissance, au XVIe siècle et Descartes est une des références).

23Phase III. Est le moment adulte : c’est le processus de l’auto-développement. Essentiellement impliqué dans la pratique de la compassion, augmentant notre capacité, en tant qu’auditeur, à être conscient de, réceptif à l’interrelation de tous les êtres sonores et de ce qu’ils ont en commun.

24Phase IV Entendre (hearkening) (das Horchen chez Heidegger) demande la pratique de Gelassenheit, c’est-à-dire laisser-faire et laisser-être comme un mode ou un style d’écoute. Ce n’est pas une opération cognitive »22.

25Si Levin ne distingue pas l’écoute de l’entente, il insiste sur l’importance de l’ouïe comme mode d’être privilégié, susceptible de défaire pour le sujet moderne la dualité sujet / objet. Son analyse de la première phase nous indique également l’importance d’une ouïe corporelle qui ne se réduirait pas aux oreilles. D’une part, les sons traversent notre corps et y résonnent parfois, d’autre part, la disposition du sujet qui « laisse être » correspond à un état de corps, à une disponibilité mentale et corporelle. Il suffit de regarder Suzuki Akio. Qu’il soit attentif, en train de choisir un point d’écoute et son orientation, ou plongé dans l’événement des sons, tout son corps est actif. Sa présence au monde est entière.

26Par ailleurs, David Michael Levin relie l’écoute à l’opposition sujet / objet. À un an, celle-ci n’est pas encore développée en une objectivation, dans le faire-devenir-objet évoqué plus haut correspondant à la fois à une position extra-mondaine du sujet et à une saisie, extrayant êtres et choses de ce qui les entoure et du devenir. Au Japon, la question de la relation du sujet et de l’objet diffère23. Sans doute est-ce pourquoi aussi l’expérience auditive des oto-date peut ouvrir au monde, aider le sujet moderne et cartésien à se défaire de ce qui l’éloigne du monde et peut-être des autres. Alors, pourrons-nous aussi faire « correspondre notre respiration à la nature » (Suzuki) ?

2. Anonymat et statut de l’œuvre

L’œuvre anonyme

27Que voyons-nous ? Les oto-date sont matérialisés par des empreintes réalisées au pochoir soit à la peinture soit en creux sur une plaque de ciment. Elles représentent de manière schématique deux oreilles en forme de pieds ou vice versa, entourées par un cercle non clos. Ce dessin suffit pour nous indiquer un lieu, nous inviter à nous y arrêter, y mettre nos pieds et écouter ou entendre. En nous indiquant un Point d’écoute, ce dessin nous oriente en même temps corporellement. L’orientation prend en compte notre verticalité, le volume de notre corps, la position latérale de nos deux oreilles ainsi que la structure de l’espace qui nous entoure et ses possibilités d’échos. L’orientation ne doit donc pas être comprise comme l’indication d’un face à face, même si ce que nous voyons devant nous peut avoir un intérêt et avoir fait partie du choix de Suzuki. Par ailleurs, ces empreintes ne se présentent pas comme des objets d’art, d’autant qu’elles ressemblent fort à d’autres marques blanches mises elles aussi au pochoir à certaines intersections pour que les enfants s’arrêtent avant de traverser une rue (dans un cercle clos sont dessinées deux empreintes de pieds). Elles n’ont pas non plus la signature de l’artiste. Elles sont en quelque sorte anonymes, jusqu’à ce que nous ayons connaissance du projet et du parcours proposé à l’occasion d’une manifestation plus ou moins temporaire24.

28Parallèlement, Suzuki Akio ne produit rien. Il repère des lieux pour leur potentiel acoustique et sonore et il incite à l’écoute25, comme nous l’avons vu plus haut. Après Berlin en 1996, il s’est étonné que des organisateurs de manifestations artistiques en extérieur puissent être intéressés par cette démarche et lui demandent de continuer. Son étonnement est venu du fait que sa démarche est personnelle, correspondant à son propre plaisir de découvrir des points où il peut apprécier les sons et non à une performance ou à un concert en lesquels son action est destinée au public. C’est aussi sa manière d’être. Depuis la petite enfance, il vit plutôt dans l’instant avec une prédilection pour le sonore.

29Par ailleurs, même si l’incitation concerne en même temps la vue et l’ouïe26, le point d’écoute n’a souvent rien d’exceptionnel ou d’attirant. Il ne s’agit pas d’un endroit touristique, remarquable ou pittoresque. La situation, les sons et tout ce qui se passe concernent la vie de tous les jours, banale et merveilleuse à la fois. Les points n’apportent pas de valeur. Il n’y a pas de points de vue à préserver. Et de plus, dès que nous serons ouverts aux événements sonores, nous allons de nous-mêmes trouver d’autres points d’écoute, sans avoir besoin d’une empreinte au sol. La relation à la ville devient alors plus riche tout en étant désintéressée.

Anonymats

30Généralement plutôt analysé dans le contexte social de la grande ville et des métropoles, l’anonymat a deux versants principaux. L’un, positif, équivaut à une garantie de liberté individuelle et deviendra une des définitions de la ville comme lieu de rencontre et d’échange fondé sur la diversité. L’autre, négatif, dit le sentiment d’isolement au sein du groupe ou du collectif, voire la peur d’autrui, et il indique un besoin plus ou moins nostalgique d’appartenance à une communauté excluant l’étranger ou l’inconnu. L’activité artistique depuis les années soixante, à partir d’un mode de présence de l’œuvre conçue comme un élément anonyme (qui ne dit pas son nom ni celui de l’artiste27), nous permet de réinterroger la notion de l’anonymat en lien avec l’espace public.

31Avec l’expérience des oto-date, les trois niveaux de sens (anonymat du Je, anonymat de l’œuvre et anonymat dans les grandes villes) peuvent se rejoindre au moment de l’événement désintéressé du sentir. Avant que nous nous disions ’il s’est passé quelque chose ici’, nous sommes dans l’événement, en tant que sujet anonyme sentant, sans pouvoir nommer l’événement (et sans avoir à le faire), et de plus, nous n’y sommes pas seuls. L’œuvre incite, et si chaque personne « à qui cela advient » prend conscience qu’il s’est passé quelque chose pour et avec elle, qu’il y a eu une ouverture au monde et aux autres, elle va peut-être penser différemment son mode d’être et ses actions au sein du monde commun voire du monde. Alors l’expérience de l’œuvre correspond à un moment d’ouverture pré-politique. Prendre conscience de notre situation, c’est aussi réaliser l’espace et le temps dans lequel nous nous trouvons, et cela avec les autres. De là peut découler un engagement pour le monde commun. On peut alors se dire qu’une expérience intime n’est pas un obstacle à une réalité commune. Aujourd’hui un espace public est ainsi possible, un espace public qui ne serait plus directement celui de l’engagement politique (monde grec28) et qui ne serait pas seulement celui de l’accessibilité (définition de l’espace public équivalente au lieu public). Un de mes postulats est que le fait de constituer un espace public à partir de la notion d’anonymat en tant qu’expérience de l’être sentant devient l’élément garantissant un sentiment d’appartenance à un monde commun s’il y a un sentiment d’appartenance au monde et un élargissement aux autres.

32Deux conditions néanmoins sont à mettre en avant. La première concerne l’attitude du concepteur. Il importe qu’il destine son œuvre au monde. Au lieu d’être un objet autonome appelant la possession, celle-ci fait partie du monde. L’intention de Suzuki est double, il s’agit à la fois que nous soyons ouverts et disponibles à ce qui est (et que donc le sujet ne soit pas en distance) et que ce qui est ne soit pas perdu. Il ne conçoit pas son œuvre avec une destination politique. De même sa démarche liée aux Points d’écoute est à l’origine personnelle. Elle s’est développée ensuite pour d’autres, parce que des directeurs de manifestations ont apprécié sa proposition et ont peut-être réalisé qu’elle avait une portée potentiellement politique. Son désintéressement et son ouverture sous-tendent notre expérience autrement qu’une intention délibérément destinée à une prise de conscience politique, et ce, parce que si cette conscience n’est pas incarnée (si nous nous éprouvons comme faisant partie du (même) monde), elle ne pourra pas nous engager de manière entière. La deuxième concerne, bien sûr, l’expérience elle-même, sa durée et sa transformation en une attitude tournée vers le monde commun. Sans cette transformation, l’expérience sensible reste un événement sans suite pour l’espace public. Le contexte est ainsi décisif pour aider à la transformation, car les personnes ne le feront pas forcément toute seules : les préoccupations quotidiennes peuvent retarder la réflexion, repousser la compréhension et la prise de conscience et il est très difficile de développer quelque chose à partir des sens (puisque le sentir n’est pas une connaissance), sans l’appui du langage. C’est pourquoi, si un projet artistique est destiné à l’instauration d’un monde commun avec un engagement politique (dans le sens de polis), il doit alors être accompagné par une équipe convaincue qui suscitera des échanges au quotidien avec tous29. Ces deux conditions sont liées l’une à l’autre. Autrement dit, si la rencontre avec une œuvre d’art est une nécessité fondamentale pour le sujet moderne cartésien afin qu’il puisse se défaire de la structure duelle sujet / objet le conduisant souvent à une position extra-mondaine, corrélativement, il importe d’aider à ce que l’événement et la modification interne du sujet prennent sens au quotidien pour que le Je envisage le nous.

3. L’horizon politique de l’anonymat et du paysage

Pluralité

33Si le Je sentant a un horizon politique, dans le sens où par la mémoire du corps (à partir de la modification de son état de corps) et la communication (être avec) il va destiner ses actions pour le monde, s’agit-il du monde commun ou du monde tout court ? Sans doute les deux. Par ailleurs, il serait sans doute plus judicieux aujourd’hui de considérer le monde comme tout ce qui existe et apparaît, y compris la nature pour que le monde commun ne soit pas une donnée abstraite sans lien avec notre expérience. Si celle-ci coïncide avec une ouverture et un élargissement, alors le monde en lequel nous nous rencontrons ne correspondra pas à un ensemble de petits mondes qui s’excluent plus ou moins les uns les autres et ce, en raison d’enjeux de pouvoir, de hiérarchie sociale ou de discrimination.

34L’importance de l’écoute et de l’ouïe dans l’espace public correspond à celle de la pluralité et de l’ouverture. Le musicien vénitien Luigi Nono dit que sa ville natale « est un système complexe, qui offre exactement [une] écoute pluridirectionnelle […]. Les sons des cloches se diffusent dans différentes directions : certains s’additionnent, sont transportés par l’eau, transmis le long des canaux... d’autres s’évanouissent presque totalement, d’autres se lient de diverses façons à d’autres signaux de la lagune et de la cité ». Cette présence sonore offrant une écoute pluridirectionnelle est capitale car « Venise est un multi-univers acoustique absolument opposé au système tyrannique de transmission et d’écoute du son auquel nous avons été habitués depuis des siècles ». La présence sonore à et de Venise modifie le Sujet s’il est ouvert à ce qui lui advient. « Il s’agit dès lors d’une véritable urgence, d’un réveil à cette plus grande richesse « naturelle" »30. C’est, entre autres, ce que souhaite Suzuki Akio. L’urgence concerne à la fois le Sujet et sa relation au monde, car si le réveil concerne le sens de l’ouïe, il concerne aussi et en même temps la relation du Sujet avec le monde et les autres. Aux deux extrêmes, le Je, disponible et réceptif, communique avec ce qui l’entoure ou bien il est en distance, comme s’il n’appartenait pas au même espace-temps. Dans ce cas, comment construire un monde commun où le « nous » circule ?

35Dans le passage célèbre du début de La Prisonnière, le narrateur s’éveille et s’ouvre au monde par les sons de la rue qui lui font comprendre le temps qu’il fait. Le narrateur rejoint deux cents trente pages plus loin « des millions, presque autant qu’il existe de prunelles et d’intelligences humaines, qui s’éveillent tous les matins »31. Ce décentrement, quand il est élargissement, correspond à un des événements fondamentaux pour comprendre en soi la pluralité, de manière intime et corporelle. Le sujet s’élargit aux autres dans une « simultanéité » de présence (Merleau-Ponty). Parce qu’il est plongé dans le monde qui l’entoure le sujet n’est pas la seule présence.

36La pluralité ressentie en plusieurs Points d’écoute peut être portée par un horizon politique si nous avons le sentiment d’un partage du moment avec les autres. Dès lors, la co-présence vécue comme un événement plus ou moins exaltant, induit potentiellement (néanmoins sans causalité) un engagement partagé pour le monde qui pourra modifier nos actions et nos modes d’être au quotidien.

Le paysage

37Dans les années 1930, le neuropsychiatre Erwin Straus a interprété le paysage comme l’expérience de « l’être perdu ». Le paysage équivaut, pour lui, à une averse qui s’abat brusquement et qui nous empêche de prendre la correspondance d’un train. Même à l’abri, nous sommes baignés par l’humidité, les sons et la luminosité. Nous sommes présents par tous nos pores et nos sens à ce qui (nous) advient à l’instant même. Le paysage coïncide avec le sujet qui s’éprouve corporellement, avec ce qui est présent, le visible comme l’invisible. Il se distingue à la fois de la représentation (il n’est pas « déjà représenté ») et de la géographie. « Dans le paysage [écrit-il] nous sommes entourés d’un horizon ; aussi loin que nous allions, l’horizon se déplace toujours avec nous. L’espace géographique n’a pas d’horizon. Lorsque nous cherchons à nous orienter quelque part, lorsque nous demandons notre chemin à quelqu’un ou même lorsque nous utilisons une carte, nous établissons notre Ici comme un lieu dans un espace sans horizon ». De surcroît, il « est un espace fermé » et « systématisé » et, en tant que tel, « il est transparent dans toute sa structure »32.

38Cette distinction aide à comprendre l’importance qu’il y a de concevoir le monde commun en lien avec le paysage (qui coïncide avec un moment-de-monde en lequel le sujet s’éprouve comme faisant partie du monde). Toutefois, je le répète, l’expérience elle-même, celle de l’être perdu, ne peut construire un monde commun. Le paysage selon Erwin Straus ne coïncide pas avec le monde de tous les jours et il ne peut être permanent à moins de nous mettre en danger. Néanmoins, il peut apparaître comme une évidence et une nécessité pour le sujet. S’arrêter à un Point d’écoute puis à d’autres nous éveille et nous fait éprouver des basculements entre divers modes d’être. Ces basculements apportent l’horizon politique si nous envisageons la co-présence, le fait que nous sommes des terriens, que notre existence se déploie dans et avec la pluralité et que nous sommes sensibles à tout ce qui est. Dès lors, la co-présence est co-habitation et partage d’un même horizon.

39Considérer le paysage en son interprétation phénoménologique à partir d’un horizon politique nous amène à distinguer la définition du paysage donnée par Erwin Straus de celle développée par Marc Richir en particulier au début de son ouvrage intitulé Du sublime en politique. Celle de Straus inclut aussi le paysage du drogué et du buveur33. Celle donnée par Marc Richir correspond au « monde comme phénomène [qui] est paysage-de-monde » et où « nous nous paraissons à nous-mêmes comme y habitant tous, comme faisant partie intégrante de sa phénoménalité, à tel point que nous y devenons nous-mêmes paysages-de-monde, avant toute image narcissique ou toute représentation de la communauté assemblée, tout comme les paysages-de-monde y paraissent pareillement comme nous-mêmes, comme les membres mystérieusement assemblés de notre propre corps »34. Cette différence est essentielle entre un paysage qui peut aussi correspondre à un monde clos et privé ne communiquant pas avec les autres et un paysage-de-monde indissociable de la communauté qui y habite, pour que le paysage ait toute sa portée politique ou pré-politique, ainsi que corrélativement l’expérience du sujet sentant anonyme.

40Si cet événement fait sens et porte la pensée, en même temps, il est extrêmement rare dans le quotidien. C’est, entre autres, pour cela que l’expérience de certaines œuvres comme éveil, rafraîchissement des sens, ouverture au monde est si importante. Par ailleurs, l’événement peut correspondre à une mise en danger du sujet en raison de sa radicalité. Lorsque Merleau-Ponty écrit que la « pensée objective […] a pour fonction constante de réduire tous les phénomènes qui attestent de l’union du sujet et du monde et de leur substituer l’idée claire de l’objet en soi et du sujet comme pure conscience »35, nous pouvons entendre combien cette opération a pu réconforter le sujet (sans parler de son lien avec une éventuelle volonté de pouvoir). Être trempé de la tête aux pieds et jusqu’aux os n’est pas très confortable, surtout lorsque nous ne pouvons rien y faire, que nous ne pouvons pas être maîtres de la situation. Être au milieu du « tourbillon du monde » (Paul Cézanne) déstabilise le sujet qui s’inquiète de sa condition mortelle. Sans déterminité nous ne savons pas qui nous sommes. Dès lors, l’expérience de l’œuvre peut-elle vouloir imposer au sujet d’être « perdu » ? Il s’agit plutôt de solliciter les sens pour qu’il y ait basculement déjà de l’écoute à l’entente, ainsi qu’une compréhension susceptible d’accompagner un élargissement. L’enjeu ensuite se situe dans la possibilité du sujet de laisser faire et laisser être pour faire partie du monde et d’être co-présent.

Conclusion

41Avec la question de l’ouïe et de l’ouverture pluridirectionnelle, nous avons abordé ainsi la pluralité, avec l’ouverture du champ de vision et de l’ouïe, la non-objectivation (ne pas saisir, ni prendre possession de, ne pas limiter ni exclure…). Avec l’anonyme, nous avons interrogé le sujet moderne, celui qui a établi une distance entre lui et le monde, voire entre lui et les autres pour envisager le sujet sentant qui habite le monde et en fait partie au même titre que tout ce qui apparaît. Avec le monde, nous envisageons la nature, non plus à partir de la structure duelle nature / culture, mais d’une ouverture et d’une co-présence des êtres vivants. Dès lors, l’horizon politique peut être refondé à partir du paysage, c’est-à-dire d’une considération des interactions entre le sujet entier, situé, orienté et la totalité de ce qui l’entoure.

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Oto-date à Chu-wei, 2002, Taiwan,

Photographie Lu Guo Jie-ne courtesy l’artiste et Bamboo Curtain Studio (Chu-wei).

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Notes   

1  In Le Visible et l’Invisible, éd. Gallimard, Paris, coll. Tel, 1991, p. 299.

2  « Pour arriver au paysage, nous devons sacrifier autant que possible toute détermination temporelle, spatiale, objective ; mais cet abandon n’atteint pas seulement l’objectif, il nous affecte nous-mêmes dans la même mesure. Dans le paysage nous cessons d’être des êtres historiques, c’est-à-dire des êtres eux-mêmes objectivables. […] Nous sommes dérobés au monde objectif mais aussi à nous-mêmes. C’est le sentir ». Erwin Straus, Du sens des sens (Contribution à l’étude des fondements de la psychologie), traduit par G. Thines et J-P Legrand, éd. Jérôme Millon, 1989, p 519. Je reviendrai en conclusion sur la relation entre le sujet sentant et le paysage.

3  Comme le veut l’usage japonais, le nom est indiqué avant le prénom.

4  Ce lieu d’exposition privé situé entre la ligne de chemin de fer et le fleuve avait invité en 2002 Suzuki Akio ainsi que cinq autres artistes pour une manifestation intitulée « Le Paysage de Tamsuei ou la ville rencontre le fleuve ».

5  L’expression japonaise « ichigo ichie » (un seul jour, une seule fois) exprime bien cela.

6  Il vaudrait mieux dire par les oreilles, car leur structure interne n’est pas semblable. Ceci a une importance pour notre perception de l’espace et pour la spatialité.

7  Pierre Schaeffer Traité des objets musicaux, éd. du Seuil, 1966, pp. 103-104.

8  Cela différencie le son de la note ou de l’objet musical. J’emploie ici le terme de paysage plutôt que contexte afin de faire entendre les conditions du moment qui sont entre autres, atmosphériques et locales. Par ailleurs, le paysage est habité.

9  Au cours d’un de ses entretiens avec Martin Heidegger, le professeur japonais Tezuka déplore « l’objectivation photographique » lorsque celle-ci s’applique au monde japonais. Pour lui, elle a pour effet néfaste de « faire devenir-objet » ce qu’on y soumet et elle correspond à l’expansion de l’« européanisation » (in « D’un entretien de la parole. Entre un japonais et un qui demande », dans Acheminement vers la parole, traduit par Jean Beaufret, Wolfgang Brokmeier et François Fédier, Paris, éd. Gallimard, coll Tel, 1996, p 102). Comme je l’ai développé dans mon ouvrage L’Émotion du paysage. Ouverture et dévastation (éd. La Lettre Volée, Bruxelles, 2004), cette objectivation n’est pas seulement attachée à la pratique photographique.

10  Pour une analyse de la différence entre le regard fovéal et la vision périphérique, je renvoie à l’ouvrage d’Edward T. Hall La dimension cachée (traduit de l’anglais par Amélie Petita, éd. du Seuil, coll. essais, points, 1978) et pour ses incidences concernant la posture à celui d’Odile Rouquet Des pieds à la tête, (éd. Recherche en mouvement, Pantin, 1991).

11  « Je peux comprendre, par l’intermédiaire de mon écoute, quelque chose qui n’a, avec ce que j’entends, qu’un rapport indirect : je constate à la fois que les oiseaux se taisent, que le ciel est bas, que la chaleur est oppressante, et je comprends qu’il va y avoir de l’orage ». Pierre Schaeffer, op. cit., p 110.

12  « L’objet de la connaissance physique est le corps mu, tandis que l’objet de la connaissance psychologique est le corps qui se meut. Ce disant, nous nous trouvons confrontés avec l’opposition entre le mode présent et le mode parfait. Or, il est un fait que les erreurs de la psychologie objective résultent du fait qu’elle traite un organisme qui se meut comme un corps mu passivement et qu’elle transforme sans plus l’être rencontré en un objet, en transposant indûment au mode parfait ce qui existe au présent ». Erwin Straus, Op.cit., p 629. Corrélativement, c’est aussi pour cela qu’il est préférable d’éviter d’employer le terme de stimulus sensoriel pour envisager l’échange en tant que sollicitation ou réciprocité, cf. Merleau-Ponty : « Le sentant et le sensible ne sont pas l’un en face de l’autre comme deux termes extérieurs et la sensation n’est pas une invasion du sensible dans le sentant. C’est mon regard qui sous-tend la couleur, c’est le mouvement de ma main qui sous-tend la forme de l’objet ou plutôt mon regard s’accouple avec la couleur, ma main avec le dur et le mou, et dans cet échange entre le sujet de la sensation et le sensible on ne peut pas dire que l’un agisse et que l’autre pâtisse, que l’un donne sens à l’autre ». in Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, coll. Tel, 1976, p. 247.

13  Je renvoie, par exemple, à Hannah Arendt (La vie de l’esprit, vol I la pensée, traduction Lucienne Lotringer, édition Puf, 1981). J’ai déjà traité cette question dans Pour une réalité publique de l’art (éd. L’Harmattan, Paris, 2000) en relevant le lien avec une religion révélée oralement.

14  « J’utilise le terme de « passivité active », terme qui unifie les deux concepts apparemment opposés d’anarchie et d’acceptation [ou accueil], à propos des oto-date » écrit Fujishima Yutaka (in « Play, be open, live », dans le catalogue Suzuki Akio, musée Migishi Setsuko à Ichinomiya, 2009, p 25) traduit de l’anglais par mes soins.

15  « Moi qui contemple le bleu du ciel, je ne suis pas en face de lui un sujet acosmique, je ne le possède pas en pensée, je ne déploie pas au-devant de lui une idée du bleu qui m’en donnerait le secret, je m’abandonne à lui, je m’enfonce dans ce mystère, il “se pense en moi”, je suis le ciel même qui se rassemble, se recueille et se met à exister pour soi, ma conscience est engorgée par ce bleu illimité ». Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., pp. 247-8.

16  À la suite d’Erwin Straus, je préfère utiliser sujet sentant afin de distinguer la perception du sentir (nommé « imperception » par Merleau-Ponty). « Comme toute connaissance, la perception requiert un medium objectif général. Le monde de la perception est un monde de choses avec des propriétés fixes et changeantes dans un espace et un temps objectif et universel. Cet espace n’est pas donné originellement. L’espace du monde de la sensation est plutôt à celui du monde de la perception, comme le paysage est à la géographie ». Erwin Straus, op. cit., p. 511. Je reviendrai sur cette question plus loin.

17  Le Visible et l’Invisible, op. cit., p. 254, souligné par l’auteur.

18  Le sujet moderne est bien sûr, comme toute généralité, à prendre comme un objet théorique à replacer dans son contexte. Néanmoins, il se caractérise depuis la Renaissance par le fait d’être plutôt masculin, européen, citadin, blanc, aristocrate ou bourgeois et instruit. Pour une critique du sujet moderne à partir du sens de l’ouïe je renvoie à l’ouvrage de David Levin cité plus loin et concernant l’histoire de l’architecture je renvoie à l’ouvrage d’Alberto Perez-Gomez L’architecture et la crise de la science moderne, trad. J-P Chupin, éd. Mardaga, coll. Architecture + Recherches, 1983.

19  Suzuki Akio le 24/09/05, Londres (mes remerciements à Yoshida Keiko), traduction de l’anglais par mes soins.

20  Cette citation et les suivantes sont extraites d’un entretien en 1993 avec le musicologue Nakagawa Shin « From concept to action » paru dans le catalogue Akio Suzuki A, Sounds Works Trowing and Following, Stadtgalerie Saarbrücken, 1998, p. 98 et suivantes, traduit de l’anglais par mes soins.

21  Fujishima Yutaka in « L’écoute : point de vue d’un spécialiste de la personnalité », paru dans le volume collectif Le Paysage de l’espace urbain. Actualité du jardin, questions urbaines (dir. Catherine Grout), traduit de l’anglais par les services de traduction du Conseil de l’Europe, Strasbourg, éd. In situ, Enghien-les-Bains, 1998.

22  David Michael Levin in The Listening Self. Personal Growth, social change and the Closure of Metaphysics. Routledge, London and New York, 1989, p. 47-48, traduit de l’américain par mes soins. Je remercie Lani Maestro de m’avoir indiqué cet ouvrage.

23  Pour une présentation du sujet japonais, je renvoie aux ouvrages de Kimura Bin.

24  Quelques empreintes sont encore visibles en certaines villes comme Enghien-les-Bains. Celles qu’il a réalisées en ciment pour le Sentier des Lauzes en 2007 sont destinées à durer (programme interparcs « Regards croisés sur les paysages, voir la publication éponyme co-édition art3 et Jean-Pierre Huguet, 2008).

25  Son œuvre conçue en 2004 dans le cadre d’une commande publique de la ville de Strasbourg pour le Jardin des deux rives au bord du Rhin s’appelle d’ailleurs « Incitation à l’écoute » (Izanai).

26  Son œuvre s’est en partie développée en visualisant les sons, en transformant les sons en éléments visuels (cf entretien paru dans le catalogue Suzuki Akio du musée de Wakayama, 2006). Chaque oto-date est choisi en une combinaison toujours nouvelle entre l’écoute et la vue.

27  De nombreux artistes ont fait des interventions anonymes dans l’espace urbain, que l’on pense, entre autres, à Daniel Buren, Barbara Kruger, Jenny Holzer, Krystof Wodiczko, Boris Achour, Kawamata Tadashi, Bogomir Ecker, Francis Alÿs, ou Trisha Brown en danse.

28  Je renvoie en particulier aux textes de Hannah Arendt Condition de l’homme moderne, (trad. Georges Fradier, éd. Calmann-Lévy, 1983) et La crise de la culture (traduit sous la direction de Pierre Lévy, éd Gallimard, coll Folio / Essais, 1993). J’ai traité de la notion de pré-politique dans mon ouvrage déjà cité Pour une réalité publique de l’art.

29  C’est ce qui fut initié par le Bamboo Curtain Studio en lien avec le projet, et pour lequel, en tant que directrice artistique, j’avais proposé à Suzuki Akio de continuer son projet des Points d’écoute.

30  In « Conversation entre Luigi Nono et Massimo Cacciari » par Michèle Bertaggia (paru pour la première fois in Verso Prometeo, La Biennale/Ricordi, Venise 1984). Entretien accessible sur internet à l’adresse suivante :  http://www.festival-automne.com/public/ressourc/publicat/1987nono/132. J’y renvoie aussi pour la question de la saisie ou du laisser-faire lorsqu’un musicien s’intéresse à la présence des sons en un espace précis. « Ainsi, l’espace physique géométriquement unifié favorise la compréhension eidétique du son, de l’espace musical proprement dit : autrement dit, il permet la "saisie", le Begriff du son en tant qu’image. Il s’agit là de l’accomplissement d’une vieille obsession originelle de notre civilisation : civilisation haptique, comme dirait Kayser, en ce sens que, pour appréhender, elle a besoin de voir l’objet sous sa projection tridimensionnelle... ». D’où l’importance, pour lui, de s’éprouver dans un espace sonore ouvert sollicitant une écoute pluridirectionnelle. Cette relation au monde est une source d’inspiration pour sa musique tout en coïncidant fondamentalement à son engagement politique.

31  Marcel Proust, À la Recherche du Temps Perdu, La Prisonnière, vol I, éd. Gallimard, Paris, 1947, p 9 et p 237.

32  Op. cit., p 513.

33  Les toxicomanes « pénètrent dans l’espace du paysage ; ils trouvent leur réalisation dans l’intermède enivrant de leurs rêves, de leurs ivresses, de leurs extases, en se détournant de la clarté du monde vigile pour pénétrer dans la nuit et le sommeil […]. Le cabaret est l’espace recueilli du paysage et le centre de la vie du buveur ». Op. cit., pp. 522-523.

34  Du Sublime en politique, éd. Payot, 1991, p. 18 et 21, souligné par l’auteur.

35  Phénoménologie de la perception, op. cit ., p. 370.

Citation   

Catherine Grout, «L’anonyme, à qui tout cela advient», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, L'individuel et le collectif dans l'art, mis à  jour le : 30/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=261.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Catherine Grout

Catherine Grout, Docteur en Histoire de l’Art et Esthétique (EHESS), HDR en esthétique, lauréate de la villa Kujoyama (1994-95, Kyôto), elle est professeur à l’école nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille et professeur associé invité à l’université Keio (2002-2003) et à celle de Tokyo (2003-2005). Chercheur au LACTH (ENSAPL), elle est membre fondateur du Groupe de recherche franco-japonais sur le paysage de l’espace urbain à l’université de Tokyo, membre du réseau Japarchie (Asie - IMASIE, CNRS, Institut des Mondes asiatiques) et chercheur associé au projet inter-parcs « Regards croisés sur le paysage » (2005-2007).Elle est auteur de Le Tramway de Strasbourg (Paris, éd. du Regard, 1995), L’Art en milieu urbain, (Tokyo, éd. Kajima, 1997), Pour une réalité publique de l’art, (Paris, L’Harmattan 2000), Pour de l’art au quotidien, des œuvres en milieu urbain, (Taipei, éd Yuan-Liou, 2002, édition en chinois simplifié en 2005), L’Émotion du paysage, ouverture et dévastation (Bruxelles, La Lettre Volée, 2004), Représentations et expériences du paysage (Taipei, Yuan-liou, 2009)
Directrice artistique de manifestations en milieu urbain : biennale d’Enghien-les-Bains (1994-2004), Festival de Chu-wei (2002, Taiwan), à Tokyo avec l’université Keio (2002), à Bolzano (2006, Italie, avec Ar/ge Kunst Gallerie Museum), ou en lieu muséal : Villa Savoye (2007, Poissy), elle est également chargée de mission par la ville de Strasbourg pour les cinq commandes publiques dans le Jardin des deux Rives (2003-2004).