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Edward Said, ou la musique comme élaboration

Sonia Dayan-Herzbrun
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.250

Résumés   

Résumé

Intellectuel critique partageant avec Theodor Adorno la condition d’exilé permanent, l’écrivain palestinien Edward Said semble n’avoir trouvé de lieu stable que dans la musique, où peut se dérouler le fil de sa propre histoire, de la construction de son « Je ». La musique devient pour lui maîtrise du temps et conjuration de la mort. Mais l’auteur de l’Orientalisme a été peu à peu conduit à s’interroger sur les usages sociaux et politiques de la musique classique qu’il analyse à l’aide du concept d’élaboration qu’il emprunte à Gramsci, en s’attachant avant tout aux conditions d’interprétation et d’exécution des oeuvres. La musique possède ainsi des éléments transgressifs et nomadiques. La thèse selon laquelle toute interprétation est une réinterprétation permet à Said de développer une approche de l’œuvre de Wagner, qu’il partage avec Daniel Barenboim dont la rencontre a été pour lui très importante, lui donnant l’occasion d’établir un lien entre ses prises de position politiques sur la question palestinienne et son amour de la musique, avec surtout la création de l’orchestre du Divan Occidental-Oriental. La musique peut alors se réaliser comme quintessence de l’humanisme.

Abstract

Palestinian critic and writer Edward Said shared with Adorno the status of permanent exile. It seemed that the only place where Said could settle down was music. Music enabled him to unravel his own story and construct his “I”. Music helped him master time and evade the sight of death. But the author of Orientalism had to increasingly deal with the social and political practices of classical music. To analyse them, he drew on Gramsci’s concept of elaboration, mainly focusing on the way musical works are performed.. He emphasized music’s transgressive and nomadic aspects, arguing that every interpretation is a reinterpretation. His approach to Wagner was thus extremely similar to Daniel Barenboim’s. The encounter between Edward Said and Daniel Barenboim was pivotal, and prompted the writer to establish a strong link between his political positions regarding Palestine, and his love of music, particularly by setting up the West-Eastern Divan orchestra. Only through such endeavours can music become the quintessence of humanism.

Index   

Texte intégral   

1La musique a toujours occupé une place importante dans la vie d’Edward Said. Dans le film Selves and Others1qui lui a été consacré juste avant sa disparition, il confiait même que cette place était de plus en plus importante. Dans une des séquences du film, on le voyait et on l’entendait jouer la fantaisie en fa mineur de Schubert, car Said n’était pas seulement passionné de musique. C’était un excellent pianiste, dès la période qu’il appelle sa « vie prépolitique »2 et qu’il raconte dans un livre de souvenirs intitulé Out of place3. Ses textes sur la musique sont cependant moins nombreux que ses écrits politiques ou ses travaux de critique littéraire. À l’exception d’un recueil de trois conférences prononcées en 1989 et publiées en 1991 sous le titre de Musical Elaborations, Said n’a rédigé que des articles critiques – critiques de concerts ou de représentations d’opéras, critiques d’ouvrages consacrés à des musiciens – dans différents journaux ou revues4, ou parfois introduit des digressions sur des œuvres musicales dans certains de ses livres5. La rencontre, en 1993, avec Daniel Barenboim, qu’il relate de façon extrêmement émouvante dans un article du New York Times de 2000, sera à l’origine d’un ouvrage, dans lequel il est question à la fois de musique et de politique6, ainsi que de la création de l’orchestre nommé Divan Occidental-Oriental.

2Dans le livre qu’il mettait au point juste avant sa mort, survenue en 2003, On Late Style, Said débutait le chapitre qu’il y consacrait à Cosi fan tutte et à ses diverses interprétations en reconnaissant qu’il n’était pas un musicologue professionnel, et encore moins un spécialiste de Mozart. Ailleurs il définit son point de vue comme celui d’un « amateur pleinement engagé » « ce qui », ajoute-t-il, « n’est pas un statut aussi handicapant qu’on pourrait le penser »7. Dans la pensée de Said, il y a là une litote, et même davantage, puisque comme il l’affirme dans les Conférences Reith de 1993 « l’intellectuel se doit d’être un amateur » et que « cet état d’esprit peut transformer la routine purement professionnelle en quelque chose de beaucoup plus radical et beaucoup plus vivant »8. Dan Miller, qui avait assisté aux conférences Wellek données en 1989 à l’Université d’Irvine dans l’État de Californie, et qui ont été publiées sous le titre de Musical Elaborations, dit cependant que Said faisait, à l’évidence partie des amateurs les plus expérimentés. Il rappelle comment Said, durant ses conférences, jouait de brefs passages au piano pour illustrer les points qu’il développait9.

3Au lieu de se demander pourquoi Said a écrit si peu sur la musique qu’il aimait tellement, on peut au contraire s’interroger sur ce qui a déterminé, assez tardivement (en 1983) ce professeur de l’université de Columbia, déjà âgé de 47 ans, connu pour ses travaux de littérature comparée, avec surtout son ouvrage majeur l’Orientalisme, et pour ses engagements politiques développés dans de nombreux articles et ouvrages – il était alors membre du Conseil National Palestinien – à se lancer dans la critique musicale. Il y a là en effet une énigme, ou plutôt une dissonance. Comment concilier l’image du penseur radical, du fondateur de la théorie post-coloniale, avec celle d’un habitué des festivals et des salles de concert, où il se trouvait de fait souvent en compagnie de ceux que par ailleurs il combattait politiquement ? Comment ce critique impitoyable de la colonisation et de l’impérialisme, qui a su en mettre à jour tous les ressorts esthétiques et culturels, pouvait-il s’immerger avec une telle passion dans les œuvres musicales produites du cœur même de cette Europe impériale ? Sans doute est-il nécessaire ici de se référer à la singularité d’Edward Said, perpétuel déplacé (out of place). Au niveau théorique il n’a cessé de récuser les catégorisations et les appartenances. Partageant, avec Adorno dont il se disait le disciple, la condition d’« exilé permanent »10, il refusait, comme lui, toute logique identitaire. Il se revendiquait non comme un intellectuel engagé au service d’une cause, mais comme intellectuel critique « toujours extérieur au monde sécurisant des indigènes », et pour qui l’exil est « un état d’inquiétude, un mouvement où, constamment déstabilisé, il déstabilise les autres. Pas plus qu’il ne lui est possible de revenir en arrière et de retrouver la stabilité de son « chez-soi », il ne peut davantage, hélas, se reconnaître pleinement dans son nouveau pays »11.

4Les seuls lieux stables, pourrait-on penser alors, sont ceux où éclot de la musique, où peut se dérouler le fil de sa propre histoire, de la construction et de la continuité de son « Je ». Comme si la musique lui permettait de revenir en ce moment du commencement (beginning), moment de « réconciliation entre temporalité et universalité »12. Dans ce retour, cependant, il se trouve confronté aux usages sociaux de la musique « classique » qui est un marqueur d’appartenance de classe sociale, ainsi qu’à ses successives instrumentalisations politiques, notamment dans le cas de la musique allemande. Les réponses qu’Edward Said apporte à ces questions sont énoncées dans un dialogue permanent – parfois implicite – avec Adorno. Dialogue n’est pas consensus. Elles sont articulées autour du concept d’élaboration auquel il va donner des acceptions successives et complémentaires. Ce concept lui permet d’opérer le passage entre ce qui relève de la subjectivité, de l’expérience unique, et ce qui relève de l’être ensemble dans une histoire partagée mais conflictuelle.

La musique de la mémoire

5Il est indéniable le lien d’Edward Said à la musique touche d’abord à son histoire personnelle, dans ce qu’elle a de plus intime, dans son lien à sa mère, dans sa tentative de conjurer la mort. Mariam Said dans sa préface à Music at the Limits fait l’hypothèse que c’est la mort de Glenn Gould, la mort du pianiste qu’il a le plus admiré, si proche de lui et en même temps si différent, qui a décidé Said à rendre compte publiquement de ses émotions musicales. Et c’est à Glenn Gould qu’il consacre le premier de ses articles, à cet artiste qui, dans les enregistrements qui prolongent sa présence, « semble jouer aux limites, là où la musique, la rationalité et leur incarnation physique dans les doigts de l’éxécutant, semblent se rencontrer »13. Les pianistes, en général, occupent une place toute particulière dans la vie culturelle en général, et dans celle de Said en particulier, en ce qu’ils établissent un lien au passé. Le plaisir qu’Edward Said éprouve à écouter et à jouer du piano est un plaisir qui a largement à faire avec la mémoire. Au demeurant les références à Marcel Proust, aux thèmes musicaux jamais totalement identifiés – ceux de la fameuse « sonate de Vinteuil » – qui scandent la Recherche du temps perdu, sont récurrents dans les écrits que Said consacre à la musique. « C’est la mémoire privée qui est à la racine du plaisir que nous prenons au piano, et le pianiste intéressant14 est celui qui nous fait éprouver ce plaisir – qui donne au récital son pouvoir étrangement irrésistible »15. Mais cette mémoire privée est aussi une mémoire socialisée, puisqu’elle intervient lors d’événements publics, les concerts, et que ce qui se trouve évoqué concerne toujours les rapports avec les autres.

6Le deuxième événement qui accompagne les textes de Said consacrés à la musique est la maladie puis la mort (en 1990) de sa mère, à laquelle il était profondément attaché et qui l’avait initié à la musique. Comme si ces textes permettaient à la fois l’évocation et la conjuration. C’est à la mémoire de sa mère que sont dédiées les Musical Elaborations. Il lui rend hommage en ces termes : « C’est aux dons musicaux extraordinaires de ma mère et à son amour de la musique que je dois l’intérêt précoce que j’ai pris à cet art. Au fils des années elle a toujours été intéressée par ma façon de jouer, et nous avons partagé beaucoup d’expériences musicales ensemble. Je suis plus désolé que je ne saurais le dire de ce qu’elle n’ait pas pu vivre assez longtemps pour lire ce livre, en dépit de ses imperfections, et pour me dire ce qu’elle en pensait »16.

7La fascination pour Gould, à qui Said consacre de nombreux textes, et l’amour de la mère musicienne se répondent. À travers l’un et l’autre Said semble s’interroger sur le rapport de la musique au temps, à la vie et à la mort. Mort de Glenn Gould, mort de sa mère, puis ombre de sa propre mort quand il apprend, en 1991, qu’il est atteint de leucémie. Finalement, quand Said écrit sur la musique, c’est de lui-même qu’il parle. Chacun des concerts dont il rend compte est l’occasion pour lui de se remémorer un événement de sa vie passée. Le plus souvent il évoque le moment en quelque sorte fondateur où il a, pour la première fois entendu telle œuvre ou tel interprète. Le concert, la représentation d’un opéra, sont pour Said comme autant d’occasions à partir desquelles il semble réélaborer la manière dont il se présente aux autres et peut-être aussi à lui-même.

8Les concerts renvoient les uns aux autres, parfois même sur le mode de la libre association qui évoque la situation analytique. Mais Said ne nous livre jamais la clé. Le privé s’arrête aux portes de l’intime. Ainsi d’une séquence de Musical Elaborations, où les souvenirs s’enchaînent et se succèdent. Le point de départ en est un récital autour de « thèmes et variations » donné par Alfred Brendel à Carnegie Hall17. Le programme est familier à Edward Said. Il n’y a que les variations de Brahms qui le laissent perplexe, lui qui pourtant connaît et aime particulièrement ce musicien, car il lui semble les ignorer. En lisant de près il découvre qu’il s’agit d’une transcription pour le piano de pages extraites du sextuor à cordes en si bémol, dédiée à Clara Schumann. Le plaisir inattendu qu’il éprouve en écoutant cette oeuvre provient de la reconnaissance du morceau, ou du moins de la mélodie de ce morceau joué non plus par un ensemble à cordes mais au piano. Il apprendra plus tard que Brahms donnait assez souvent cette pièce lors de ses récitals, en hommage et en souvenir de Clara Schumann, pour qui il avait éprouvé un amour malheureux. Le thème de la passion aussitôt apparu est renvoyé cinq pages plus loin. Dans l’intervalle d’autres œuvres sont évoquées comme des rêveries survenant au cours de l’écoute, mais la quatrième des variations de Brahms est associée à l’une des Variations (Nemrod) Enigma d’Elgar que Said avait entendues quelques jours plus tôt. De la perplexité à l’énigme, il n’y a qu’un pas. Said passe alors à l’un des lieder de L’amour et la vie d’une femme de Schumann, puis à Tristan, puis à Capriccio de Strauss, pour finir à un enregistrement du festival de Prades, et à l’interprétation du sextuor par Pablo Casals dont on entendait le souffle et la respiration, et enfin au cinéaste Louis Malle. On est au plus près d’une sensualité qui ne sera évoquée que de manière allusive. « Ce souvenir me renvoya au film de Louis Malle, Les amants, construit autour de l’histoire inoffensive d’un homme inconnu et sans nom, qui surgit, à la campagne, dans la vie d’une épouse esseulée, et qui devient son amant d’un moment avant de s’en aller. Malle avait utilisé le mouvement en forme de variation du sextuor de Brahms comme l’élément principal d’orchestration du film »18. Said fait également allusion dans ce passage à des associations non musicales qui surviennent durant l’écoute du morceau, mais sans se laisser aller à la moindre des confidences. La musique suffit.

9Si le plaisir musical est un plaisir de la mémoire, la musique est aussi pour Said une forme de maîtrise du temps et le chef d’orchestre ou le pianiste de génie exercent pleinement ce contrôle. Ainsi de Celibidache, qui transfigure le temps, depuis le moment où il s’avance lentement vers son estrade, et fait de très longues pauses entre les mouvements de la symphonie qu’il dirige. « C’est alors que l’interprétation publique devient un phénomène global et hautement auto-dramatisé, et pas seulement la période de deux heures qui encadre un rituel de virtuosité et d’applaudissements »19. Pollini, au contraire, « galope sur l’estrade, s’assied au bord du siège de piano, et tire et pousse les deux heures dont il dispose, avec une intensité de plus en plus grande et de plus en plus improbable »20. C’est Gould qui a poussé le plus loin cette volonté de contrôle en quittant définitivement les salles de spectacle, et en se limitant aux studios d’enregistrement, des lieux semblables au sein maternel disait-il, où le temps s’enroule sur lui-même21. Pour ce qui est des œuvres, c’est le Ring, avec sa construction rétrospective, qui est, pour Said, le meilleur exemple de ce jeu avec le temps. À Bayreuth, Wagner « était toujours en train de refaire les choses, de les restructurer, les réparer, les réinterpréter, pour leur donner de la stabilité en faisant comme si elles était stables depuis le commencement »22. Ce rapport étroit entre l’aspiration à une maîtrise du temps, et le plaisir de la remémoration qui est à la fois conscience et conjuration de la mort, intervient dans le récit de son enfance et de ses années d’apprentissage que Said entreprend après les premières chimiothérapies que lui impose son traitement de la leucémie. Il l’achève, comme tout ce qu’il écrira entre 1991 et 2003, entre deux séjours à l’hôpital, et cette histoire de soi est aussi une narration de son entrée en musique.

Temps de la vie, temps de la musique

10Comme beaucoup d’autres enfants de sa génération et de sa classe sociale, puisque son père possédait une entreprise de papeterie, Edward Said a été initié très tôt à la musique. Cependant la famille Said, de religion protestante, était palestinienne, et le petit Edward était né à Jérusalem. C’est à l’intérieur de cette famille, une famille d’exilés, palestinienne en Égypte, protestante dans un pays à majorité musulmane où la minorité chrétienne est copte, et en outre pourvue de passeports américains, qu’il acquiert le goût presque exclusif, de la musique occidentale, et surtout de la musique allemande. Dans Out of Place, il raconte ses premières leçons de piano, à l’âge de six ans, sous la surveillance de sa mère, et l’ennui des gammes et des exercices. Il est probable que le récit fait par le psychiatre Peter Ostwald, dans le livre qu’il consacre à Glenn Gould, et dont Said rend compte de façon exceptionnellement attentive dans un article de la London Review of Books, ait réactivé ses souvenirs. « Ostwald décrit comment Gould a été élevé par sa mère, une protestante austère, professeur de piano de Toronto, qui pensait qu’elle pourrait induire le don de la musique chez son enfant, en faisant jouer constamment de la musique sur le gramophone et à la radio, pendant sa grossesse, et pendant les premiers mois de sa vie. Dès que le bébé Glenn put s’asseoir, elle prit l’habitude de le mettre sur ses genoux, de s’asseoir au piano, et de l’encourager à appuyer sur les touches, tandis qu’elle chantait des hymnes, des chorals, ou des chansons populaires canadiennes. La mère, l’enfant et le piano, écrit Ostwald, devinrent bientôt une unité »23. L’initiation à la musique du petit Edward, à partir de l’âge de six ans, a été plus conforme aux habitudes sociales et à la pédagogie de l’époque, et le rôle de la mère moins fusionnel. Peut-être cette discipline de l’apprentissage des techniques a-t-elle tari – du moins il le suppose – ses talents créatifs musicaux. Mais très tôt il commence à écouter de la musique, à y découvrir « un monde extraordinairement riche et composé, comme au hasard, de sons et de visions magnifiques »24, et à y prendre plaisir. Il a accès à la riche discothèque de ses parents, et surtout, très tôt, il écoute les retransmissions de concerts ou d’opéras à la radio, soit la BBC, soit la radio nationale égyptienne. Il emprunte aussi le Dictionnaire de l’opéra de Kobbé à la bibliothèque de ses parents : il le lit, certes, mais en admire aussi les illustrations. Il lit aussi les Opera Nights d’Ernest Newman, un des plus grands connaisseurs de Wagner de son époque. C’est ainsi que ses goûts musicaux prennent forme. À travers ces lectures, écrit-il, « j’ai découvert de bonne heure que je n’aimais vraiment pas Verdi et Puccini, mais que j’aimais le peu que je connaissais de Strauss et de Wagner, dont je n’ai jamais vu d’œuvre à l’opéra avant mes années d’adolescence »25. Said ne cessera d’affirmer cette absence d’intérêt, voire même ce dédain pour le répertoire italien fait, selon lui, d’œuvres de second ordre, à l’exception de Rossini qui, écrit-il en 1986, dans un article de The Nation, « était un génie ». Même Monteverdi ne trouve pas grâce à ses yeux. Les interprètes, Pavarotti en tête, « ont réduit la représentation de l’opéra au minimum d’intelligence et au maximum de bruit, payés à un prix exorbitant »26. Au fil des années, il ne cessera de déplorer la programmation des grandes salles, et d’abord du Metropolitan Opera de New York qui privilégie ce répertoire.

11La constance des goûts et des dégoûts musicaux d’Edward Said qui ont finalement peu évolué depuis sa prime adolescence, incite à émettre l’hypothèse que la musique représentait pour lui non seulement une part de privé ou d’intime qu’il ne s’est donc décidé que tardivement à partager avec des lecteurs ou des auditeurs, mais qu’elle marquait aussi chez lui la trace d’une enfance qui a persisté et avec laquelle il continue à s’expliquer. À la fin des années quarante, ses parents commencent à l’emmener avec eux à l’Opéra du Caire, où ils sont abonnés à une série de ballets, mais également à une « saison lyrique italienne ». Il est profondément déçu par une représentation de Lohengrin chanté en italien, s’ennuie un peu à la représentation du André Chénier de Umberto Giordano, en dépit de son intérêt pour l’intrigue – et il s’ennuiera encore plus quand, quelques temps après il assistera à un concert d’Oum Khalsoum-, mais est émerveillé par la représentation du Barbier de Séville, l’esprit et l’autorité de Tito Gobbi qui chante le rôle titre. Cet hiver-là, il a treize ans, et devra attendre un an encore pour recevoir en cadeau de Noël l’enregistrement de cet opéra, son premier album de disques. Il raconte comment il s’était faufilé dès quatre heures du matin dans la pièce où se trouvait l’arbre de Noël, car il soupçonnait que ses parents lui offriraient ce coffret de disques. « Après avoir ouvert soigneusement l’emballage, j’ai immédiatement fermé les portes, fait jouer les disques les uns après les autres, en baissant le volume du son, alors que la pièce sombre d’abord, s’éclaircissait progressivement au fur et à mesure que l’aube se levait. La confirmation, dans des conditions si privées et si exclusives, de ce que j’avais éprouvé durant la représentation sur scène, telle que je m’en souvenais, suscitait en moi le plaisir le plus vif. En même temps je me trouvais piégé, de façon plus ou moins consciente, par ces circonstances très particulières, dans un environnement de silence et de subjectivité impossible que je n’avais pas le pouvoir de prolonger »27.

12Les souvenirs qu’égrène Edward Said témoignent de la richesse de la vie musicale de la capitale égyptienne sous le règne du roi Farouk. Les plus grands chefs d’orchestre se produisent à l’époque à l’Opéra du Caire. A l’âge de quinze ans Said y entend Clemens Krauss, et l’année suivante Wilhelm Furtwängler venus au Caire avec leurs orchestres respectifs. Ce furent là ses expériences musicales les plus marquantes, même si les concerts que ces maîtres dirigent comportent des « guimauves » comme la Pizzicati Polka de Johann Strauss. Même la « magie des noms allemands (Wiener Philarmoniker, par exemple) »28, l’impressionne. Quand à la soixantaine il écrit ses mémoires, il se souvient encore du programme de ces concerts.

13Une rencontre musicale le marque particulièrement. C’est celle du pianiste Ignace Tiegerman, un Juif polonais, venu s’installer en Égypte pour fuir le nazisme, et qui dirige au Caire un conservatoire où l’on enseigne le piano et le violon. Edward Said le rencontre en 1950, alors qu’il a quinze ans et qu’il devient son élève. De ce vieux musicien juif européen il reçoit ce qu’il qualifie plus tard de « structure du sentir » (a structure of feeling), empruntant ce concept à Raymond Williams. Tiegerman détonait dans le paysage cairote de l’époque. C’était « une créature mince et anguleuse, presque un nain, aux manières impérieuses, avec un fort accent polonais, et une capacité à s’exprimer en français, en allemand et en anglais (pas du tout en arabe) ; il était insouciant et cependant occasionnellement attentif aux changements politiques majeurs en train de s’opérer en Égypte, avec la dégénérescence du régime de Farouk et le triomphe du nationalisme arabe sous la conduite de Gamal Abdel Nasser »29. Le répertoire de Tiegerman s’étendait des grandes œuvres pianistiques de Beethoven à une poignée d’œuvres du vingtième siècle russe et polonais. C’est surtout autour de Brahms que Said avoue avoir longtemps préféré à Mozart que s’établissait la complicité entre le maître et l’élève. À travers Tiegerman Said se relie à ce qu’il ressent comme étant toute une tradition musicale profondément européenne. « Ce qui en émergeait c’était la capacité de donner vie à un morceau dans la manière même de l’exécuter, capacité qui dépend de la connaissance d’un compositeur à travers une structure du sentir – je fais ici un emprunt à Raymond Williams –. Cette capacité n’apparaît que lorsqu’on pénètre en détail les articulations de l’œuvre. Ces articulations ne peuvent exister sans, et même elles reposent sur, le corpus officiel de la musique canonique, ses règles, ses structures, ses styles, mais en fait elles existent au-delà des canons »30. C’est là que Said marque sa différence avec Adorno, dont il s’est dit cependant le dernier disciple. Les analyses musicales de Said portent toujours, en fin de compte, sur l’exécution et non sur l’écriture de l’œuvre, sur l’exécution dans laquelle il voit une élaboration. On aura à revenir sur cette idée.

14Le lien d’Edward Said avec la musique ne fera que s’approfondir lors de ses années d’étude aux États-Unis où il part en 1951. Les premiers 33 tours arrivent sur le marché. La bibliothèque du Collège de Mount Hermon où il passe ses premières années d’étudiant, est pourvue d’une discothèque et d’un tourne-disque. C’est là qu’il écoute et réécoute l’enregistrement des Noces de Figaro par Herbert von Karajan. L’organiste de la chapelle qui lui donne des leçons de piano l’introduit à Bach et à Haydn. Son père, non content de lui faire donner des leçons de piano, à Princeton, puis à Boston, quand il prépare son doctorat à Harvard, lui permettra aussi de se rendre dans les prestigieux festivals européens de musique, à Lucerne, à Salzburg31 ou à Bayreuth, où il se rend pour la première fois à vingt-trois ans pour assister à la représentation du Ring, de Wagner. De ce premier séjour à Bayreuth, il gardera un souvenir tellement ébloui qu’il hésitera longtemps à y retourner, de peur de le gâcher. Said maintiendra aussi le lien avec Tiegerman, l’homme qui a eu sur lui l’influence musicale la plus importante. Il le revoit au Caire quand il part y passer ses vacances, puis plus tard à Kitzbühel où Tiegermann possédait un petit chalet. Ce compagnon musical comme il le qualifie dont l’exemple continue à l’habiter tout au long de son existence, lui a fait comprendre, comme le fera Glenn Gould aux récitals desquels il assiste à Boston entre 1959 et 1962 ce qui sépare le bon amateur de l’exécutant aux dons incontestables.

L’interprétation comme élaboration

15Jeune étudiant arabe, et fortuné, Edward Said se rend aussi à l’opéra quand il vient aux États Unis. La première représentation à laquelle il assiste est celle de Cosi fan Tutte, au Metropolitan. Cette production où le livret est traduit en langue anglaise et la mise en scène très conventionnelle (des mouchoirs de dentelle et des perruques compliquées), mais l’interprétation musicale superbe, lui laisse un souvenir indélébile. « L’impression faite sur moi par ce Cosi Fan Tutte là fut tellement puissante que la plupart de représentations que j’ai pu voir par la suite de cette œuvre ou la plupart des interprétations que l’ai pu en entendre, m’ont paru être des variations de cette production classique qui en était comme la quintessence. Quand, en 1958, j’en vis la production à Salzbourg, sous la direction de Karl Böhm, avec Schwarzkopf, Ludwig, Panerai, Alva et Sciutti, je la considérai comme une élaboration de la réalisation du Metropolitan »32.

16Ce terme d’« élaboration » revient à plusieurs reprises dans les réflexions que développe Edward Said, et à chaque fois avec des sens un peu différents les uns les autres, mais qui forment en quelque sorte une constellation. Partant du texte de Theodor Adorno sur le vieillissement de la « nouvelle musique »33, Said réintroduit la temporalité historique dans l’analyse non plus de l’écriture de l’œuvre, comme le faisait Adorno, mais dans celle de l’exécution. Ce n’est donc pas, quant à lui, au devenir de la nouvelle musique qu’il s’attache, mais aux formes d’exécution et d’écoute de la musique classique. Évoquant ses rencontres avec Michel Foucault, Pierre Boulez rappelle que ce dernier lui avait fait observer l’ignorance dans laquelle les intellectuels contemporains tenaient la musique, qu’elle soit classique ou populaire34. De nos jours « non seulement, observe alors Said, on n’écoute pas la musique classique, mais quand on le fait, on l’écoute à l’intérieur de nouvelles configurations de l’expérience esthétique et sociale »35. Et un peu plus loin : « Le fait est que la musique demeure située à l’intérieur du contexte social comme une variété particulière d’expérience esthétique et culturelle qui contribue à ce que, en suivant Gramsci, nous pourrions appeler élaboration ou production de la société civile »36.

17Que font donc les membres de la société pour qu’il continue à y avoir de la musique classique ? Ils la font exister, de manière à chaque fois différente, car de la musique elle-même, on pourrait dire à la limite qu’elle est « fondamentalement muette ». Elle ne possède ni la discursivité, ni la possibilité d’exprimer des idées ou des hypothèses comme le fait le langage37. La musique partage ce silence avec les autres arts qui tous expriment quelque chose qui est au-delà de la réalité humaine et historique à laquelle ils appartiennent. La littérature utilise des mots du langage de tous les jours, et les arts figuratifs reflètent la réalité, même s’ils la transfigurent. Le concept aristotélicien de mimesis repris par Erich Auerbach38 à propos de la littérature occidentale, – Auerbach que Said admirait et qu’il a préfacé, leur est approprié. Il n’en va pas de même pour la musique, qui certes est son, dépend du son, et cependant « est le plus silencieux des arts, le plus inaccessible à la signification mimétique que l’on peut extraire d’un poème, d’un roman ou d’un film »39. Il ne suffit pas de rappeler banalement que la Symphonie pastorale de Beethoven évoque la nature, ni même que la marche funèbre de Siegfried exprime le deuil à la mort d’un héros. Les musiciens doivent apporter leur propre interprétation des œuvres qu’ils exécutent. Barenboim est de ceux-là. « Le signe distinctif de ses interprétations comme pianiste, chef d’orchestre ou professeur, c’est l’extraordinaire capacité qu’il a de trouver d’abord la note juste, lui donner naissance, et faire vivre le morceau avec ses inflexions, ses pauses, ses points culminants, ses épisodes, et puis finalement, lui permettre de se replonger dans le silence d’où il était sorti »40. C’est ce processus qui fait sortir la musique du silence, aux sens propre et figuré, que Said nomme encore élaboration. Le musicien d’exception « apporte une pulsion quasi biologique au projet esthétique » donne « à toute cette complexité du son et de la vie la netteté et l’immédiateté d’un présence profondément humaine et en même temps transcendante. Ce n’est ni de la domination, ni de la manipulation41. C’est l’élaboration, comme forme ultime de l’expression et de la signification »42. Le concert, avec son public, ses rituels, ses interprètes professionnels, est ici central. « L’interprétation publique (performance) est donc un point de convergence hautement déterminé où se retrouvent le spécifique et le général, la musique, en tant qu’esthétique spécialisée au maximum, avec une discipline entièrement spécifique, et l’interprétation publique comme forme générale, socialement accessible, de sa présentation culturelle »43.

18La musique n’est donc ni un simple produit des relations sociales, mineur ou subordonné, ni même un simple reflet de la situation historique. Elle constitue pour la société une manière de se penser, de s’élaborer, et en outre cette élaboration est transgressive. « La musique est elle-même, et cependant la manière dont elle habite le paysage social varie au point d’affecter les styles de forme et de composition avec une force dont les études culturelles n’ont, jusqu’à présent, guère fait l’inventaire. En bref l’élément transgressif dans la musique est son aptitude nomadique à s’attacher aux formations sociales, à en devenir une partie, à varier ses articulations et sa rhétorique suivant l’occasion ou le public, à quoi doivent s’ajouter les situations de pouvoir et de genre dans lesquelles elle prend place »44. En dépit des changements introduits par l’enregistrement et donc par la reproductibilité, l’événement musical a un caractère d’unicité que ne possèdent ni la littérature ni les arts plastiques. Il est impossible de « revisiter » un concert comme on retourne dans une bibliothèque ou dans un musée. La musique possède donc une vie propre, au-delà de la partition, et c’est en cela qu’elle est transgressive. La musique a la « faculté de voyager, de passer par dessus, d’errer de lieu en lieu à l’intérieur d’une société, même si bien des institutions et des orthodoxies ont cherché à l’enfermer »45. La musique est donc analogue à la théorie voyageuse que privilégie Said et sur laquelle il s’attarde dans ses Réflexions sur l’exil. Du coup toute interprétation est réinterprétation, et la fidélité en musique consiste à savoir être infidèle.

19Ce qui est en cause ici, c’est le rapport à Wagner, et plus accessoirement à Richard Strauss ou à Wilhelm Furtwängler, à tous les musiciens qui ont été, d’une manière ou d’une autre, liés à l’idéologie ou au système nazi. Said, on l’a vu, aimait avant tout la musique allemande. De Berlioz, qu’il appréciait tout particulièrement, il écrit qu’il était plus allemand que français, raison pour laquelle il a, selon lui, toujours été injustement traité en France46. Est-ce donc pour cela qu’il tempère autant sa critique idéologique des Troyens, alors qu’il est d’une sévérité implacable à l’égard de l’Aida de Verdi, à la musique « stridente, martiale », et qui est, selon lui, un « monument de l’esthétique orientaliste de l’impérialisme européen »47. On sait qu’Aida a été écrit à la demande du Khédive Ismail, juste après l’inauguration de l’Opéra du Caire et l’ouverture du Canal de Suez, sur un livret de l’égyptologue français Mariette. Les Égyptiens « réels » y sont invisibles, et remplacés par des figures d’une antiquité orientalisée. Les représentations ultérieures n’ont jamais permis à cet opéra d’échapper à l’emphase, et à la vulgarité, même quand le rôle-titre a été tenu par Maria Callas. L’écriture des Troyens, en tous cas son livret, n’est pas dépourvue d’orientalisme. Elle est certainement liée non seulement à la passion que Berlioz a toujours eue pour Virgile mais aussi à son admiration pour l’expansion impériale française, depuis la campagne de Bonaparte en Égypte, en passant par conquête de l’Algérie, jusqu’aux expéditions sur l’ensemble du continent africain, Madagascar et l’Indochine. Ces éléments contribuent en partie à la compréhension de l’opéra, et éclairent, par exemple, le personnage de Didon, reine nord-africaine, en proie à un amour aussi vif que sans espoir pour Énée qui obéit lui aux devoirs de sa mission impériale, puisqu’il doit conquérir l’Italie. Cependant, tient à préciser Edward Said, il s’agit d’une « grande œuvre d’art », à la différence d’Aida, et il va jusqu’à la comparer, par sa sincérité et son intensité, à Fidelio. La critique de l’orientalisme ou de l’impérialisme des productions culturelles cède le pas ici à l’émotion esthétique ressentie dans une série de conditions précises. Il n’en va pas exactement de même pour les œuvres littéraires. Edward Said n’hésite jamais à montrer avec autant de finesse et de précision qu’il est possible, comment les romans des grands auteurs qu’il apprécie le plus, Jane Austen, Georges Eliot, Charles Dickens ou Joseph Conrad, ont participé au dispositif du pouvoir colonial et impérial. Il convient, selon lui, d’être conscient de la dimension historique de ces livres, sans pour autant cesser d’y prendre un grand plaisir.

20C’est là aussi que Said marque sa différence avec Adorno dont il s’est toujours dit cependant le dernier disciple. Adorno réfléchit sur les œuvres musicales comme il le fait sur les œuvres littéraires. Ce n’est pas le cas, on l’a vu, pour Said. Au-delà de l’œuvre, ce qui lui importe, ce sont les conditions de l’écoute48, ainsi que les modalités d’interprétation par les metteurs en scène, les chefs d’orchestre et les interprètes, musiciens et chanteurs, autrement dit les formes d’élaboration et de transgressivité. On est toujours en droit, et même on est toujours dans l’obligation d’aller au-delà de la littéralité de l’œuvre musicale. Il importe d’être infidèle à Wagner, dans la manière d’interpréter ses opéras, et c’est cette infidélité qui est la fidélité même. Autrement dit il faut, dans l’œuvre, lire au-delà de ce qui est le plus manifeste. Les deux thèmes récurrents par lesquels les anti-wagnériens justifient la condamnation du musicien, sont d’une part l’apologie du nationalisme allemand et l’antisémitisme, l’un et l’autre étant exprimés dans les écrits de Wagner, mais aussi dans ses opéras, Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, par exemple, ou le Ring. On sait que les œuvres de Wagner n’ont pas été exécutées en Israël avant 2001, lorsque Daniel Barenboim, en tournée avec l’orchestre de l’Opéra de Berlin, dans ce pays, dont il est citoyen, a proposé à son public, à Jérusalem, de jouer en bis un court extrait de Tristan et Isolde. Quelques jours près la commission à la culture de la Knesset faisait la proposition de boycotter dorénavant le chef d’orchestre.

21Said revient à de très nombreuses reprises sur ces questions qui occupent une large partie de ses entretiens publics avec Daniel Barenboim49. Palestinien, membre du Conseil National Palestinien depuis sa création, il ne peut s’y dérober. La rencontre avec Daniel Barenboim, et l’amitié très étroite qui a depuis uni les deux hommes, ont donné plus de forces encore aux convictions de Said.

Du prépolitique au politique

22Le passage du prépolitique au politique s’est opéré pour Edward Said avec la guerre de 1967, dite Guerre des six jours, l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, et l’annexion de Jérusalem Est où il n’a désormais plus eu la possibilité d’aller passer des vacances et revoir les membres de sa famille qui s’y trouvaient encore. L’universitaire brillant, l’enseignant de littérature comparée, spécialiste de Joseph Conrad a pris conscience à la fois de sa situation de Palestinien et de la nature du phénomène colonial. Certes il s’était toujours vécu comme discriminé, étranger en Égypte, chrétien ni égyptien ni occidental, arabe aux États Unis. Quant à son intérêt passionné pour Conrad, marin polonais devenu écrivain de langue anglaise, et donc lui aussi un exilé permanent, plongé au cœur des entreprises impériales, il relevait à coup sûr d’une connivence ou d’une proximité, que Said n’a explicitée que tardivement50. Le choc de 1967 provoque à la fois l’écriture de l’Orientalisme ainsi que des livres et articles qui suivront, et l’entrée dans l’Organisation de Libération de la Palestine. Said maintiendra jusqu’au bout sa position d’intellectuel critique, disant sa vérité au pouvoir, quel qu’il soit. La relation à la musique se poursuit sans discontinuité depuis le début, mais va sortir peu à peu de la sphère du privé sous l’effet là aussi, on l’a vu, d’événements extérieurs et s’articuler avec le politique.

23Said a pris, à de très nombreuses reprises position en faveur d’une coexistence des hommes et des femmes vivant sur la terre de la Palestine du mandat britannique (aujourd’hui Israël et Territoires Palestiniens Occupés), et se revendiquant de deux peuples distincts. Il lui paraissait essentiel que les Israéliens juifs reconnaissent le tort fait aux Palestiniens, mais tout autant que les Palestiniens soient conscients des souffrances subies par les Juifs, surtout par les Juifs d’Europe, fondateurs de l’État d’Israël. Il est d’autant plus important, dans ces conditions, pour Edward Said d’expliciter son approche de l’œuvre de Wagner. Certes, Wagner n’a pas été contemporain du nazisme, et il n’est donc pas responsable de l’usage qui a été fait de ses compositions musicales, et accessoirement de ses écrits, même si, comme Adorno l’a montré, sa manière d’écrire, les thèmes qu’il développe, son rapport aux mythes, ont favorisé cette récupération. Said est d’accord avec Barenboim pour considérer que « Wagner en tant que personne était absolument détestable »51, et son antisémitisme monstrueux. Les contemporains de Wagner l’ont à coup sûr entendu et interprété avec les outils culturels et politiques de leur temps, qu’il s’agisse des connotations antisémites ou des aspirations nationalistes allemandes. Mais d’autres lectures sont possibles. Mime dans le Ring, ou Beckmesser dans les Maîtres Chanteurs, ne sont pas juifs, même si on (et Adorno en particulier) a pu y voir des stéréotypes antisémites. Le Hollandais volant n’est pas le Juif errant. Il est donc tout à fait possible d’interpréter ces personnages autrement, en gommant ce qui n’est qu’une lecture liée à des circonstances historiques déterminées. Quant aux Maîtres Chanteurs on doit y voir au-delà d’un nationalisme daté et caduc, un hymne à la vitalité de la musique. « Comparé à La Flûte enchantée, un antécédent important dans la présentation du rôle social de la musique, Les Maîtres chanteurs ont franchi une borne culturelle importante. Les musiciens de Wagner sont également citoyens et chanteurs ; ils gagnent leur pain et sont des arbitres en matière de culture. La vie quotidienne irrigue de façon naturelle l’autre vie, la vie esthétique »52.

24Si l’on veut mener une critique à la fois politique et éthique cohérente des œuvres musicales, rendre compte des conditions réelles de leur production et de leur (non) exécution, il faut adopter une perspective universaliste. On est on droit, par exemple, de juger avec la plus grande sévérité la manière dont Richard Strauss s’est compromis avec le régime nazi, à l’évidence par lâcheté et non par conviction. Mais il faut alors également se poser la question, par exemple, de l’art aux Etats-Unis pendant la Guerre du Vietnam, ou de la musique écrite durant la première guerre du Golfe53. Il faut surtout prendre en compte, comme l’a fait et continue à le faire Daniel Barenboim, la question juive avec la question palestinienne. C’est en juin 1993, devant le guichet de la réception d’un hôtel londonien que Daniel Barenboim et Edward Said se sont rencontrés. Said, à Londres pour raisons professionnelles, avait réservé une place pour aller, le surlendemain, écouter Daniel Barenboim qui devait jouer le Premier concerto de Bartok sous la direction de Pierre Boulez. Après une courte hésitation, (comment lui, un Arabe, allait – il entrer en conversation avec ce musicien israélien dont il admirait le jeu ?) il se décida à l’aborder. La rencontre fut d’une telle intensité, qu’ils ne se quittèrent pratiquement pas, (sinon le temps pour lui de rédiger ses conférences et pour Barenboim d’aller aux répétitions) entre ce moment là, un vendredi midi, et le dimanche soir, où le concert avait lieu. « Nous ne cessâmes de parler : de musique et de politique, bien sûr, de l’art, de la vie, de tout »54. À la suite du concert, en allant dans les coulisses où Said voulait féliciter son nouvel ami qui devait le présenter à Pierre Boulez, il aperçut, ouvert sur le piano d’exercice, un exemplaire de son livre The Question of Palestine. Si l’on veut mener jusqu’au bout la réflexion sur l’antisémitisme européen, précise Said plus d’une fois, non seulement il ne faut pas l’identifier à la musique de Wagner, mais il faut également rappeler qu’une des conséquences de cet antisémitisme a été le sort réservé à la population palestinienne, quand Israël a été établi en 1948 comme État juif, c’est à dire virtuellement sans population arabe. L’orchestre du Divan Occidental-Oriental fondé, en 1999, par Barenboim et Said a réalisé le projet commun de construire un espace musical de vivre ensemble pour des jeunes que l’histoire et les violences politiques avaient séparés. L’histoire de la création de cet ensemble a été maintes fois racontée et célébrée. Elle s’est déroulée à Weimar, dans le cadre de la célébration du 250° anniversaire de la naissance de Goethe dont le célèbre recueil de poésie donne son nom à l’ensemble. Ici les références affluent : Weimar, la ville de Goethe, le cosmopolite, un des rares poètes européens à avoir combattu l’antisémitisme et parlé de l’Orient arabe à travers sa poésie, et sans orientalisme. Mais Weimar dont les environs tout proches ont abrité le camp de Buchenwald. Avec cet ensemble était créé, au moins au niveau symbolique, cet espace commun de coexistence entre Arabes et Juifs que Said (et Barenboim) appelaient de leurs vœux. Pour Edward Said cette création marquait aussi une réconciliation entre son histoire personnelle de Palestinien et son amour de la musique classique. L’attribution, en septembre 2004, du nom d’Edward Said au Conservatoire national de musique de Bethléem a officialisé cette réconciliation.

25La musique, pour Said, on l’a vu, est maîtrise du temps, conjuration de la mort. La musique conjure la mort mais en la rappelant à chaque instant, comme l’écrivait Said à propos du dernier Beethoven55. Elle est aussi en elle-même « réquisitoire contre le politique, l’inhumanité, l’injustice…. Elle est peut- être l’ultime résistance à l’acculturation et à la réduction de toute chose en marchandise ». 56 À la différence avec la littérature où la rupture postcoloniale, avec un Aimé Césaire, un Chinua Achebe ou un Salman Rushdie, introduit une écriture, une culture et une esthétique de la résistance, Said ne distingue rien de tel en musique. Des mises en scène comme celles de Peter Sellars pour Mathis le Peintre de Hindemith, ou pour La Mort de Klinghoffer, de John Adams, peuvent accentuer l’interrogation politique. Mais tout cela reste dans une tradition occidentale finalement très classique. Said n’a jamais cherché à susciter en musique le décentrement postcolonial qu’il a favorisé dans la théorie littéraire. Il ignore à peu près la musique arabe, l’écriture très particulière de sa période classique, son rapport au temps... Il ne redécouvre Oum Khalsoum que tardivement, et seulement pour remarquer qu’elle manie la variation à la manière de la musique classique occidentale. « J’ai réalisé, écrit-il, qu’il ne s’agissait pas d’aller jusqu’au bout d’une structure logique construite avec soin, mais de laisser surgir toutes sortes de possibilités, de prendre des voies détournées, de s’attarder sur des détails, de digresser, et de digresser à partir de la digression ».57. Mais cette expérience ne bouleverse pas son approche de la musique. Car même à l’intérieur de la musique occidentale, Said n’a qu’une faible estime pour des musiciens qui, tel Bartok, ont fait un travail de réappropriation et de restitution des musiques improprement appelées « populaires » ou « traditionnelles ». On pourrait penser qu’il s’agit là de la persistance des goûts facteur de distinction sociale, au sens de Bourdieu, goûts acquis dans l’enfance et l’adolescence. Mais il est évident aussi que la musique était pour Said, la quintessence de l’humanisme, de ce qui réunit, entre les pauses nécessaires de silence, au-delà des discours qui séparent, qui imposent la domination et justifient la souffrance. Dans la mesure où elle vit dans une élaboration permanente, un travail par lequel les interprètes se dégagent des déterminismes sociaux et historiques, elle était pour lui affirmation de liberté.

Notes   

1  Ce film a été réalisé par Emmanuel Hamon.

2  Edward Said, Réflexions sur l’exil et autres essais, traduit de l’anglais par Charlotte Woillez, Actes Sud, juin 2008, page 703.

3  Publié aux Etats-Unis en 1999, cet ouvrage a été traduit en français en 2002 aux éditions du Serpent à Plumes sous le titre de À contre- voie.

4  La plupart de ces articles viennent d’être réunis dans Edward Said, Music at the Limits, avec un avant-propos de Daniel Barenboim, Columbia University Press, New York 2008.

5  Ainsi, par exemple, du chapitre qu’il consacre à Aida, dans Culture et Impérialisme, comme exemple du lien entre pouvoir et plaisir dans l’ordre de l’empire, ou plus encore de la référence à Glenn Gould dans le récit de sa rencontre avec le cinéaste Gillo Pontecorvo, le réalisateur de la Bataille d’Alger (Réflexions sur l’exil, édition citée, page 377).

6  Edward W. Said et Daniel Barenboim, Parallèles et Paradoxes. Explorations musicales et politiques. Paris, 2003.

7  Edward Said, Musical Elaborations, Vintage Éditions, Londres,1992, page XV. (traduit par S.D.H.).

8  Edward Said, Des intellectuels et du Pouvoir, traduit par Paul Chemla et revu par Dominique Eddé, Le Seuil, Paris, 1996, page 98.

9  Dan Miller, « Privacy and pleasure : Edward Said on music », Postmodern Culture, 1991, vol 2, n° 1.

10  Cf. Martin Jay, Permanent Exiles. Essays on the Intellectual Migrations from Germany to America, Columbia University Press, New York, 1985.

11  Edward Said, Des intellectuels et du Pouvoir , édition citée, page 69.

12  Edward Said, Beginnings. Intention and Method. Columbia University Press, New York, 1975, page 364.

13  Edward Said, Music at the Limits, Columbia University Press, New York 2008, page 6.

14  Le pianiste « intéressant » qui sert de prétexte à cette chronique est 1985 est ici Maurizio Pollini.

15  Edward Said, Music at the Limits, Columbia University Press, New York 2008, page 12.

16  Edward Said, Musical Elaborations, Vintage Éditions, Londres,1992, page VIII.

17  Edward Said, Musical Elaborations, Vintage Éditions, Londres,1992, Pages 79-90.

18  Ibid., p. 86.

19  Edward Said, Music at the Limits, Columbia University Press, New York 2008, page 84.

20  Ibid., p. 85.

21  Ibid., p. 9.

22  Ibid., p. 111.

23  Ibid., p. 224.

24  Edward Said, Out of Place, Vintage Books, 2000, page 96.

25  Ibid., p. 35.

26  Edward Said, Music at the Limits, Columbia University Press, New York 2008, page 37.

27  Edward Said, Out of Place, Vintage Books, 2000, page 100.

28  Ibid., p. 101

29  Edward Said, Musical Elaborations, Vintage Éditions, Londres,1992, page 90.

30  Ibid., p. 91.

31  Le Festival de Salzbourg en 1958 dirigé par Herbert von Karajan, et le jeune Edward Said en une semaine assiste à des récitals donnés par Glenn Gould et Dietrich Fischer-Dieskau, à un concert Brahms donné par Zino Francescatti sous la direction de Dimitri Mitropoulos, à une représentation de Fidelio dirigé par Karajan, et de Cosi fan Tutte, sous la direction de Karl Böhm. Il l’évoque dans un article de The Nation de 1993, comparant l’étalage de richesses, et l’arrogance de Karajan, au nouveau style impulsé depuis par Gérard Mortier (Edward Said, Music at the Limits, page 157).

32  Edward Said, On Late Style, Pantheon Books, New York, 2006, page 48.

33  T.W. Adorno, « Das Altern des Neuen Musik », Dissonanzen, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1998, pages 143-147.

34  « Quelques souvenirs de Pierre Boulez », Critique , août-septembre 1986, pages 745-747, cité par Edward Said, Musical Elaborations, Vintage Éditions, Londres,1992, page 15.

35  Ibidem.

36  Ibidem.

37  Edward Said, Music at the Limits, Columbia University Press, New York 2008, page 7.

38  Erich Auerbach, Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Éditions Tel/Gallimard, Paris 2002. Edward Said admirait profondément Auerbach, un autre « exilé permanent », juif allemand ayant rédigé son œuvre principale, Mimesis, en exil à Istanbul, avant de partir aux États Unis. Il a rédigé une longue introduction à la réédition de la traduction anglaise de Mimesis, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’ouvrage.

39  Edward Said, Music at the Limits, Columbia University Press, New York 2008, page 262.

40  Edward Said, Music at the Limits, Columbia University Press, New York 2008, page 263.

41  Ici Said se démarque implicitement des analyses d’Adorno dans l’Essai sur Wagner ,du personnage du chef d’orchestre.

42  Ibidem.

43  Edward Said Musical Elaborations, Vintage Éditions, Londres,1992, page 17.

44  Ibid., p. 70.

45  Ibid., p. XV.

46  Edward Said, Music at the Limits, Columbia University Press, New York 2008, page 182. Au cours d’une conversation que nous avons eue, à Paris, en 2003, Edward Said s’étonnait une fois encore de ce que si peu d’œuvres de Berlioz « le plus grand des musiciens français », me disait-il, figurent au répertoire des grandes salles de concert françaises.

47  Edward Said, Culture and Imperialism, Vintage Books, New York,1994, pages 132.

48  Edward Said était un habitué de la plupart des festivals de musique classique dans le monde et en parle sans beaucoup d’indulgence. « On acquiert le sentiment que les impresarios ambitieux et les directeurs cherchent à arrondir leur année en bourrant la morte-saison des mois d’été de programmes conçus pour convaincre les consommateurs qu’on leur sert là quelque chose de spécial, tout en fournissant aux musiciens l’occasion d’engagements et de rentrées d’argent. »(Edward Said, Music at the Limits, Columbia University Press, New York 2008, page 25).

49  Edward W. Said et Daniel Barenboim, Parallèles et Paradoxes. Explorations musicales et politiques, traduit de l’anglais par Philippe Babo, Le Serpent à Plumes, 2003.

50  Cf Dominique Eddé, « Joseph Conrad le compagnon secret d’Edward Said » dans Tumultes,n° 24, Ed. Kimé, mai 2005, pages 215-223.

51  Edward W. Said et Daniel Barenboim, Parallèles et Paradoxes. Explorations musicales et politiques, traduit de l’anglais par Philippe Babo, Le Serpent à Plumes, 2003, page 131.

52  Edward Said Musical Elaborations, Vintage Éditions, Londres,1992, page 62.

53  Cf. Edward Said, Music at the Limits, Columbia University Press, New York 2008, pages 160-161.

54  Ibid., p. 260.

55  Edward Said, « Adorno. De l’être tardif », Tumultes n° 17-18, Ed. Kimé, mai 2002, pages 321-337.

56  Edward W. Said et Daniel Barenboim, Parallèles et Paradoxes. Explorations musicales et politiques, traduit de l’anglais par Philippe Babo, Le Serpent à Plumes, 2003, page 210-211.

57  Musical Elaborations, page 98.

Citation   

Sonia Dayan-Herzbrun, «Edward Said, ou la musique comme élaboration», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, L'individuel et le collectif dans l'art, mis à  jour le : 30/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=250.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Sonia Dayan-Herzbrun

Sonia Dayan-Herzbrun est professeure émérite au Centre de Sociologie des Pratiques et des Représentations Politiques de l’Université Paris Diderot-Paris7 et assure un séminaire à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales. Elle est également responsable de la revue Tumultes (éditions Kimé), dont elle a dirigé le dernier numéro intitulé: Vers une pensée politique postcoloniale à partir de Frantz Fanon (2008). Elle travaille sur les différents aspects des plus classiques aux plus récents de la théorie critique, en l’articulant avec la théorie féministe et avec l’approche post-coloniale. Ses deux derniers ouvrages publiés sont Femmes et politique au Moyen-Orient (L’Harmattan, 2005), et (en collaboration) une édition nouvelle de la Critique du Programme de Gotha de Marx (Éditions Sociales).