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Musique et bruit

Makis Solomos
mai 2011

Index   

1« Les enquêtes actuelles mettent en évidence que le bruit est au premier rang des nuisances subies par les Français dans leur environnement quotidien »1. Cependant, dans « la Rome antique déjà, on se plaignait du bruit des chars sur les pavés et des vociférations des marchands ambulants »2 et « nos ancêtres du Moyen Âge ou des Temps modernes vivaient dans un environnement souvent bruyant »3. Qu’il ait ou non augmenté durant les siècles, le bruit dont il est question ici a un sens univoque : il est vécu comme nuisance. Cependant, il est un domaine où le bruit peut être appréhendé autrement : la musique.

2En effet, on peut faire l’hypothèse que, de tout temps, les musiciens ont su en tirer parti. Certes, par le passé, les théoriciens tendaient à l’exclure du monde de la musique, le point culminant de cette méfiance ayant sans doute été atteint par l’acoustique helmholzienne4. Mais peut-on imaginer le culte de Dionysos sans aulos ni percussions, sans instruments bruiteux (n’ayant pas de hauteur déterminée) et/ou bruyants ? Peut-on concevoir une fête profane médiévale sans charivari ? Quant au baroque, Michel Chion donne une piste précieuse :

« La part de bruit, que nous avons repérée dans la musique de guitare, ne date pas, comme on le croit souvent, de la musique contemporaine : elle est déjà importante au XVIIe siècle et ne concerne pas la seule musique imitative. […] Les notes répétées ou les trilles dans les sonates pour clavecin de Scarlatti sont bien écrits pour faire entendre des stridulations et des crépitements. […] Ce qui masque à l’oreille – et à l’œil et à l’esprit – des musicologues classiques cette part de bruit, c’est le fait que sur la partition, les effets destinés à la produire sont notés avec les mêmes symboles que les “notes” »5.

3Bien sûr, il reviendra à la musique moderne de « libérer » le bruit, musicalement parlant, c’est-à-dire d’en reconnaître le potentiel musical : de l’émancipation de la dissonance au cluster et à la neutralisation de la dimension tonale (c’est-à-dire de la hauteur), des « bruiteurs » futuristes aux « objets sonores » schaefferiens, du piano « préparé » aux modes de jeu instrumentaux les plus extraordinaires, des guitares saturées du rock aux bruits blancs de l’electronica expérimentale, de l’électroacoustique des années 1950 aux recherches les plus récentes…, le bruit fait désormais partie intégrante de la musique à des degrés plus ou moins variés, à tel point que la distinction entre son (musical) et bruit est de moins en moins opérante.

4Mais pourquoi le bruit ? Si, à la rigueur, on peut dresser une histoire linéaire de cette émancipation du bruit, dès que l’on aborde la question du pourquoi, les choses se complexifient. En effet, il existe de nombreuses raisons pouvant expliquer cet intérêt de plus en plus prononcé pour le bruit, et elles ne sont pas nécessairement compatibles entre elles. Tout d’abord, on lira une conquête du sonore en tant que tel, au détriment donc de sa réduction à la notion de hauteur, qui a dominé pendant des siècles. Dans ce sens, le bruit est plus qu’un matériau nouveau : il constitue une ouverture à la morphologie, à cette nouvelle vision de la musique qu’a tenté de théoriser Pierre Schaeffer6. Simultanément, conquérir le bruit, c’est récuser la physique atemporelle du son et inscrire ce dernier dans le temps : « une culture fondée sur l’énergie », où « le son ne se conçoit plus en termes de conservation, de répétition, d’identité », pousse le compositeur à s’intéresser aux « transitoires d’attaque et d’extinction, profils dynamiques en évolution constante, bruits, sons de masse complexes, sons multiphoniques, grain, résonances, etc. », écrit Hugues Dufourt dans le premier « manifeste » de la musique spectrale7 ; de son côté, Horacio Vaggione paraphrase le physicien Ilya Prigogine8 et définit les structures sonores comme des « structures dissipatrices d’énergie sonore »9.

5Il existe également une tradition qui pense le bruit comme l’inarticulé, comme l’amorphe par excellence. Si l’on s’y réfère, la fascination pour le bruit pourrait s’expliquer à l’aune des recherches d’un John Cage, sur lequel on n’a pas fini de s’expliquer : doit-on privilégier chez lui ses attaques contre la musique (« Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique », dira-t-il10) ou bien appréhender ses interrogations comme la quête d’une autre écoute11 ? Quoi qu’il en soit, on aurait tort de penser l’intérêt pour l’amorphe qu’est le bruit comme démission. Ainsi, François Bayle définit le bruit comme « reste » qui « par essence se trouve indéfini, vaste, défiguré », et à qui « s’applique une continuelle enquête pour extraire du sens. Tout bruit porte indice, à seule fin d’en inférer les agents et les causes, de deviner, d’entendre, de se souvenir, d’agir »12. Et on pourrait également se référer au très beau texte – au titre explicite : « Musique et bruit de fond » – de Michel Serres sur Pithoprakta de Xenakis, une œuvre orchestrale où dominent toutes sortes de bruits et dans laquelle est utilisé le calcul des probabilités pour composer de vastes masses bruiteuses. Xenakis, nous dit Serres,

« émet strictement ce qui s’émet de soi, sans intervenir, sans qu’intervienne l’articulé, sans que nul n’intervienne. Qu’est-ce qui est émis, en l’absence de tri, de filtre ou de séparation ? L’effet de grenaille, l’effet de scintillation, le bruit d’agitation thermique – l’ensemble des bruits de fond. Qu’est-ce qui s’émet de soi, lorsque nul démon n’intercepte, que peut-on écouter dans un monde sans homme ? La turbulence brute, la fluctuation des particules, le choc des individus répartis au hasard dans le temps, la fluctuation du nuage dans l’effet de charge d’espace. Qui parle, au sein de ce nuage ? Personne, à la rigueur, et sûrement l’objet, la chose même, le monde »13.

6On aurait tort d’entendre ce « monde sans homme » comme un lieu désertique, sans sujets. Xenakis, poursuit Serres, recherche une musique « universelle : chacun peut l’entendre, quels que soient sa langue, sa souffrance et sa condition, son monde et sa naissance, puisqu’elle est conditionnelle, préalable à toute émission, à toute réception. Cet universel est intersubjectif ; il est aussi objectif puisqu’elle traduit le bruit du monde même »14.

7Parmi les nombreuses autres interprétations de l’intérêt croissant pour le bruit, on citera, pour finir, l’idée que le bruit, c’est aussi le sale, le vilain, le parasite, qu’il est l’inévitable attribut des pauvres (et des immigrés15). Aussi, « la part croissante que prend le bruit dans la musique savante atteste l’irruption d’un élément plébéien refoulé et révèle la mauvaise conscience des détenteurs du pouvoir symbolique »16. C’est la thèse de Pierre Albert Castanet, qui voit dans la revendication du bruit un geste de contestation sociale17 – quelques années auparavant, Jacques Attali avait développé en partie la même thèse, mais dans une attitude beaucoup plus ambiguë, que l’on ne saurait reprendre sans précautions18.

8Tout bruit relève-t-il de la contestation ? Si cette thèse s’applique merveilleusement au premier Lachenmann – chez qui le bruit joue en quelque sorte le rôle de la dissonance qu’Adorno prêtait à Schönberg –, que dire de certaines musiques assourdissantes au sens d’anesthésiantes ? Et surtout, pour revenir au début de cet éditorial, que dire de l’envahissement de notre quotidien par le bruit ? C’est pourquoi, une étude sur la musique et le bruit devrait être complétée par une autre sur la musique et … le silence. De nombreux artistes d’aujourd’hui, notamment ceux qui œuvrent à partir des musiques environnementales, du paysagisme sonore ou, plus communément, des installations sonores, mais aussi de nombreux compositeurs de musiques de concert, instrumentales ou électroniques, réinventent le silence, la faible intensité sonore et parfois même les sons « purs » (sinusoïdaux). Citons les installations de Robin Minard19 ou de Claire Renard20, les compositions de Pascale Criton21 ou de Chiyoko Szlavnics22… Mais, outre que ce fut en partie l’objet d’un autre numéro de Filigrane23, en réalité, il serait difficile d’opposer bruit et silence. Eu égard à la question du rôle social et politique du bruit, s’il peut être également utilisé à des fins d’oppression, il en va de même du silence : entre l’exposition prolongée à des sons très forts et des cellules de prison blanches et silencieuses, on ne saurait préférer une méthode de torture. Quant à notre point de départ : certains craignent l’envahissement de notre quotidien par le bruit ; cependant, le silence de l’univers postindustriel n’en est pas moins terrifiant…

9Le sujet qu’aborde le présent numéro de Filigrane est l’une des questions des concours du CAPES et de l’agrégation d’éducation musicale pour les années 2008 et 2009 – il est vrai, nous avons inversé les deux termes de l’intitulé24. Il est d’usage de traiter les questions de concours selon un découpage historique. Dans le présent numéro, tenant compte des centres d’intérêt de notre revue, nous avons adopté une autre méthode.

10Une première partie, composée de cinq articles, espère montrer qu’il y a plusieurs manières d’aborder la notion de bruit. Philippe Lalitte propose une approche psychoacoustique. Partant d’une définition acoustique, il en aborde les aspects sensoriels (seuil de tolérance, notion de sonie) pour finir avec ses aspects cognitifs (identification et signification, la dernière notion nous permettant d’en venir à la musique même). Luc Charles-Dominique nous donne une étude historique selon une anthropologie sociale, politique et religieuse. Il montre comment, du Moyen Âge au baroque, nous assistons à un renversement esthétique, la dichotomie du « savant » et du « populaire » se substituant à celle du « haut » et du « bas ». Autre approche historique, mais sous l’angle d’une archéologie : l’article d’Alessandro Arbo, qui montre l’évolution des conceptualisations de la notion de bruit de Rousseau jusqu’à la musique spectrale. L’approche sociale, comme nous espérons l’avoir montré, est elle aussi nécessaire. Pierre Albert Castanet l’illustre à merveille avec cet article très actuel sur « le bruit de fond soixante-huitard »25. La dernière approche, bien que de nature ethnomusicologique, constitue une transition avec la seconde partie. Partant du constat que le bruit est la musique de l’Autre, François Picard y montre les affinités entre l’écoute de l’ethnomusicologue et la démarche acousmatique.

11La seconde partie est dédiée à la musique contemporaine et comprend également cinq articles. Le premier se centre sur deux théoriciens du bruit, Russolo et Schaeffer, pour suggérer que, vu sous un angle particulier, le second se situe dans la continuité du premier : la thèse soutenue est que, loin de « libérer » le bruit, comme on a tendance parfois à le penser, ces deux théoriciens s’efforcent de le domestiquer. Dans le second article, Marc Battier se situe dans le même champ historique, mais avec une vision plus large, s’intéressant notamment à des écrivains et poètes tels que Guillaume Apollinaire ou Fernand Divoire. Didier Guigue, de son côté, analyse en détail Serynade (1997-98, pour piano), une pièce appartenant à la période la plus récente d’un compositeur qui a été mentionné précédemment, Helmut Lachenmann. Le quatrième article est rédigé par un acteur important des musiques environnementales, Pierre Mariétan, qui montre que les rapports son-silence-bruit ne peuvent exister sans recherche d’équilibre entre ces trois entités. Le numéro se conclut avec l’article d’un jeune doctorant, Renaud Meric, et porte sur une œuvre récente du compositeur italien Agostino Di Scipio, œuvre où le bruit de fond joue un rôle majeur. L’auteur montre que le bruit de fond, multiple et complexe, mis en valeur par la pièce en question, permet ainsi de questionner l’écoute et l’imagination sollicitées par la musique.

Notes   

1  Jean-Pierre Servant (éd.), Mesurer le bruit dans l’environnement. NF S 31-010, Paris, AFNOR, 2000, p. XI.

2  Alain Muzet, Le bruit, Paris, Flammarion, 1999, p. 7.

3  Jean-Pierre Gutton, Bruits et sons dans notre histoire, Paris, PUF, 2000, p. 5.

4  « La première et la plus importante différence entre les sensations auditives, est celle qui existe entre les bruits et les sons musicaux », écrit Hermann von Helmholtz (Théorie physiologique de la musique fondée sur l’étude des sensations auditives, traduction M.G. Guéroult, Paris, Victor Masson, 1868, p. 9), dont la physique se fonde sur l’idée d’une atemporalité du son dit « musical », pouvant garantir l’existence de sons véritablement périodiques, atemporalité qui oblige Helmoltz à limiter son analyse à la partie stable du spectre, éliminant ainsi l’attaque nécessairement bruiteuse des instruments de musique et des voix – le coup d’archet sans lequel un son de violon n’est pas un son de violon, l’instabilité tonale initiale de la voix sans laquelle une voix n’est pas une voix, etc.

5  Michel Chion, Le Son, Paris, Nathan/HER, 2000, p. 179.

6  Cf. Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966.

7  Hugues Dufourt, « Musique spectrale » (1979), in Hugues Dufourt, Musique, pouvoir, écriture, Paris, Klincksieck, 1991, p. 289-290.

8  Co-auteur, avec Isabelle Stengers, du livre La nouvelle alliance (Paris, Gallimard, 1979), qui développe l’idée que la physique moderne a introduit le temps ; au niveau de ses recherches en physique, Prigogine est l’auteur de la « théorie des structures dissipatives ».

9  Horacio Vaggione, « Composition musicale et moyens informatiques : questions d’approche », in Makis Solomos, Antonia Soulez, Horacio, Vaggione, Formel/Informel : musique-philosophie, Paris, L’Harmattan 2003, p. 102.

10  C’est le titre d’un de ses petits livres : John Cage, Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique,traduction Daniel Charles, s.l., La main courante, 1994, p. 9.

11  Cf. Carmen Pardo, Approche de John Cage. L’écoute oblique, Paris, L’Harmattan, 2007.

12  François Bayle, Musique acousmatique. Propositions… … positions, Paris, INA-GRM/Buchet-Chastel, 1993, p. 81.

13  Michel Serres, « Musique et bruit de fond » (1968), in Michel Serres, Hermès II. L’interférence, Paris, Minuit, 1972, p. 189-190.

14  Ibid., p. 193.

15  On se souvient de la déclaration fracassante sur « le bruit et l’odeur » d’un célèbre homme politique : « Comment voulez-vous que le travailleur français qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50000 francs de prestations sociales, sans naturellement travailler… si vous ajoutez le bruit et l’odeur, hé bien le travailleur français sur le palier devient fou » (Jacques Chirac, discours prononcé le 19 juin 1991).

16  Hugues Dufourt, « Préface », in Pierre Albert Castanet, Tout est bruit pour qui a peur. Pour une histoire sociale du son sale, Paris, Michel de Maule, 1999, p. 9 (réédition : 2007).

17  Cf. Pierre Albert Castanet, op. cit.

18  Cf. Jacques Attali, Bruits. Essai sur l’économie politique de la musique, Paris, P.U.F., 1977.

19  Cf. Bernd Schulz (éd.), Robin Minard. Silent Music, Stadtgalerie Saarbrücken, Kehrer Verlag Heidelberg, 1999.

20  Cf. son installation (avec le vidéaste et designer Esa Vesmanen) La Chambre du Temps, créée à Lyon, dans le cadre de la Biennale Musiques en Scène au Musée d’Art Contemporain, en 2006.

21  Cf. Pascale Criton, « Subjectivités et formes du temps », Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société n° 2, sous la direction de Joëlle Caullier, second semestre 2005, p. 119-138.

22  Cf. Chiyoko Szlavnics, « Opening Ears : the Intimacy of the Detail of Sound », Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société n° 4, sous la direction de Jean-Marc Chouvel, second semestre 2006, p. 37-58.

23  Traces d’invisible, Filigrane n° 2, op. cit.

24  L’intitulé exact de la question de concours est « Bruit et musique : discriminations, interactions, influences ».

25  L’un des thèmes de la campagne électorale des présidentielles de mai 2007 a été la stigmatisation de mai 68 comme source de tous les maux… y compris des « parachutes dorés » (indemnités exorbitantes de départ des grands patrons) !

Citation   

Makis Solomos, «Musique et bruit», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et bruit, mis à  jour le : 30/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=213.

Auteur   

Makis Solomos