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Sublimation ou la mort séduite

Olga Moll
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.212

Résumés   

Résumé

Les récits nouent autour d’Orphée un faisceau de thématiques dont l’amour, la mort, le rapport à la limite, la magie ne sont que quelques exemples. Ces thématiques s’organisent en une constellation où se dévoilent certains des enjeux fondamentaux de la constitution du sujet humain : Idéal du moi, ambivalence des affects, culpabilité... Notre perspective sera de présenter Orphée comme le héros, d’une part de la mélancolie (au sens freudien), du deuil impossible, de la perte irrémédiable ; d’autre part, comme un héros, voire le héros, de la sublimation. Ces deux versants étant par ailleurs indissociables : c’est parce que sa quête est vouée à l’échec qu’elle peut être considérée au titre de la sublimation. Dans le cours de cette démarche, le sort d’Eurydice nous permettra d’appréhender la nature particulière de l’objet du désir, impossible à atteindre : aspect fondamental du réel, tel qu’envisagé par Lacan.
Le mythe d’Orphée désigne ainsi un espace, interstice entre vie et mort, entre symbolique et réel, dans lequel se joue la spécificité de la sublimation : satisfaction substitutive de la pulsion, marquée par un changement de but. La mort n’est ni le risque encouru, ni la fin recherchée. Plus largement nous montrerons qu’Orphée exemplifie le destin tragique de l’homme : ce qui constitue précisément son humanité (l’accès au symbolique) est ce qui le sépare de sa jouissance. Orphée en fait l’amère expérience et la musique s’y fait entendre comme la voix en-deçà, de la jouissance au-delà.

Abstract

Narratives about Orpheus accumulate an array of themes of which love, death, relation to limit, and magic are only some examples. These themes organise themselves into a constellation where are revealed some of the fundamental pitfalls of the constitution of the human subject: the ideal of the individual, the ambivalence of the affect, culpability… Our perspective will be to present Orpheus as, on one hand, a hero of melancholy (in the Freudian sense), which is impossible grief and irremediable loss; and on the other hand, a hero, if not the hero, of sublimation. These two sides being moreover indissociable: it is precisely because his quest is destined to fail that it can be considered as a form of sublimation. In the course of this approach, the fate of Eurydice will allow us to apprehend the particular nature of the object of desire, impossible to attain: that fundamental aspect of real, as envisaged by Lacan.
The myth of Orpheus thus designates a space, an interstice between life and death, between the symbolic and the real, in which is played out the specificity of sublimation : the substitutive satisfaction of pulsion, marked by a change of goal. Death is neither the risk run, nor the end sought. In a broader sense, we will show that Orpheus exemplifies the tragic destiny of man : what constitutes precisely his humanity (access to the symbolic) is what separates him from jouissance. Orpheus tastes the bitterness of this experience and in his tale, music is heard as a voice on this side of life, expressing the unattainable jouissance of beyond.

Index   

Texte intégral   

1La magie de notre art !… Vraisemblablement tout artiste glissera sa propre pratique sous cette expression, mais la musique a un héros mythique décrit précisément pour ses pouvoirs ensorceleurs : Orphée. Les récits nouent autour de lui un faisceau de thématiques dont l’amour, la mort, le rapport à la limite, la magie séductrice de ses chants et des sons de sa lyre,… ne sont que quelques exemples1. Je tenterai de montrer comment ces thématiques s’organisent en une constellation qui métaphorise certains des enjeux fondamentaux de la constitution du sujet humain. Bien entendu, il ne s’agit pas du seul mode d’organisation possible. La richesse des interprétations qui peuvent être posées à propos de ce mythe est immense. En outre, il ne s’agit ici que d’ouvrir des perspectives de réflexion grâce à un étayage conceptuel appuyé sur les théories de Freud bien sûr, mais aussi sur leur relecture par Lacan. J’ai amorcé cette démarche dans ma thèse2, je l’articule à nouveau ici. La complexité et la portée des enjeux qui s’y nouent, nécessitent sans conteste un travail de grande envergure qui lui soit uniquement consacré. Mon propos consistera par conséquent à tirer simplement sur quelques fils de l’écheveau…

De l’imaginaire

Idéal du moi

2Le mythe se construit progressivement, d’abord transmis par tradition orale, les premières traces écrites apparaissent à partir du Ve siècle avant Jésus-Christ3 chez Euripide, Eschyle, Pindare, Platon… Puis, Apollonios de Rhodes4 dans Les Argonautiques relate la conquête de la Toison d’or. Lors de l’énumération des argonautes au début du poème5, Orphée est le premier cité. Apollonios de Rhodes décrit dans divers épisodes6 ses pouvoirs ensorceleurs. Ils agissent sur l’ensemble de la nature : fleuves, rochers, animaux, hommes… Il faut attendre la reprise du mythe par les poètes latins pour voir une nouvelle quête développée : celle du retour d’Eurydice. Chez Ovide7 elle ouvre le livre X des Métamorphoses. Le sujet s’y prêtant8, il précise la nature du charme qu’exerce Orphée. Il constate qu’il s’agit d’un pouvoir d’attraction : « tandis que par ses accents le chantre de Thrace attire à lui les forêts et les bêtes sauvages, tandis qu’il se fait suivre par les rochers eux-mêmes… »9 Attraction qu’exercent pareillement les Sirènes… Il est intéressant de noter que dans l’affrontement qui opposera Orphée à celles-ci (comme Ulysse, mais avec d’autres moyens10), il triomphera. Ainsi d’après les divers récits qui le décrivent, ce pouvoir soumet celui qui écoute, annule toute volonté propre et fait agir l’auditeur d’une façon qui peut aller à l’encontre de sa nature, qui peut même le conduire à la mort. Cette soumission produit deux effets qui semblent contradictoires :

  • Mettre en mouvement l’inanimé : arbres descendus de la montagne vers la côte11

  • Ou bien au contraire figer le mouvement : les pierres lancées par les Ménades s’affaissent aux pieds d’Orphée ; à l’écoute des chants d’Orphée lors de son passage aux enfers, « Tantale cesse de poursuivre l’onde qui le fuit, Ixion s’arrête sur sa roue. Les vautours ne rongent plus les entrailles de Tityos… »12 La pétrification est également un effet récurrent du pouvoir du sonore. Les Sirènes elles-mêmes, subiront cette métamorphose en punition de leurs échecs auprès d’Ulysse et Orphée.

3Dans un cas comme dans l’autre, Orphée réduit le récepteur à l’état de marionnette, qu’il manipule selon son désir, lui ôtant toute échappatoire.

4Cet effet est à mon sens tout à fait analogue à celui produit par l’hypnose. Freud l’ayant pratiquée (puis abandonnée parce que le sujet s’y perd, contraire absolu de l’objectif analytique), la compare à l’état amoureux :

« Il n’y a manifestement pas loin de l’état amoureux à l’hypnose. […] même soumission humble, même docilité, même absence de critique envers l’hypnotiseur comme envers l’objet aimé. Même résorption de l’initiative personnelle ; aucun doute, l’hypnotiseur a pris la place de l’idéal du moi. Simplement, dans l’hypnose les rapports sont encore plus nets et plus intenses. […] l’hypnotiseur est l’objet unique, à côté de lui nul autre objet ne compte »13.

5Le Vocabulaire de la Psychanalyse14 rappelle que l’Idéal du moi est une formation également au principe de la constitution du groupe humain, par l’identification de chaque sujet du groupe à un sujet-leader. Cette formation est liée au Surmoi, mais se situe pour Lacan dans des registres différents, l’une (Idéal du moi) relève de l’imaginaire, l’autre (Surmoi) du symbolique, l’une est extérieure et fascine, l’autre est intérieure et harcèle. Cependant les deux ont à voir avec la fonction de l’Autre. Nous y reviendrons.

6Parmi toutes les versions mises en musique du mythe15, c’est sur celle d’Offenbach et de ses librettistes16 que nous nous arrêterons un instant, parce que comme Freud l’a démontré à propos du trait d’esprit, ce qui fait rire est la révélation inattendue de motions psychiques inconscientes, refoulées parce que moralement inacceptables17. Dans cette parodie, au grand Orphée, argonaute, Idéal, est opposé un Orphée dérisoire, mais aussi inquiétant. Il est représenté en mari aussi infidèle que trompé, les sentiments hostiles, réciproques, sont clamés haut et fort. Orphée n’hésite aucunement à se réjouir de la disparition d’Eurydice ! « Mais si ! Elle est bien morte, puisqu’elle le dit elle-même !… Ah ! merci, merci […] ô bonheur, ô joie extrême ! Courons conter le fait à la nymphe que j’aime ! »18

7Cette hostilité est analysée par Freud dans le cadre du deuil et d’une éventuelle conséquence pathologique, la mélancolie19. Dans l’introduction de son article, à l’encontre de son habitude, il isole sa démarche de tout courant psychologique, philosophique, voire esthétique, en appuyant son travail uniquement sur la psychiatrie descriptive : « le concept de mélancolie est défini […] de façon variable [et] se présente sous des formes cliniques diverses dont il n’est pas certain qu’on puisse les rassembler en une unité »20. En outre il précise que seuls un petit nombre de cas sont de nature psychogène : la coïncidence que nous allons établir entre le tableau clinique freudien et les réactions d’Orphée à la suite de la perte d’Eurydice n’en est alors que plus significative.

8L’hostilité ressentie à l’égard d’un être cher motive lors de sa disparition un sentiment de culpabilité. Ce binôme hostilité-culpabilité constitue pour Freud l’étiologie de la pathologie mélancolique dont il dresse ce tableau clinique : inhibition de toute activité, perte d’intérêt pour le monde extérieur, incapacité d’aimer, diminution de l’estime de soi, attente d’un châtiment. L’ambivalence affective qui existe dans tous rapports humains en constitue donc l’élément déterminant :

« Le conflit ambivalentiel confère de ce fait au deuil une forme pathologique et le force à s’exprimer sous la forme d’auto-reproches selon lesquels on est soi-même responsable de la perte de l’objet d’amour, autrement dit qu’on l’a voulue »21.

9C’est bien ce que nous montrent Offenbach et ses librettistes : une hostilité déclarée et surtout la possibilité d’une responsabilité d’Orphée dans la perte définitive d’Eurydice22. Dans ce contexte la condition du regard interdit montre un Orphée potentiellement assassin. Les auteurs qui jusque là avaient explicitement mis à jour les tendances agressives, se soumettent alors à la censure : on trouve déjà une trace de ce recul devant l’horreur, dans l’atténuation obtenue par la drôlerie de l’expression du second segment de phrase : « … puisqu’elle le dit elle-même ! » Il y a une différence entre souhait de mort et mise à mort. Alors on ne connaîtra pas la raison exacte pour laquelle Orphée se retourne. Est-ce l’éclair que Jupiter lui « lance » ou bien saisit-il l’occasion pour passer à l’acte ?…

« Jupiter : Il ne se tourne pas ! Tant pis ! Je le foudroie ! (Jupiter administre dans le vide et dans la direction d’Orphée un vigoureux coup de pied électrique qui traverse la scène sous la forme d’une étincelle. Coup de tam tam. Orphée se retourne brusquement comme si le coup l’avait atteint. Eurydice disparaît à ses yeux) »23.

10Le comme si de la didascalie ne permet pas de savoir si c’est un comme si destiné à la mise en scène ou un comme si inclus dans l’action.

11S’il faut le moyen de l’humour pour mettre à jour ce qui est habituellement occulté, Ovide en revanche décrit parfaitement toutes les caractéristiques que nous pourrions qualifier d’acceptables, du tableau mélancolique : d’abord saisi de stupeur (inhibition de toute activité), Orphée se retire enfin sur les hauteurs du Rhodope (perte d’intérêt pour le monde extérieur), il fuit le commerce d’amour avec les femmes (incapacité d’aimer)24. Orphée se présente ainsi comme un héros possible de la mélancolie, du deuil impossible, de la perte, du manque, pour tout dire.

12Le renversement des valeurs du mythe, opéré par Offenbach et ses librettistes, est complet. Les sentiments élevés cèdent la place au souci moraliste bourgeois du « qu’en dira-ton ? ». Les personnages sont de petits commerçants : Aristée, marchand de miel, gros et détail ; Orphée, leçons au mois ou au cachet ; dénué en outre de toutes qualités musicales : « le violoniste me paraît triste, l’instrumentiste assommant, l’instrument me déplaît souverainement »25 ironise Eurydice ; les dieux mêmes sont ridiculisés : Jupiter se voit transformé en mouche26… L’Idéal du moi est tout à coup détrôné, jeté à bas de son piédestal. Ce qui apparaît ici est la proximité de l’Idéal du moi avec le moi idéal, et en particulier la dimension imaginaire du fantasme de toute-puissance de ce dernier. Pour reprendre la métaphore de Lacan,

« Le moi idéal, c’est le fils de famille, au volant de sa petite voiture de sport. Avec ça, il va vous faire voir du pays. Il va faire le malin. […] L’idéal du moi, qui a le plus étroit rapport avec le jeu et la fonction du moi idéal, est bel et bien constitué par le fait qu’au départ, s’il a sa petite voiture de sport, c’est parce qu’il est le fils de famille, qu’il est le fils à papa »27.

13En outre Lacan montre qu’une autre instance fondamentale, le Surmoi, est liée aux deux précédentes : Idéal du moi et moi idéal. Le Surmoi est figuré chez Offenbach par le chœur de l’Opinion publique. Encore une fois la dévalorisation s’exerce. Dans un premier temps, c’est sur une représentation culturelle de cette instance qu’elle agit :

« Qui suis-je ? Du théâtre antique j’ai perfectionné le chœur, je suis l’Opinion Publique, un personnage symbolique, ce qu’on appelle un raisonneur. Le chœur antique en confidence se chargeait d’expliquer aux gens ce qu’ils avaient compris d’avance quand ils étaient intelligents, Moi, je fais mieux : j’agis moi-même, et, prenant part à l’action, de la palme ou de l’anathème je fais la distribution »28.

14Puis c’est la réalité intraitable du harcèlement du Surmoi qui est affirmée : « À l’opinion c’est en vain qu’on résiste ! »

15Et démontrée : l’Opinion publique ne lâche pas Orphée, le pousse à aller rechercher Eurydice aux enfers, lui place les arguments dans la bouche29

« L’Opinion publique (bas à Orphée) : Voici le moment solennel ! Tu vas, d’une voix attendrie, implorer du grand Jupiter le droit de reprendre à l’Enfer ton épouse tendre et chérie ! Orphée : Vous le voulez ? L’Opinion publique : Allons ! (Orphée prend son violon et joue) Orphée : On m’a ravi mon Eurydice… Diane, Cupidon, et Vénus : Rien n’égale son tourment ! Diane : Rien n’égale sa douleur ! »30

16C’est Orphée qui désormais est la marionnette ! Il se voit contraint d’agir non plus selon son désir, mais selon la convention morale.

17Les auteurs mettent en lumière par le traitement particulier qu’ils infligent au mythe31, le lien profond qui existe entre Idéal du moi et moi idéal. Ils mettent intuitivement l’accent précisément sur ce que souligne J. Lacan : si le moi idéal peut faire le malin avec sa belle voiture, c’est précisément parce qu’il est le fils à papa. Ainsi le moi idéal est construit à partir des images du Père qui forment une partie de l’Idéal du moi. Ce réseau de relations se construit sur le plan du registre imaginaire, celui de la fascination, du leader, de l’hypnose, mais aussi de l’amour, nous l’avons vu. Mais il faut plus qu’un système conventionnel pour se poser en Idéal. La bourgeoisie hypocrite représentée par les auteurs ne constitue pas une structure humaine collective qui ait pour valeur le vrai. Si l’Orphée d’Offenbach possède une qualité, c’est qu’il proclame sans fard la vérité de son désir, jusque dans sa dimension habituellement inconsciente, et force ainsi une certaine convention à se dévoiler en tant que telle, comme ayant un rapport au sujet qui n’est pas un rapport de vérité. Il y a inadéquation entre la vérité du désir et les contraintes externes générées par la vie collective. Freud l’a démontré notamment dans Malaise dans la Culture32. Offenbach et ses librettistes en offrent une représentation. Ce qui se donne comme Idéal est un leurre, lui-même soumis à l’épreuve du désir. Il faut donc quelque chose au-delà, pour soutenir ces apparences imaginaires.

Du réel et du symbolique

Entre-deux de la mort

18Revenons alors au mythe pour aborder une dimension qui relèverait de l’éthique et dans laquelle se tisse une relation particulière au réel. Orphée ayant perdu Eurydice est deux fois confronté à la mort. La première fois, chez Ovide comme chez Virgile, il tente d’élaborer son deuil mais sans succès : « j’ai voulu pouvoir supporter mon malheur et je l’ai tenté, je ne le nierai pas »33 ; « son époux s’enfonça dans un désert sauvage : là, seul, touchant sa lyre, et charmant son veuvage […] »34. La seconde fois chez les deux auteurs, il pleure, se retire du monde et renonce aux femmes : il se fait mort parmi les vivants. Entre-temps il fait une expérience, unique, si ce n’est héroïque. Il se confronte volontairement non simplement à la mort, comme le fait tout héros-guerrier, Ulysse par exemple, mais au lieu-même de la mort. Cette expérience, il peut la vivre grâce à son art ! C’est à mon sens une expérience qui relève de la dimension de la sublimation.

19Concentrons-nous un instant sur ce processus. C’est dans le séminaire35 consacré à l’éthique de la psychanalyse que Lacan s’y intéresse ; pour ce faire, il analyse l’essence de la tragédie par le commentaire de l’Antigone de Sophocle. Il s’attache en particulier à l’effet esthétique de la conduite éthique des héros et constate que dans le conflit qui constitue le nœud tragique, la mort ne constitue pas un risque. L’exemple d’Antigone offre en outre la particularité de présenter la dimension de la mort sous différents registres :

  • Le réel : du manque, de la perte insupportable d’un être unique ;

  • Le symbolique : de la réorganisation effectuée par l’élaboration du deuil.

Unicité de la Chose

20La position d’Antigone face au roi Créon est celle-ci : quoi qu’il ait fait,

« mon frère est ce qu’il est, et c’est parce qu’il est ce qu’il est, et qu’il n’y a que lui qui peut l’être, que je m’avance vers cette limite fatale. Si c’était qui que ce soit d’autre avec qui je puisse avoir une relation humaine, mon mari, mes enfants, ils sont remplaçables, ce sont des relations, […] ce frère est ce quelque chose d’unique, et c’est cela seul qui motive que je m’oppose à vos édits »36.

21Paradoxalement cette valeur unique de l’être, est déterminée par le langage37, par les valeurs culturelles qu’il détermine, ici un certain type de parenté : la fraternité. Et à ce moment de la vie d’Antigone, il n’y a que l’être de Polynice, en l’occurrence son cadavre, qui puisse constituer le signifié du signifiant frère.

« Cette pureté, cette séparation de l’être de toutes les caractéristiques du drame historique qu’il a traversé, c’est là justement la limite, l’ex-nihilo autour de quoi se tient Antigone. Ce n’est rien d’autre que la coupure qu’instaure dans la vie de l’homme la présence même du langage »38.

22Antigone, en exigeant une sépulture pour Polynice, demande une marque signifiante, qui permet la présence (symbolique) malgré l’absence (réelle). Cette marque est nécessaire au maintien de sa vie propre. Elle ne peut trouver sa place dans le monde des vivants que si le symbolique reste consistant. Et pourtant, c’est au nom de cette même loi symbolique que Créon lui refuse cette sépulture :

« Son interdiction concernant la sépulture refusée à Polynice, traître, ennemi de la patrie, est fondée sur le fait qu’on ne peut pas également honorer ceux qui ont défendu la patrie et ceux qui l’ont attaquée. […] Le bien ne saurait régner sur tout, sans qu’apparaisse un excès dont la tragédie nous avertit des conséquences fatales »39.

23Il ne reste plus à Antigone qu’à disparaître de la façon la plus significative qui soit, parce qu’elle a jeté de la terre sur le corps de Polynice : « Son supplice va consister à être enfermée, suspendue, dans la zone entre la vie et la mort. Sans être encore morte, elle est déjà rayée du monde des vivants »40. Depuis cet espace, Antigone s’adresse à nous :

« Pour Antigone la vie n’est abordable, ne peut être vécue et réfléchie, que de cette limite où déjà elle a perdu la vie, où déjà elle est au-delà – mais de là, elle peut la voir, la vivre sous la forme de ce qui est perdu. Et c’est aussi de là que l’image d’Antigone nous apparaît sous l’aspect qui littéralement, il nous le dit, fait perdre la tête au Chœur, rend les justes injustes et lui, à lui le Chœur, fait franchir toutes les limites, jeter aux orties tout le respect qu’il peut avoir pour les édits de la cité »41.

Le manque

24L’être de Polynice42 est définitivement perdu si après sa mort ne subsiste aucune trace symbolique de son existence ; en conséquence Antigone se bat pour qu’il reste représenté dans le monde des vivants. Puisque pour la Loi, celle de Créon, la loi sociale qui veut le bien des sujets, il n’y aura pas de représentation symbolique de Polynice, alors Antigone disparaît de la même façon. Elle s’abstrait de la vie, se fait pure absence, manque. Créon sera désavoué, son fils puis sa femme se donnent la mort. Tirésias l’avait prédit : « Allons, cède au mort, ne persécute pas un cadavre. Un mort n’a pas besoin d’être tué deux fois »43. Au-dessus de la loi de la cité, la loi de l’Autre44 dont Tirésias est le devin. Derrière l’autre social, l’Autre, dont l’Idéal du moi n’est qu’une figuration particulière pour un sujet.

25De cette analyse Lacan conclut que ce n’est pas le fait de mourir qui est beau mais de montrer l’enjeu réel de cet affrontement que l’on retrouve au cœur de toute tragédie. La fonction du bien est le service du besoin, de la vie. Créon, qui est censé protéger ses sujets, a échoué. Les êtres qui lui sont le plus proches l’ont payé de leur vie. La loi, le langage, protègent du manque absolu. Antigone fascine parce qu’elle s’y confronte, parce ce que simultanément elle dévoile cet aspect du réel et démontre que s’y précipiter n’est pas viable, qu’il faut donc s’en détourner.

26Cette relation de la sublimation à la mort, sans l’avoir développée, Freud lui donne son assise dans sa théorie des pulsions et surtout dans l’article « Au-delà du principe de plaisir »45. Le principe de plaisir, c’est la recherche de la moindre tension, le retour à l’inanimé, à l’absence de désir. Ce qui relève du principe de plaisir vise la mort. Lacan lui, l’appelle lieu de la jouissance. La jouissance ne peut être, logiquement, que supposée, en particulier chez l’Autre. C’est cet au-delà qui soutient la fonction de l’Autre.

27C’est donc en ce lieu que se rend Orphée. Et c’est bien à un Pluton, accompagné de Proserpine, nymphe qu’il a enlevée, que se confronte Orphée aux enfers. C’est à un Autre qui n’est pas marqué par le manque qu’il vient faire sa demande. À quelqu’un, supposé pouvoir jouir de son Objet, en disposer, et aussi en priver les autres, c’est bien là le fond du problème. Dans ce lieu Orphée fait l’expérience de l’espace entre-deux morts. À l’encontre d’Antigone, il ne s’engage pas dans une démarche symbolique. Il veut son Objet. Il veut son Eurydice. Objet du désir d’Orphée, comme d’ailleurs de celui d’Aristée46, elle les a fuis tous deux. Elle s’est enfuie, au sens propre, devant les assiduités du second, et par sa mort, elle a échappé aussi au premier. Eurydice est désormais inaccessible, hissée au statut de Chose, pur objet de désir.

Amour

28Pour tenter de saisir la nature de l’objet de la quête d’Orphée nous nous intéresserons à cette notion d’objet, dans un parcours qui mènera de l’amour tel que le conçoit Platon, au ratage de la rencontre sexuelle mis en évidence par Lacan, pour aboutir à ce qui constitue la spécificité de l’objet de l’art.

29C’est par une analyse du Banquet de Platon que Lacan traite la question de l’amour. Cette analyse concerne directement notre sujet puisqu’il y est question d’Orphée. Ce dernier est bien mal considéré :

« Au lieu de lui rendre sa femme, qu’il venait chercher, [les dieux] ne lui en ont montré que le fantôme, parce qu’il avait manqué de courage, comme un musicien qu’il était. Plutôt que d’imiter Alceste, et de mourir pour ce qu’il aimait, il s’était ingénié à descendre vivant aux enfers. Aussi les dieux indignés l’ont puni de sa lâcheté, en le faisant périr par la main des femmes »47.

30Ainsi Platon reproche à Orphée son manque de courage, le philosophe semble sous-entendre qu’il craint la mort, puisqu’il ne propose pas l’échange de sa propre vie contre celle d’Eurydice. Platon établit un classement de valeur entre divers « amants » confrontés à la perte de leur « aimé » :

« Si les dieux approuvent ce qu’on fait pour ce que l’on aime, ils estiment, ils admirent, ils récompensent tout autrement ce que l’on fait pour celui dont on est aimé. En effet, celui qui aime est quelque chose de plus divin que celui qui est aimé ; car il est possédé d’un dieu »48.

31Il y a donc une asymétrie des positions aimé-amant. Il s’agit d’être ou d’avoir l’objet du désir, de se poser comme objet ou comme sujet. Pour Ovide et Virgile, aucun doute possible, Orphée est amant car : « de quoi en effet se plaindrait [Eurydice] sinon d’être aimée ? »49 Par sa demande il se pose comme sujet.

Objet - Sujet

32Pour Lacan le signifiant objet est le plus souvent inclus dans une expression : objet perdu, objet du désir, objet imaginaire, objet du manque, objet de la pulsion, objet cause du désir, objet partiel, objet substitutif, objet métonymique, objet réel… objet dit « petit a ». Inutile donc de tenter de le définir, mieux vaut essayer de le cerner dans la configuration qui nous occupe. Orphée, parce qu’il aime d’amour, pose une demande qui concerne le registre du réel. Ce dont il ne veut en aucun cas, c’est d’un objet substitutif qui viendrait combler son manque. Il veut l’objet réel. Il illustre parfaitement l’idée lacanienne : l’objet du désir n’est pas échangeable. Le cas d’Orphée est particulièrement intéressant parce qu’il nous montre le changement de but pointé par Freud dans sa définition de la sublimation50, opéré à partir d’un seul et même objet : Eurydice. Sa mort place Orphée devant l’irréductibilité du réel. L’être perdu l’est irrémédiablement. La seule issue pour le sujet humain est alors la réorganisation symbolique du deuil, celle réclamée par Antigone. Orphée tente cette réorganisation sans succès. La dimension magique de son art lui permet d’entrer au royaume des morts, de poser sa demande. Les Dieux ont l’air de lui céder, mais en fin de compte ils lui fixent une condition impossible. Ils savent tout, ce sont des Dieux… Par conséquent ils savent que l’amour relève du registre imaginaire, il passe forcément par le regard51. Ils ont parmi eux Psyché, à qui la même condition a été imposée et qui ne l’a pas mieux respectée52.

33Orphée, pour faire son deuil, doit souscrire à l’ordre symbolique, celui qui distingue pour le domaine qui nous occupe, amour et rapport sexuel53. L’un se place sur le plan de l’être, de la Chose, de son unicité, l’autre se place sur le plan du signifiant, et par conséquent de ses substitutions possibles. Ces deux formes d’amour ne coïncident pas, il y a un ratage. On aime un être, mais on s’unit physiquement avec une place occupée par cet être dans la structure. Se reconnaître pour homme ou femme n’est pas un fait biologique, mais un effet du signifiant. Il y a un véritable paradoxe à ce que la fonction naturelle qui préside à la conservation de l’espèce, soit totalement sous l’égide du langage. Le ratage entre amour et sexualité est désigné par un personnage qui nous est cher, Don Juan, qui s’épuise à poursuivre LA femme parmi toutes les femmes, bien sûr il ne la trouvera jamais. Pour lui aucune ne compte plus qu’une autre, elles peuvent être listées dans un catalogue, ce n’est pas l’être particulier qui importe c’est l’être générique.

34Pour Orphée, Eurydice est bien un objet d’amour lorsqu’elle est emportée par la mort, la fonction femme d’Orphée est désormais vacante. Celui-ci n’a qu’à faire son deuil et passer à une autre, ce ne sont pas les candidates qui manquent ! Mais Orphée se refuse à cela. Ramenant le corps d’Eurydice vers la surface, il se retourne. C’est la fonction du miroir54 qui entre en action : la reconnaissance du sujet en tant que moi, toi, c’est à dire dans son unicité égoïste55. Orphée par le regard qu’il pose sur Eurydice prouve effectivement son amour. Il s’assure par cet acte, comme Psyché le fait avec Eros, de la particularité de l’être avec lequel il s’allie. Orphée ne subit aucun échec personnel. Il désigne simplement le ratage incontournable : la rencontre sexuelle n’est pas l’amour et il ne peut y avoir coïncidence. Les femmes ont beau se jeter à ses pieds, Orphée aime Eurydice, non parce qu’elle est femme, mais parce qu’elle est Eurydice et il ne la remplacera pas.

35Cette indifférence quant à la sexuation explique peut-être cette responsabilité qui pèse sur Orphée d’être à l’origine de la pédérastie56. Ovide y fait allusion en ces termes :

« Orphée fuyait Vénus et toute femme, soit parce qu’il en avait souffert, soit parce qu’il avait engagé sa foi. Nombreuses furent celles qui brûlèrent de s’unir au poète. Nombreuses celles qui eurent le chagrin d’être repoussées. Ce fut même lui qui apprit aux peuples de la Thrace à reporter leur amour sur des enfants mâles et à cueillir les premières fleurs de ce court printemps de la vie qui précède la jeunesse »57.

36Pour mieux saisir ce qui est présentifié de l’amour et du désir dans cet épisode du mythe, et de serrer au plus près notre objet, je citerai longuement J. Dor :

« La Chose est innommable, […] plus la demande se déploie plus se creuse l’écart avec la Chose. De demande en demande, le désir se structure donc comme désir d’un objet lui-même impossible, au-delà de l’objet du besoin ; objet impossible que la demande s’efforce de vouloir signifier. Le désir renaît donc inévitablement identique à lui-même, sous-tendu par le manque laissé par la Chose, de telle sorte que ce vide se constitue autant comme ce qui cause le désir que comme ce que le désir vise. Outre qu’un tel vide circonscrit un lieu apte à être occupé par n’importe quel objet, de tels objets ne se constitueront jamais autrement que comme objets substitutifs de l’objet manquant. En ce sens, il n’existe donc pas à proprement parler d’objet du désir, sauf à désigner un tel objet comme “éternellement manquant”. Lacan donne à un pareil objet à la fois objet du désir et objet cause du désir, l’appellation d’objet a. Parce qu’il est témoignage d’une perte, il est en lui-même, objet producteur de manque dans la mesure où cette perte est impossible à combler »58.

37Ainsi dès l’instant où Orphée pose sa demande, il s’interdit l’obtention de ce qu’il désire. Sa responsabilité dans le manque dont il souffre est incontestable. Par ailleurs, s’il se retourne, c’est qu’il a conscience que ce qu’il demande, parce qu’il l’a demandé, il ne l’aura pas, d’autant que ce qu’il veut réellement, il est impossible de le demander comme il est impossible de le donner. Alors lorsqu’il se retourne, ce n’est pas une certitude qu’il cherche… Ce qu’Orphée révèle c’est qu’Eurydice n’est pas à proprement parler l’objet de son désir. Elle en occupe la place, et en ce sens elle est désirable, mais elle est un objet a. Il n’y a de vie possible que si l’on accepte la compensation symbolique, c’est ce que revendique Antigone, mais par ailleurs, comme la Chose est innommable, on ne peut jamais la symboliser véritablement, pas même par cette convention lacanienne : . Les amants que Platon place au-dessus d’Orphée résolvent le problème par la mort. Il n’y a, à vrai dire, pas d’autre issue. Ils donnent leur vie contre celle de leur aimée. Ce faisant, ils vont au-delà du principe de plaisir. Ils sont au lieu de la jouissance. C’est donc ici, à mon sens que se joue la particularité du processus sublimatoire. Bien qu’occupant la place de l’amant, Orphée n’est pas un héros de l’amour mais de la sublimation. Aussi dévalorisante que soit la formulation de Platon, elle en montre bien l’enjeu. Orphée ne cherche pas à sauver la vie d’Eurydice. Il ne cherche pas non plus à la retrouver dans la mort. Il veut la ramener dans le monde des vivants. Ce qu’Orphée désigne du processus sublimatoire est que, plutôt que de rejoindre l’objet du désir, la Chose, au lieu de la jouissance, l’artiste vise à la faire advenir dans le réel.

Héroïsme

38Orphée, parce qu’il échoue à ramener Eurydice, semble ne pas faire partie des héros qui, se confrontant à la mort, soit y succombent, soit vont au bout de leur quête. À ce point de notre démarche il est possible d’avancer l’idée que la quête d’Orphée consiste à soutenir le désir par le maintien du manque. Si Orphée, pour les raisons qui viennent d’être avancées, n’a pas l’apparence d’un héros, il en occupe cependant la position. D’après Lacan, Sophocle situe le héros dans une zone d’empiétement de la mort sur la vie : « le héros de la tragédie participe toujours de l’isolement, il est toujours hors des limites, toujours en flèche et par conséquent, arraché par quelque côté à la structure »59. Orphée occupe cette exacte position en flèche, lorsqu’il descend vivant, parmi les morts. Cette intrusion est dans une certaine mesure consentie, elle se fait sans violence, ses pouvoirs « magiques » lui en assurant le succès. Orphée n’est jamais menacé. Mais lorsqu’il revient, il occupe encore le même type de position, cette fois mort parmi les vivants. Son incapacité à renouer avec la vie est logique, il refuse d’entrer dans le cycle des objets substitutifs. Il revient sans la Chose, c’est dans l’ordre. Toute sublimation joue cette impossibilité. La sublimation n’est pas héroïque, parce qu’elle sert la vie : bien qu’ayant visé l’au-delà du principe de plaisir, la jouissance, elle se détourne. Sans doute les artistes qui basculent dans la folie ou le suicide nous font-ils frémir. Mais n’est-ce pas plutôt cette forme de passage à l’acte qui est un échec ?

Tragique

39C’est dans la dimension du tragique, au sens où elle résulte du rapport entre le bien et la mort, qu’il faut situer l’illusion sublimatoire. Le sort d’Orphée est tragique. Une tragédie mise en abyme. Les héros tragiques meurent parce qu’il n’y a pas de solution, pas d’autre solution, au conflit dans lequel ils sont pris. Orphée, parce qu’il est à mon sens le héros d’un mythe qu’on peut considérer comme mythe de la sublimation, ne doit pas mourir, il doit représenter pour nous ce mouvement d’attraction vers l’objet du désir, la constatation que l’objet atteint par un vivant n’est pas l’objet du désir, mais comme le fait remarquer Platon, son fantôme. De la quête de l’objet du désir on ne peut revenir qu’avec rien. La sublimation consiste bien dans un changement de but, le retour vers la vie, et un changement de nature de l’objet. Ce parcours a un prix : la chose de l’art est hissée à la dignité de Chose, elle ne l’est pas bien entendu, mais c’est « une illusion efficiente, une satisfaction substitutive trouvée dans un objet socialement valorisé ».

40L’histoire nous montre l’art assujetti au pouvoir, terrestre et religieux. S’il était un objet de prix, de nos jours, la démocratie en a fait un objet sans prix. Ne pouvant appartenir à un seul, il appartient à tous. Même le richissime collectionneur d’art, s’il peut s’approprier quelques objets, ne peut prétendre posséder ce que les musées mettent à la disposition de tous. Le signifiant qui habituellement détermine la Chose dans le réel, fusionne au contraire avec Elle. Une œuvre est, unique. D’une certaine façon, elle condense le symbolique et le réel. Elle déserte le registre supérieur de l’algorithme du signifiant60. La signification qui résulte du lien d’un signifiant à un autre est inapplicable à l’art. L’œuvre ne peut être arrêtée sous une signification. Elle représente, elle présentifie la Chose parmi nous. Il n’y a plus de substitution donc de métaphorisation possible dans le réel61, c’est pourquoi la sublimation fait l’économie du refoulement62. Le but premier visé par le principe de plaisir est simplement désigné, mais le but effectivement atteint est le retour dans le registre des biens, malgré tout sous forme de paradoxe : unique, l’objet est par conséquent sans prix. Il semble que si « l’art commercial » atteigne rarement la dimension du chef-d’œuvre, c’est parce que le changement de but n’y est pas réalisé. Il n’y a pas de métamorphose de la Chose en chose. La chose est produite d’emblée. Le mouvement qui vise la satisfaction du pur désir et qui recule devant ce qui est impliqué ne s’est pas accompli. Le signifiant émis n’a rien arraché à la Chose, parce qu’il ne l’a pas approchée. Le désir de l’artiste va vers un objet, l’Objet. Chaque tentative pour l’atteindre est forcément manquée, et l’insatisfaction de l’artiste durant le temps de la création en est une bonne image. Cependant l’œuvre, une fois considérée comme achevée, devient autonome. Elle s’est dégagée, détachée de lui. Elle s’est lestée du poids de l’objet : elle est. Ce moment où l’artiste a la certitude de l’achèvement, nous pouvons le définir comme un moment où plus rien n’est à changer, c’est à dire un moment où toute substitution devient impossible. La Chose peut alors advenir.

La mort d’Orphée

41Dans la perspective dans laquelle nous nous plaçons, il apparaît comme nécessaire qu’Orphée reste inconsolé, marqué par un manque que rien ne peut compenser. À son retour des enfers, sollicité par les femmes qui désirent prendre la place d’Eurydice il se trouve basculé, contre sa volonté en quelque sorte, dans la position de l’aimé63. Si pour Platon le plus haut prix est accordé à celui qui d’aimé devient amant, et donc avec un autre vocabulaire, celui qui d’objet devient sujet, pour Orphée c’est la métamorphose inverse qui se produit.

42Cette nouvelle position me semble incompatible avec son état de musicien. D’ailleurs Orphée perd progressivement ses pouvoirs lors de l’agression de plus en plus violente qu’il subit. Sa voix est couverte par celle des Ménades en furie :

« Leurs clameurs retentissantes, la flûte de Bérécynthe au pavillon recourbé, les tambourins, les claquements des mains, les hurlements des bacchantes ont couvert le son de la cithare ; à la fin, n’entendant plus le poète, les pierres se sont teintes de son sang. rien n’était plus sensible à sa voix »64.

43La puissance, le pouvoir du sonore se situe donc du côté du sujet désirant. Bien que désintégré, sa lyre et son chant continuent de se faire entendre. C’est Apollon qui reconnaît en ces « objets » les attributs du sujet Orphée. Ainsi symbolisé, il peut entrer définitivement au royaume des ombres et y retrouver Eurydice.

44Cet épisode renoue avec la thématique du deuil, et surtout de son échec. La mort d’Orphée constitue une métaphore du morcellement pathologique de la mélancolie. Chez Virgile le récit s’arrête là. La reconnaissance, et donc l’élaboration symbolique, est simplement amorcée : une cérémonie de sacrifices est imposée à Aristée. C’est lui qui dans cette version est présenté comme responsable de ce désastre. C’est parce qu’il poursuivait Eurydice qu’elle est morte. Alors une vengeance s’exerce contre lui : ses ruches sont dévastées par la maladie. Il devra sacrifier taureaux, génisses et brebis pour calmer la vindicte des nymphes, d’Orphée et d’Eurydice. Cette péripétie, du fait de sa position dans le mythe, montre que quelque chose manquait dans la version de Virgile, à la suite de la mort d’Orphée. La description de sa tête dérivant au gré des flots et murmurant le nom, repris par l’écho, de sa bien-aimée, même si elle resitue Orphée à une place de sujet désirant ne suffit pas à poser la marque qui permet la présence malgré l’absence.

Orphisme

45Il faut par ailleurs relier ce dernier épisode du mythe au culte religieux à l’origine duquel est supposé Orphée. L’orphisme se développe vers le VIe siècle avant J.C. Ce culte explique l’origine des hommes par un meurtre65. Les hommes seraient nés des cendres des Titans, foudroyés par Zeus pour avoir démembré, bouilli, puis mangé Dionysos. Les hommes seraient donc d’ascendance double, partagés entre leur origine titane qui laisse en eux l’empreinte du mal, et la trace divine de Dionysos, l’âme, aspirant au bien. Le crime originaire doit donc être expié par une vie d’ascèse. Tant que l’âme reste impure, l’homme est enfermé dans un cycle de réincarnations. C’est aux enfers que se décide le sort de chacun. Les âmes pures accèdent à l’immortalité, les autres, avant de retourner parmi les vivants dans une nouvelle incarnation, doivent boire les eaux du Léthé pour oublier leur vie précédente.

46Les enfers dans l’orphisme apparaissent bien comme un espace entre-deux, c’est celui où nous avons vu Antigone, celui où s’introduit Orphée, celui donc où se joue l’alternative :

  • Revenir à la vie sous une forme substitutive,

  • Accéder à l’immortalité.

47Qu’Eurydice n’en revienne pas peut prendre dans ce contexte le sens d’une accession à l’immortalité par la reconnaissance de la pureté de son âme. Orphée en revanche est de retour, mais nous l’avons vu, il n’est plus le même. Il se retire, se fait passif, dans une certaine mesure mort au désir. Toujours dans une position en flèche, mais cette fois inversée, mort parmi les vivants. L’espace entre-deux ainsi instauré est en deçà du principe de plaisir, un espace d’austérité. La jouissance n’est pas de ce monde. Orphée comme Dionysos est assassiné, démembré. Mais l’issue cette fois est différente, il est sauvé de la dévoration qui le menace. Il sort du cycle des réincarnations. Il va pouvoir retrouver Eurydice.

48Nous avons amorcé ici un certain nombre de réflexions, sans pour autant les articuler entre elles. Le mythe se présente encore comme un nœud de thématiques. Cependant nous avons tenté de mettre l’accent sur une signification : la sublimation. Il semble même que le mythe donne des indices à propos de la spécificité de l’univers du sonore. En premier lieu le pouvoir d’attraction, de fascination, de transformation de l’autre qui se trouve capté, pris, nous l’avons vu, dans une image à laquelle il cherche à s’identifier, celle de l’Idéal du moi. C’est par le son, de sa voix comme de sa lyre, qu’Orphée crée cette illusion : celle d’un discours non divisé où la jouissance peut encore se faire entendre. Elle tient à deux raisons : parce qu’Orphée est en position d’Idéal, il participe de la fonction de l’Autre, il est donc supposé avoir accès au lieu de la jouissance ; parce qu’il est musicien, il est le sujet d’une énonciation qui seule compte, il n’a pas sacrifié sa part corporelle au profit du signifiant, il garde le contact avec la dimension de la Chose66.

49À partir du moment où il entre dans le cycle de la demande et qu’il va auprès de Pluton, il abandonne sa place d’Autre pour celle d’autre, sujet d’un énoncé, il se divise et par sa parole, son objet perdu le devient irrémédiablement.

50La sublimation, destin positif de la pulsion, fait l’économie du refoulement, donc de l’éventualité pathologique ; elle constitue une élaboration qui renoue avec le symbolique en se l’appropriant d’une manière absolument paradoxale : elle lui retire sa fonction de représentant. Elle le charge du poids de l’objet, de la Chose à laquelle rien ne peut venir se substituer. Unique. Changement de but, changement de nature, obtenus par le processus sublimatoire : incursion de la jouissance dans le monde du symbolique ; position en flèche d’Orphée se faisant mort parmi les vivants. N’est-ce pas héroïque ? Orphée présentifie le destin tragique de l’homme : ce qui constitue précisément son humanité est ce qui le sépare de sa jouissance. Et la musique constitue en-deçà, la voix, l’écho, de la jouissance au-delà.

Notes   

1  Les auteurs de l’ouvrage Les visages d’Orphée dégagent onze perspectives : héros à double ascendance paternelle (Oeagre, Apollon), héros musiciens, héros civilisateurs, héros transgresseurs, héros amoureux, héros pédérastes, héros tués par des femmes, héros foudroyés, héros recomposés, héros oraculaires, héros bénéficiant d’un catastérisme. (Annick Beague, Jacques Boulogne, Alain Deremetz, Françoise Toulze-Morisset, Les visages d’Orphée, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, Collection : Savoirs mieux, 1998, 124 p.

2  Moll Olga, Structures de la jouissance musicale : essai d’interprétation psychanalytique, Thèse de doctorat sous la direction de Christian Corre, Paris VIII, Déc. 2003 (Disponible sur le site de l’Atelier National de Reproduction des Thèses).

3  On trouvera dans Les visages d’Orphée (op. cit.)une liste des principales références antiques.

4  Apollonios de Rhodes,Argonautiques, texte établi et commenté par Francis Vian, traduction de Émile Delage, Tome 1, Paris, Les Belles lettres, Collection des universités de France, 3 volumes.

5  Ibid., à partir du vers 23.

6  Ibid.,vers 26 à 30 ; 491 à 495 ; 536 à 541 ; 569 à 579 ; 905 à 918 ; 1134 à 1138 ; etc.

7  Ovide (43-18 après J.C.), Les Métamorphoses, texte établi et traduction par Georges Lafaye, Paris, Gallimard, Collection Folio Classique, 1992, 620 p.

8  « Je me propose de dire les métamorphoses des formes en des corps nouveaux depuis les lointaines origines du monde jusqu’à mon temps » (Ibid., p. 42.)

9  Ibid.,p. 350.

10  « Il entonna sur un rythme rapide un air allègre pour brouiller leur chant en assourdissant les oreillessous les coups du plectre […]. Le navire était emporté à la fois par le Zéphyr et la vague sonore qui s’enflait du côté de la poupe : les sirènes ne laissaient plus entendre que des sons indistincts ». (Apollonios de Rhodes, op. cit.,Chant 4, vers 905 à 911) Ainsi la victoire ne dépend pas de la qualité des chants ni de qui les profère, ce n’est pas la victoire du bien sur le mal, de la vie sur la mort, du meilleur musicien ou du meilleur poète, il s’agit simplement de volume sonore. Celui qui se fait le mieux entendre, l’emporte. Il suffit à la « musique » de se faire entendre…

11  Ibid.,vers 26 à 30.

12  Ovide, op. cit., Livre X, vers 40-45.

13  Sigmund Freud, Essais de psychanalyse. Traduction de André Bourguignon, Janine Altounian, Paris, Payot, Collection Petite bibliothèque Payot, 1997, p. 179.

14  Daniel Lagache, Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse. Paris, PUF, CollectionQuadrige, 1998, 523 p.

15  Une longue série de musiciens s’intéressera à ce mythe, on en trouvera la liste dans Danièle Pistone, Pierre Brunel, Musiques d’Orphée, Paris, PUF, Collection musique et musiciens, 1999, 193 p.

16  Orphée aux Enfers. Opéra-bouffe en deux actes et quatre tableaux sur un livret d’Hector Crémieux et Ludovic Halévy, 1858. (Seconde version en quatre actes et douze tableaux en 1874)

17  Plus précisément ce n’est pas la révélation qui fait rire, mais la décharge par le rire chez l’auditeur, de l’énergie libérée par le refoulement devenu inutile.

18  Acte I, scène 5.

19  Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie. traduction de Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis. Paris, Gallimard, Collection Folio. Essais, 1996, 185 p.

20  Ibid., p. 146.

21  Ibid., p. 158.

22  C’est aussi Orphée qui lâche dans le pré les serpents qui provoquent la (première) mort d’Eurydice. Mais l’intention de meurtre n’est pas ouvertement affichée, il s’agit de rendre dangereux les abords du lieu de rendez-vous des amants infidèles.

23  Finale.

24  Ovide, op. cit., Livre X,vers 60-85.

25  Acte 1, scène 2.

26  Acte 2, scène 5.

27  Jacques Lacan, Le séminaire Livre VIII, Le transfert (1960-1961), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, Collection : Champ freudien, 2001, pp. 401-402.

28  Acte 1, avant-scène.

29  Acte 1, scène 7.

30  Des allusions sont faites ici à l’Orphée de Glück !

31  Entre autres…

32  Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, traduction de Pierre Cotet, René Lainé et Johanna Stute-Cadiot, Paris, PUF, Collection Quadrige, 1998, 93 p.

33  Ovide, op. cit., p. 321.

34  Virgile,Bucoliques, Géorgiques. Paris, Gallimard, Collection Folio Classique, 1997, p. 287.

35  Lacan, Jacques, Le séminaire, Livre VII : L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, Collection : Champ freudien, 1986, 374 p.

36  Ibid.,p. 324.

37  Le langage divise, il dresse un mur qui nous sépare du réel. Le signifiant et son signifié font oublier ce que Lacan nomme la Chose. Elle est définie comme ce qui du réel pâtit du signifiant. Parce que le signifié vient s’interposer, se substituer à la Chose, elle ne peut être que représentée. Le réel reste hors de portée, impensable.

38  Ibid.,p. 325.

39 Ibid.,p. 301.

40 Ibid.,p. 326.

41  Ibid.,pp. 326-327.

42  La Chose.

43  Sophocle, Antigone, vers 1010-1032, in Théâtre complet, traduction de Robert Pignarre. Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 93.

44  L’Autre, pour Lacan, constitue une fonction qui se dessine derrière tout autre, le semblable. Elle désigne une fonction essentielle pour tout sujet humain, fondamentalement structurante. (Pour un plus ample éclairage du concept, lire Michel Poizat, La voix sourde. article publié dans ce même numéro de Filigrane).

45  Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, op. cit.

46  La nature du désir comme désir de l’Autre est également mise en scène.

47  Platon, Le banquet, traduction de Philippe Jaccottet et Monique Trédé, Paris, Le livre de poche, Collection Classiques de la philosophie, 1991, paragraphe 179, 158 p.

48  Ibid., paragraphe180.

49  Ovide. Les Métamorphoses, op. cit., p. 322.

50  Destin de la pulsion qui fait l’économie du refoulement, elle constitue une satisfaction substitutive trouvée dans des objets socialement valorisés, une illusion, cependant efficiente sur le plan psychique. Elle implique un changement de but. (Cf. Sigmund Freud, « Pulsions et destins des pulsions »,in Métapsychologie, op. cit.)

51  Nous avons vu à propos de l’hypnose son lien avec l’Idéal du moi.

52  L’histoire d’Éros et de Psyché est surtout connue par le texte d’Apulée (125-v. 180) que l’on trouve dans ses Métamorphoses (Livres V, VI et VII).

53  Distinction développée dans Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XX : Encore (1972-1973),texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, Collection : Champ freudien, 1975, 133 p.

54  L’axe imaginaire joue son rôle.

55  Au sens étymologique.

56  Elle désigne chez les grecs une institution « éducative », qui n’exclut pas cependant les relations sexuelles, bâtie autour de la relation particulière entre un homme mûr et un jeune garçon.

57  Ovide, Métamorphoses, op. cit., vers 80-85.

58  Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan, Paris, Denoël, Collection : L’espace analytique, 2002, p. 189.

59  Jacques Lacan, Le séminaire, Livre VII, op. cit., p. 316.

60  S/s.

61  L’objet réel satisfait le besoin, une couverture n’est pas égale à un aliment dans l’ordre du besoin.

62  Seul le signifiant peut subir le refoulement.

63  « Orphée fuyait Vénus et toute femme, soit parce qu’il en avait souffert, soit parce qu’il avait engagé sa foi. Nombreuses furent celles qui brûlèrent de s’unir au poète. Nombreuses celles qui eurent le chagrin d’être repoussées ». (Ovide, Métamorphoses, op. cit., p. 323.)

64  Ovide, Métamorphoses, op. cit., Livre XI : « la mort d’Orphée ».

65  Certains textes considèrent cette faute originelle comme un prélude au péché originel chrétien.

66  Nous renvoyons ici à l’analyse de Michel Poizat dans l’article La voix sourde, publié dans ce même numéro de Filigrane.

Citation   

Olga Moll, «Sublimation ou la mort séduite», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et inconscient, mis à  jour le : 30/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=212.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Olga Moll

Olga Moll, agrégée de musique et docteur en esthétique science et technologie des arts (spécialité musique), est également Premier prix d’écriture du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, et Premier prix de piano du C. N. R. de Boulogne (92). Après avoir assuré des charges de cours au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, elle a enseigné à l’Université Rennes 2 et est en poste depuis 1992 au département Musique de l’Université Paris 8. Elle allie enseignement, travail de recherche, notamment au sein de l’équipe « Esthétique, musicologie et créations musicales » à Paris 8, et pratique musicale, dans un duo de pianistes : Imbroglio-duo. Ses travaux portent sur la confrontation du phénomène musical dans toute sa diversité avec le champ de la psychanalyse plus spécifiquement freudienne et lacanienne.