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Destitution subjective et dissolution du moi dans l’œuvre de John Cage

Vladimir Safatle
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.205

Résumés   

Résumé

Il s´agit ici de discuter le nouage entre forme musicale et structure de rationalité dans l´œuvre de John Cage. Cette perspective doit nous amener à la compréhension du rôle du concept de nature dans l´orientation de la critique de la rationalité de la forme musicale occidentale chez Cage. Elle doit aussi nous ouvrir la voie vers la compréhension du caractère « thérapeutique » de la musique cageénne, pour autant qu´elle elle est animée par un programme de dissolution du moi et de destitution subjective. Prendre en compte ce programme nous permet d´ouvrir une discussion à propos des rapprochements possibles entre des modes de subjectivation présupposés par l´œuvre cageénne et ceux présupposés par la psychanalyse dans son versant lacanien.

Abstract

This article discusses the connection between musical form and structure of rationality in the work of John Cage. This perspective should lead us to an understanding of the role of the concept of nature from the standpoint of a critique of the rationality of Western musical form in Cage. It should also help us to understand the “therapeutic” character of Cage’s music, in as much as it is driven by a program of dissolution of the self and subjective destitution. Taking into account this program allows us to open a discussion about possible connections between modes of presupposed subjectivation in Cage’s work and those presupposed by psychoanalysis in a Lacanian sense.

Index   

Texte intégral   

La peur du chaos, en musique comme dans la psychologie sociale, est surévaluée.
Theodor W. Adorno.

Une question de méthode

1Dans le cadre de la confrontation entre l’art et la psychanalyse, il se peut que l’axe le plus problématique soit exactement la réflexion psychanalytique sur la musique. L’aversion de Freud envers la musique n’explique pas à elle seule cette situation, aversion qui d’ailleurs semble être partagée par plusieurs psychanalystes. Par exemple, Jacques Lacan, toujours prêt à travailler l’interface entre psychanalyse et esthétique, ne s’est jamais livré à des considérations sur les phénomènes musicaux.

2En vérité, le caractère problématique du rapport entre musique et psychanalyse vient du fait que, dans leur grande majorité, les analyses psychanalytiques consacrées à la musique ont très peu ajouté à la réflexion sur l’enjeu même de la structuration de la forme musicale. À l’origine de cette situation, il y a peut-être le fait que la musique a été le premier des arts à imposer une autonomie claire de ses processus constructifs par rapport à tout ce qui est extra-musical (textes, programmes, fonctions rituelles, liens avec le langage). Par exemple, la critique de la mimésis, opération majeure pour la constitution des protocoles de rationalité des arts plastiques dans le modernisme, avait été déjà faite par la musique au milieu du XIXe siècle. Cette autonomie de la forme musicale a conduit certains critiques d’arts plastiques, comme Clément Greenberg, à voir dans le mode d’autonomisation de la musique l’exemple à suivre pour la modernisation du champ des autres manifestations artistiques. Rappelons-nous, par exemple, ce qu’il affirme à ce propos :

« À cause de sa nature “absolue”, de la distance qui l’éloigne de la mimésis, de son absorption presque complète dans la qualité physique de son médium, à cause de ses moyens de suggestion, la musique a remplacé la poésie en tant qu’art modèle . En se laissant guider, consciemment, ou de façon inconsciente, par une notion de pureté venue de l’exemple de la musique, les arts d’avant-garde, dans les cinquante dernières années, ont réussi une purification et une limitation radicale de leur champ d’activité qui n’a pas d’exemple dans l’histoire de la culture »1.

3On ne saurait être plus clair : la musique aurait imposé aux autres arts une notion de modernité et de rationalisation du matériau liée à l’autonomisation de la forme et de ses possibilités constructives.

4Sans doute cela explique-t-il, en partie, le peu d’intérêt de la psychanalyse pour la musique. Car une telle autonomisation signifie se confronter avec la résistance du matériau musical à des interprétations du genre « herméneutique » comme celles développées par Freud dans ses essais sur l’esthétique et par Lacan dans ses écrits sur Edgar Alan Poe, Genêt, Hamlet et Wedekind.

5Nous pouvons parler ici d’herméneutique parce que nous sommes devant un régime esthétique qui consiste à soumettre la rationalité des œuvres à une notion d’interprétation pensée surtout comme déchiffrage de signes, ce qui présuppose une compréhension sémantique des productions déchiffrées. Il s’agit de déchiffrer les contenus présents dans l’œuvre à partir d’une quête archéologique de sens qui vise à dévoiler la rationalité causale du phénomène esthétique en reconstruisant une sorte de texte latent qui serait caché par le travail de l’artiste. À travers cette perspective, ce déchiffrage voit dans les catégories liées aux complexes psychiques le champ privilégié de signification possible du matériau. L’œuvre se transforme en un texte où nous pouvons lire des motifs psychanalytiques majeurs, comme le complexe d’Œdipe et la théorie de la sexualité infantile (Freud) ou une grammaire du désir basée sur les deux opérateurs cliniques fondamentaux : le Phallus et le Nom-du-Père (Lacan). En ce sens, ce n’est pas un hasard si la plus grande partie de ces analyses d’œuvres d’art se désintéresse de l’analyse des structures formelles dans leur dynamique propre. Tout se passe comme si la psychanalyse avait pour tâche de dévoiler la vérité masquée par la forme esthétique, puisque l’œuvre ne coïnciderait pas avec sa lettre, son essence serait toujours sur une autre scène où se montreraient les schémas de production et dont l’accès exigerait une lecture en profondeur.

6À partir de là, nous pouvons classer les textes psychanalytiques sur la musique dans quatre grands groupes.

7Le premier groupe, le plus important, réunit des travaux qui s’orientent vers ce que nous pouvons nommer l’analyse psychanalytique de l’écoute. Ce sont des études qui cherchent à déterminer les mécanismes d’investissement libidinal de l’écoute en général. La plus connue de ces études a été écrite par Theodor Reik (The hauting melody). Reik se sert du système interprétatif psychanalytique en partant de l’analyse de sa propre fixation sur une mélodie de la Première symphonie de Mahler après la mort d’un ami. Cela lui permet de comprendre le phénomène de la « mélodie obsédante » en tant qu’expression d’une représentation psychique refoulée par la conscience. Ces travaux n’ont pas beaucoup à voir avec une stricte critique musicale, ils se rapprochent davantage de la psychologie des processus de l’écoute.

8Un second groupe important de textes est constitué par les psychobiographies : ces études se servent de l’interprétation analytique du roman familial ou de la nosographie du compositeur pour fournir une analyse de son œuvre. Ce point de vue peut conduire à réduire l’œuvre à une sublimation des conflits pulsionnels. Ida Macalpine (Rossini : piano pieces for the primal scene) et le couple Sterba (Beethoven et sa famille) sont des exemples représentatifs de cette approche.

9Le troisième type de textes réunit les analyses proprement herméneutiques des compositions musicales. Il est significatif que la plus grande partie de ces travaux soit des analyses d’opéras. L’étude du récit y est privilégiée et la spécificité du matériau musical n’est pas prise en compte ; c’est ce que nous voyons dans les écrits de Mélanie Klein sur L’enfant et les sortilèges,de Ravel (Les situations d’angoisse de l’enfant et leur reflet dans une œuvre d’art et dans l’élan créateur) et dans ceux d’Otto Rank sur le Don Juan de Mozart (Le mythe de Don Juan) et sur le Lohengrin de Wagner (Die Lohengrinsage).

10Enfin, dans un quatrième type de travaux dont l’approche est différente, on trouve une certaine « psychanalyse de la forme musicale ». Il s’agit de considérations sur la structure formelle des œuvres musicales à travers la conceptographie analytique. Ce sont des travaux qui conjuguent psychanalyse et musique sans pour autant dissoudre la spécificité de la critique musicale. Ce style d’analyse a été inauguré par Adorno dans le texte Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’audition¸ écrit en 1938. On trouvera plusieurs textes où Adorno fait appel à la structure conceptuelle psychanalytique pour analyser les œuvres musicales de Schoenberg, Stravinsky, Berg2

11En ce qui concerne Le caractère fétiche dans la musique,Adorno se sert de la fonction métonymique du fétiche (qui permet à une partie de l’objet d’occuper la valeur du tout) et des opérations de survalorisation pour rendre compte de la tendance à la perte d’unité synthétique des œuvres, ainsi que de la tendance à la consolidation d’un genre de réception qui ne connaît que l’écoute atomisée. D’un autre côté, il se sert également de l’opération d’idéalisation (Idealisierung)propre à toute structure fétichiste. C’est la même opération qui a amené Lacan à parler d’imaginarisation en tant que mode d’appréhension des objets à partir de la projection d’un schéma mental qui, dans le cas du fétichisme, est une image fantasmatique3. À partir de cette idée, Adorno pourra exposer le processus de réduction de la temporalité constitutive du matériau musical au statisme des images idéalisées et réifiées. C’est contre cette prégnance imaginaire qu’Adorno rappelle : « Ce qui se cramponne à l’image reste prisonnier du mythe, culte des idoles »4. D’où l’affirmation : « ce n’est que sans image qu’il faudrait penser l’objet dans son intégrité »5.

12Citons encore l’effort adornien pour reconfigurer la catégorie esthétique de l’expression à partir de la notion freudienne de pulsion. C’est une opération majeure dans la compréhension adornienne de l’œuvre de Schoenberg, et cela apparaît clairement quand il énonce :

« La musique de Schoenberg veut s’émanciper à ses deux extrêmes [le pôle de l’expression et le pôle de la construction] : elle libère les pulsions menaçantes que la musique n’accueille généralement que filtrées et frelatées dans le sens de l’harmonie ; et elle tend à l’extrême l’énergie de l’esprit, principe d’un moi assez fort pour ne pas renier la pulsion »6.

13C’est cette reconfiguration psychanalytique de la catégorie esthétique d’expression qui permettra à Adorno de parler, par exemple, de la « pulsion de mort » en tant que tendance originaire des œuvres de Berg, cela à cause du désir de l’informe que les habite. Car, pour quelqu’un qui, comme Adorno, a re-développé la catégorie d’impulsion subjective (Impuls) à partir du concept psychanalytique de pulsion, concept d’une tendance psychique dépourvue de processus naturel d’objectivation, l’expression ne peut plus se soumettre à une grammaire des affects ou à l’immanence expressive de la positivité de l’intentionnalité. Une expression pensée dans cette perspective pulsionnelle se pose à l’intérieur des œuvres comme négation des identités fixes soumises à une organisation fonctionnelle.

14Dans les années 70, Jean-François Lyotard s’est aussi servi du concept psychanalytique de pulsion de mort lors d’un débat sur la forme musicale, mais pour penser l’avènement d’une musique par delà l’organisation sérielle. Pour lui, la pulsion de mort indiquerait une pure intensité, tel un bruit qui échappe à l’unité structurée formée par des systèmes d’organisation sonore. Selon Lyotard, c’est la musique de John Cage, avec sa renonciation aux normes générales d’organisation fonctionnelle des œuvres, qui présente de façon « affirmative » la pulsion de mort7. Nous y reviendrons.

15Notons, pour l’instant, que les travaux d’Adorno (et même de Lyotard) nous fournissent une orientation pour régler la question de méthode concernant les modes d’articulation du système de rapports entre psychanalyse et analyse de la forme musicale. Un problème qui, en fait, s’inscrit dans le cadre plus large des possibilités de réarticulation du recours psychanalytique à l’esthétique.

16Nous pouvons dire qu’une telle réarticulation ne s’imposera qu’à la condition de respecter deux conditions majeures. D’abord, il s’agit de comprendre clairement que l’art pense, c’est-à-dire, qu’il n’a besoin d’aucune importation de quelque nature pour organiser le champ des problèmes et des concepts qui gravitent autour des œuvres. Les œuvres produisent leurs propres concepts et ce sont eux, et non pas les concepts psychanalytiques, qui doivent orienter notre confrontation avec l’art. Ceci impose une certaine pudeur dans le rapport théorique aux œuvres. Une pudeur qui nous rappelle que le recours à la psychanalyse ne sert pas à la reconstitution de la visibilité du champ de gravitation des problèmes qui orientent les aspirations des œuvres. La deuxième condition consiste à rappeler que toute œuvre réussie répond à des questions sur les régimes de détermination de catégories comme : identité, différence, relation, unité entre autres. Ceci étant, il arrive à Adorno d’accepter que la logique des œuvres d’art soit, d’une certaine façon, dérivée de la logique formelle8. Néanmoins, lorsque les œuvres décident des régimes d’orientation des opérations majeures pour la pensée, elles fournissent l’image du mode avec lequel les sujets peuvent établir des identifications, des relations d’objet, tout comme reconnaître des affinités mimétiques avec ce qui se pose en tant qu’Autre. Ainsi, elles fournissent des figurations pour des problèmes généraux de subjectivation. La tentative adornienne de reconstruire la catégorie esthétique d’expression à travers le recours à la pulsion, reconstruction capable d’effacer l’idée d’expression comme processus de position de déterminations intentionnelles de sujets qui se projettent dans des objets, doit être comprise à l’intérieur de ce cadre de réflexion sur les figurations pour des problèmes de subjectivation.

17Voici un point majeur. Car comprendre les œuvres d’art comme formalisations de processus de subjectivation permet à la psychanalyse de repenser des modes de subjectivation disponibles pour la clinique. Cette confrontation avec l’état des œuvres permettrait par exemple, à la psychanalyse, de relativiser un cadre « classique » de modes de subjectivation pensé à travers la triade remémoration, symbolisation et verbalisation.

18Lacan est sans doute le psychanalyste qui a le mieux compris ce point. En fait, il existe plusieurs textes où Lacan se sert des phénomènes esthétiques tout simplement pour illustrer des méthodes d’interprétation de la grammaire du désir. Lorsqu’il lit la Lettre volée,de Poe, Lacan ne craint pas d’oser essayer « d’illustrer la vérité qui se dégage du moment de la pensée freudienne que nous étudions »9. Néanmoins, il y a un deuxième mode de recours psychanalytique aux arts chez Lacan. Il se structure autour du problème du statut propre à l’objet esthétique dans son irréductibilité. Ainsi, à propos de ses innombrables recours à la peinture, Lacan dira : « C’est au principe radical de la fonction de ce bel art que j’essaie de me placer »10. En cherchant un « principe radical de la fonction de l’art », il semble en fait en quête des coordonnées qui lui permettraient de comprendre la spécificité de la formalisation esthétique et de ses modes de subjectivation. En ce sens, nous devons être attentifs au fait que la formalisation esthétique apparaît pour Lacan comme un mode d’appréhension des objets qui résistent, par exemple, aux procédures générales de symbolisation réflexive et à l’élargissement herméneutique de l’horizon de compréhension de la conscience. D’où des affirmations comme : « ce dont l’artiste nous livre l’accès, c’est la place de ce qui ne saurait se voir : encore faudrait-il le nommer »11.

19Cette présupposition d’une spécificité de la formalisation esthétique a une raison très claire. Lorsqu’elle insiste sur la genèse des œuvres d’art à partir des enjeux propres à la sublimation des motions pulsionnelles, la réflexion psychanalytique sur les arts est obligée de récupérer l’importance de la catégorie d’expression. Néanmoins, on doit à Lacan une réforme du concept de pulsion, en particulier à travers la reconstruction de la notion d’objet de la pulsion. Cette réforme a des conséquences sur la configuration de l’expression et de ses possibilités constructives. L’expression, pensée à travers un schéma particulier de sublimation pulsionnelle, ne pourra se réaliser qu’en amenant le sujet à se poser comme : « conscience d’être dans un objet »12, mais dans un objet « négatif » où le sujet ne reconnaît pas son image, formée d’identifications et d’anticipations imaginaires. Un objet pulsionnel qui ne se montre que lorsque la forteresse du moi s’effondre et s’évanouit. En fait, cette figure de l’art permettrait au sujet de réorienter sa notion d’« identité » parce qu’elle lui permettrait de reconnaître, dans sa relation à soi, quelque chose de l’ordre de l’opacité de ce qui se détermine comme obs-tant (Gegenstande), comme non saturé dans l’univers symbolique. À travers le recours psychanalytique aux arts, il apparaît un mode de subjectivation de la pulsion par delà les schémas classiques de remémoration, de symbolisation et de verbalisation. Soulignons que, dans ce cas, le recours psychanalytique aux arts n’est pas interprétatif (comme si la fonction de l’art était de légitimer la consistance du cadre analytique d’interprétation), il est inductif. Il consiste à voir dans l’art un champ privilégié d’induction des dispositifs cliniques.

20Cet article est un essai pour mettre en place ce programme. Il ne s’agit pas d’interpréter l’œuvre de John Cage avec des concepts psychanalytiques, d’ailleurs les réticences de Cage envers la psychanalyse sont connues13. Il s’agit de montrer comment les problèmes concernant le destin et le prétendu épuisement du concept moderne de sujet traversent toute l’œuvre de Cage. Dans son œuvre, Cage opère un véritable processus de « destitution subjective » qui garde une relation complexe de rapprochement et de distance avec le processus de destitution subjective crucial pour la fin de l’analyse, au moins selon Lacan.

Immanence et inexpression

21La compréhension de l’importance de l’œuvre de John Cage exige une contextualisation de certaines questions liées à la forme musicale et à ses modes de construction. Nous savons comment la forme musicale arrive à l’aube du XXe siècle avec un problème majeur. En tant que système d’organisation de la totalité fonctionnelle des œuvres qui avait orienté de façon hégémonique la composition musicale à partir du XVIIIe siècle, la tonalité arrivait à son point d’épuisement. Cet épuisement n’était pas simplement un problème lié aux possibilités techniques des modes de structuration de la forme musicale. Nous oublions souvent que l’analyse de la forme musicale est, à sa façon, un secteur privilégié de l’histoire de la raison dans la mesure où les critères et règles d’organisation de la forme musicale sont, en fait, des critères de rationalité et des processus de rationalisation. La forme musicale est produite à partir de décisions sur les protocoles d’identité et de différence entre des éléments (consonance et dissonance), sur des problèmes de partage entre ce qui est rationnel et ce qui est irrationnel (son et bruit), sur ce qui est nécessaire et ce qui est contingent (développement et événement). Elle se produit encore à partir des décisions sur le rapport entre raison et nature (la musique comme mimesis des lois naturelles ou la musique comme plan autonome de ce qui s’affirme contre toute illusion de naturalité) et sur les régimes d’intuition de l’espace et du temps. C’est cette gamme de dispositifs qui nous permet de dire que la forme musicale naît d’une décision sur des critères valables de rationalité. Ce qui nous montre comment l’épuisement d’un système musical d’organisation, comme la tonalité, est en fait l’épuisement d’une figure ordonnatrice de la raison.

22Cage est sans doute le compositeur du XXe siècle qui a le mieux perçu cela. Nous trouverons difficilement quelqu’un ayant travaillé de façon aussi systématique sur la négation de toutes les catégories responsables de la rationalité de la forme musicale. Néanmoins, cette critique de la raison musicale a été portée par une impulsion née, d’une certaine façon, dans la genèse même du modernisme. À la base de cette impulsion, la croyance qu’une critique totalisante de la raison ne pouvait être faite qu’au nom d’un certain retour à l’origine, à l’archaïque et au primitif. Par ces protocoles de retour, l’art fidèle à son contenu de vérité devrait être capable de libérer la force disruptive d’une origine refoulée par les processus de rationalisation et de socialisation. Dans cette perspective, le moment historique du premier modernisme s’est rapproché de la psychanalyse, grâce à la croyance en un rapprochement plein de résonances (et pas trop fidèle à ce qui était vraiment en jeu dans la découverte freudienne) entre l’enfantin, le primitif et l’inconscient, dès lors que l’inconscient apparaît comme le concept de ce qui est antérieur aux processus d’individuation.

23Même si John Cage ne partage pas ce genre de recours à la psychanalyse, il est certain qu’il était disposé à penser la musique comme espace d’un certain retour à ce qui est avant tout processus de structuration symbolique de la culture et tout processus d’individuation. Le nom de cet espace qui guide les exigences de retour est classique : la nature. Comme Cage l’affirme dans un texte tardif : « Art = imitation de la nature dans ses modes d’opération »14. Il s’agit donc d’essayer de fonder la rationalité musicale dans une impulsion mimétique capable de réconcilier la composition avec les modes d’opération de la nature. Ce qui ne signifie pas que le son musical doit apparaître tel que le son naturel, ce qui nous conduirait vers une esthétique de la représentation. Cela signifie exiger que l’art soit capable d’actualiser la nature comme monde producteur d’événements qui ne peuvent être perçus en tant que tels que dans des conditions précises15. En fait, il s’agit de penser quelque chose comme l’avènement d’une musique de l’immanence.

24Néanmoins, dire cela c’est encore dire très peu. Car il faut aussi déterminer ce que pense Cage lorsqu’il essaie de naturaliser la forme musicale, au point de chercher une forme immanente à la nature dans ses modes d’opération. Il ne s’agit sûrement pas ici de chercher des façons de récupérer des procédures capables de dériver les règles générales d’organisation harmonique d’une théorie physicaliste du son et de ses propriétés de résonance. Stratégie de naturalisation de la forme musicale présente dans la tonalité au moins depuis les études de Jean-Philippe Rameau.

25Il faut expliquer ensuite ce que le vocabulaire de l’imitation signifierait dans ce contexte. Nous savons que la critique de la mimésis a été l’une des catégories majeures de l’art moderne. Une critique fondée sur la conscience historique du caractère réifié de ce qui normalement se présente en tant que nature. Cette négation de l’affinité mimétique était figure de la critique dans la mesure où elle montrait comment les modes d’organisation fonctionnelle naturalisés sont des lieux où l’idéologie s’affirme dans toute sa violence, cela si nous comprenons l’idéologie comme réification des modes de disposition des étants. En ce sens, l’art devait montrer ce que l’image de la nature essaie de cacher, c’est-à-dire, les mécanismes de production de ce qui veut s’affirmer comme donné naturel.

26Enfin, nous devons préciser l’enjeu de cette rationalité mimétique présent dans le programme esthétique de Cage. Notons d’abord, ce qu’Adorno a bien compris, que dans la musique de Cage, il y a ce mouvement critique majeur, ces « protestations contre une complicité aveugle de la musique avec la domination de la nature ». Il ne s’agit pas de chercher une forme quelconque de réconciliation avec l’imaginaire propre à la nature, puisque la musique de Cage veut montrer que l’image socialement fournie de la nature ne correspond pas à la vérité. Ensuite, la nature pour Cage ne peut pas être un simple discours réifié, elle indique ce point de résistance du sensible aux opérations d’un concept pensé, principalement, sous la forme de la représentation et de la subsomption du divers de l’expérience sensible au générique de la catégorie. Ainsi, s’il est vrai qu’une passion pour le réel pousse Cage à chercher un « art de l’expérience immédiate »16, il reste à savoir quels sont les modes de récupération d’un niveau de l’expérience immédiate avec la nature dans les conditions socio-politiques du capitalisme avancé. La question majeure du compositeur doit donc être : qu’est-ce qu’il faut détruire pour que la nature puisse advenir dans ses modes d’organisation ?

27Avant de répondre à cette question, il vaut la peine de faire un effort de contextualisation à propos de l’œuvre de Cage. Si nous essayons de suivre Cage dans son parcours, nous verrons que son œuvre s’organise, grosso modo, en deux phases principales. La première, qui va des années 30 jusqu’aux années 50, est marquée par quelques expériences sérielles, des compositions par juxtaposition et des travaux qui développent le rythme et la pulsation comme des éléments structurants de synthèse. Les œuvres sont, principalement, des pièces pour piano et des pièces pour ensemble de percussion, ainsi que des expériences percussives avec le « piano préparé »17.

28À partir des années 50, Cage découvre le bouddhisme Zen et se voit, d’une façon chaque fois plus forte, comme un compositeur dadaïste qui a en Erik Satie un précurseur. Trois pièces de 1951 attestent cette nouvelle impulsion : Concerto pour piano préparé et orchestre, Imaginary Landscape n. 4 et Music of Changes. Dans ces pièces, l’usage délibéré du hasard, de l’indétermination et de l’indistinction entre son structuré et bruits de la vie ordinaire s’impose. C’est surtout à ce moment que l’œuvre de Cage pousse jusqu’aux dernières conséquences le projet de critique de la rationalité de la musique occidentale, un projet soutenu maintenant par une articulation entre des exigences avant-gardistes modernistes et des exigences de spiritualisation de la vie quotidienne18. À travers l’arbitraire du hasard, Cage veut ouvrir l’espace au retour à l’être qui se « laisse être » à l’intérieur de l’immanence du sonore. D’où son affirmation :

« J’ai vu l’art non plus comme une sorte de communication qui part de l’artiste vers son public mais plutôt comme une activité de sons dans laquelle l’artiste trouve une façon de laisser les sons être eux-mêmes »19.

29Mais revenons à la première phase de Cage puisqu’elle est extrêmement instructive sur l’enjeu de son programme esthétique de retour à l’origine. Élève de Schoenberg, Cage exprime nettement son besoin de « trouver un moyen de faire de la musique qui fût libéré de la théorie de l’harmonie, ou de la tonalité »20. Ce refus de l’harmonie en tant que principe structurant de l’organicité fonctionnelle des œuvres est radical. Il ne s’agit pas, pour Cage, d’abandonner le système harmonique fonctionnel tonal au nom d’une autre forme d’organisation totale comme, par exemple, le dodécaphonisme ou un mode alternatif de pensée sérielle. Il s’agit simplement d’arrêter de penser à partir des notions comme : progression, tension et résolution, antécédent et conséquent. L’usage réitéré des ensembles de percussions et du piano préparé est une conséquence de cette exigence compositionnelle. Car cela permet à Cage d’organiser des constructions à partir du jeu entre le son et ce qui apparaît comme négation immédiate du son (le silence). C’est dans ce sens que nous devons comprendre des affirmations comme :

« Le son a quatre caractéristiques : hauteur, timbre, intensité et durée. Le silence coexiste avec le son de manière contraire et nécessaire. Des quatre caractéristiques du son, seule la durée concerne à la fois le son et le silence. C’est pourquoi une structure fondée sur les durées (rythmique : phrases et intervalles de temps) est juste (correspond à la nature du matériau), tandis que la structure harmonique n’est pas juste (découle de la hauteur qui n’existe pas dans le silence) »21.

30D’un autre côté, dans les pièces pour piano, nous voyons clairement une quête pour des constructions bâties à travers aussi bien la juxtaposition des matériaux que la prolifération des coupures et des ruptures. Nous pourrions penser que Cage suit une voie déjà ouverte par Stravinsky avec ses procédures cubistes de juxtaposition. Mais il y a chez Cage quelque chose d’extrêmement particulier.

31La notion de juxtaposition nous mène, nécessairement, vers la dissolution de la temporalité. Chez Stravinsky, cela signifie opérer avec une notion spatiale de temps, dans la mesure où sa musique passe d’un matériau à l’autre comme quelqu’un qui traverse les frontières d’un territoire discontinu. Des compositions par juxtaposition nous rappellent souvent que la détermination immédiate de l’espace se fonde sur l’indifférence réciproque en tant que mode d’être de la spatialité. Ce caractère statique des matériaux qui s’adaptent au mode d’être de la spatialité permet à Adorno d’affirmer que, chez Stravinsky, le matériau musical est présenté comme nous présentons une image statique qui se donne dans l’espace. Ainsi, son matériau est normalement un matériau fétichisé, c’est-à-dire réduit à sa propre image, dans le sens où le développement du matériau est stéréotypé et déjà codifié.

32Ce diagnostic de fétichisation résultant de la soumission à l’image ne s’applique pas à l’œuvre de John Cage. Car, chez Cage, les coupures sont si fréquentes qu’il est impossible de développer le matériau, même de façon stéréotypée. Nous en avons un exemple majeur avec Ophelia. Il s’agit d’une musique où la profusion des pauses indique l’absence de développement au sens fort du terme. Les phrases musicales sont courtes parce qu’elles sont incapables de se déployer. Cela signifie un appauvrissement radical d’un matériau qui est présenté de façon chaque fois plus désarticulée : arpeggios, séquences d’octaves, glissandos, petites répétitions et modulations. En ce sens, les premières mesures en sont une belle illustration, avec leur profusion de quintes et d’octaves en séquence, les coupures abruptes et l’absence complète de raisonnement contrapuntique. Nous pouvons dire que la pièce est composée des déchets de la grammaire musicale, puisqu’elle se fixe sur ce qui n’a pas de valeur du point de vue des matériaux. En suspendant la structure de l’organisation de la forme, le compositeur se voit devant des pièces, détachées d’un vocabulaire qui, auparavant, avait servi à la constitution d’un certain caractère narratif du musical. La suspension des capacités organisatrices de la structure nous laisse devant des objets hors la scène,objets qui ne s’encadrent dans aucune structure.

33Dès ce moment, nous pouvons trouver l’impulsion majeure qui va orienter la musique de Cage. Elle est clairement énoncée ici :

« La notion de rapport enlève son importance au son […]. J’ai commencé à m’intéresser non pas aux rapports – encore que je voie l’interpénétration des choses – mais je pense qu’elles s’interpénètrent d’une manière plus riche, plus abondante si je n’établis aucun rapport »22.

34Cage ne peut pas être plus clair. À travers cette opération de destruction de la grammaire musicale, il s’agit de délivrer le son de toute dépendance envers une pensée de la relation. Comme Lyotard l’a bien compris, il s’agit de nier que « à la limite le son, en tant que lié, ne vaut plus par sa sonorité, mais par le réseau de ses relations, actuelles et possibles, exactement comme un phonème, unité distinctive arbitraire »23. Cela explique la tendance de Cage à présenter les sons sous le/sur ( ?) fond de silence : des sons qui se présentent au milieu d’espaces vides qui annihilent toute atteinte préalable de relation.

35Ce programme ne pouvait se réaliser de façon intégrale que par la destruction de tous les dispositifs formels qui empêchent toute proximité de « la vraie nature des sons », comme dira Dahlhaus24 en pensant à la désarticulation cageéenne de dichotomies telles que : la distinction entre son et bruit, musique et silence, hasard et nécessité, entre des qualités périphériques et des qualités centrales du son. Il arrive à Cage d’affirmer :

« Tous les sons quelles que soient leurs qualités et hauteurs (connues ou inconnues, définies ou indéfinies), tous les contextes de sons, simples ou multiples, sont naturels et concevables dans le cadre d’une structure rythmique qui embrasse également le silence »25.

36Ou encore, lorsqu’il perçoit les conséquences d’une telle perspective pour la réflexion à propos de la rationalité de la forme musicale : « Toute tentative d’exclure “l’irrationnel” est irrationnelle. Toute stratégie de composition qui est entièrement “rationnelle” est irrationnelle à l’extrême »26. Ce renversement de la raison en irrationalité est, en fait, une des figures majeures du problème du renversement de la rationalité en principe de domination de la nature. Cage voit, dans la musique de Schoenberg avec sa tentative de créer des totalités fonctionnelles à partir du raisonnement sériel qui détermine le signifié du son à travers des relations positionnelles à l’intérieur de la série, l’exemple majeur de ce renversement. D’où le sens de cette affirmation : « La méthode de Schoenberg est analogue à une société où l’emphase est dans le groupe et dans l’intégration de l’individuel au groupe »27.

37Music of Changes,de 1951, avec ses procédures de composition basées sur l’I-Ching, est le sommet d’une rupture qui amène Cage vers ce que nous pouvons nommer « esthétique de l’indifférence » (pour utiliser une expression heureuse de Barbara Formis), c’est-à-dire, esthétique de l’indifférenciation systématique envers tout matériau sonore. Il ne s’agit pas simplement d’établir un mouvement de contrepoint entre des opposés (son et bruit, musique et silence), mais d’opérer dans le point d’indifférence qui annule la distinction entre ce qui est interne au champ de gravitation de l’œuvre musicale et ce qui lui est extérieur. Tout phénomène audible, disait Cage, est du matériau propre à la musique. Cette esthétique de l’indifférence par rapport à tout lien privilégié à des matériaux et à des objets nous amène à la conjugaison d’une grammaire de la désaffection. Rappelons-nous, par exemple, de ce que dit John Cage à propos de l’intensité et de l’excitation des tableaux de Jackson Pollock :

« Aucun de ces aspects ne m’intéressait. Je leur demandais [aux artistes] de changer ma façon de voir, pas ma façon de sentir. Je suis parfaitement heureux avec mes sensations. En fait, si je voulais leur ajouter quoi que ce soit, ce serait une sorte de tranquillité. Je ne veux pas perturber mes sensations. Je n’ai pas l’intention de passer ma vie à être poussé dans tous les sens par un groupe d’artistes »28.

38En fait, ce changement dans la façon de voir est le résultat d’une désaffection qui impose un régime d’indifférence envers les objets. D’où l’affirmation de Cage : « la responsabilité de l’artiste est de perfectionner son œuvre de telle sorte qu’elle devienne désintéressante avec séduction »29.

39Peut-être le meilleur exemple est-il Imaginary landscape n. 4. Il s’agit d’une pièce pour douze appareils radio réglés au hasard. L’usage de l’I-Ching sert à définir la structure de temps, la durée, la dynamique et les sons produits de façon absolument autonome par rapport au « goût individuel et à la mémoire (psychologie) et aussi à la littérature et aux “traditions” de l’art ». Ainsi, « les sons rentrent dans l’espace-temps axés sur eux-mêmes, libérés de l’exercice d’abstraction, ses 360 degrés de circonférence libérés pour un jeu infini d’interpénétration »30.

40Remarquons que le choix des radios dans le rôle des instruments musicaux entraîne une conséquence importante pour la définition d’« espace sonore ». La musique, même étant un art lié à la temporalité, organise l’espace en faisant une séparation entre les sons qui sont internes au phénomène musical et les sons qui sont des bruits qui doivent être isolés de toute interprétation musicale. L’usage des radios bouleverse cette distinction en envoyant l’espace musical vers l’informe et l’indifférence. Une indifférence qui nous empêche de faire ce que nous appelons normalement « expérience esthétique », puisque l’expérience d’écoute de la pièce nous amène vers un genre d’epokhé qui suspend le jugement esthétique et qui oriente toute perception dans la perspective d’une « expérience ordinaire » qui ne s’ouvre que lorsque nous effaçons l’impulsion de jugement.

Stoïcisme musical

41Cette suspension du jugement à l’intérieur du processus de composition fondée sur la croyance dans l’ouverture à la présence de ce qui aurait été refoulé par la rationalité musicale, est quelque chose de fondamental. Pierre Boulez, par exemple, dont l’intention était plutôt d’amener la pensée sérielle à l’extrême, a vu dans ce bouleversement du sens global de la forme une invitation à l’improvisation déterminée par le libre-arbitre, c’est-à-dire, un dilettantisme qui cacherait une faiblesse majeure dans le domaine des techniques de composition.

42Mais un « libre-arbitre » propre à une subjectivité capable de se servir de n’importe quel matériau, voilà quelque chose d’absolument étranger au projet esthétique de Cage. Bien au contraire, la destruction des structures formelles propres à la musique occidentale est pensée par Cage comme figure d’une dissolution du moi et d’une dissolution de l’autonomie de la volonté. À tel point que Cage accepte qu’il ne s’agisse plus de faire de la musique : « si le mot “musique” est sacré et réservé aux instruments du XVIIIe et du XIXe siècle, alors nous pouvons le substituer par un terme plus plein de sens : organisation de sons »31. Ainsi, la passivité de l’absence de choix, de la non organisation des relations est assumée à l’intérieur d’un programme esthétique où l’action de composition s’affirme à travers sa dénégation en tant qu’action orientée selon une finalité. « Quel est le propos de cette musique expérimentale ? », se demande Cage : « Il n’y a pas de propos, il n’y a que des sons »32.

43Voici un point central. Toute forme musicale apporte en soi une figure présupposée du sujet, non seulement en tant qu’agent d’un processus de composition dépendant de la catégorie d’expression, mais aussi en tant qu’auditeur qui doit s’orienter à partir des modes déterminés d’écoute. Prenons, par exemple, la forme-sonate, cette forme définie par :

« Un climax identifiable, un point de tension maximale vers lequel la première partie du travail s’achemine et qui est symétriquement résolu. Il s’agit d’une forme fermée, sans la structure statique d’une forme ternaire ; elle a une finalisation dynamique analogue au déploiement du drame du XVIIIe siècle où tout est résolu, les détails sont liés et l’œuvre est ronde »33.

44L’identification du climax et des tensions exige des fonctions intentionnelles comme la mémoire narrative (qui organise le développement comme un « drame »), l’attention orientée par un telos et la compréhension des principes de différence et d’identité partagés aussi bien par le compositeur que par l’auditeur. L’idée de résolution exige, de son côté, un Moi capable d’orienter des processus de synthèse et de déterminer le sens des totalités fonctionnelles ; c’est-à-dire, un Moi en tant qu’unité synthétique des représentations.

45Alors que la musique d’immanence de John Cage, elle, est une musique de la dissolution du Moi parce qu’elle n’exige aucune de ces fonctions intentionnelles et synthétiques. Si nous pensons qu’une des fonctions essentielles du Moi est exactement d’être une unité synthétique des représentations, c’est-à-dire une instance qui fournit la règle d’unification du divers de l’intuition dans des représentations d’objets, alors nous pouvons comprendre comment la lutte de Cage contre les fonctions harmoniques de structuration du matériau musical est, au fond, une lutte contre les fonctions synthétiques du Moi. Cette affirmation-clé de Cage va parfaitement dans ce sens : « Faire quelque chose qui échappe à la maîtrise du moi »34, un faire qui doit être compris comme mode de formaliser le son dans sa vraie nature. Adorno l’a bien perçu lorsqu’il a vu chez Cage un compositeur qui « essayait de transformer la faiblesse du moi en une force esthétique ».

46Ce programme de dissolution du Moi peut nous expliquer, par exemple, pourquoi sa musique n’est pas construite à partir de procédures d’« improvisation » mais est, au contraire, acte de position d’un champ d’indétermination. La différence entre les deux concepts est absolue. L’improvisation est liée à la puissance expressive du Moi qui, en se servant de la mémoire et des paramètres musicaux de base, ne produit normalement des variations que dans la hauteur. De son côté, l’indétermination a son fondement dans la négation d’intentionnalité du compositeur. Dans ce cas, la tâche du compositeur consiste simplement à définir des règles d’un dispositif précis qui doit permettre la manifestation d’un événement musical imprévisible aussi bien pour le musicien que pour l’interprète et pour l’auditeur. Ainsi, le faire musical abandonne des catégories apparemment centrales comme « expression » et « intentionnalité ».

47C’est sur ce point que John Cage se rapproche d’une thématique fondamentale aussi bien pour l’art du XXe siècle que pour la détermination de la rationalité de pratiques cliniques telles que la psychanalyse, et en particulier la psychanalyse d’orientation lacanienne. Cette thématique concerne une certaine compréhension du Moi et de ses fonctions comme centre de méconnaissance narcissique des mécanismes de soumission de soi à une réalité aliénante. En ce sens, il faut prendre au sérieux le caractère « thérapeutique » des œuvres de Cage. Interpréter certaines œuvres présuppose l’acceptation d’un processus de décision où l’apathie et la renonciation à l’intentionnalité sont des éléments majeurs. Cette apathie signifie assumer un mode de relation d’objet basé sur l’indifférence et, par conséquent, assumer un mode de relation à soi, basé sur la dépersonnalisation et sur la destitution subjective, dans la mesure où ce n’est pas une personne en tant que pôle conscient d’intentions qui interprète, mais quelqu’un qui, à travers une ataraxie stoïque, est capable de se réconcilier avec le cours d’un monde qui peut s’affirmer au-delà de toute image aliénée d’organisation. Ce stoïcisme musical est donc la position à travers laquelle composer conduit à se réconcilier avec le cours du monde grâce à l’ataraxie, l’apathie et la suspension du jugement esthétique.

48Un autre point qui démontre le caractère de destitution subjective présupposé par la musique de Cage concerne la figure de la « corporéité » présente dans sa musique. En ce sens, rappelons la relation fondamentale entre musique et danse chez Cage. Nous savons comment, à partir de 1943 et jusqu’à sa mort, Cage a développé une collaboration extrêmement durable avec le chorégraphe Merce Cunningham. Mais même avant cette rencontre, Cage composait déjà des pièces musicales pour des chorégraphies. Cette interface privilégiée nous amène à nous demander quelle est la figure du corps présente dans sa musique.

49Nous avons vu comment, dans sa première phase, Cage privilégiait des structures basées sur la durée et sur des mesures de tempo, cela à l’instar des structures basées sur la fonctionnalité harmonique ou sur des séries de hauteurs. Celles-ci ont été un opérateur majeur de rapprochement entre sa musique et la danse :

« Le temps est un dénominateur commun entre la danse et la musique, plutôt qu’une spécificité de la musique comme la tonalité ou l’harmonie. J’ai libéré les danseurs de la nécessité d’interpréter la musique sur le plan des sentiments, ils pouvaient créer une danse à l’intérieur de la même structure que celle utilisée par le musicien »35.

50Néanmoins, ce temps réduit à des flux de durée c’est un temps sans narration, un temps qui demande des gestes hors d’un drame, des mouvements qui expriment qu’« il n’y a ni histoires ni problèmes psychologiques »36. Des corps qui habitent ce temps méconnaissent des structures formelles limitatrices, c’est-à-dire, ils ont tendance à marcher vers l’informe.

51C’est sans doute ce qui explique pourquoi le contact avec Cunningham a amené Cage à comprendre une certaine inadéquation entre sa musique et la régularité exigée par la danse :

« Les deux choses dont la musique est aujourd’hui capable de se libérer sont, selon moi, les intervalles de tonalité et les rythmes, car ce sont deux aspects qui se mesurent facilement . Maintenant, dans la danse, si vous abandonnez ce qui correspond au rythme et à l’intervalle – c’est-à-dire le mouvement sur deux jambes – que reste-t-il ? C’est un peu comme si vous ne pouviez pas les abandonner »37.

52Cette inadéquation nous rappelle que sa musique est, en fait, à la recherche d’un corps capable de se réconcilier avec le caractère informe du geste pur sans telos ou sans structure. Une continuité circulaire du geste qui est bien incarnée dans la circularité « modale » de pièces comme Dream (1948).

Cage entre deux morts

53Si nous retournons vers la psychanalyse, nous pouvons voir que nous ne sommes pas très éloignés de quelques idées majeures sur la constitution de la rationalité de modes de subjectivation dans la praxis analytique, présentes dans les premiers séminaires de Jacques Lacan. En effet, dans le Séminaire I,Lacan comprend le progrès analytique comme un acte capable de nous amener vers un « déclin imaginaire du monde, et même une expérience à la limite de la dépersonnalisation »38. Cela nous rappelle que le progrès analytique produit nécessairement la consommation des fixations imaginaires du Moi. Une année après, Lacan sera encore plus clair :

« Si on forme des analystes, c’est pour qu’il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent. C’est l’idéal de l’analyse, qui, bien entendu, reste virtuel. Il n’y a jamais un sujet sans moi, un sujet pleinement réalisé, mais c’est bien ce qu’il faut viser à obtenir toujours du sujet en analyse »39.

54Ainsi, Lacan fera allusion à une « certaine purification subjective » qui se réalise à travers l’analyse et qui annonce une voie qui sera approfondie grâce à la thématique de la destitution subjective. Nous pouvons parler d’approfondissement car, plus tard, il ne s’agira pas simplement de dissoudre les fixations imaginaires, mais de faire vaciller l’inscription symbolique même du sujet.

55Cette purification subjective semble aussi liée d’abord à une position d’apathie et d’ataraxie. En fait, Lacan a cherché pendant plusieurs années à organiser la rationalité de la praxis clinique à travers la reconnaissance de ce qu’il nomme le « désir pur », c’est-à-dire, un désir exposé dans sa vérité de transcendance par rapport à toute procédure naturelle d’objectivation. Ce désir est foncièrement sans objet, désir de « rien de nommable »40. Mais alors se pose la question : que peut signifier se confronter avec la vérité d’un désir pur, qui semble transcender toute relation d’objet ? Comment reconnaître et donner un statut objectif à ce qui est pure négativité qui ne cesse pas de ne pas s’écrire ? Il n’est pas possible de ne pas voir, à l’horizon, quelque forme d’ataraxie à travers laquelle le sujet peut prendre distance de toute relation d’objet et jouir de l’indifférence absolue par rapport aux objets empiriques (une indifférence qui a, comme corrélat, la dépersonnalisation du moi, cet « objet interne » privilégié). Nous savons que Lacan ne cesse de s’interroger : « L’objet de la pulsion, comment faut-il le concevoir, pour qu’on puisse dire que, dans la pulsion, quelle qu’elle soit, il est indifférent ? »41. Pourrions-nous dire que la conséquence nécessaire de cette perspective serait une indifférence capable de permettre l’abolition subjective de toute fixation d’objet à la fin de l’analyse ?

« Les Anciens mettaient l’accent sur la tendance elle-même, alors que nous, nous la mettons sur son objet nous réduisons la valeur de la manifestation de la tendance, et nous exigeons le support de l’objet par les traits prévalents de l’objet »42.

56Cette affirmation lacanienne, faite avec une pointe de nostalgie envers la vie amoureuse des anciens était, en fait, l’exposé de tout un programme analytique de cure. De toute façon, soulignons combien nous sommes près de décrire un processus de subjectivation, avec ses exigences d’indifférenciation et de dés-affection, qui n’est pas très éloigné de ce que nous pouvons trouver dans le programme esthétique de John Cage.

57Bien sûr, plusieurs questions se posent dans ce rapprochement, qui exigent une explication supplémentaire. D’abord, il y a un problème concernant le concept de nature, puisque chez Cage la subjectivation est faite au nom d’un processus de retour à l’origine à travers la récupération d’un champ propre à la nature. En principe, il ne semble pas que la psychanalyse (spécialement la psychanalyse d’orientation lacanienne) fasse appel à quelque régime de retour et d’immanence avec un cours du monde où il serait possible de trouver la nature. Néanmoins, il y a un concept psychanalytique qui développe ce qui a été normalement compris sous des notions telles que « nature interne ». Il s’agit du concept de Trieb (pulsion, impulsion), un concept limite entre le psychique et le somatique. Il arrive à Freud de se baser sur la biologie de Weismann pour parler de la pulsion comme principe d’intelligibilité du comportement de l’organisme vivant en général :

« Une pulsion serait une poussée inhérente à l’organisme vivant (belebten Organischen)vers le rétablissement d’un état antérieur que cet être vivant a dû abandonner sous l’influence perturbatrice de forces extérieures »43.

58Comme s’il était question, à travers l’usage du concept de pulsion, d’une récupération assez particulière de la réflexion sur la nature.

59En fait, la compréhension de la pulsion comme principe d’intelligibilité du comportement de l’organisme n’implique pas une détermination exhaustive des modes de relation entre l’être vivant et le milieu (comme nous le trouvons dans un concept comme Instinkt). Mais elle fournit, sous le signe de la pulsion de mort, une direction de retour à travers le rétablissement d’un « état naturel »44 extrêmement particulier. C’est peut-être cela qui a permis à Lyotard de voir, dans la pulsion de mort, le principe de retour qui se manifesterait dans les œuvres de Cage en tant qu’énergie libre, capable de rompre les dispositions intentionnelles afin de réaliser des « intensités anonymes »45 accessibles à un rapport d’immanence. Dans ce sens, si nous suivons Lyotard, les modes de dissolution du Moi et de destitution subjective qui structurent les conditions de compréhension de l’œuvre de John Cage seraient, en fait, des régimes de subjectivation de la pulsion.

60Si tel est le cas, il y a quelque chose d’important à dire à propos de Lacan. Parler de « nature » à l’intérieur de la métapsychologie lacanienne peut sembler l’anachronisme le plus profond. Car Lacan est clair : « la nature, telle qu’elle se présente à l’homme, telle qu’elle se coapte avec lui, est toujours profondément dénaturée »46. En principe, la distinction structuraliste stricte entre nature et culture semble totalement présente dans la pensée lacanienne. Néanmoins, nous pouvons soutenir que la « dénaturation » de la nature dont parle Lacan n’est pas la position d’un simple conventionnalisme qui ne verrait dans la nature qu’un discours réifié. Elle est tentative de penser la nature non pas comme un pôle positif de donation de sens ou comme un plan d’immanence, mais comme le locus où personne ne peut être chez lui, espace d’identité de la pulsion, pour autant que la pulsion n’est dénaturée que vis-à-vis d’un concept immanentiste de nature. En fait, le concept de pulsion est ce qui nous permet de faire un écart entre nature et principe d’immanence. Là est peut-être le sens de cette affirmation tardive de Lacan :

« La nature se spécifie de n’être pas une, d’où le procédé logique pour l’aborder. Par le procédé d’appeler nature ce que vous excluez du fait même de porter intérêt à quelque chose, ce quelque chose se distinguant d’être nommé, la nature ne se risque à rien qu’à s’affirmer d’être un pot-pourri de hors-nature »47.

61Ainsi, la nature est ce qui résiste à la nomination et à la représentation identifiante. En ce sens, son image ne peut qu’être négative pour autant qu’elle est en dehors de son propre concept.

62Si nous acceptons cette perspective, nous pouvons reprendre le problème de la dissolution du Moi, de la destitution subjective et de la subjectivation de pulsion chez Lacan et voir s’il y a vraiment des convergences avec ce que nous trouvons dans l’œuvre de Cage.

63Sans doute le meilleur chemin consiste-t-il à rappeler la nécessité d’une certaine torsion à l’intérieur de l’expérience intellectuelle lacanienne. En insistant sur l’importance de la notion de pulsion (à partir des années soixante), Lacan relativisera cette idée de progrès analytique lié à la subjectivation du désir pur à travers l’annulation de la prégnance de tout objet empirique dans le désir. Un protocole de désaffection et d’apathie qui devrait amener le sujet à reconnaître la vérité de son désir, à travers un signifiant pur qui, parce qu’il est un pur signifiant, ne dénote aucun objet.

64Lorsqu’il parlera de la pulsion, Lacan insistera sur l’idée qu’elle peut bien se satisfaire avec un objet (il y a un objet de la pulsion, contrairement à ce qui arrive au désir). Mais il s’agit de ces objets partiels (objets a) avec lesquels le sujet était lié avant les processus d’individuation, de socialisation de son désir et de constitution de l’image du corps propre. Il y a une sorte de protocole de retour ici, mais il amène le sujet à se confronter avec un objet auquel il était lié, dans lequel maintenant il doit se reconnaître, mais qui est déterminé par l’opacité de ce qui ne se soumet pas à l’image unificatrice du Moi. Ainsi, Lacan essaie de penser la subjectivation de la pulsion non pas à partir de la logique d’indifférenciation par rapport à l’objet, mais à partir de la confrontation avec un objet qui porte la puissance disruptive d’une expérience de non-identité. L’importance d’une telle expérience conduit Lacan à affirmer que le désir de l’analyste, désir qui oriente le progrès analytique, ne pouvait plus être compris comme un désir pur. Mais si le désir de l’analyste n’est pas pur,c’est parce qu’il doit nécessairement se lier à un objet. Il est pathologique, au sens kantien, car il ne se pose pas dans le point d’indifférence par rapport à la série des objets empiriques.

65Ainsi nous pouvons voir que, dans la confrontation entre la psychanalyse et John Cage, il y a plusieurs formes de destitution subjective. L’une est faite au nom de la révélation d’un Dasein, d’une nature qui est pôle positif de donation de sens. Car même si ce sens ne peut plus se poser comme production structurée d’un savoir instrumental, il apparaît comme ce qui permet la jouissance de la proximité rassurante avec un Dasein naturel (si nous voulons utiliser un terme de Hegel) qui agit en nous. L’autre se donne à travers la confrontation avec un objet (que parfois Lacan nomme aussi Dasein) qui garde l’opacité de ce qui ne s’offre jamais comme positivité et qui permet au sujet de découvrir, dans son rapport à soi, quelque chose de la non-identité des choses. Néanmoins, dans un cas comme dans l’autre nous sommes devant la certitude que :

« Les hommes ne sont humains que lorsqu’ils n’agissent ni ne se posent en tant que personnes ; cette partie diffuse de la nature où les hommes ne sont pas des personnes ressemble aux linéaments d’un être intelligible, à une ipséité qui serait délivrée du moi jenes Selbst, das vom Ich erlöst wäre : l’art contemporain en suggère quelque chose »48.

66.

Notes   

1  Clement Greenberg, Rumo a um mais novo Laocoonte in Cecilia Cotrim et Glória Ferreira (éd.) Clement Greenberg e o debate crítico, Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 2001, pp. 52-53

2  Voir, par exemple, Theodor W. Adorno, « Arnold Schoenberg (1874-1951) »in Prismes, traduction de Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 1986 ; Theodor W. Adorno, « Stravinsky et la restauration », in Philosophie de la nouvelle musique, traduction de Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, Paris, Gallimard ; et Theodor W. Adorno, Alban Berg ; le maître de la transition infime, traduction de Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1989.

3  Lacan, par exemple, dira que : « Le fétiche est d’une certaine façon image, et image projetée ». (Jacques Lacan, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet (1956-1957), texte établi par Jacques-Alain Miller,Paris, Seuil, 1994, p. 158)

4  Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2000, p. 199.

5  Ibid., p. 201.

6  Theodor W. Adorno, Prismes, op. cit., p. 128.

7  Jean-François Lyotard, « Plusieurs silences »,in Des dispositifs pulsionnels, Paris, Bourgeois, 1990.

8  Cf. Theodor W. Adorno, Ästhetiche Theorie, Frankfurt, Suhrkamp, 1973.

9  Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 12.

10  Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 101.

11  Jacques Lacan, Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 183. Une affirmation qui n’est que le déploiement de la définition canonique de Lacan sur l’art comme mode d’organisation autour du vide de la Chose (cf. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre VII : L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 155.).

12  Ibid., p. 195.

13  Voir, par exemple, Richard Kostelanetz, Conversations avec John Cage, traduction de Marc Dachy, Paris, Syrte, 2000, p. 236.

14  John Cage, Composition in retrospect, New York, Exact Changes, 1993.

15  Sur ce point, voir Lydia Goehr, For the birds/Against the birds : the modernist narratives of Adorno, Danto (and Cage), ouvrage non publié.

16  Francis Bayer, De Schoenberg à Cage, Paris, Klincksieck, 1981, p. 186. Un art qui, pour réaliser son propre projet, doit être capable de répondre à la critique adornienne sur « l’hypostase du son » dans la musique de Cage : « L’illusion consistait à croire qu’on pouvait échapper à la facticité de ce qui est fabriqué par le sujet en vénérant la matière comme si elle était de la neige fraîche, en lui prêtant des qualités absolues qu’il suffirait de laisser parler ». (Theodor W. Adorno, Quasi una fantasia, traduction de Jean-Louis Leleu,Paris, Gallimard, 1982, p. 307.)

17  À propos du piano préparé, rappelons-nous comment Max Weber insiste sur le caractère « d’instrument d’espace intérieur » propre au piano, pour autant que le piano permet l’appropriation domestique de presque tout le patrimoine de la littérature musicale ainsi qu’il est devenu au fur et à mesure l’instrument universel d’accompagnement et d’apprentissage (Voir Max Weber, Fundamentos racionais e sociológicos da música, São Paulo, Edusp, 1995, p. 149). Il arrive à Weber d’affirmer que la littérature pianistique se développe plutôt au Nord à cause d’une « culture de la maison et de la home » absente au Sud. D’ailleurs, l’éducation fondamentalement harmonique de la musique moderne doit beaucoup à l’omniprésence du piano. En ce sens, la figure du piano préparé, en annulant la fonction harmonique du piano en faveur des exploitations percussives, signifie au même temps la négation de l’instrument le plus lié aux possibilités du système tonal et la négation du dispositif musical qui constitue la familiarité, l’intériorité de l’espace domestique.

18  Ces aspirations de spiritualisation de la vie quotidienne ont été toujours présentes dans la musique nord-américaine depuis, au moins, Charles Ives. Il y a ici quelque chose de l’ordre de l’auto-compréhension de l’« Amérique » comme multiplicité présente dans la vie ordinaire, comme espace libéré des hiérarchies et distinctions qui ont marqué la « Veille Europe ». L’éclectisme de la musique de Cage ne serait que le résultat d’un « retour à l’expérience ordinaire » qui, dans l’âge de l’urbanité, mélange tout. Cette teneur affirmative d’hypostase de la vie quotidienne sera, dans le cas de Cage, suivie d’un spiritualisme à la Emerson et Thoreau.

19  Richard Kostelanetz, op. cit., p. 77.

20  Ibid., p. 88.

21  John Cage, Silence, traduction de Monique Fong,Paris, Denoël, 1970, p. 31.

22  Richard Kostelanetz, op. cit., p. 306.

23  Jean-François Lyotard, op. cit., p. 282.

24  Carl Dahlhaus, Schoenberg and the new music, New York, Cambridge University Press, 1987.

25  John Cage, Silence, op. cit., p. 33.

26  Ibid., p. 30.

27  Ibid., p. 5. (English version)

28  Richard Kostelanetz, op. cit., p. 240.

29  John Cage, Silence, op. cit., p. 32.

30  Ibid., p. 59. (English version)

31  John Cage, Silence, op. cit., p. 3. (English version)

32  Ibid., p. 17. (English version)

33  Charles Rosen, Sonata forms, New York, Norton, 1988, p. 10.

34  Richard Kostelanetz, op. cit., p. 300.

35  Ibid.,p. 258.

36  John Cage, Silence, op. cit.,p. 52.

37  Richard Kostelanetz, p. 266.

38  Jacques Lacan, Le séminaire, Livre I : Les écrits techniques de Freud (1953-1954), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 258.

39  Jacques Lacan, Le séminaire, Livre II : Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-1955), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 287.

40  Ibid., p. 261.

41  Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XI, op. cit., p. 153. Sur quelques implications de cette affirmation lacanienne, voir Monique David-Ménard, Les contructions de l’universel, Paris, PUF, 1997,pp. 8-12.

42  Jacques Lacan, Le séminaire, Livre VII, op. cit., p. 117.

43  Sigmund Freud, Gesammelte Werke, vol XIII, Fischer Verlag, Frankfurt, 1999, p. 38.

44  Ce que Adorno comprendra clairement dans Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Dialectique des lumières, traduction de Éliane Kaufholz,Paris, Gallimard, 1974, p. 245.

45  « La pulsion de mort est simplement le fait que l’énergie n’a pas d’oreille pour l’unité . [Elle] se marque dans des sautes de tension, ce que Klossowski appelle des intensités, Cage des events ». (Jean-François Lyotard, op. cit., p. 282).

46  Jacques Lacan, Le séminaire,Livre IV : La relation d’objet (1956-1957), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1984, p. 254.

47  Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XXIII : Le sinthome (1975-1976), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 12.

48  Theodor W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 267.

Citation   

Vladimir Safatle, «Destitution subjective et dissolution du moi dans l’œuvre de John Cage», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et inconscient, mis à  jour le : 16/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=205.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Vladimir Safatle

Professeur au département de philosophie de l’Université de São Paulo (Brésil), Vladimir Safatle est l’auteur entre autres de « A paixão do negativo : Lacan e a dialética », « Cinismo e falência da crítica » et le responsable de la coordination de l’édition de l’œuvre complète d’Adorno en portugais.