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… à quoi bon la sanction de la vérité ?
Sur le Requiem pour un jeune poète de Bernd Alois Zimmermann

Laurent Feneyrou
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.199

Résumés   

Résumé

Œuvre magistrale et testamentaire de Bernd Alois Zimmermann, qui ne l’entendit jamais en concert en raison d’une grave dépression, le Requiem pour un jeune poète collecte textes littéraires et documents d’actualité, retraçant le destin de son auteur et celui de l’Europe, de la révolution d’Octobre à 1968, sous l’égide de Maïakovski, d’Essénine et de Konrad Bayer. Loin de chercher à débusquer le symptôme bipolaire dans l’œuvre, cet article ne vise ni à une psychanalyse du musicien, ni à une lecture psychiatrique de la musique, qui rendrait indivises analyse musicale et analyse clinique, mais à un socle de résonance, au leitmotiv de la biographie, de l’expérience, de l’esthétique et de la philosophie de l’art, afin de décrire et d’expliciter le monde de Bernd Alois Zimmermann, de mettre ainsi en évidence la structure anthropologique de sa forme d’existence ou encore d’étudier les moments structuraux constitutifs de ce monde.

Abstract

Bernd Alois Zimmermann’s masterly work, the legacy he never heard in concert because of a grave depression, the Requiem for a young poet, assembles literary texts and documents of the time, retracing the destiny of its author and that of Europe, from the October Revolution to 1968, under the aegis of Mayakovsky, Essenin and Konrad Bayer. Far from seeking to expose the bipolar symptom in the work, this article attempts neither a psychoanalysis of the musician, nor a psychiatric reading of the music, which would render indivisible musical analysis and clinical analysis; it seeks rather a basis of resonance, using leitmotifs of biography, experience, aesthetics and philosophy of art, in order to describe and explain the world of Bernd Alois Zimmermann, to present the anthropological structure of his form of existence and to study the constitutive structural moments of his world.

Index   

Texte intégral   

1Collectant œuvres littéraires et documents d’actualité, en grec ancien et moderne, latin, anglais, allemand, français, hongrois, russe et tchèque, le Requiem pour un jeune poète (Requiem für einen jungen Dichter) de Zimmermann retrace le destin du compositeur et celui de l’Europe, de la Révolution d’Octobre à l’entrée des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie.

« Le Requiem pour un jeune poète ne se réfère à aucun jeune poète en particulier (bien que trois poètes, Maïakovski, Essénine et Bayer s’y détachent particulièrement), mais, d’une certaine manière, au jeune poète tout simplement, tel que nous pouvons nous le représenter pour la période des cinquante dernières années, dans ses multiples relations avec ce qui définit sa situation intellectuelle, culturelle, historique et linguistique, une situation qui est ainsi la nôtre, la situation européenne de 1920 à 1970 »1.

2L’origine de ce requiem remonte au milieu des années cinquante. Zimmermann avait alors envisagé la composition d’une œuvre chantée avec cinq solistes instrumentaux, pour laquelle il souhaitait utiliser des fragments de L’Ecclésiaste2. Il projeta bientôt d’adjoindre le Psaume 139 qui honore l’omniscience de Dieu, et la louange cosmique à Yahvé dans le Psaume 148, la tripartition de l’œuvre se faisant « symbole de la Trinité » – de ce projet d’oratorio se détachera en 1957 la cantate Omnia tempus habent, pour soprano et 17 instruments, sur un texte de la Vulgate (L’Ecclésiaste, 3, 1-11). Dans une lettre du 1er novembre 1956, adressée à Eigel Kruttge, vice-directeur musical la Radio de Cologne, Zimmermann établit la liste de nouvelles sources :

« Dans le latin de la Vulgate, les textes bibliques que je vous avais déjà mentionnés auparavant, le Psaume 139, au début, et le Psaume 148, à la fin de l’œuvre, demeurent. Dans la traduction de Luther, les chapitres 3 et 4 de L’Ecclésiaste constituent, tels un cantus firmus, la base textuelle de l’importante section centrale. Les nouveaux textes à ajouter représentent d’une certaine manière l’exégèse des textes bibliques, témoignant du flot ininterrompu de littérature relative aux choses dernières, de l’Antiquité à nos jours. J’ai choisi les poèmes suivants dont certains extraits caractéristiques rendent tout particulièrement manifestes les rapports avec les chapitres de L’Ecclésiaste : la Bhagavad-Gîtâ, Grégoire de Nysse, Boèce, Shakespeare (Macbeth, scène V, 5), Novalis (Hymnes à la nuit), Dostoïevski (Le Grand Inquisiteur), James Joyce (Ulysse), Gottfried Benn (Poèmes statiques, Flot ivre), Léon [Gontran] Damas, G[wendolyn Elizabeth] Brooks, Paul Vesey [Samuel Allen], Dagmar Nick. D’un point de vue formel, je pense organiser la section centrale en utilisant une technique musicale dérivée du stream of consciousness »3.

3Zimmermann avait dactylographié la majeure partie de ces textes et consigné les premières idées relatives à la forme musicale. Mais la composition des Soldats (Die Soldaten), puis des Dialogues (Dialoge), qu’il substitue à la commande, par la WDR, de son oratorio, interrompit le travail. En 1962, les Antiennes (Antiphonen), pour alto et vingt-cinq instrumentistes, laissent présager ce que sera le requiem : au cours du quatrième mouvement, et au lieu de la classique cadence de soliste, les musiciens disent en effet un fragment de l’Ulysse de James Joyce (en anglais, extrait du monologue de Molly Bloom), mais aussi des extraits du livre de Job (9, 25, en hébreu), de L’Ecclésiaste (4, 1, en latin), de L’Apocalypse (5, 1, en grec), du Paradis de la Divine Comédie (XXXIII, 82-87, en italien), des Hymnes à la nuit de Novalis (en allemand), des Frères Karamazov de Dostoïevski (IX, en russe) et du Caligula de Camus (I, 1 et IV, 13, en français).

4Dès 1963, naît un autre projet d’oratorio, une Majakowskij-Kantate, de sorte que quelques mois plus tard, la WDR passe commande d’une cantate pour baryton solo, deux récitants, chœur et grand orchestre, À Serge Essénine (Nachruf auf Sergej Jessenin), d’après Maïakovski. Zimmermann étudie alors les chants révolutionnaires et ouvriers, esquissant, dans une lettre du 26 avril 1965 à Herbert Schernus, chef de chœur de la WDR, le projet d’une combinaison de chœurs professionnels avec un « chœur d’ouvriers d’au maximum 300 chanteurs ». Le projet prévoit en outre une utilisation du montage sur bande magnétique. Zimmermann donne enfin à son œuvre le titre de Requiem pour un jeune poète dans une lettre aux éditions Schott, en date du 10 novembre 1965. Celui-ci requiert :

« L’intégralité d’À Serge Essénine de Maïakovski dans la traduction de Karl Dedecius ; de longues citations du Canto LXXIX d’Ezra Pound dans la traduction d’Eva Hesse ; puis de courts extraits de Joyce, Benn, Brecht, Dostoïevski et Grégoire de Nysse, ainsi que de très courtes réalisations de poètes ayant entretenu de près ou de loin une relation poétique, intellectuelle ou personnelle avec Essénine ou Maïakovski »4.

5Zimmermann compose alors les premiers montages sur bande magnétique (Comp. V, VI et VII ou Bandkomplex I, II et III, d’après des esquisses), élargissant peu à peu les sources de son œuvre. La plupart de ces montages sont réalisés de janvier à mars 1968. Le 18 novembre, les photographies des parties instrumentales, C (Rappresentazione) à F (Lamento), sont archivées à la WDR. Suivent bientôt le Dona nobis pacem, le Prologue5 et la section frage : worauf hoffen ?, dans le Ricercar, sur un extrait du roman de Konrad Bayer le sixième sens, d’après une édition de 1969. La date du suicide d’Alfred Feussner, le récitant de cette section, comme du wie jeder weiss dans le Dona nobis pacem, marque le terminus ante quem de l’œuvre, août 1969.

6La structure globale du Requiem pour un jeune poète est la suivante :

71. Prologue (sources : Investigations philosophiques de Ludwig Wittgenstein sur les « jeux de langage » ; discours d’Alexander Dubcek, daté du 27 août 1968 et marquant la fin du Printemps de Prague ; dernière allocution de Jean XXIII, diffusée la veille de sa mort ; monologue de Molly Bloom dans Ulysse de James Joyce + Messe des morts).

82. Requiem I (incluant les Comp. I à VII ; nous reviendrons sur les sources).

93. Requiem II.

  • Ricercar (sources : le sixième sens de Konrad Bayer ; Hey Jude des Beatles ; Honorés camarades qui viendrez après nous ! de Vladimir Maïakovski ; deux extraits des Carnets de Gustav Anias Horn de Hans Henny Jahnn).

  • Rappresentazione (sources : Canto LXXIX d’Ezra Pound + Messe des morts).

  • Elegia (source : Tambour et danse de Sándor Weöres).

  • Tratto (sans texte).

  • Lamento (sources : À Serge Essénine de Vladimir Maïakovski ; À la joie de Friedrich von Schiller/Ludwig van Beethoven + Kyrie + Messe des morts).

104. Dona nobis pacem (nous reviendrons sur les sources).

11Partition à l’effectif considérable6, donnée dans un espace enveloppant, matriciel, accusant par cette démesure des moyens et la dissémination des gestes, un vide extrême, le Requiem pour un jeune poète est dédié Ad Honorem St. Hermanni-Josephi, un saint enterré au cloître de Steinfeld où Zimmermann avait fait ses études avant-guerre. Datée du 17 août 1969, « OAMDG » (Omnia ad majorem Dei gloriam), l’œuvre fut créée le 11 décembre 1969 à la Rheinhalle de Düsseldorf, sous la direction de Michael Gielen, en l’absence du compositeur, souffrant, qui ne l’entendit donc jamais en concert. En effet, une dépression grave l’obligea à passer plusieurs mois en cure de sommeil dans une clinique psychiatrique, sans qu’un traitement puisse vraiment le soigner. Une lettre du 12 octobre 1969 laisse entrevoir ce que ce requiem, monumental et testamentaire, représentait pour Zimmermann :

« Dans la plus grande détresse ! – il y a des concerts qui doivent avoir lieu, même dans les pires conditions, puisque le moment de l’exécution est d’une importance fondamentale pour l’existence intellectuelle du compositeur. C’est ici le cas… Souviens-toi de 1965 : c’était aussi le moment où la pièce devait voir le jour, sinon elle ne l’aurait jamais vu. Je veux parler des Soldats. Pour le Requiem, les conditions sont à la vérité tout autres, mais l’importance est plus grande encore, une importance véritable ! (J’écris cela non pas parce que je suis dans un état d’esprit tel je ne l’ai jamais été, mais parce qu’en fait absolument TOUT en dépend – et c’est un état des choses objectif…) »7.

12Œuvre morte, d’un déjà mort à ses semblables, Essénine, Maïakovski et Bayer, dont les suicides menacent, œuvre d’un moi « oppressé d’une angoisse indicible, à bout de forces, plus rien qu’un souffle de détresse », pour emprunter aux Hymnes à la Nuit de Novalis qui parcourent les esquisses, le Requiem pour un jeune poète tente vainement de concilier deux thèmes, la mort et les jeux de langage, dans un espace musical que nous commenterons à la lumière des catégories que Ludwig Binswanger mit en évidence dans son étude psychiatrique, daseinanalytique, sur la fuite des idées et son versant mélancolique – l’univers philosophique de Zimmermann, nourri des mêmes lectures de Kant, de Husserl et de Heidegger, nous y incite :

« Si dans la forme maniaque d’existence, l’espace devient large et infini, il devient ici petit, étroit et renfermé ; si là, les “objets” sont quand même juste à portée de la main, ils sortent ici précisément de “l’espace” et dans un lointain inaccessible ; si là, le temps se fait court, ici il devient long ; si là, le tempo du vécu est rapide, ici il est lent ; là, le monde est volatil (fuyant, léger, souple), rose et clair, mais ici il est visqueux, lourd et dur, noir et sombre ; là, il est mobile, mais ici il est immobile, il reste sans mouvement ; là, on peut parler d’une forme d’existence bondissante et glissante, mais il s’agit ici d’une forme à la démarche lourde, et même “qui reste sur le champ”, “sans voir aucune voie devant soi”, et collante ; là, on fait des “sauts” biographiques, idéels et sociaux, mais ici la biographie, les idées et les relations sociales sont stables ; il s’agit là d’une ligne de vie en cercles concentriques, mais ici d’un “point de vie” ; là, l’homme se met en marche, mais ici il est pris dans la culpabilité (et véritablement sans la possibilité du mouvement biographique vers un authentique repentir et par là vers le dépassement de la culpabilité) ; l’homme se donne là à la pure joie d’exister, au vécu esthétique de l’unité sans question du Moi et du monde, à la beauté et à la solennité de l’existence, mais ici il étouffe dans la problématique de l’existence ; là, les vécus ne deviennent pas nouveaux et féconds car le même tempo (rapide) est attribué à tous, mais pas ici, car une durée “infinie” est accordée à quelques-uns ; là, la dissimulation de soi et la fuite de soi s’expriment dans la précipitation, mais ici elles s’expriment dans un remâchage et une rumination sans fin »8.

13Nous ne visons ni à une psychanalyse du musicien, à l’image d’études sur Schumann, ni à une lecture psychiatrique de la musique, rendant indivises analyse musicale et analyse clinique dans le sillage de l’art brut, mais à un socle de résonance, au leitmotiv de la biographie, de l’expérience, de l’esthétique et de la philosophie de l’art, afin de décrire et d’expliciter, en deçà de l’analyse et de l’interprétation (Deutung), le monde de Zimmermann, de mettre ainsi en évidence la structure anthropologique de sa forme d’existence ou encore d’étudier les moments structuraux constitutifs de ce monde9. Or, chez Zimmermann, le drame de la présence est vécu jusqu’à la tragédie dans l’œuvre, selon une totalité, la mise en ordre ou l’accord avec le soi en son entier. L’œuvre, moins objet, résultante ou destination, moins solution, illustration ou éclaircissement de la vie, que dimension originelle de l’être-homme, exprime et donne forme et style à ce qui, à l’intérieur et au-dessus de cette vie, est ce que cette vie est10. Il est dès lors exigé du sujet esthétique qu’il soit le véhicule d’une totalité, non de la totalité apparente constituée par les vécus de l’homme, mais de la « totalité véritablement réalisée en lui », non donc de l’homme entier, der ganze Mensch, mais de l’homme entièrement, der Mensch ganz, selon les termes de György Lukács, de la possibilité esthétique d’être, ou d’une transcendance en tant qu’elle est artistique. Autrement dit, d’après Binswanger, dans l’autoréalisation de soi dans l’art et par l’art, la forme ne représente pas une contrainte, mais la nécessité d’une liberté, ici inauthentique. « En effet, l’unité de la forme vitale suppose que toutes les possibilités de la vie n’ont de valeur qu’en fonction d’un tout, que ce tout est pourtant un “problème”, une ob-jection [Vor-Wurf] à chercher dans et à travers la vie. Selon Ibsen lui-même, le jugement que l’homme posera sur lui-même dépend de la réussite ou de l’échec de ce pro-jet », écrivait Binswanger du dramaturge11.

14Il ne s’agit en aucun cas de débusquer le symptôme dans l’œuvre, mais de développer une anthropologie de l’art, non réductible à une psychologie, et de comprendre, pour emprunter à Jaspers, la conscience morbide, l’expérience que le malade fait de sa maladie, acceptée ou non, interprétée comme destin ou reconnue allusivement. Car le sain d’esprit appartient au même monde que le psychotique, lequel ne vit donc pas hors de ce monde, mais trouve, dans sa maladie, la seule manière pour lui possible d’être dans le monde. Toute conduite, même démente, est ainsi ressaisie dans des significations antérieures à la distinction du normal et du pathologique. Comprendre le Requiem pour un jeune poète à l’aune de la Daseinanalyse, c’est se heurter à ces questions : la pathologie mentale participe-t-elle de la création artistique, sans pour autant que l’œuvre acquière un caractère d’aliénation ? Est-elle une cause ou, selon Jaspers, une « condition excitante sans être spécifique » ? Son développement, forgeant un autre univers où le musicien se détruit peu à peu, modifie-t-il le style, les structures, sinon la théorie à l’œuvre ? Bien plus, les phases de la maladie altèrent-elles la production artistique et les mouvements du Requiem pour un jeune poète témoignent-ils tour à tour, et en soi, d’un épisode maniaque ou d’une phase mélancolique ? Partant, l’œuvre peut-elle présenter les caractères de la dysthymie12 ? Aborder ces questions non dans le cadre de la littérature, comme la psychanalyse nous y a le plus souvent incité jusqu’ici, mais dans la musique, art en deçà du langage (que nous nouerons à une psychose, précisément), implique la recherche d’un sens dans les structures sonores et la substitution, au rapport « causal » de la psychanalyse, d’un rapport d’essence.

15Tout au long du dernier mouvement, les trois chœurs et les deux voix solistes chantent, passionato, passionato molto, quasi gridato et gridato, Dona nobis pacem, fragment de l’Agnus dei, en latin – ce texte est celui du commun, et n’appartient pas à la Messe des morts, dont la prière est Dona eis requiem. Au commencement, un bref montage sur les quatre pistes de la bande magnétique présente sept documents d’actualité et deux autres sources, musicales.

16Sur la piste 1 :

  • Une note au gouvernement russe, lue par le ministre allemand des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop, qui annonce l’attaque allemande et surtout l’entrée en guerre de l’URSS : « Le bolchevisme s’oppose au national-socialisme avec une hostilité mortelle. La ville bolchevique de Moscou est sur le point d’attaquer par derrière l’Allemagne nationale-socialiste dans son combat vital. L’Allemagne n’a pas l’intention de rester inactive face à cette grave menace contre ses frontières à l’est ».

  • Un communiqué d’une division allemande sur d’imminents bombardements.

17Sur la piste 2 :

  • Un fragment du quatrième mouvement de la Neuvième Symphonie de Beethoven.

  • Un fragment du fameux discours de Joseph Goebbels au Palais des Sports de Berlin, le 18 février 1943 : « Je vous le demande : voulez-vous la guerre totale ? [Cris de l’assistance : Oui13] La voulez-vous, si nécessaire, plus totale et plus radicale que nous ne pouvons même nous la représenter aujourd’hui ? [Cris : Oui] ».

  • Une déclaration du major Otto-Ernst Remer au Tribunal du Peuple. Remer, capitaine blessé à huit reprises au cours des premières années de la guerre, décoré de la Ritterkreuz, et commandant de l’unité d’élite stationnée aux environs de Berlin et chargée de prévenir toute révolte, ordonna à ses troupes, après l’attentat manqué contre Hitler du 20 juillet 1944, de prendre place autour du ministère de la Propagande, où se trouvait Goebbels. Mais celui-ci le mit en contact avec Hitler, pour lui prouver que le Führer était en vie. Rendu responsable de la sécurité militaire de Berlin, Remer rejoignit alors les soldats de Heinrich Himmler et donna l’ordre de supprimer toute résistance, participant énergiquement aux arrestations sous la direction du Général Fromm – ce qui lui valut le grade de major. Lorsque le tribunal condamna les conjurés à mort, la sentence fut exécutée par des soldats du bataillon de Remer, lequel fut l’un des artisans du néonazisme en Allemagne, fondant au début des années 1950 le parti SRP. La Haute Cour de Brunswick le condamna en 1952.

18Sur la piste 3 :

  • Un fragment de Hey Jude des Beatles.

  • Une déclaration de Winston Churchill à la BBC, sur la collaboration entre la Royal Navy et la Royal Air Force, caractéristique « remarquable » de cette guerre.

19Sur la piste 4 :

  • Un fragment de Hey Jude des Beatles.

  • Un fragment, en allemand et en russe, d’un discours radiodiffusé de Staline au peuple russe (3 juillet 1941) contre l’arrogance des « propagandistes fascistes fanfarons ». Ce discours, repris dans la Pravda du même jour et dans Sur la Grande Guerre de l’Union Soviétique pour le salut de la Patrie, fait suite à l’attaque allemande du 22 juin 1941 et s’inscrit dans le même contexte que la citation de Ribbentrop, piste 1.

  • Des insultes de Roland Freisler, après l’attentat contre Hitler du 20 juillet 1944. Emprisonné en Sibérie lors de la Première Guerre mondiale, farouchement anticommuniste, Freisler réussit à s’enfuir en 1920, adhéra au parti nazi dès 1925 et franchit tous les échelons de l’administration hitlérienne. Nommé directeur du personnel du ministère de la Justice, puis secrétaire en charge de combattre le sabotage, il participa en 1942 à la conférence de Wannsee. Président du Tribunal du Peuple de 1942 à 1945, le plus craint du Troisième Reich, il présida les procès des conjurés du 20 juillet 1944. Traitant les accusés de « salauds » ou de « porcs », après les avoir fait torturer, il leur prédit « l’enfer et pour bientôt » et en condamna plus de deux cents à une mort atroce, suspendus à de grands crochets « comme ceux qu’utilisent les bouchers pour accrocher les bêtes », selon un témoin. Environ deux mille suspects auraient été tués dans les semaines qui suivirent le 20 juillet 1944.

20Suit un développement choral et orchestral, peu à peu assourdissant, et dont la matrice mélodique s’apparente au chant Brüder, zur Sonne, zur Freiheit (Frères, vers le soleil, vers la liberté). Cette similitude, difficilement sensible dans les canons et les contrepoints initiaux du chœur d’hommes, devient perceptible lorsque les cuivres jouent la mélodie en fanfare, au-dessus des tutti tumultueux. Puis, les quatre pistes de la bande magnétique présentent des bruits : une action de destruction (Zerstörnungsaktion), dont le fracas met un terme, momentané, à la démesure vocale et instrumentale, des klaxons, des sifflements stridents, des bruits de moteur à l’allumage, des cris violents et isolés, des slogans contre la guerre du Vietnam, la clameur de manifestations autour de 1968 à Prague, à Paris et en Allemagne. Silence, et très distinctement, récité en allemand, un fragment du sixième sens de Bayer : « comme chacun sait. comme chacun savait. comme tous savaient. comme tous savent. tous le savent-ils ? impossible qu’ils le sachent tous. comme beaucoup le savent. comme maints travailleurs paysans généraux hommes d’état le savent. comme de nombreux hommes savent. comme presque tous les hommes savent. presque tous les hommes le savent. tous les hommes devaient le savoir. ce que chaque homme devait savoir. un grand nombre d’hommes le savent. ce que je savais. comme je savais. comme moi, marcel oppenheimer et les dames, nous savions. comme moi et melitta mendel, nous savons. comme nina et moi savions. comme chacun pouvait voir. comme presque chacun pouvait voir. comme chacun pouvait voir à quelque distance. comme chacun peut voir. comme tout homme peut voir »14. Après un brutal accord de l’orchestre, les chœurs hurlent, con tutta la forza, un dernier et terrifiant Dona nobis pacem, sur une riche harmonie incluant toutes les notes de l’échelle chromatique – une totalité enfin atteinte, désormais sans manque, et en laquelle l’œuvre se délivre. Ainsi, cette dernière section décrit un mouvement global du montage au crescendo symphonique et choral, au martèlement, à la rumeur bruitiste, au langage seul, en creux, et au cri, passant du plein, sollicitant tout l’effectif, au vide, à l’espace déserté ou à l’existence dévorant son propre lieu, cette figure héritée de L’Ecclésiaste, d’une présence jetée dans un monde étranger, dans une temporalité désespérée et anhistorique, désormais sans relation dialogique avec Dieu – effondrement du monde et de soi. Ce vide est une direction de sens (Bedeutungsrichtung)15, où il nous est impossible de distinguer mouvement, image, sentiment et tonalité affective, où la Présence donc, tombée dans le Vide, apparaît à soi-même comme Néant.

21L’outrance du projet, ou plutôt l’incapacité d’y satisfaire avec la perfection requise, dont témoignent le choix fébrile des sources littéraires ou historiques, et dans certaines sections, la rusticité de la notation musicale, manifestent une insuffisance, un manque, une dette, sinon une faute à l’égard de soi, de l’amour des autres, voire des ordres éthiques ou religieux. Depuis Les Soldats, une perte de la foi affecte l’art de Zimmermann et y brise l’Un-Tout. S’ajoute ici une culpabilité biographique, communautaire et nationale, historiale et ontologique, dans laquelle s’inscrivent les innombrables références à l’Allemagne nazie (annexion de la Tchécoslovaquie, discours de Goebbels et de von Ribbentrop, attentat de 1944 contre Hitler à travers Remer et Freisler…). Le projet du Requiem pour un jeune poète est moins délétère que l’ordre menaçant avec lequel il est vécu et le fait que la réalisation de soi-même y est indissolublement liée, le nouement du remords factuel et du remords d’être, de la faute factuelle et de la faute d’être, toujours transcendantale, culpa ontologica, le soi se choisissant comme coupable. Car la faute, fabriquant par son travail la dysthymie, l’élaborant (erarbeiten), ébranle un autre trait essentiel du mélancolique, son attachement à l’ordre, à ses engagements, à ses obligations historiques et aux règles de la vie en commun, soumis à un dilemme entre exactitude et quantité de son œuvre, sans marge de sécurité. D’après Hubertus Tellenbach, ce type mélancolique, minutieux, scrupuleux, craignant de faillir, doit faire ce qu’il s’est fixé, qui est considérable, sans rien négliger ni remettre. L’Ordenlichkeit, que de strictes limites protègent de toute menace et de tout hasard, l’exigence, la conscience exacerbée et le besoin d’exemplarité, comme le surtravail qui expliquait autrefois l’acédie des Pères de l’Église16, l’excès de sérieux attribué au rôle social auquel il s’identifie et les désordres de la déréliction et du souci – la sollicitude empressée ou la fuite vers celui à qui l’on demande l’aliénation – lui retirent jusqu’à la possibilité de se réaliser, parce que négligeant la subjectivité en tant que liberté. Le mélancolique s’identifie à son rôle, loin de son existence authentique, au regard de l’autre envers lequel il ne doit pas rester en dette ou en faute, auquel il se destine et pour lequel il agit, un autre jamais extérieur à lui, cet autre en tant que « on », man, qui « n’est pas pour lui ni le non-moi, ni le principe négatif du moi »17, mais en constitue le principe le plus positif. Debet, retrait en arrière de soi ou insuffisance apparaîtraient déjà comme une faute, ouvrant inéluctablement au désespoir, Verzweifelung :

« Si nous avons appelé la situation mélancolique initiale désespoir (Verzweifelung), il faut tout d’abord préciser la signification originelle de ce concept. Et le point principal, comme dans le concept de doute (Zweifel) est le “deux” (zwei), le doublement. Cet aspect double est aussi contenu dans dubietas et dubium. Nous appelons désespoir le fait de rester enfermé dans le doute. De l’aspect double du désespoir résultent toutes les significations moyennes des états humains caractérisés par le déchirement […]. Celui qui désespère doit rester dans des possibilités dont aucune encore n’est devenue réalité. L’aspect spécifique du désespoir mélancolique est donc le fait d’être retenu dans cette alternance. Celui qui désespère ressemble ici à un homme qui tente d’être à la fois à deux endroits. Le désespoir atteint son ultime expression chez ces mélancoliques qui se torturent parce qu’ils ne peuvent pas vivre, mais pas mourir non plus »18.

22« Composer, c’est avant tout et sans cesse prendre des décisions ; la liberté du compositeur n’est autre que la liberté de décider. Le lieu spirituel du compositeur est déterminé par la somme de ses décisions au sein des multiples réfractions de la vie spirituelle, telle qu’elle l’entoure », écrivait Zimmermann, avant de sombrer dans la maladie, cette fatigue de la décision19. Or, l’essence de toute décision est de sortir du désespoir, du doublement, d’une conscience objective de soi dédoublée, à côté de soi. Le mélancolique, dans son immobilité, fige celle-ci, la maintient en suspens et lui substitue la plainte, mode ultime d’existence portant sur des thèmes éminemment sociaux. S’il n’est plus rien, c’est que, selon lui, il n’y a d’être que social. « Le délire mélancolique gravite autour des valeurs communautaires – en tant que perdues – et non autour de valeurs individuelles »20. Cette plainte, de l’ordre non du connaître ou du percevoir, mais du cri et du sentir, selon la catégorie d’Erwin Straus21, engage le sujet, le Soi, et en dénonce l’objet qui l’affecte, encore le Soi, lequel ne cesse de s’appeler, mais reste sans réponse. L’essentiel, pour Henri Maldiney, est moins le thème, interchangeable – c’est même un soulagement si le sujet trouve des objets à jeter en pâture à sa souffrance –, que l’acte doléant de la plainte, « vase de sa douleur », la situation d’une présence qu’elle exprime et n’énonce guère.

23Épreuve du rien, corps déposé, retranché du règne des vivants, monde piétinant dont la joie s’est retirée, et désormais vécu sous le signe du péché, du délit ou du malheur, absence de maintien, mais raidissement dans une fixité inerte et des valeurs comme prises dans le gel, retour aux fantasmes de l’angoisse primitive, de l’oralité et de l’incorporation cannibalique, dans une souffrance pervertie, déformée et monstrueuse, placée sous l’instance du devoir, enfermement dans l’oppression et la détresse du corps, stupeur, difficulté à se mouvoir et à s’émouvoir d’une présence vouée à la chute, à l’enlisement, à la mise au tombeau, mais inaccessible à la consolation, car dans l’impuissance désirée : la mélancolie se situe au niveau d’une expérience atmosphérique. Ce qui émane de lui atmosphériquement est saisi par une perception en soi atmosphérique – d’où l’idée de Tellenbach d’« anthropologie sphérique ». Manifestant une tonalité hostile, un climat voué au sombre, au ralentissement, à la stagnation et à l’enlisement, Zimmermann suspend l’accentuation, bloquant ou engluant toute tentative de mouvement, altérant ainsi ou abolissant le rythme du musicien et de l’œuvre, celui du monde et de l’ordre naturel, des phénomènes de la vie, de la maturation et de l’échéance. Seul demeure l’enfer de la permanence, que recouvrent, sans déroulement, la tristesse, la souffrance ou la monotonie d’une agitation, d’une excitation anxieuse évidée. Par l’orchestration et l’harmonie résistantes, adhérentes, toujours retenues, obstacle résultant du vide où se meut le corps incapable de se projeter, l’humeur du Requiem pour un jeune poète est dominée par la gravité, le désespoir roide, fixe, pesant, l’étroitesse parfois, sans autre déroulement que ce que von Gebsattel nommait l’« inhibition du mouvement vital de base »22, le poids insupportable de l’écoute mélancolique.

24Une altération du temps vécu, du temps du monde et du temps du sujet, de l’ouverture et de l’avènement, se joue dans l’œuvre, où le sujet, non plus régi par le primat de l’avenir, désormais barré en tant qu’impulsion du devenir et accomplissement de soi, perd son synchronisme avec le monde. En ce temps pathique, élémentaire et immédiat, domine la rétrospection, qui ne peut être que regret vide (si je…, si je ne…, si j’avais…, si je n’avais pas…), la prospection affirmant l’avenir misérable avec la certitude propre au seul passé. La mélancolie est donc un trouble, une syncope du temps intime, lequel n’arrive plus, l’écoulement du temps du monde mettant insupportablement en relief l’immobilité du temps immanent – comme le déplacement de l’espace, dans le déménagement, se heurte à l’espace thymique. Ne tenant plus à l’avant de soi, sans élan ni motus spei, la présence échoue à fonder le fond et tournoie. Cette « maladie du temps » selon Eugène Minkowski, marche négativement, dépassée par l’écoulement du temps, insaisissable, sans accord possible avec le présent, et rejetée vers le passé… « Le temps, avec sa notion de chaos, dans le sens de cratère, est devenu pour moi une idée fixe à laquelle je ne puis me soustraire, d’autant moins que je ressens, devine et vois quotidiennement la monstrueuse désorganisation de la vie spirituelle. C’est un processus qui me recouvre d’un poids paralysant et qui désagrège tout mon organisme, infailliblement, et avec une lenteur révoltante », écrivait Zimmermann dans son journal, à la date du 7 juin 194523. Lecteur de saint Augustin, de Kant, de Husserl et de Heidegger, dont son ami Walter Biemel l’entretenait, soucieux de suspendre la linéarité du temps, et scrutant l’avancement de la mort, le musicien s’inscrivit dans la conception augustinienne d’une unité du temps, où l’âme humaine outrepasse, en un élargissement spirituel, l’instant fugace, englobant le passé et le futur dans un présent non ponctuel, mais perpétuel (que Zimmermann dit « permanent »), ou l’éternité qui s’y loge. Ce présent serait une variation de l’éternité toujours stable, nunquam stantibus, de saint Augustin, du nunc stans de la mystique rhénane, ou encore, en termes heideggériens, du présent authentique comme présence du temps, als Präsens der Zeit24. Là, temps et durée s’abolissent.

25Le temps fut en effet le scandale de Zimmermann25. Jusqu’aux Soldats, ses œuvres tendent à annuler toute linéarité, à la faveur d’un discours en spirale, imposant un caractère méditatif, hiératique, proche de la prière. Trois moments de son œuvre affrontent diversement l’obstacle : une conscience musicale intime du temps, née de la phénoménologie de Husserl ; le son pluraliste et sphérique évoqué dans un commentaire des Dialogues, pour deux pianos et grand orchestre ; et enfin, l’étirement temporel (Zeitdehnung), dont les deux œuvres électroniques Tratto I et Tratto II, Intercommunicazione, pour violoncelle et piano, et l’admirable prélude pour grand orchestre Photoptosis offrent des exemples saisissants. Jamais ces déclinaisons de la philosophie du temps ne sont extérieures à l’œuvre musicale, à laquelle elles appartiennent pleinement. En l’œuvre, organon, véhicule d’une intelligence métaphysique, nous faisons une expérience esthétique et philosophique – Zimmermann insistait néanmoins sur la nécessaire distinction entre le concept musical et le concept philosophique de temps. Ses écrits théoriques articulent un discours essentiellement métaphorique et circonscrivent plus des champs de signification, particulièrement mouvants, qu’ils n’établissent de définitions exactes ou de notions fermement délimitées. Élevé dans la forme de pensée de l’analogie, part du catholicisme scolastique, le musicien utilise les mêmes termes avec constance, ses références littéraires et philosophiques entraînant souvent une extension démesurée des notions et concepts.

26Revenons en 1957, date à laquelle Zimmermann publie son article « Intervalle et temps ». La toile de fond de son argumentation est constituée par l’opposition fondamentale faite par l’observation philosophique entre la notion physique, newtonienne, du temps extérieur, objectif, mesurable, sinon mécaniste, et celle d’un temps vécu, réel, intime, psychologique – entre le temps orienté et concrétisé en une série, lié chez Platon et Aristote à la transformation des objets physiques, et le temps du mouvement pur, de l’écoulement et de la durée, du mouvant, du flux, substrat même du temps. Où l’on entrevoit l’influence manifeste des écrits de Bergson et de Husserl. La musique serait susceptible de faire coïncider le déroulement physique du temps et le temps compris comme unité vécue. En termes de physique, le son est le résultat de vibrations périodiques d’un objet matériel, mais en termes de psychologie, il est phénomène sonore ou somme de plusieurs phénomènes vibratoires. Il est donc forme sonore, ou corps sonore, la première qualité exigée d’une œuvre étant avant tout qu’elle soit un produit de la pensée mesurable et accessible à l’analyse ; mais il est aussi « principe de sa vie musicale », « âme sonore » selon les termes du jeune Zimmermann, ou « événement » dans ses derniers articles. À l’audition, à la conscience de l’auditeur, l’intervalle sera le médiateur et le principe unificateur de la coïncidence, l’intersection du calcul et de l’inspiration, suivant deux axes : agrégat comme succession de sons dans un intervalle de temps nul, et suite de sons comme simultanéité déployée26. De ces deux axes, Zimmermann déduit la possibilité de permuter les dimensions horizontales et verticales. En totale opposition avec la tradition mystique, l’intemporel naît non d’un abandon, mais d’une forme rigoureusement ordonnée : motets isorythmiques, comme lieux par excellence du présent vécu, canons des Franco-flamands, dans lesquels la suite des maintenant perd pied en raison de la simultanéité de mètres différents, strates temporelles chez Frescobaldi, ou déclinaisons de la perfection mozartienne, d’une beauté pure face à l’être, d’une musique au caractère ontologique élémentaire :

« La maîtrise du temps, obtenue par l’organisation temporelle la plus achevée, a conjuré la plus profonde antinomie de la musique par un ordre suspendu à la façon d’un cardan et tout à la fois libéré dans un espace ouvert. Il représente la musique hors d’elle-même et l’expression en elle-même, la beauté et la mort unies fraternellement l’une avec l’autre pour une seconde d’éternité située au centre calme du typhon »27.

27Comment Zimmermann réalise-t-il cette illusion de l’intemporel, qui se voudrait réelle ? Si la durée effective est la portion de temps que nécessite une œuvre musicale pour son exécution, cette durée varie en fonction des interprétations, alors que les proportions des relations métriques, rythmiques et donc temporelles y demeurent inchangées. Or, c’est à la conscience intime du temps qu’est dévolue la fonction régulatrice de l’expérience et l’appréhension subjective du déroulement musical, dans lequel s’inscrivent souvenirs, espérances, conversations, rêves ou rencontres. Forme d’intuition a priori (au sens kantien) du sujet, et plus précisément de son sens intérieur28, l’intervalle ne se rapporte plus exclusivement à la détermination objective de la mesure du son, mais réclame une structure commune, régulant les écarts entre les tempos, les mètres, les rythmes, successifs ou simultanés, là où correspondent mesure de temps effectif et mesure de temps intérieur. Une unité de base ordonne les rapports entre intervalle et temps, une unité capable de s’ouvrir, de se développer et de s’exprimer successivement ou simultanément, et de laquelle se déduisent nombre d’événements musicaux.

28Ordre du mouvement qui porte la temporalité à la conscience et situe l’auditeur dans un processus de perception intérieure d’un temps ordonné ; ordre qui communique avec les formes fondamentales de l’expérience humaine et agit en conséquence au plus profond de la sphère de perception ; ordre qui investit l’homme dans son essence et porte à la conscience le temps comme unité profonde. La philosophie de Zimmermann trouve sa source dans Les Confessions de saint Augustin dissertant fameusement sur l’aporie de son expérience du temps — expérience de la mémoire et de l’attente :

« Ce qui m’apparaît comme une évidence claire, c’est que ni le futur ni le passé ne sont. C’est donc une impropriété de dire : “Il y a trois temps : le passé, le présent et le futur.” Il serait sans doute plus correct de dire : “Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur.” En effet, il y a bien dans l’âme ces trois modalités du temps, et je ne les trouve pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est la vision directe ; le présent du futur, c’est l’attente »29.

29Si l’univers et nos instruments de mesure nous astreignent à l’écoulement, au continuum et à l’irréversible, dans notre réalité spirituelle, le temps s’ouvre, et seule une « mince couche de glace » distingue encore le passé du futur. Ils ne tarderont pas à s’entrecroiser, suscitant le « souvenir du futur » et la « prémonition du passé », selon les termes de Zimmermann. Les dimensions du temps y sont interchangeables, ce qui signifie en dernier ressort l’évidement du présent. Il nous faudra saisir l’œuvre comme un tout, réversible dans son abstraction esthétique : « Là où le temps devient le continuum ininterrompu de la présence, le fini – et par là, la mort – est banni, là où la direction du temps est réversible, il n’y a pas de point final »30. Zimmermann introduit alors l’idée d’une « sphéricité du temps » en parallèle avec Les Soldats. « Le temps se courbe et forme une sphère », écrit-il. Une telle image jamais ne se fixe, et son itération lancinante dans différents articles l’enrichit à mesure qu’elle désigne le rythme, la forme des œuvres ou les époques de l’histoire de la musique. L’origine de cette métaphore remonte à l’article « Lenz, nouvelles perspectives pour l’opéra », dans lequel Zimmermann évoque « la représentation sphérique de l’espace-temps de l’opéra ». Ensuite, il utilise pour la première fois l’expression « forme sphérique du temps » dans son introduction aux Soldats, en la déduisant de la conception dramaturgique de Lenz. La forme sphérique du temps semblerait donc résulter de représentations spatiales, de la réalité du théâtre et de la scène. Mais fondamentalement, Zimmermann emploie toujours cette image là où il s’agit de l’unité psychique du temps, historique ou musical. Quand il découvre l’œuvre de Hans Henny Jahnn, dont le Requiem pour un jeune poète porte la trace dans la Comp. IX, et à laquelle le rattachent bien des motifs, une lettre du 29 avril 1946 retient son attention : Jahnn y développe l’idée d’une « inversion du temps », empruntant explicitement au vocabulaire du contrepoint, comme tentative de dépasser le cours newtonien, et comme réversibilité. Et Zimmermann de souligner dans cette lettre :

« La musique est pour moi l’art le plus abstrait et, dans ses possibilités formelles, le plus parfait. Elle comporte en outre une dimension qui fait défaut à tous les autres arts (y compris à la poésie) : le temps. La polyphonie, sublime élévation de la pensée musicale, apporte le futur au présent »31.

30En 1960, Zimmermann adopte la notion, déclinée à l’envi dans ses écrits et ses entretiens, de « pluralisme », corrélat compositionnel de la sphéricité du temps, dont les strates métaphorisent l’expérience esthétique et métaphysique d’une simultanéité, car la musique est l’art qui convient le mieux à sa représentation. Structure musicale fondamentale et totalisante, perpétuellement présente, la série assure la cohérence du discours, ou plutôt unifie ce qui semble dispersé, né du hasard, une réalité nouvelle qui intègre sérialisme, tonalité et jazz comme « mémoire des innombrables couches de notre réalité musicale »32, dans l’unité vivante d’un organisme. Là où Zimmermann invoque le pluralisme, l’accumulation de mètres et d’événements, les complexes de strates temporelles et existentielles, surgissent citations, montages ou collages. Conséquence globale d’une pensée sérielle, une parenté s’établit ainsi entre les proportions son-durée, dont l’article « Intervalle et temps » s’était fait le versant théorique, les stratifications du pluralisme et les accumulations de styles. À notre mémoire, ignorante de la chronologie, aux strates de notre conscience affleurent des musiques déjà entendues. Certes, le passé est révolu, mais il reste d’une certaine manière vivant et présent au sein de la « conscience temporelle intime de l’histoire de la musique » – Zimmermann s’autorisant à transposer ici le fameux concept husserlien. Cette conscience intime est la forme unifiante des expériences. Nul progrès en musique : « Schoenberg a-t-il fait un pas de plus que Bach ? Webern a-t-il été plus loin que Josquin ? » Mais une évolution de l’écriture. Passé, présent et avenir se superposent dans notre conscience, dans la constitution intentionnelle de la simultanéité à travers la conscience, ce que l’œuvre reflète. En 1968, Zimmermann écrit encore :

« Nous vivons en bonne intelligence avec une incroyable quantité de matériaux culturels d’époques très différentes. Nous vivons à la fois à différents niveaux temporels et événementiels dont la plupart ne peuvent être ni séparés, ni assemblés et pourtant nous évoluons bel et bien en sécurité dans ce réseau confus de fils entremêlés. Il semble, en effet, que l’un des phénomènes les plus étonnants de notre existence soit d’avoir la possibilité de jouir, de manière permanente, de cette incroyable richesse de sensations, avec toutes les mouvances qui la traversent, de telle sorte que les fils qui les composent finissent toujours par s’entremêler, ne fût-ce qu’une fraction de seconde »33.

31James Joyce et Ezra Pound34 auraient littérairement mis en action ces niveaux temporels et événementiels, « qui ont leur équivalent dans le musical ». Acquiesçant à leur agglomération de styles, à leur pluralisme, où les citations se mêlent sans souci de chronologie, de propriété ou de langue, car nous n’habitons pas tous le même temps, Zimmermann écrivait à leur sujet : « N’ayons pas honte de les appeler nos pères ». Citons ce fragment de la Præfatio ad lectorem electum de Pound à l’Esprit des Littératures romanes, repris dans plusieurs de ses articles :

« L’aube se lève sur Jérusalem quand il est minuit sur les Colonnes d’Hercule. Toutes les époques sont contemporaines. La Russie en est au Moyen Âge (1910). L’avenir est présent dans l’esprit de certains. Ceci est particulièrement exact en littérature, où le temps vrai ne dépend pas de la chronologie, où beaucoup d’hommes déjà morts sont les contemporains de nos petits-enfants, et où tant de nos contemporains sont déjà réunis dans le sein d’Abraham, ou quelque autre réceptacle idoine »35.

32Indifférent aux ruptures stylistiques, considérant le style comme un anachronisme, Zimmermann réalisa montages et collages à l’aide du strict calcul et des proportions rigoureusement extraites de la série de base. Et la citation est hommage, dette ; image intérieure, réalité perçue par l’artiste créateur, « dialogue par delà les époques de ceux qui rêvent, qui aiment, qui souffrent et qui prient » ; et surtout temps, commentaire d’un inachevé du passé, dans la simultanéité de l’histoire et du présent. Mais comment citer l’art de l’avenir ? Cette aporie dévoile-t-elle la temporalité du mélancolique, son inclination vers le passé ou, plus précisément, vers le vécu jusqu’à présent, vers l’irrémédiable et le déjà révolu, où l’advenu, insistant, se subroge à l’existence et ne laisse au présent d’autre extase que l’énonciation de la plainte ? Ou l’exercice de la citation en tant que tel ne traduit-il pas une absorption par le présent volatil et fugace, où la direction verticale de l’expérience fonde la structure anthropologique du maniaque, libéré par la danse, le ballet, le bondissement, l’aspiration à la festivité et au contact fusionnel avec le tout joyeux, absorbé dans une chaîne d’instants isolés ? Il nous faut cependant éviter de lier trop étroitement pluralisme et citations musicales. Zimmermann utilise le mot « pluraliste » pour désigner la réunion de sources musicales hétérogènes, mais aussi de moyens expressifs extra-musicaux : textes, inserts, projections de films et autres documents d’actualité…

33En 1967, commentant l’atomisation de l’écoulement chez Webern à la lumière d’une brièveté ressentie comme étendue infinie, Zimmermann introduit l’idée d’étirement du temps. Ce terme implique une simplification du principe des strates temporelles et la réduction de la métrique à un mètre constant, compté en noires, avec l’indication métronomique MM = 60, ce qui favorise une écriture mesurée en secondes. Si, dans la phase pluraliste, le nombre de strates temporelles simultanées était indéfini et susceptible de varier à chaque instant, dans les œuvres de l’étirement du temps, ce sont toujours deux strates qui se déroulent en même temps. Dans les dernières œuvres, la proportion de durée des vecteurs de temps, et donc la proportion du nombre de répétitions des vecteurs de temps sont souvent déduites de l’intervalle de triton, moitié de l’octave, et dont le rapport numérique 7 :5 renoue avec le nombre d’or. En l’étirement du temps, présence ininterrompue, unité du flux de la perception, s’énonce une musique de l’être-jeté et de l’être-pour-la-mort, empreinte de l’Erstreckung de Heidegger : laminage, extension du Dasein entre naissance et mort.

« Le Dasein ne couvre pas, à travers les phases de ses réalités momentanées, un trajet en quelque sorte là-devant, il ne comble pas l’étendue de la “vie”, mais il s’étend si bien lui-même que son propre être se constitue d’emblée comme extension »36.

34Dans le Requiem pour un jeune poète, mettons en évidence deux expériences du temps.

351. L’accumulation.

36Cettte temporalité articule le Dona nobis pacem et le Prologue, où quatre fragments tuilés, extraits de la Messe des morts, sont chantés en latin dans un ordre singulier : Postcommunio (Praesta, quæsumus…) du Requiem pro defunctis fratribus, propinquis et benefactoribus, Introitus (le Requiem aeternam du IV Livre d’Esdras avec les versets 2-3 du Psaume 65 (64)), l’Oratio du Requiem in commemorium omnium fidelum defunctorum (Fidelum Deus omnium…) et la Lectio (In diebus illis… de l’Apocalypse selon Saint Jean, 14, 13). Il en résulte que les fragments de la liturgie, déplacés, intervertis, en contrepoint ou en écho, deviennent variations temporelles sur la Messe des morts, ce que nous analyserons à la lumière de Husserl.

37Wilhelm Szilazi illustrait ainsi les catégories husserliennes de protentio, de retentio et de praesentatio, moments structuraux constitutifs des objets temporels : lorsque je parle, dans la praesentatio, j’ai déjà de la protentio, sinon je ne pourrais terminer la phrase, et je dispose de la retentio, sinon je ne saurais pas à propos de quoi je parle. La temporalité n’atteint pas le sujet par une histoire extérieure, mais le qualifie à chaque instant. Le temps, immanent à la conscience, et la conscience, immanente au temps, se confondent. Saint Augustin sous-tendait le temps vécu, formulé en termes de présent, passé et futur, par la vision directe, la mémoire et l’attente, le ramenant tout entier à la présence. Passé et futur ne sont que des « présentifications » qui permettent de conserver ce qui n’est plus ou de posséder ce qui n’est pas encore, dans les deux cas, comme absent. Commentant la mélodie, Husserl démontre que dans la structure temporelle fondamentale, l’expérience phénoménologique qui succède à la réduction comporte, outre la praesentatio perceptive du son actuel, la retentio, qui conserve le son juste disparu, et la protentio, qui attend le son ou ce qui va surgir. Mais la protentio n’est que la condition de possibilité de l’attente ou du futur, et ne se confond pas avec eux, et il en est de même de la retentio quant au souvenir ou au passé. Ce que trouve l’expérience après la réduction, c’est un présent épais, qui n’est pas le présent ponctuel comme terme d’une série enchaînant passé, présent et futur. Dans ce contexte, une interprétation de la mélancolie à l’œuvre, et de l’œuvre, doit mettre en évidence la déstructuration temporelle du survenir fondamental (Grundgeschehen) dépressif, partant le croisement symétrique des qualités de la protentio sur la retentio, et inversement : a) Dans la plainte mélancolique, comme tentative de rendre encore mobilisable le passé (si…), celui-ci voudrait ne rien montrer de sa fixité, de la détermination événementielle propre à la retentio. À ce qui appartient normalement à la sphère de la retentio serait attribué une qualité de la protentio, qui est ouverture, champ de possibilité d’actualisation du soi-même, avènement d’un possible se retirant ici dans le passé ; b) Le thème fondamental de la perte, que le mélancolique, à la différence du pessimiste, sait déjà réalisée, mais à la réalité de laquelle il n’accède pas, le thème de la faute, avérée, qu’il entend fuir et que son repentir altéré lui rappelle sans cesse, l’eidos a priori de culpabilité et le châtiment, inéluctable, fixent le futur intentionnel dans une certitude rigide : « La protention est infiltrée de moment rétentifs »37, écrit Binswanger. Retentio et protentio sont emmêlées, enchevêtrées. Ne les distingue que la « mince couche de glace » de Zimmermann – Tratto II, composée simultanément d’arrière en avant et vice versa, en fera l’expérience, et plus encore les deux , con tutta la forza, confié aux bois et aux cuivres, au commencement des deux sections centrales du Requiem pour un jeune poète. Associée aux cuivres du Jugement dernier (Tuba mirum), comme allusion au mode de d’un Dies irae étonnamment absent, cette note, obsessionnelle chez Zimmermann au point de se faire signature, traverse son œuvre, de la dernière scène des Soldats, où elle soutient l’inspiration grégorienne d’un Pater noster récité recto tono, jusqu’aux esquisses orchestrales Silence et retour (Stille und Umkehr). L’élément essentiel tient toutefois à ce que l’écoute de ces deux signaux, rajoutés tardivement au Requiem pour un jeune poète, produit moins l’effet d’une banale répétition, qu’un enchevêtrement de structures temporelles. Ajoutons dans ce contexte que la protentio n’ayant plus rien à produire et ne disposant plus de thèmes, de Worüber, d’à-propos-de-quoi, sauf précisément l’avenir en tant que vide, la praesentatio, au lieu de retenir le présent qui l’a précédé, s’en trouve retenue d’avance et ainsi lestée. Le mélancolique s’attache au maintien de cet état présent, mais inauthentique, car sans la possibilité ni d’une praesentatio véritable, ni d’un kairos, d’un présent incident à soi-même. Seuls lui restent la détresse et le dépérissement, ne laissant rien que la plainte, qui est encore une manière de vivre l’insistance du passé, un présent fermé, nullement ouvert en direction du futur. Une retentio inversée se dessine, un dédevenir (Entwerden) selon le mot de Gebsattel, où la chaîne s’ancre non dans la praesentatio, mais dans l’événement désespérant, lapidifié, du passé. Ce passé ne peut donc se dissiper et se fait toujours plus pesant, ce que traduit l’écoute du Requiem pour un jeune poète. Capté, le temps s’altère en devoir et grossit de dettes et d’arriérés, où indéfiniment de l’accompli se verse en de l’accompli, parce que rien n’arrive, parce qu’il n’est nul événement. Tout, déjà, est advenu.

382. La suicidalité.

39Dans les Requiem I et II, Zimmermann cite, en russe et en allemand, À Serge Essénine de Maïakovski38, « voûte poétique » de l’œuvre. Écrit en 1926, ce poème pleure le suicide par pendaison d’Essénine, dans la nuit du 27 au 28 décembre 1925. En exergue, les deux derniers vers de son dernier poème, dont l’histoire veut qu’il ait été griffonné avec son sang, la nuit de sa mort, dans sa chambre de l’Hôtel d’Angleterre, à Léningrad, et dont la gravité, le lyrisme et le sombre dépouillement expriment une douleur fébrile que n’apaisent plus ni l’attrait des cabarets, des tripots et des bouges, ni le timbre populaire de l’accordéon, jadis si cher : « En cette vie mourir n’est pas nouveau, / mais vivre, certes, n’est guère plus nouveau »39. Dans les deux mêmes mouvements, toujours en russe et en allemand, sont récités des extraits de Honorés camarades qui viendrez après nous ! de Maïakovski40. Ce commentaire pour l’avenir de la geste politique maïakovskienne annonce, dans une langue sépulcrale et en un sursaut totalisant, le suicide prochain de l’écrivain. Enfin, deux fragments du sixième sens (der sechste sinn) de Konrad Bayer41, roman publié en 1966, deux ans après son suicide, et réédité en 1969, date à laquelle Zimmermann acquit un exemplaire de cette édition, sont insérés dans le Requiem II et le Dona nobis pacem, récités l’un et l’autre, mais sans le moindre accompagnement instrumental.

40Zimmermann se donnera la mort, le 10 août 1970. Le suicide est moins le thème littéraire de ce requiem, que le projet et de l’expérience et de la musique. Les structures écrasantes du discours s’accumulent, suscitent une écoute stagnante, indéfiniment mourante, d’une mélancolie où la mort, pour être en soi, n’en vient pas moins d’un autre. Mais tout à coup, suspendant l’accumulation, l’œuvre se troue, s’ouvre à l’éclaircie d’une absence absolue et se décide à ne pas subir la mort, en fuyant « partout où c’est plus léger, plus supportable », comme le déclarait un patient de Binswanger. Cette angoisse se distingue de l’existential heideggérien, dont le devant quoi et le pour quoi est l’être-au-monde, terreur d’esseulement découvrant le Dasein comme solus ipse42. Ni régression, ni retour à soi, elle se constitue de l’effroi de la possibilité de vivre – angoisse d’être encore en vie. Ce n’est donc pas la Présence qui s’angoisse, mais la Vie. Dans le vide mélancolique, il ne reste que le suicide, le meurtre de soi (selbst-Mord) ou la mort libre (Freitod), comme seule perspective de vie. Dans ses deux dernières lettres, Zimmermann faisait part de sa « conclusion » que « la musique, comme art ou comme anti-art, s’est assassinée elle-même ». Le nœud de la tragédie se resserrant, le Requiem pour un jeune poète unit, magistralement, la vie et l’œuvre à la mort. Son suicide n’est en rien une faillite ou une résignation, mais, paradoxalement, un dernier matériau de combustion, un Worüber plein et sans équivoque, où le mélancolique peut encore se ressaisir, ce qui signifie dans le sens le plus complet du terme, se constituer temporellement pour la « décision pleine et sans équivoque du suicide » selon les termes de Binswanger, un dernier accrochage décisionnel à la vie. Aufhebung de la vie, le Requiem pour un jeune poète est tel qu’il entend dialectiquement se supprimer et se maintenir dans cette suppression même. Comme Maldiney l’écrit d’une patiente de Roland Kuhn, le « suicide est une tentative pour soustraire à l’autre le pouvoir de l’arracher à son être-là. Par le suicide, elle opère elle-même sa perte. Et d’être l’auteur de sa perte lui donne la maîtrise de l’objet perdu » – forme inauthentique de l’espoir : réaliser au-delà de la Présence humaine ce qui n’y est plus réalisable et conserver, dans le suicide, l’identité idéale du Soi.

41Le Requiem pour un jeune poète est sous-titré Lingual. Y résonnent ritual et surtout lingua. En 1959, avait paru Fa : m Ahniesgwow de Hans G. Helms, fruit de la lecture de Finnegans Wake par Mauricio Kagel, Heinz-Klaus Metzger et Gottfried Michael Koenig. Sous l’égide de Werner Meyer-Eppler, ce cercle pratiquait une approche du roman de Joyce basée sur la théorie du langage. Fa : m Ahniesgwow était l’application des conséquences littéraires qui en découlent. Le mot en tant que support d’une signification fixe est dissous. Zimmermann connaissait cette œuvre, qu’il cite dans son article « De la nécessité de formuler une invective ». Son influence est manifeste, tout comme celles des Schallspielstudien de Paul Pörtner ou des actions Fluxus, phénomènes dispersés du Hörspiel, de la littérature et des arts plastiques.

42Mais la réalisation de Zimmermann tente de dépasser ces expériences.

« Se recoupent les formes des poèmes précités et celles de la pièce radiophonique, du feature, du reportage, avec celles de la cantate et de l’oratorio. Il y a là de nombreux intermédiaires qui s’étendent de la langue parlée au mot chanté en passant par le “parlé mis en musique”. À cette occasion, la langue en tant que telle est traitée de différentes manières, dans différents domaines, mais le mot en soi est globalement préservé. Pris isolément aussi bien qu’en groupe, il est surtout extrait du contexte sémantique et réuni en plusieurs groupes qui sont alors “montés” selon les principes de la composition musicale. Ceci résulte de procédés rythmiques que l’on pourrait par analogie qualifier d’isorythmiques. En conséquence, la dimension sémantique s’efface et c’est surtout le timbre propre à chaque langue qui acquiert une qualité musicale […]. Le Lingual se trouve pour ainsi dire sur un troisième plan entre parole et musique. L’une n’est plus soumise à l’autre : toutes les deux s’interpénètrent de manière très profonde »43.

43Erstens est le premier mot du récitant, extrait des Investigations philosophiques de Wittgenstein, mais après une introduction des bandes magnétiques et des contrebasses, comme si ce mot annihilait les sons qui l’avaient précédé, constituant le moment apertural du langage et son renfermement dans la langue. Dans cette crise, le mot, qu’il soit intelligible dans ses détails, transformé aux moyens de l’électronique ou déformé jusqu’à l’artificiel dans la polyphonie, tisse l’œuvre. Les différentes Comp. ouvrent-elles ainsi à l’enfantement d’un dit perpétuel ?

44À titre d’exemple, le plan du Requiem I est le suivant :

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45Ce qui serait ici décisif, déterminant pour les manières de la musique et de la récitation, et ce qu’illustre globalement la structure de ce Requiem I ou, plus localement, Tambour et danse (Dob és tánc) de Sándor Weöres, jeu de rythmes et de phonèmes, d’imitation et de contrainte d’une grande virtuosité qu’accentue encore le traitement musical et électronique, c’est le passage de la signification à la sphère sonore. La mise en avant de la manifestation langagière, la simplification prononcée de l’articulation syntaxique à la faveur non du sens logique, mais de l’expérience, et la transformation plus ou moins prononcée, jusqu’à la chosification (Verdinglichung), des syllabes et des mots, nécessitent un outil indépendant pour le jeu, un outil utilitaire purement pratique, non théorétique. Sons et gestes deviennent de simples indices – y participe pleinement, pour un auditeur non germaniste, la dominance de la langue allemande. Ce langage en détresse est-il sans thème prépondérant et conduit-il pour autant à un ludisme verbal ? Dénouant les règles et les méthodes de l’articulation conceptuelle et grammaticale, au travers du flux, de l’absence d’ubi consistam et d’une permutabilité accrue des formes du langage, la mise en série par le son contient un principe de ressemblance sonore, tantôt d’équivoque tantôt de visée universelle, où des expressions ne deviennent compréhensibles que parce qu’elles trouvent ailleurs leur origine, dans une autre couche de signification ontologique.

46L’œuvre se dissipe-t-elle ainsi en affairement verbal et se donne-t-elle à la pure joie de la présence, au vécu esthétique de l’unité évidente et facile du Moi et du Monde, de la beauté et de la festivité, au-delà même de l’hyperthymie dont témoigne biographiquement la composition de ce requiem ? Une surabondance, un vortex de sons, de mots et de phrases, une surproduction éphémère et fugace de la vie représentative en somme, illustrent-ils ivresse, volatilité, légèreté, bondissement, souplesse, fluidité, plasticité, malléabilité, curiosité, sinon occlusion du soi de l’hybris maniaque, du monde du « triomphe », Freud dixit ? Nous savons ce monde homogène, lisse. Dans le sillage de Binswanger, Danilo Cargnello en a décrit l’espace, dilué, dilaté ou étendu, le temps véloce, tourbillonnant, voire hâtif, la consistance impalpable, l’extrême luminosité, le mouvement instable, voire oscillant, l’échec de l’historicisation et le nivellement des significations44… Dans la théorie zimmermanienne du temps, nous saisissons alors la menace d’une existence errant dans le présent, gegenwärtig nur selon Binswanger, un présent nu, une épiphanie sans avant ni après authentiques, en un allegro précipité, privé ou presque de valeurs protentives et rétentives. Non vivre l’instant, intimiment, en tant qu’il représente une tentative d’éterniser le temps, comme l’écrivait autrefois Zimmermann, mais à l’inverse, solliciter une succession de points de maintenant isolés, non articulés entre eux, incapables de soutenir le présent, de se reprendre et de s’anticiper, sans continuité ni ancrage, ce qui constitue l’essence de la distension temporelle maniaque. Binswanger utilise à cet effet le terme Momentanisierung, « momentanéisation » ou mise-en-moments, dans la traduction de Michel Dupuis. Autrement dit, le temps se « temporalise » comme présent. Rien n’advient à soi et rien ne s’écoule en tant que passé. Rien ne dure, dans cette convergence vers un présent qui n’est que maintenant, actuel, où le déploiement de l’expérience s’avère impossible, et où seule reste la possibilité d’être absorbé par la signification du momentané. Le relâchement de la structure temporelle intentionnelle qui, dans la mélancolie, tissait retentio et protentio, de sorte que le mélancolique n’atteignait aucun présent, affecte, dans la manie, la retentio et la protentio. Est-ce cette direction verticale de l’expérience, d’une syntonie comme synchronie, que Zimmermann laissait jadis présager ? Et les bonds de pensée dans les énoncés, l’existence bondissante du discours musical, ses sauts, ses court-circuits, sa « confusion », énoncent-ils la non-clôture, une possible ouverture infinie ?

47Analogiquement, le monde est devenu plus petit, déchoit partout et nulle part. Si le temps est pur maintenant, dans l’espace maniaque, tout est « sous la main », accessible, dans une contiguïté saisissable, et donc dé-loigné au sens heideggérien du mot, à la distance abolie : « Le Dasein a par essence une tendance à la proximité »45. Il conviendrait alors d’étudier la danse, dans le cadre d’une distinction entre mouvement orienté et mouvement que Straus nomme présentiel, celui qui, homogène, anhistorique, libre de directions et de valences de lieu, vibre à l’unisson avec le mouvement de l’espace par lequel il est induit de manière pathique, en deçà de la distinction entre sujet et objet46. Nous ne dansons pas pour aller d’un point de l’espace à un autre. La danse participe aussi, et nécessairement, du dé-loignement. Son mouvement, s’il ne connaît aucun but, connaît pourtant des tensions, montées et descentes, autant de concepts thymiques que Binswanger décline dans « Le problème de l’espace en psychopathologie ».

« Le mouvement présentiel n’est qu’un élément d’une structure plus englobante que nous pouvons définir comme la structure de la festivité, du Dasein dans l’être festivement résolu et tenu affectivement »47.

48Zimmermann l’avait compris, qui composa divers ballets, dont l’un, précisément intutilé Présence, « ballet blanc » en cinq scènes pour violon, violoncelle et piano – « Don Quichotte en danseur noble avec un casque d’or, visière et panache en plumes (violon), Molly Bloom en ballerine avec tutu et masque de la Gaia-Tellus (violoncelle), Ubu Roi en danseur noble avec tête de tapir (piano) » – est une étape vers le Requiem pour un jeune poète.

49Un dernier élément. Le Requiem pour un jeune poète noue sujet et histoire. Il ne s’agit pas ici d’analyser les systèmes politiques évoqués dans le Requiem I, du maoïsme à la constitution démocratique et libérale de la RFA, ni de souligner à quel point l’œuvre tend à se situer à la hauteur des rumeurs du monde – ce qui serait, ailleurs, une tâche fondamentale du commentaire musicologique –, mais plutôt d’étudier l’anonymat dans lequel semble verser le musicien, son retrait dans l’histoire de l’Europe, son abandon au monde, incognito, comme si les régimes politiques et sociaux tendaient à perdre leurs caractères différentiels, comme si les limites qui les séparaient se présentaient comme vagues, incertaines, comme si l’espace enfin n’était plus celui d’une authentique coexistence, d’une réelle réciprocité. Binswanger fondait son analyse de la manie sur l’étude de l’intersubjectivité et du monde commun (Mitwelt). Comment se constitue l’alter ego ? En quoi consistent les déficiences de cette constitution, du socius, de la rencontre avec l’autre s’articulant en un signifié unique ? Et dans quelle mesure peut-on repérer, dans ce manquement (Versagen), le défaut de la constitution temporelle ? Partout et nulle part, dans un espace empli de tous et de personne, auxquels il s’adosse et qu’il embrasse, le maniaque, à la périphérie, à la surface de son propre fond, se détourne de soi, s’esquive ou se dissimule à soi. Dans l’inauthenticité du on, de l’être purement à quelque chose et surtout à quelqu’un, il fuit donc, avide, expansif, non vers l’autre, mais vers une expérience primordiale de l’altérité, où l’alter ego devient aliud, où autrui se réduit à l’alienus, à l’outil, à l’objet utilisé et consommé, à la pure instrumentalité d’un jeu. « Il est impossible de le prendre en flagrant délit d’être là »48. Comme celui du mélancolique, son tourment fondamental est la défaillance d’un désir, « marqué du désir de l’Autre »49. Or, l’autre arrive dans la constitution d’un monde commun. L’altération maniaque explique l’insuffisance de la continuité des apprésentations communes. Dans les Méditations cartésiennes, Husserl introduit le concept d’apprésentation, que Szilazi illustre ainsi :

« Je me suis présent maintenant avec l’apprésentation professeur de philosophie en train de faire un cours. Je suis pour vous, en tant qu’auditeurs il est vrai, présent d’une autre manière que je le suis pour moi-même, mais dans la même apprésentation, à savoir comme quelqu’un qui fait cours. Ce qui nous est présent est différent, mais accompagné de la même apprésentation. Ce qui est identiquement apprésenté par vous qui êtes pour moi des alter ego étrangers et par moi qui suis pour vous un alter ego étranger, est ce qu’il y a de commun et qui constitue le monde objectif commun (le transcendant objectif) ou qui le rend accessible à travers l’expérience constitutive »50.

50Si le défaut de la structure constitutive de l’alter ego, incomplète, ne peut être compris qu’à partir du défaut de la structure constitutive de l’ego et de la continuité des apprésentations ancrées biographiquement, stables ou « habituelles », selon Husserl, alors, dans la manie, comme dans la mélancolie, Binswanger met en évidence que l’expérience de l’ego pur ne joue aucun rôle dans la régulation de l’expérience51. Sans issue, il oscille entre les extrêmes de la dysthymie : le maniaque prend « tout », quand le mélancolique sombre dans le « rien ».

Notes   

1  Bernd AloisZimmermann, « Requiem für einen jungen Dichter » (1969), in Intervall und Zeit, Mayence, Schott, 1974, p. 116. Sauf mention contraire, nous citons Zimmermann soit dans la traduction de la revue Contrechamps, 1985, n° 5, soit d’après la traduction de ses écrits à paraître (Genève, Contrechamps), et dont Philippe Albèra a eu l’amabilité de nous transmettre une version. Qu’il en soit chaleureusement remercié. De nombreux manuscrits et documents sont reproduits dans Klaus Ebbecke(éd.), Bernd Alois Zimmermann, Dokumente zu Leben und Werk, Berlin, Akademie der Künste, 1989. Voir aussi Jörn Peter Hiekel, Bernd Alois Zimmermanns Requiem für einen jungen Dichter, Stuttgart, Franz Steiner, 1995. Sur Zimmermann, voir Zwischen den Generationen, Regensburg, Gustav Bosse, 1989 (articles de Klaus Ebbecke et Martin Zenck), et Bernd Alois Zimmermann, Musik-Konzepte Neue Folge Sonderband, 2005, n° XII, edition text+kritik.

2  « Le Liber ecclesiastes est sans doute, dans la signification et dans la puissance de sa langue, l’un des livres les plus forts de la Bible, s’il est permis, dans ce contexte, d’employer un adjectif », écrivait Zimmermann. Nombre de ses partitions, dont Omnia tempus habent, la Sonate pour violoncelle (sous-titrée … et suis spatiis transeunt universa sub caelo), Antiennes, Tempus loquendi, pour flûte, et l’Action ecclésiastique (où dialoguent des fragments de L’Ecclésiaste et de la « Légende du Grand Inquisiteur » de Dostoïevski) s’y réfèrent explicitement.

3  Cité in Klaus Ebbecke, « Requiem für einen jungen Dichter » (1989), in Zeitschichtung, Mayence, Schott, 1998, pp. 187-188, auquel nous empruntons les éléments sur la genèse du Requiem. Sur la notion de pluralisme et d’étirement du temps (Zeitdehnung), voir aussi, du même auteur, Sprachfindung, Mayence, Schott, 1986.

4  Cité in Wulf Konold, Bernd Alois Zimmermann (1986), traduction de Silke Hass et Marc Giannésini, Paris, Michel de Maule, 1998, p. 326.

5  Ce Prologue fut composé dans l’urgence. En effet, contrairement à son habitude, Zimmermann ne dactylographia pas le texte, mais marqua directement dans son exemplaire des Investigations philosophiques de Wittgenstein les instructions pour le récitant, son ami Raoul Wolfgang Schnell, metteur en scène de Hörspiele. « Voix d’homme : texte clair » écrit Zimmermann, et la citation de saint Augustin est traduite, autant de procédés concourant à l’intelligibilité de ce texte, qui acquiert de la sorte la position et la fonction d’un programme : le Requiem pour un jeune poète serait un jeu de langage (Sprachspiel), mais encore musical.

6  L’effectif du Requiem pour un jeune poète est le suivant : 3 chœurs (SATB), 2 bandes magnétiques à 4 pistes, 2 récitants, soprano solo, basse solo, 4 flûtes, 4 hautbois, 4 clarinettes, 2 saxophones, 3 bassons, 5 cors, 5 trompettes, 5 trombones, 1 tuba, percussions, timbales, orgue, harpe, 2 pianos, accordéon, mandoline, 10 violoncelles, 8 contrebasses et jazz combo (saxophone, cornet, piano, basse, percussion). La disposition scénique est indiquée dans la partition : orchestre, sur scène ; solistes, sur scène ; chœur I, sur scène ; chœur II, au fond de la salle ; chœur III, divisé à droite et à gauche ; bande magnétique I : piste 1, dans l’angle gauche, au fond ; piste 2, dans l’angle gauche, devant ; piste 3, dans l’angle droit, devant ; piste 4, dans l’angle droit, au fond ; bande magnétique II : piste 1, à droite ; piste 2, sur scène ; piste 3, à gauche ; piste 4, au fond de la salle.

7  « Lettre du 12 octobre 1969 », citée in Michael Gielen, « Vorwort » (1973), in Bernd Alois Zimmermann, Verzeichnis der veröffentlichten Werke, Mayence, Schott (Nous citons ici le catalogue de 1995, p. 5).

8  Ludwig Binswanger, Sur la fuite des idées (1933), traduction de Michel Dupuis, Grenoble, Jérôme Millon, 2000, pp. 325-326 (voir, en allemand, Über Ideenflucht, in Ausgewählte Werke, Band 1, Heidelberg, Asanger, 1992, p. 229).

9  Ludwig Binswanger écrivait : « Nous nommons anthropologie la méthode qui veut rechercher et étudier un domaine propre de l’être humain à partir de la globalité du thème de l’homme ». Ibid., p. 309 (texte allemand, p. 213). Binswanger se situe sous l’angle d’une anthropologie existentiale, qui se doit de présenter les traits fondamentaux et les liens des possibilités existentielles et de les interpréter selon leur structure existentiale.

10  Sur personne et esthétique, sur le concept esthétique de personnalité, et sur personne et culture, voir Ludwig Binswanger, Probleme der allgemeinen Psychologie (1922), Amsterdam, Bonset, 1965, pp. 325-328.

11  Ludwig Binswanger, Henrik Ibsen et le problème de l’autoréalisation dans l’art (Henrik Ibsen und das Problem der Selbstrealisation in der Kunst, 1949), traduction de Michel Dupuis, Bruxelles, De Boeck, 1996, p. 7.

12  Voir Karl Jaspers, Strindberg et Van Gogh (1922), traduction de Hélène Naef, Paris, Minuit, 1953, pp. 220-231.

13  Ce « Ja » sonnant comme un « Heil ».

14  Konrad Bayer, Der sechste Sinn (1966), in Sämtliche Werke, Vienne, ÖBV-Klett-Cotta, 1996, p. 672.

15  Voir Jeanine Chamond (éd.), Les Directions de sens, phénoménologie et psychopathologie de l’espace vécu, Puteaux, Le Cercle herméneutique, 2004. « Direction de signification », traduit-on aussi.

16  Voir Bernard Forthomme, De l’acédie monastique à l’anxio-dépression, histoire philosophique de la transformation d’un vice en pathologie, Paris, Sanofi-Synthélabo, 2000.

17  Bin Kimura, « Pathologie de l’immédiateté » (1986), in Écrits de psychopathologie phénoménologique, traduction de Joël Bouderlique, Paris, Puf, 1992, 138. Kimura développe la notion de post festum pour qualifier l’existence mélancolique.

18  Hubertus Tellenbach, La Mélancolie (1961), traduction de Louise Claude, Daniel Macher, Anne de Saint-Sauveur, Christiane Rogowski, Paris, Puf, 1979, pp. 234-235. Cet ouvrage essentiel de la phénoménologie psychiatrique porte sur le typus melancholicus, et non sur la forme bipolaire que nous étudions.

19  Bernd AloisZimmermann, « Über das produktive Missvergnügen » (1958-1960), in Intervall und Zeit, op. cit., p. 21. Zimmermann évoque une « suite de délibération » et une « chaîne continue de décisions ».

20  Hubertus Tellenbach, op. cit., p. 116.

21  Sur le sentir, en tant que distinct du connaître et du percevoir, voir Erwin Straus, Du sens des sens, contribution à l’étude des fondements de la psychologie (1935), traduction de Georges Thines et Jean-Pierre Legrand, Grenoble, Jérôme Millon, 2000. Voir aussi, du même auteur, « Les formes du spatial » (1930), in Jean-François Courtine(éd.), Figures de la subjectivité, approches phénoménologiques et psychiatriques, Paris, Éditions du CNRS, 1992.

22  Viktor-Emil von Gebsattel, Prolegomena einer medizinischen Anthropologie, Berlin, Springer, 1954.

23  Bernd AloisZimmermann, « Du und Ich und Ich und die Welt » (1940-1950), in Heribert Henrich (éd.), Archiv zur Musik des 20. Jahrhunderts, Band 4, Berlin, Akademie der Künste, 1998, p. 44.

24  « Face à la réalité du passé et du futur, le présent en tant que tel n’existe jamais », écrivait Zimmermann dans « Die Notwendigkeit, eine Invektive zu verfassen » (1967). Cf. Intervall und Zeit, op. cit., p. 130.

25  Dans une lettre à Stockhausen du 14 mars 1958, Zimmermann évoque, outre les Présocratiques, Platon, Aristote, les Scolastiques, Descartes, Leibniz, Newton, Kant et Bergson, les sources modernes d’une philosophie du temps : Phänomenologie und Metaphysik der Zeit de Johannes Volkelt, Sein und Zeit de Martin Heidegger, Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins d’Edmund Husserl, Gestalt und Zeit de Viktor von Weizsaecker, « Über Kants Lehre von der Zeit » de Gerhard Krüger (Martin Heidegger zum 60. Geburtstag), Die Zeit de Hedwig Conrad-Martius – puis Wort und Weise – motz el son d’Ezra Pound et Le Temps musical de Gisèle Brelet. Voir, commentant la lecture zimmermanienne des thèses de Saint Augustin, de Kant, de Bergson, de Husserl et de Heidegger sur le temps, Siegfried Mauser, « Die Erkenntnistheoretischen Grundlagen der Zimmermann’schen Zeitphilosophie », in Zeitphilosophie und Klanggestalt, Untersuchungen zum Werk Bernd Alois Zimmermanns, Mayence, Schott, 1986. Voir aussi Carl Dahlhaus, « Sphéricité du temps, à propos de la philosophie de la musique de Bernd Alois Zimmermann » (1978), in Contrechamps, op. cit., pp. 86-91.

26  Voir Jens Wendland, « Musik und Ballett auf dem Prüfstand, Gespräch mit Bernd Alois Zimmermann », in Horst Koegler (éd.), Ballett 1968, Chronik und Bilanz des Ballettjahres, Velber, 1968, pp. 29-36.

27  Bernd Alois Zimmermann, « Mozart und das Alibi » (1955), in Intervall und Zeit, op. cit., p. 16.

28  Nous mesurons l’apport de Kant à cette philosophie du temps, nous souvenant des deux formes a priori de la sensibilité, « formes pures de l’intuition sensible » : l’espace, forme du sens externe, permet d’ordonner les objets hors de nous ; le temps, forme du sens interne, à travers lequel l’esprit perçoit ses états intérieurs.

29  Saint Augustin, Les Confessions, XI, XX, 26, traduction de Patrice Cambronne, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, pp. 1045-1046. Zimmermann étudia les thèses sur le temps dans le Lehrbuch der Geschichte der Philosophie de Wilhelm Windelband et Heinz Heimsoeth, Tübingen, Mohr, 1935.

30  Wulf Konold, op. cit., p. 73.

31  Cf. Bernd Alois Zimmermann, Dokumente zu Leben und Werk, op. cit., pp. 98-99. Nous soulignons.

32  Bernd Alois Zimmermann, « Du métier de compositeur » (1968), in Contrechamps, op. cit., pp. 57-58.

33  Ibid., p. 57.

34  Bernd Alois Zimmermann, « Dialogues et Monologues » (1960-1965), in Contrechamps, 1985, n° 5, p. 52. Sur ce sujet, voir Jean-Michel Rabaté, « Joyce, Pound et Zimmermann », in Die Soldaten, livret, correspondance, textes, études, Strasbourg/Genève, Musica/Contrechamps, 1988, pp. 163-166.

35  Ezra Pound, Esprit des littératures romanes (1910), traduction de Pierre Alien, Paris, Christian Bourgois, 1966, p. 9.

36  Martin Heidegger, Être et temps (1927), paragraphe 72, traduction de François Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 438.

37  Ludwig Binswanger, Mélancolie et manie (1960), traduction de Jean-Michel Azorin et Yves Totoyan, Paris, Puf, 1987, p. 49 (voir, en allemand, Melancholie und Manie, in Ausgewählte Werke, Band 4, Heidelberg, Asanger, 1994) – livre d’un « retour » à Husserl.

38  Vladimir Maïakovski, « À Serge Essénine » (1926), in Quatre poètes de la révolution, traduction de Gabriel Arout, Paris, Minuit, 1967.

39  InSerge Essénine, Journal d’un poète (1925), traduction de Christiane Pighetti, Paris, La Différence, 2004, p. 256.

40  Vladimir Maïakovski, Honorés camarades qui viendrez après nous ! (Première introduction au poème À pleine voix, 1930), in Poèmes, vol. IV, traduction de Claude Frioux, Paris, Éditions Messidor, 1987, p. 519.

41  Konrad Bayer, op. cit., p. 667.

42  VoirMartin Heidegger, Être et temps (1927), paragraphe 40, op. cit.

43  Bernd Alois Zimmermann, « Requiem für einen jungen Dichter », op. cit., pp. 116-117.

44  Voir Danilo Cargnello, « Aspetti costitutivi e momenti costituenti del mondo maniacale » (1963), in Alterità e alienità, Milan, Feltrinelli, Biblioteca di psichiatria e di psicologia clinica, 1966, pp. 191-256.

45  Martin Heidegger, Être et temps, paragraphe 23, op. cit., p. 145.

46  Voir Ludwig Binswanger, Le Problème de l’espace en psychopathologie (1933), traduction de Caroline Gros-Azorin, Toulouse, Presse du Mirail, 1998, p. 95 sq. (voir, en allemand, « Das Raumproblem in der Psychopathologie », in Ausgewählte Werke, Band 3, Heidelberg, Asanger, 1994, p. 154 sq.), où la danse apparaît au « premier plan ».

47  Ludwig Binswanger, Sur la fuite des idées, op. cit., p. 60 (texte allemand, p. 41).

48  Henri Maldiney, « Crise et temporalité dans l’existence et la psychose » (1990), in Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 1997, p. 130. Voir, dans le même volume, « Psychose et présence ».

49  René Ebtinger, « Modèles phénoménologiques et psychiatriques en psychiatrie », in Pierre Fédida (éd.), Phénoménologie, psychiatrie, psychanalyse, Paris, Échos-Centurion, 1986 (réédition, Puteaux, Le Cercle herméneutique, 2004, p. 113). Sur Freud, Abraham et Binswanger, voir, du même auteur, Ancolies, approches psychanalytiques, phénoménologiques et esthétiques des mélancolies, Strasbourg, Arcanes, 1999.

50  Wilhelm Szilasi, Einführung in die Phänomenologie Edmund Husserls (1959), cité in Ludwig Binswanger, Mélancolie et manie, op. cit., p. 79.

51  VoirArthur Tatossian, La Phénoménologie des psychoses (Rapport au Congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française, Angers, 1979), Paris, Masson, 1979 (réédition, Puteaux, Le Cercle herméneutique, 2002), auquel cet article doit beaucoup ; et Jean-Michel Azorin, Yves Totoyan, « Aspects de la subjectivité maniaque-dépressive dans la phénoménologie transcendantale de Ludwig Binswanger », in Sébastien Guidicelli et Georges Lanteri-Laura (éd.), Sujet et subjectivité, Toulouse, Érès, 1990.

Citation   

Laurent Feneyrou, «… à quoi bon la sanction de la vérité ?», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Musique et inconscient, Numéros de la revue, mis à  jour le : 16/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=199.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Laurent Feneyrou

Après des études à la Sorbonne, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, Laurent Feneyrou est successivement boursier Lavoisier du Ministère des Affaires Étrangères, conseiller pédagogique à l’Ircam, conseiller musical auprès de la direction de France Culture et chargé de recherche au CRAL (CNRS/EHESS). Éditeur des Écrits de Luigi Nono (Christian Bourgois, Paris, 1993), de Jean Barraqué (Paris, Publications de la Sorbonne, 2001) et de Giacomo Manzoni (Basalte, 2006), il dirige plusieurs ouvrages collectifs, notamment sur l’opéra et le théâtre musical moderne et contemporain (Musique et Dramaturgie, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003) et sur les relations entre musique et politique au XXe siècle (Résistances et utopies sonores, Paris, CDMC, 2005).