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Schoenberg et le temps de l’inconscient

Michel Imberty
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.194

Résumés   

Résumé

Freud n’a pas parlé de la musique : cette surdité provient sans doute de ce qu’il ne concevait pas que l’inconscient puisse avoir affaire avec le temps. Dans cet article on examine ce que peut signifier cette incompréhension et on montre comment Schoenberg, au contraire fait musicalement la démonstration inverse. Avec Erwartung, une véritable représentation de l’inconscient et du temps dans l’inconscient est élaborée dont le fonctionnement est montré ici sur quelques exemples. L’œuvre musicale apparaît donc une construction, à la fois rationnelle et fantasmatique, faisant surgir du chaos initial de la matière artistique des formes inouïes et insoupçonnées de cohérence qu’après tout nous pouvons aussi observer dans les « logiques émergentes » du délire. La frontière entre l’œuvre et le rêve, entre l’œuvre et le fantasme, entre l’œuvre et la folie reste si ténue parfois que les « liens de pensée » qui s’établissent entre les représentations de choses et les représentations fantasmatiques peuvent perturber complètement les rapports du sujet à la réalité, et les rapports de l’art à la réalité.

Abstract

Freud said nothing about music, a silence that no doubt stemmed from the fact that to his mind the unconscious could not be related to time. In this article, we examine the possible meanings of this incomprehension and show how, on the contrary, Schoenberg makes, musically, the opposite demonstration. With Erwartung, a veritable representation of the unconscious and time in the unconscious is elaborated, the workings of which are shown here through some examples. The musical work reveals a construction, both rational and fantastical, arousing from the initial chaos of artistic matter, incredible forms of unsuspected coherency, which, after all, we can also observe in the “emergent logic” of delirium. The borderline between the work and dreaming, between the work and fantasy, between the work and madness, is sometimes so tenuous that the “links of thought” which construct themselves between representations of things and fantastical representations can completely perturb the relation of the subject to reality, the relation of art to reality.

Index   

Texte intégral   

Freud, la musique et l’océanique

1Freud n’a pas parlé de la musique. On peut s’en étonner, car il a vécu à Vienne, une des cités les plus musiciennes du monde, et il fut contemporain du dernier romantisme musical (Brahms, Mahler, R. Strauss), comme de la révolution dodécaphonique avec Schoenberg, Berg et Webern.

2Or il reste étonnamment étranger à tout cela. Sans doute avait-il des goûts et des jugements assez conservateurs en matière d’art, et ses intérêts pour la peinture montrent qu’il était surtout attiré par les œuvres du passé. Mais dans ce cas, il aurait pu se saisir de Mozart, de Haydn, de Beethoven, de Schubert, comme il s’était saisi de Léonard ou de Michel-Ange. Il semble donc qu’il ait été atteint d’une véritable surdité musicale. Il écrit, au début du Moïse :

« Les œuvres d’art font sur moi une impression forte, en particulier les œuvres littéraires et les œuvres plastiques, plus rarement les tableaux. J’ai été ainsi amené, dans des occasions favorables, à en contempler longuement pour les comprendre à ma manière, c’est-à-dire à saisir par où elles produisent de l’effet. Lorsque je ne puis pas faire ainsi, par exemple pour la musique, je suis presque incapable d’en jouir. Une disposition rationaliste ou peut-être analytique lutte en moi contre l’émotion quand je ne puis savoir pourquoi je suis ému ni ce qui m’étreint »1.

3Quel aveu ! Jean-Pierre Arnaud a bien montré comment Freud se sent désarmé, intellectuellement déstabilisé par la continuité musicale qui le submerge et le plonge dans ce sentiment de l’océanique qu’il exècre, parce que l’océanique est fusion, symbiose, charme, séduction et confusion2. L’océanique est une figure d’Eros (« […] établir des unités toujours plus grandes afin de les conserver »3) dont, pour la psychanalyse, il s’agit justement de démonter les artifices unificateurs qui font illusion face au discontinu de Thanatos. Mais c’est aussi la même opposition qui nourrit tout l’intellectualisme viennois du début du siècle, comme elle anime toute la philosophie européenne : la clarté nécessaire à l’intelligence qui analyse passe par la différenciation, la séparation, l’articulation des contraires et des complémentaires et doit se détourner des intuitions globalisantes de la compréhension et de la communication empathiques. La pensée freudienne est une pensée du discontinu, comme l’est la pensée bachelardienne, ou comme l’est, dans un autre ordre d’idée, la pensée linguistique structuraliste qui naît avec le Cours de linguistique générale de Saussure à la même époque. C’est sans doute aussi pourquoi Freud ne peut donner toute la richesse de la pensée psychanalytique qu’après la découverte de l’instinct de mort, au-delà du principe de plaisir4. Si le but de Thanatos est de « détruire toute chose », cette destruction n’est d’abord qu’une mise en ordre, une destruction des liens confus qu’entretiennent Eros et le sentiment de l’océanique qu’il engendre dans la conscience du sujet et ses rapports avec le monde. Freud a donc besoin épistémologiquement, mais sans doute aussi par nécessité intérieure, peut-être inconsciente, de la figure de Thanatos comme figure de la rationalité intellectuelle : J-P. Arnaud cite à cet égard des textes de Webern qui suggèrent une rencontre virtuelle entre ces deux hommes contemporains qui s’ignorent à peu près complètement. En particulier celui-ci :

« Qu’est-ce donc qu’articuler ? écrit Webern. Introduire des divisions. Pourquoi diviser ? Pour discerner des éléments, pour distinguer les choses principales de ce qui est secondaire. Il est nécessaire de procéder ainsi pour se faire comprendre : c’est également de cette manière que cela doit se passer en musique »5.

4Et l’on a envie de reprendre Freud : lorsqu’on n’est pas capable de faire ainsi, on ne peut en jouir !

5C’est que la question du continu et du discontinu trouve ici une autre dimension : celle que le langage lui-même introduit dans la démarche psychanalytique. Fondamentalement, la psychanalyse freudienne reste une herméneutique appuyée, médiatisée par le langage référencié. Toute sa vie, Freud est obsédé par le démasquage des signifiés cachés sous les jeux des signifiants du langage. Le premier modèle de l’interprétation psychanalytique reste le lapsus, c’est-à-dire celui d’un dire faux qui masque un dire vrai. La conceptualisation et la référenciation symbolique sont les fondements de la démarche interprétative, et le langage est le grand traducteur en même temps que le témoin privilégié de l’inconscient et du rêve : sans lui, ni l’un ni l’autre ne seraient accessibles à l’analyste.

6En fait, Freud est embarrassé par la musique parce qu’il ne peut saisir un sens qui se manifesterait directement dans les sons, c’est-à-dire dans un code dont les référenciations ne sont pas établies et stables. Il y a dans la musique quelque chose qui semble fondamentalement rebelle à l’interprétation psychanalytique, parce qu’elle est simplement hors discontinuité du langage. Mieux, dans la tradition du romantisme allemand dont hérite la psychanalyse freudienne, la musique est la seule forme de langage qui permette l’accès immédiat à l’essence de l’être et du monde, parce qu’elle s’inscrit dans la continuité du devenir et du temps. Pour le romantisme, spécialement pour le romantisme allemand, la réalité est mouvante, sans cesse en changement et en transformation, la réalité est temps. Et la musique, par le fait qu’elle est elle-même du temps, en exprime l’essence profonde, directement, sans médiation des signes découpés à la surface du langage. Elle est donc la seule forme de langage qui soit totalement transparent à lui-même, et par conséquent, la musique serait par nature rebelle à l’interprétation, du moins celle qui s’applique au rêve, à la création littéraire, peut-être à certaines œuvres plastiques ou picturales. On ne peut rien dire du sonore, car il est expression directe de l’émotion, sans qu’on puisse déterminer les causes de cette émotion, il submerge et se rebelle aux tentatives d’analyse : voilà ce qui gêne Freud dans la musique.

Les hétérochronies de l’inconscient

7Mais il y a quelque chose de plus fondamental encore : dans la Métapsychologie, Freud écrit :

« Les processus du système inconscient sont intemporels ; c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, n’ont absolument aucune relation avec le temps. La relation au temps, elle aussi, est liée au système conscient »6.

8Dans ces conditions, il lui était difficile de concevoir quel type de relations la musique, art du temps, peut avoir avec l’inconscient.

9Pourtant, lors de la célèbre observation du petit enfant qui joue à faire disparaître et réapparaître une bobine, Freud a l’intuition que certaines formes de représentation symbolique ne se déploient que dans le temps, n’ont de sens que par rapport au temps, à travers le sentiment de l’attente que suscite l’angoisse et la peur que le retour de l’objet perdu ne puisse se faire. Un passage de Inhibition, symptôme, angoisse semble explicitement lier le sentiment du temps ou de la durée avec ce sentiment de l’absence et de la perte de l’objet : « L’angoisse est incontestablement en relation avec l’attente, elle est angoisse de quelque chose : elle a pour caractères inhérents l’indétermination et l’absence d’objet »7.

10En réalité, on ne doit pas se tromper sur ce que signifie pour Freud le fait que les phénomènes inconscients n’aient rien à voir avec le temps : si les phénomènes inconscients paraissent intemporels à l’analyste, c’est d’abord parce qu’ils paraissent figés, rigides, sans devenir possible dans l’histoire du sujet. Ils s’enkystent dans le temps-devenir sans s’intégrer au flux continu de la durée et ils conservent intégralement leurs charges affectives et symboliques sans solution de passage ou de continuité dans le devenir personnel. Cette hypothèse a été relevée dans l’œuvre de Freud par Remo Bodeï, dans un ouvrage particulièrement suggestif pour mon propos. L’auteur part du texte d’une lettre à Fliess de 1896 dans laquelle Freud imagine que l’appareil psychique – et en particulier la mémoire – se construit par un « processus de stratification ». Les matériaux engrammés dans la mémoire sont de temps à autre réordonnés en fonction des événements plus récents, ils sont en quelque sorte soumis périodiquement à une « transcription »8. L’hypothèse de Freud est donc que la mémoire se présente sous des formes multiples, en couches superposées appartenant à des périodes de temps différentes de la vie, et que les souvenirs et les traces du passé doivent être transcrits ou retraduits pour s’intégrer dans les strates successives que le temps accumule. De façon plus suggestive encore, Freud précise que les « enregistrements successifs représentent la réalisation psychique des époques successives de la vie. À la limite de chacune de ces époques, doit s’opérer une traduction du matériau psychique »9.

11Remo Bodeï tire de ce texte des conclusions extrêmement importantes pour la compréhension de la temporalité dans l’inconscient. Et d’abord celle-ci : l’histoire d’une existence individuelle, dans son développement et son vécu psychiques, ne se déroule pas de manière linéaire comme une histoire que l’on peut raconter dans un récit unifié de mots. Pour Freud, les événements des premières phases de la vie ont un tel poids émotionnel et affectif qu’ils ne sont pas facilement retraduits ensuite en pensées et en symboles : dès lors ils ont une forte tendance à s’enkyster dans l’évolution normale des phases successives sans participer aux remaniements psychiques que cette évolution requiert. Impossibles à intégrer, ils sont refoulés, c’est-à-dire oubliés mais non perdus, comme mis entre parenthèses, inscrits dans la trame de la mémoire mais sans qu’ils puissent y trouver un sens, c’est-à-dire sans liens avec le contexte nouveau des arrangements et ordonnancements où ils sont immergés sans y être absorbés. Car le passé refoulé est à la fois un passé enfoui et un présent non pensable, non symbolisable. Il n’est passé que par son enkystement dans le présent, il n’est pas passé – c’est-à-dire antécédent – du laps de temps actuel. Et c’est pour cette raison que ce « passé », qui tente d’être retraduit dans le présent, échoue et s’instaure en délire pour l’observateur10.

« Le refoulement, dit encore R. Bodeï, […] est une source d’anachronismes vivants, de souffrances pour les individus emprisonnés dans des cellules qui ne communiquent pas avec le présent et qui tentent encore de fuir par de vieilles galeries désormais impraticables »11.

12Nous sommes au cœur du problème que pose le temps à la fois à la psychanalyse et à la musique. Et d’abord ceci que nous suggèrent directement les hypothèses de Remo Bodeï : au-delà de la conscience, au-delà du pré-conscient où s’instaure la continuité, il y a une discontinuité de fond qui demande sans cesse à être lissée, tissée, re-tramée. Pensons par exemple à Beethoven et au début du mouvement final de la IXe Symphonie tel que l’analyse S. Sciarrino dans un livre passionnant12 : Sciarrino utilise le terme de fenêtre pour désigner les fameux rappels des mouvements antérieurs au début du finale. Ces « fenêtres » sont elles aussi, d’une certaine façon, enkystées dans le temps du final, ce temps du récitatif hésitant et progressant de manière incertaine vers le thème de l’Ode à la Joie. Une lecture superficielle ou hâtive peut donner cette impression que ces fragments du passé de l’œuvre ne sont pas « retraduits » dans le temps du final, et ils ont bien, pour l’auditeur de musique classique dont les modèles d’architecture de forme sont encore ceux de la continuité tonale haydnienne ou mozartienne, une étrangeté au moins esthétique sinon inquiétante ou délirante. Mais en même temps, dans la continuité du mouvement de l’œuvre, dans l’arche du temps qu’elle tend à dessiner dès les premiers frémissements des cordes sur la quinte à vide du premier mouvement, ces fragments sont historicisés, reliés au devenir de la forme dans la conscience de l’auditeur surpris qui, renvoyé au passé, y retrouve alors le sens d’une attente d’un futur encore à inventer, futur pourtant lié à ce passé ouvert dans l’écoute du moment présent. La continuité de l’arche du temps émerge des errements de la pensée musicale en train de naître devant nous.

13Ne serions-nous pas en train de découvrir ici l’aporie la plus difficile de la continuité et de la discontinuité, laquelle résulterait de l’impossibilité de penser le discontinu sans la toile de fond de la continuité bergsonienne, et de l’impossibilité parallèle de penser cette même continuité sans une discontinuité a-temporelle inconsciente ? Ne serions-nous pas en train de retrouver, au plan de la réflexion philosophique sur le temps, ce lien éternel d’engendrement mutuel entre la continuité du désir d’Eros comme puissance de vie et la discontinuité mortifère de Thanatos ? L’expérience de la conscience intime du temps (Husserl) s’ancre aussi bien dans l’inconscient13.

14Mais en suivant Remo Bodeï plus avant, nous découvrons qu’en cela surtout le temps de l’inconscient n’est pas le temps de la conscience et que, si la discontinuité temporelle inconsciente n’est pas constitutive de la continuité de l’expérience vécue au sein de la conscience, elle peut néanmoins y interférer et la perturber. Et je dis bien le temps de l’inconscient, qui est fait de strates et de courants parallèles ou superposés comme, lorsque dans une masse aquatique, des courants de surface et des lames de fonds interfèrent et créent des tourbillons et des remous.

15L’hypothèse que je soutiens ici est qu’il n’y a pas de relation de précédence ni de fondation entre le temps de l’inconscient et le temps de la conscience. Il s’agit bien seulement de deux réalités qui peuvent interférer et entrer en conflit dans les « éprouver » temporels du sujet. Et sans doute la force de l’exemple beethovénien vient-elle de ce que les « fenêtres » du passé sont à la fois ouvertes sur d’autres mondes non présents et réinterprétées dans le contexte de la progression vers le thème de la joie : on comprend donc ici que les architectures des trames de temps – c’est-à-dire les architectures dessinées par les profils élémentaires de temps (cellules rythmiques, contours mélodiques, mouvements harmoniques…) – peuvent aussi bien tendre vers une intégration dans la continuité et la narrativité, que dériver vers une superposition en couches qui interfèrent et génèrent des discontinuités et des conflits. Ainsi, des « logiques » différentes, hétérogènes les unes aux autres, apparaissent dans les représentations des vécus et dans les constructions conscientes ou inconscientes individuelles de la temporalité, aussi bien qu’elles apparaissent ensuite en art et en musique : des logiques qui prennent leur source dans l’inconscient, mais qui, au niveau de la création artistique lorsqu’elles s’y incarnent, et par le mouvement que celle-ci exige, rejoignent des « sphères » beaucoup plus abstraites et formelles. Car il y a, entre l’art, la folie et la raison des correspondances et des entre-chocs étranges qui n’ont d’autre justification que celles des entrecroisements de l’inconscient et de la culture.

Schoenberg entre expressionnisme et dodécaphonisme

16L’exemple le plus remarquable qui illustre ces propositions que je fais sur le temps de l’inconscient (idée pourtant impossible et iconoclaste pour le freudisme strict !) est sans aucun doute Erwartung de Schoenberg. Je pense que Schoenberg établit ici, par la rigueur de son langage musical, l’idée même de la temporalité de l’inconscient. L’œuvre en est à la fois la démonstration et le témoignage, et elle n’aurait pu être créée sans cette intuition initiale. En effet, cette musique crée sa forme à mesure qu’elle se développe dans la tension dramatique exceptionnelle voulue par le livret de Marie Pappenheim (qui avait connu Freud), suivant ainsi l’imprévisibilité des pulsions et des angoisses du personnage solitaire. On se souvient de l’argument : une femme, en proie à l’épouvante des ténèbres nocturnes, s’avance dans une forêt à la recherche de son amant et le retrouve mort. Toute l’œuvre est dans la progression désordonnée des sentiments de la femme, dans le dévoilement des pulsions inconscientes qui l’entraînent au délire. La forme musicale « se construit sans le recours à des structures identifiables, à des répétitions, à une quelconque loi qui permettrait de subsumer les éléments particuliers sous un principe général »14. Création continue en somme, qui manifeste d’abord un mouvement, une trame de temps tendue vers son aboutissement inexorable qui fait que tout motif répété n’est jamais identique à lui-même parce qu’il est pris dans un processus d’accumulation qui en surcharge le sens. C’est par là que Erwartung est une œuvre expressionniste, et l’expressionnisme implique le temps comme lieu de déploiement des sentiments, des affects, des expériences intérieures, inconscientes ou non. Schoenberg explique d’ailleurs qu’il a voulu exprimer ce qui se passe en une seconde dans la tête de quelqu’un en proie à cette angoisse de perdre la personne aimée. L’œuvre dilate le temps réel, et en le dilatant, augmente le désordre psychique inconscient qui résulte de l’extrême tension intérieure. Comme le note si bien Philippe Albèra, Schoenberg prend l’argument scénique à la lettre : le temps musical est le temps intérieur de son personnage, un temps de la peur et de l’errance, et c’est cette expérience intérieure qui détermine la forme musicale.

17Mais, étant le contenu de la musique, la complexité psychique entraîne une complexité de forme qui, dans son imprévisibilité continuelle – à l’image de l’imprévisibilité des délires du personnage –, démultiplie les plans et multiplie les ruptures. Le geste expressionniste, qui apparaît ici particulièrement brutal et chaotique, s’exténue dans une discontinuité qui prépare l’avènement du dodécaphonisme. Il y a là quelque chose de paradoxal qu’une lettre de Schoenberg à Busoni, au moment de la composition de Erwartung, met clairement en évidence : le compositeur y exprime son refus de toute architecture préétablie, de toute construction, de toute « élaboration motivique », alors même que la méthode dodécaphonique sera seulement imaginée pour construire avec rigueur de pensée et de logique en dehors de la tonalité. Ici au contraire, exprimer est le maître-mot. Mais exprimer sans pathos, sans stylisation, exprimer « le sentiment comme il est dans la réalité », c’est-à-dire complexe, divers, multiple, « illogique » dit Schoenberg, en « ce qu’il nous met en rapport avec notre subconscient ». « Ma musique doit être brève, concise ! En deux notes : ne pas construire mais exprimer ! ! »15

18Dans ces conditions, on comprend bien cette tension entre la recherche d’une forme qui ne serait qu’expression de la continuité intérieure des sentiments, des émotions et des « états de conscience » (Schoenberg avait lu Bergson), donc une forme qui serait d’un seul tenant, d’une seule coulée de temps, et la volonté de concision, c’est-à-dire la volonté de dire tout cela dans un « instantané » riche des mille nuances que chaque sentiment ou émotion peut receler « dans la réalité ». Cette concision engendre une multiplicité de gestes nouveaux, de figures inouïes qui développent pour elles-mêmes leur propre temporalité, et ces temporalités multiples s’entrechoquent en des superpositions de plus en plus denses, sur lesquelles l’attention du compositeur comme de l’auditeur est sans cesse attirée : la microforme prend désormais le pas sur la macro-forme. Celle-ci, maintenant hors des structures de la tonalité qui, par déviations successives jusqu’à Wagner, n’avait fait que l’étirer sur des durées de plus en plus longues, laisse place à la brièveté expressionniste du geste atonal qui déchire de vides et de silences, de ruptures de plans, de changements d’éclairage harmonique et de timbres le devenir de la forme expressive d’Erwartung. Cette forme se disloque dans les errances et la folie du personnage, et toute construction explicite semble disparaître. Sans doute alors Schoenberg ressent-il le danger d’incohérence et la nécessité de compenser cette concision d’expression voulue et assumée et cette perpétuelle création en devenir de la forme, par une nouvelle technique de construction rigoureuse qui évite l’émiettement. C’est sans doute là l’origine du dodécaphonisme qui tente de concilier trois exigences contradictoires – au moins dans la tradition romantique – : exprimer, faire court (c’est-à-dire refuser tout développement continu), refuser toute référence à la tonalité.

La poétique du geste dans Erwartung

19Erwartung est une œuvre complètement atonale. Dans un ouvrage remarquable, Dominique Jameux esquisse en outre à son propos un parallèle fascinant entre la pensée musicale et théâtrale de Schoenberg à cette époque de sa vie et la pensée freudienne. Ne serait-ce que parce que le personnage principal et unique, la femme perdue dans l’obscure forêt des songes et de la mort, est aussi un portrait clinique d’hystérique comme Freud en a analysés à la même époque. En outre, la progression de cette femme à travers la forêt nocturne vers le cadavre de son amant est menée, selon Dominique Jameux, comme une progression à travers son propre inconscient comme s’il s’agissait de la progression de l’analyse qui tend à éclairer l’inacceptable et lui redonner un sens16.

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Exemple 1. Schoenberg, Erwartung, mesures 38 à 41. (« Est-ce encore le chemin ? C’est bien ici… Quoi ? Lâche-moi !… Prisonnière… Non. »)

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Exemple 2. Schoenberg, Erwartung, mesures 42 à 48. (« … c’est quelque chose qui craque… Et ici aussi… Qui me touche ? Va-t-en ! va-t-en, plus loin !… Pour l’amour de Dieu… Bon, le chemin est large »)

20À simple titre d’exemple, j’analyserai le début de la scène II (dont l’analyse complète se trouve dans mon livre La Musique creuse le temps17. Cette scène débute (exemple 1) à la mesure 38 de la partition, dans une atmosphère qui va en se calmant après l’expression de la peur éprouvée par la femme seule, dans la forêt nocturne menaçante : précédées de deux notes brèves aux timbales, les cinq premières notes de la voix dessinent une courbe ascendante puis légèrement descendante, en forme de question inscrite dans une quinte augmentée ré – la (« Ist das noch der Weg ? »). Temps qui se ralentit par rapport à ce qui précède, hésitation, l’intervalle comme le ralentissement soulignant cet « éprouver » de l’incertain coloré d’un reste d’angoisse, que la courbe mélodique, montant au do, donc à une 7e majeure du ré initial, a réévoqué sur le fond cuivré des sons de la trompette et des cors en notes tenues et graves, pp. À cette première trame d’« éprouver » d’un « ralentissement dans l’incertain rassurant », succède immédiatement une sorte de « confirmation » (réponse à la question « Hier ist es eben ») où une nouvelle trame de ralentissement et d’étirement (de 3 temps, la mesure passe à 4 temps) dessine un geste caressant et tendre (motif des altos) qui, dans le prolongement de la trame précédente, met l’auditeur dans l’attente de l’apaisement définitif. Or, mesure 40, brusque nouvel accès de peur : stridences des bois et des cuivres, martelé des cordes sur un rythme de 5 triples croches, accélération et rétrécissement de la durée (on repasse à 3 temps), gestes rythmiques brutaux, brefs, coupés par le coup de timbale et la résonance des cymbales (« Was ? lass los ! »). Aux contrebasses, un trait ascendant de trois notes réparties sur des registres extrêmes, commencé avec l’intensité la plus forte (« Eingeklemmt… »), s’éteint brusquement, et tout retombe dans l’incertain (« Nein, es ist was gekrochen… »), mais contrairement aux deux premières mesures, les traits rapides et furtifs des altos et des violoncelles, pp, laissent ici dans la trame une fébrilité qui maintient la tension : le ralentissement dans l’incertain est entaché de crainte. Aux trois mesures suivantes, de nouveau, la voix qui était retombée vers les notes graves, remonte, accélère, et débouche sur un nouveau cri de peur souligné par les mêmes traits rapides repris cette fois par les clarinettes et clarinettes basses, hideuses et menaçantes (registre plus grave, timbre puissant) précédées des flûtes en sons tremblés (exemple 2). La trame d’« éprouver » est ici celle d’une accélération et d’une densification à la fois rythmique et harmonique, celle d’une surcharge temporelle d’événements qui « affole », donne le sentiment que le cours du temps n’est plus maîtrisé, imprévisible et dangereux (« Und hier auch… Wer rührt mich an ?… Fort… »). Sur ce geste de repousser l’invisible imaginaire (« fort… »), on repasse à 3 temps, donc on éprouve l’accélération intérieure de la réaction de peur de la femme complètement terrorisée. C’est d’ailleurs sur ce rétrécissement et cette densification que commence aussi la trame suivante, motifs secs, hachés des bois et des cuivres, puis lente décomposition du geste se ralentissant et se dissolvant jusqu’au pp… (« Nur weiter um Gotteswillen… »). « Ruhig » (calme) note Schoenberg à ce moment-là… Commence alors un second épisode.

21Résumons : on peut dire que l’on identifie facilement dans ces dix premières mesures de la scène trois trames, c’est-à-dire trois profils temporels d’« éprouver » distincts : le premier est celui d’un ralentissement dans l’incertain et l’attente (mesures 38-39) ; le second est au contraire celui d’un accès de peur vite étouffée, soubresaut d’une angoisse momentanément calmée mais prête à resurgir (motif mélodique en V descendant-ascendant, mesure 40, puis 41 et 42). Ce motif en V revient plusieurs fois par la suite, son sens ouvert, interrogatif, apeuré est évident, mais ici il s’achève complètement pp, dans l’effacement de l’incertain et donc rejoint et se fond avec le premier. Le troisième profil temporel enfin (mesures 42, 3e temps – 48) (exemple 2) est celui d’une peur panique, soudaine et de durée brève qui débouche sur un vide et un sentiment de déconcertation. L’allure globale de cette troisième trame temporelle semble une extension ou un développement de la première. Mais on voit que les jeux d’accélération ou de ralentissement, les subtiles nuances dans les mouvements mélodiques et les dynamiques, les procédés musicaux qui jouent essentiellement sur les intensités, les timbres et les durées colorent sans cesse d’« éprouver » et d’émotions nouvelles et imprévisibles les deux temporalités dominantes de cette section, l’incertitude et l’attente d’une part, l’angoisse et la peur panique d’autre part. Par exemple, la durée de la première trame est ralentie et étendue dans la seconde (mesures 38 et 39 – confirmation de l’apaisement), elle est accélérée et densifiée à la mesure 41 sur le 3e temps, à partir du mot « Nein » dans la deuxième trame, bien que la tension retombe : diminution très rapide de l’intensité, chute de la voix vers le grave, comme à la mesure 39. Cette accélération colore différemment l’« éprouver » de l’incertain. De même (mesures 43-44), la trame de la peur panique est, à l’inverse de la première présentation (mesure 40), étendue, dilatée en durée avec la surcharge des valeurs rythmiques brèves et la complexité harmonique, comme si l’accélération globale par rapport à la trame précédente était en même temps une accélération bridée par la dilatation et la surcharge, ajoutant à la peur panique une sorte de fascination tétanique qui se résout sur le cri « fort… ».

22Ainsi, pour Schoenberg, la musique, dans sa temporalité propre, devient une dramatisation de l’inconscient, dont la forme n’est que l’apparence immédiate et bienséante qui renvoie au flux pulsionnel et aux fantasmes inavoués. Prime donc ici la dynamique de la trame, non la formalisation codifiée du système. En ce sens, Erwartung est unique dans la production de Schoenberg, et sans doute tellement paroxystique que la conséquence en sera la nouvelle méthode de composition avec les douze sons pour rompre avec sa dangerosité subversive !

23C’est aussi sans doute ce qui rend compte à la fois de l’originalité d’Erwartung et de la contradiction interne dénotée par Carl Dahlhaus : selon le célèbre musicologue allemand, cette contradiction est entre la cohérence interne de la structure (qui n’est pas encore véritablement dodécaphonique) et l’idée musicale telle que Schoenberg l’entend à cette époque. Et Dahlhaus précise :

« Pour Schoenberg, qui insiste fermement sur le principe de l’expression, l’élément premier et essentiel d’une idée réside dans son contenu expressif ou son tracé gestuel ; […] Schoenberg niait, voire méprisait la conception selon laquelle l’idée est dépendante du langage, et sa conviction a toujours été, à l’inverse, que c’est le langage qui est façonné par les idées »18.

24Certes, le langage oblige le contenu expressif à se mouler dans une figure aux traits précis et efficaces, mais la primauté revient à la « substance » qui relève du geste pur.

25Nous retrouvons donc là l’importance psychologique et esthétique du geste, du mouvement et du dynamisme des enchaînements dans la genèse de l’œuvre par rapport à la gestation de la structure. Ces considérations justifient selon moi l’approche privilégiée ici, celle d’une analyse centrée sur les « profils temporels » et des « trames » des gestes compositionnels, analyse peut-être quelque peu étrangère à la musicologie classique.

26Car ce qui semble caractériser Erwartung, c’est bien en effet que l’œuvre apparaît a-thématique : dans la production musicale de Schoenberg, elle est l’illustration la plus extrême de ce principe que le compositeur affirme si nettement dans sa correspondance avec Busoni : ne pas construire mais exprimer et s’exprimer directement, sans médiation d’une forme pré-établie. Cette œuvre se veut sans forme a priori, mais se crée comme forme à mesure de son déroulement. Forme imprévisible, forme auto-générante autant qu’auto-générée, elle ne laisse aucune place à la recherche de thèmes ou de motifs identifiables et immuables. La facture de la trame musicale résulte au contraire d’une logique propre aux courbes temporelles des gestes musicaux suscités par le contexte dramatique et la recherche de l’expression. Ce qui signifie que, dans les segments de quatre ou cinq mesures dont se décompose chaque scène du monodrame, il est aisé, comme le remarque encore Carl Dahlhaus, de repérer des unités brèves qui prédominent comme motif du segment considéré, mais restent très mouvantes en leurs diverses présentations dans la polyphonie orchestrale. Ce qui frappe, c’est que ces « motifs » sont d’abord identifiables par leur contour, leur mouvement, leur forme sensible et non par leur fonction combinatoire au sein de la structure. Leur présentation n’est jamais deux fois la même, Schoenberg usant de tous les procédés de variation et de déformation possibles, diminution, double diminution, renversement ou extension d’intervalles, allongement ou accélération des durées, comme d’ailleurs les leitmotive wagnériens ne sont eux-mêmes en rien des motifs ou des thèmes au sens classique, mais des « thèmes-gestalt » selon l’expression de Boulez19. Jamais donc le motif identifié chez Schoenberg dans la trame d’ensemble n’est composé deux fois des mêmes intervalles ou des mêmes durées. À chaque fois, c’est le geste qui le définit. L’analyse que l’on peut donc faire est l’analyse des enchaînements et des oppositions de ces gestes, de leurs profils temporels qu’ils viennent greffer sur les mots du texte et les sous-entendus que ces mots supposent dans l’inconscient de la femme en proie au délire et à l’hallucination.

27On pourrait d’ailleurs souligner ici encore un autre aspect de l’idée musicale mis en lumière par Dahlhaus : « une pensée musicale est ce qu’elle est du fait des rapports dans lesquels elle se trouve »20. Cela revient à dire que l’idée musicale est enserrée dans le temps musical, qu’elle n’est rien en dehors du flux qui la fait émerger et la conduit. Dans la vie psychique, les affects, les émotions, les sentiments sont eux-mêmes liés au temps psychique et ne sont ressentis et éprouvés, reconnus aussi, que dans la mesure où ils ont en quelque sorte une histoire, ou plutôt qu’ils appartiennent à l’histoire de celui qui les éprouve. S’ils sont immédiatement reconnaissables, identifiables en particulier dans notre aperception d’autrui, ils sont également reconnaissables en ce qu’ils ont d’unique, de singulier à l’intérieur de la trame de temps dans laquelle ils s’insèrent, trame qui est propre au vécu de chacun. Le paradoxe des affects et des profils temporels des trames qu’ils composent est bien d’être à la fois des signes interprétables pour autrui et d’appartenir à l’expressivité de chacun en ce qu’elle a d’unique par sa coloration personnelle propre. C’est au fond ce que cherche aussi Schoenberg, en cela assez peu différent de Wagner, par une contextualisation du geste expressif musical dans un réseau de potentialités et de virtualités qu’il tente ensuite d’exploiter pour elles-mêmes afin de rendre cohérente la forme.

28La notion de « profil temporel », utilisée déjà plusieurs fois dans ce texte à propos du geste compositionnel, permet aussi de comprendre l’antagonisme apparent chez Schoenberg entre « geste » et « structure d’intervalles » (selon les termes de Dahlhaus21) : le profil temporel (forme temporelle du geste) est la matière fondamentale du geste expressif, la structure d’intervalles n’étant en fait qu’un des éléments constitutifs de la qualité du temps musical qui, peu à peu, prend son autonomie par rapport à l’expression pour ne plus constituer que la structure combinatoire dans les œuvres purement dodécaphoniques. Dans Erwartung, l’instabilité généralisée due à l’atonalité est en quelque sorte génératrice des gestes expressifs « purs », c’est-à-dire inventés hors de toute référence formelle ou motivique, même si, comme le dit Carl Dahlhaus, « Schoenberg pensait “motif” ».

29Telle est donc, au sein des œuvres de Schoenberg, cette « tension de la subjectivité qui traverse le courant de l’histoire, et jusqu’à sa propre négativité, en vue de son émancipation, fut-ce à travers l’objectivation du dodécaphonisme et des formes traditionnelles »22. Du point de vue qui nous intéresse, cette tension trouve aussi son aboutissement chez ses deux principaux disciples : Berg donne la priorité à l’exigence expressionniste et à la dramatisation de l’idée (pour reprendre une expression freudienne à propos du rêve), alors que Webern donna la priorité à la « pureté » de la série et à la concentration du lyrisme dans un geste elliptique qui vaut d’abord par sa brièveté. C’est d’ailleurs sans doute chez lui que la série s’identifie au plus près du geste expressionniste, chez lui que série et dynamisme du geste s’associent le plus étroitement pour créer une forme stricte et abstraite, paradoxalement chargée d’une intensité poétique et expressive remarquable. Mais en même temps, une des formes les plus discontinues de la temporalité musicale.

30Ainsi, comme l’écrit Pierre Boulez, se produit-il.

« un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens musicaux. Les dimensions se mélangent, s’échangent ; la conception défie l’ordre, elle se renouvelle dans un effort extrêmement tendu d’invention instantanée : elle explore la continuité informelle, elle explore la fragmentation formalisée »23.

Attaque des liens et discontinuité du temps de l’inconscient

31La psychanalyse n’a pas pour but de porter des jugements d’ordre esthétique ; elle tente seulement de déchiffrer le sens inconscient de certains processus, de certains mécanismes, et des faits qui en résultent dans les œuvres. La négativité de Thanatos n’est donc d’abord qu’une négativité de sens, elle répond à la positivité d’Eros. Or Eros est le grand principe unificateur qui établit les liens entre les réalités intérieures, entre ces réalités intérieures et les réalités extérieures, entre les choses et les représentations de choses, entre les pensées et les sentiments. Eros a « un but de liaison » dit Freud dans l’Abrégé de Psychanalyse de 1938. Je dirais volontiers une fonction d’engendrement du continu contre le morcellement, la fragmentation et la destruction qui sont au contraire les principes de Thanatos. Les liens de pensée comme les liens d’affects permettent la construction de la cohérence du Moi et de ses positionnements dans le monde. Sans liens, la pensée et ses systèmes symboliques de représentation, l’intersubjectivité et ses réseaux de résonances et de communications entre les personnes ne fonctionnent pas. Or le premier lien de cohérence est la durée, ou plutôt cette expérience intérieure et intime de la durée (ou cette conscience de la durée) qui lie les états de conscience, les affects, les représentations au sein du Moi. Commentant le texte de l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson, Vladimir Jankélévitch décrit en fait très bien ce sentiment intime du temps et de la durée comme lien, puisqu’il montre comment des expériences affectives opposées trouvent cependant leur « unité » au regard de l’identité individuelle par le lien que le passage de l’une à l’autre établit dans le flux continu des états de conscience : « Mais quel moyen terme reliera jamais une douleur et une joie ? Pourtant la durée fait ce miracle ». La durée intérieure, comme d’ailleurs la modulation harmonique chez les grands romantiques, implique « l’intuition d’une certaine épaisseur d’originalités à franchir »24. L’homme est devenir, le temps est le lieu de l’identité humaine, le temps en tisse la trame existentielle.

32Cependant, si l’expérience de la durée est celle du premier lien, elle peut aussi, par son ambivalence, se révéler dangereuse et angoissante car elle se manifeste d’abord dans l’attente, attente de la réponse échoïque, attente de la présence de la mère dans les premières expériences relationnelles de la vie, attente aussi de ce qui peut ne plus arriver, ne plus être présent, attente du vide. J’ai rappelé en commençant que Freud déjà voyait dans l’attente à la fois l’irruption de la temporalité dans le pré-conscient et le déclenchement de l’angoisse. De son côté, Eugène Minkowski décrit très bien dès 1933 ce qu’est l’attente du point de vue psychique : phénomène vital tout autant que l’élan vital qui entraîne le moi vers l’avenir, elle lui est néanmoins opposée en ce qu’elle suspend l’activité :

« Dans l’activité nous tendons vers l’avenir, dans l’attente, par contre, nous vivons le temps en sens inverse, pour ainsi dire ; nous voyons l’avenir venir vers nous et attendons que cet avenir (prévu) devienne présent »25.

33C’est donc figés, angoissés, terrifiés que nous attendons l’avenir qui vient, un avenir qui, pour la première fois prend le visage lointain et flou de la mort. L’acceptation du deuil de la perte de l’objet se creuse là, dans cette fixité, cette tétanie qu’il faut absolument surmonter pour que le devenir reprenne ses droits. « L’attente primitive est toujours ainsi liée à une angoisse intense ; elle est toujours une attente anxieuse »26 : de cette angoisse peuvent naître les représentations symboliques, les pensées, le langage, l’art et la musique, ou bien le délire et l’enfermement solipsiste. Et c’est aussi de cette attente primitive qu’Erwartung est la dramatisation et la représentation, c’est au délire et à l’effondrement qu’elle conduit l’héroïne tout à la fois coupable et victime.

34Car en cette attente anxieuse, parfois, le sentiment de la mort affleure et rend la pensée de l’avenir impossible : le sujet alors se sent près de s’effondrer sous le coup de la toute puissance d’un destin qu’il sait et ne peut éviter, ou même d’un avenir qu’il ne connaît pas en tant qu’événement particulier, mais qu’il ressent pourtant comme une menace destructrice. J’ai développé ailleurs, à propos de Wagner, ce que sont ces agonies primitives dont les cliniciens ont fait de nombreuses observations, en particulier Winnicott et Stern27 : le paroxysme de cette attente terrifiante de ce que l’on sait et que l’on n’a pas encore vécu ou éprouvé. De tels événements sont comme des enkystements du futur dans le présent, ils ne sont pas reliés au présent de l’attente dans la continuité du temps, et bien qu’en succession avec le vécu présent, ils ne sont pas ressentis comme liés par un devenir, mais au contraire éprouvés comme obstacles à l’écoulement vital du flux de la durée. Si la continuité n’est pas rétablie par la restauration des liens et du sentiment intime de la durée du Moi – le sentiment intime du temps –, le sujet subit ce que Bion28 appelle l’attaque des liens, c’est-à-dire la destruction de la possibilité même de penser et produire les liens. C’est aussi ce que décrit E. Minkowski :

« […] le schizophrène non seulement sent tout s’immobiliser en lui, mais est encore comme privé de l’organe nécessaire pour assimiler ce qui est dynamisme et vit au dehors. En dedans comme au dehors, il ne sait plus que juxtaposer »29.

35Peut-on alors comprendre ici pourquoi l’auditeur s’est senti si dérouté par les inventions musicales de la première moitié du XXe siècle, et pourquoi les compositeurs ont ensuite cherché à retrouver des formes de continuité plus proches du temps linéaire et continu ? C’est qu’en ce point, Schoenberg et tous ceux qui ont suivi son exemple ont atteint dans la fragmentation temporelle une autre réalité, celle des architectures de l’inconscient dont nous voyons qu’elles génèrent des représentations de temps autres que les représentations du temps dans la conscience individuelle et historique, des représentations fantasmatiques qui peuvent interférer et modifier ou pervertir en sous-main les premières, et donner au sujet une palette plus riche et plus complexe dans la mise en temps des événements de sa propre existence et de leur expression dans l’art et la musique.

36Ainsi, l’œuvre musicale apparaît-elle une construction, à la fois rationnelle et fantasmatique, de liens de représentations conscientes ou inconscientes mêlées, faisant surgir du chaos initial de la matière artistique des formes inouïes et insoupçonnées de cohérence qu’après tout nous pouvons aussi observer dans les « logiques émergentes » du délire, telles que les a décrites Remo Bodeï. La frontière entre l’œuvre et le rêve, entre l’œuvre et le fantasme, entre l’œuvre et la folie reste si ténue parfois que les « liens de pensée » qui s’établissent entre les représentations de choses et les représentations fantasmatiques peuvent perturber complètement les rapports du sujet à la réalité, et les rapports de l’art à la réalité.

37Et c’est sans doute ce qui nous bouleverse si profondément à l’écoute d’Erwartung, c’est sans doute ce qui en fait une œuvre unique au regard de l’histoire.

Notes   

1  Sigmund Freud, « Le Moïse de Michel-Ange », 1914. (Traduction française in Essais de Psychanalyse Appliquée,Paris, Gallimard, 1971, pp. 9-44).

2  Jean-Pierre Arnaud, Freud, Wittgenstein et la musique. Paris, PUF, 1990 (Voir surtout le chapitre 1, « Le complexe d’Ulysse »).

3  Sigmund Freud. Abrégé de psychanalyse (1938), traduction de Anne Berman, Paris, PUF, 1967, p. 16.

4  Sigmund Freud, « Au-delà du Principe de Plaisir » (1920), in Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1970, pp. 7-81.

5  Anton Webern, Chemins vers la Nouvelle Musique, traduction de Anne Servant, Didier Alluard et Cyril Huvé, Paris, Lattès, 1980, p. 61 (cf. Jean-Pierre Arnaud, op. cit., p. 63).

6  Sigmund Freud, Métapsychologie (1915), traduction de Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Paris, Gallimard, 1968, p. 71

7  Sigmund Freud, Inhibition, symptôme, angoisse (1926), traduction de Michel Tort, Paris, PUF, 1968, p. 94.

8  Remo Bodeï, Logique du délire (2000), traduction de l’italien de Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Aubier Philosophie, 2002, pp. 19-26).

9  Sigmund Freud, Aus den Anfängen der Psychoanalyse. Briefe an Wilhelm Fliess. Abhandlungen und Notizen aus den Jahren 1887-1902 (traduction française in La naissance de la psychanalyse, traduction de Anne Berman Paris, PUF, 1956, pp. 153-156) ; Cité par Remo Bodeï, in Logiques du délire, op. cit., p. 18

10  Remo Bodeï, op. cit., p. 25 et note 1, p. 151.

11 Ibid., p. 24.

12  Salvatore Sciarrino, Le figure della musica da Beethoven a oggi. Milano, Ricordi, 1998.

13  Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (1905), traduction de Henri Dussort, Paris, PUF, 1996

14  Philippe Albèra, « Le mythe et l’inconscient », in Jean-Jacques Nattiez, Margaret Bent, Rossana Dalmonte, Mario Baroni (éd.), Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle. I – Musiques du XXe siècle. Paris, Actes Sud, 2003, p. 140

15  « Lettre d’Arnold Schoenberg à Ferruccio Busoni », in Schoenberg-Busoni et Schoenberg-Kandinsky : Briefe, Bilder und Dokumente einer aussergewöhnlichen Begegnung, documents publiés par Jelena Hahl-Koch, Salzbourg-Vienne, Residenz, 1980 (traduction française in Correspondances, Genève, Contrechamps, 1995. Cette lettre est entièrement citée par Philippe Albèra dans son article (ibid.). Et il est très curieux de noter comment Schoenberg y refuse la construction motivique, alors qu’il défendra plus tard au contraire l’idée qu’il faut toujours « composer selon le motif ».

16  Dominique Jameux, L’École de Vienne. Paris, Fayard, 2002, pp. 233-235.

17  Michel Imberty, La Musique creuse le temps. De Wagner à Boulez : musique, psychologie, psychanalyse. Paris L’Harmattan, coll. « Univers musical », 2005. J’appelle ici trame d’« éprouver », un profil de temps lié à une émotion ou un ensemble d’affects complexes, éprouvés comme « émergent » par le sujet dans le sentiment intime du temps conscient ou inconscient.

18  Carl Dahlhaus, « Principe d’expression et polyphonie orchestrale dans Erwartung de Schoenberg », in Schoenberg, traduction de Vincent Barras, Eeva Hyvärinen, Tiina Hyvärinen, Genève, Contrechants, 1997, p. 177-183.

19  Pierre Boulez, « Le temps re-cherché », in Points de repère, textes réunis et présentés par Jean-Jacques Nattiez, Paris, Bourgois, 1981, p. 246.

20  Carl Dahlhaus, « La poétique musicale de Schoenberg », op. cit., p. 170.

21  Ibid., p. 171.

22  Philippe Albèra, op. cit., p. 148

23  Pierre Boulez, « Schoenberg, le mal-aimé ? » in op. cit., pp. 289-290.

24  Vladimir Jankélévitch, Henri Bergson, Paris, PUF, 1959, pp. 42-43.

25  Eugène Minkowski, Le temps vécu. Paris, PUF, 1995, p. 80.

26  Idem.

27  Michel Imberty, op. cit., chapitre 8, pp. 313-352.

28  Wilfred R. Bion, Aux sources de l’expérience (1962), traduction de François Robert, Paris, PUF, 1979.

29  Eugène Minkowski, op. cit., p. 259.

Citation   

Michel Imberty, «Schoenberg et le temps de l’inconscient», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et inconscient, mis à  jour le : 08/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=194.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Michel Imberty

Après des études au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris et à la Sorbonne où il fut élève de Jacques Chailley, Michel Imberty est nommé professeur à l’Université de Paris X-Nanterre, dont il sera deux fois élu président. Il est invité aussi dans de nombreuses universités étrangères, notamment à Bologne, Rome, Liège, Grenade, Buenos-Aires. Il dirige le Centre de recherche en psychologie et musicologie systématique de l’Université de Paris X (Psychomuse). Ses recherches actuelles, parties des derniers développements de la psychologie cognitive et de la neurobiologie sur les origines de la musicalité humaine, portent notamment sur les formes du temps dans la musique du XXe siècle, en particulier sur les œuvres de l’École de Vienne, sur le courant spectral et des compositeurs comme Berio, Nono et Boulez. Michel Imberty est l’auteur de plusieurs ouvrages (notamment Entendre la musique, Les écritures du temps, De l’écoute à l’œuvre, La Musique creuse le temps…) et de plus de 150 articles publiés dans des revues françaises et étrangères.