Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

Musique et inconscient

Joseph Delaplace et Olga Moll
mai 2011

Index   

1Le thème « musique et inconscient » s’inscrit au cœur du projet que développe la revue Filigrane : interroger ce qui échappe à l’évidence, ce qui se loge dans les interstices des œuvres, ce qui se dépose sous leur surface ; traquer le sens là où il semble se dérober, se confronter aux paradoxes et à ce qui « fait symptôme », à ce qui dérange, contribuer à décloisonner la musicologie… Envisager la musique en prenant en compte les dimensions de l’inconscient, c’est donc ouvrir l’interprétation des œuvres à une compréhension différente, voire divergente, peut-être même dissonante. La musique, notamment parce que son langage ne manie ni représentation de mot, ni représentation d’image, ouvre une porte singulière sur l’inaccessible. Il paraît y avoir de ce point de vue, une communauté de propos entre musique et psychanalyse. Jean-Pierre Arnaud1 la souligne, et la propose comme raison du désintérêt de Freud pour cet art : pratique analytique et pratique musicale se poseraient pour lui dans un certain rapport de rivalité…

2Il ne s’agit pas ici d’envisager une psychanalyse de l’œuvre ou du créateur. Xavier Hascher (Qu’est-ce que la psychanalyse apporte à l’analyse musicale ?) récapitule pour nous le point de vue traditionnel de la psychanalyse sur l’art, en vue de montrer que « contrairement sans doute à l’idée courante, l’apport de la psychanalyse se situe bien dans l’analyse et l’interprétation des œuvres et non dans une tentative d’approche psychologique de la vie de leurs auteurs à travers leur pathobiographie ». L’article de Laurent Feneyrou (… à quoi bon la sanction de la vérité ?) en constitue une exemplification magistrale : il soumet le Requiem pour un jeune poète de Zimmermann à un feu de questions, à propos de la musique, art en deçà du langage (en lien avec une psychose, précisément), qui « implique la recherche d’un sens dans les structures sonores et la substitution, au rapport “causal” de la psychanalyse, d’un rapport d’essence ».

3C’est donc bien de rapports entre musique et inconscient dont il sera question dans ce numéro. Rapports de similarité, de divergence, et de paradoxe. Beaucoup d’axes de réflexion sont communs à nos auteurs. Ainsi Michel Imberty (Schoenberg et le temps de l’inconscient) s’attache à la relation au temps. Freud écrit-il, « ne concevait pas que l’inconscient puisse avoir affaire avec le temps ». Son propos consiste à démontrer, exemples musicaux à l’appui, que Schoenberg, dans Erwartung, fait musicalement la démonstration inverse. La question du temps est également largement traitée par Laurent Feneyrou, Clara Maïda, compositrice (… ça écrit ça écrit ça écrit ça…) et Joseph Delaplace (György Ligeti, ou le travail du négatif dans l’écriture musicale). Tous s’arrêtent, avec des démarches propres, sur le paradoxe qui allie-oppose le temps linéaire, unidirectionnel, de l’énonciation, au temps de l’expérience musicale, dense, feuilleté, éclaté, tel le temps de l’inconscient.

4Cette problématique ouvre directement sur la question de la mort. Joseph Delaplace dégage la place centrale de ce thème dans l’ensemble de la création de Ligeti, sous diverses formes qui vont « du cri à la lamentation, en passant par le recours à l’absurde ou le cérémonial propre au Requiem ». Olga Moll (Sublimation ou la mort séduite) donne quelques clés complémentaires, en s’appuyant sur le mythe d’Orphée. La mort y est présentée comme confrontation pour le sujet, avec le réel de la perte, mais aussi avec le lieu de la jouissance. Si le suicide précipite dans la béance du réel, la sublimation, bien que soumise à cette même pulsion qui pousse vers l’au-delà du principe de plaisir, détourne le sujet vers le plein de la création, désignant un lieu qui pourrait rappeler ce que Walter Benjamin décrivait comme « une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il »2. Un espace qu’Olga Moll, à la suite de J. Lacan, appelle entre-deux, mais qui pourrait aussi bien à la suite de Benjamin s’appeler aura.

5Les œuvres, dans le monde contemporain, sont souvent réduites à leurs aspects décoratifs. Au-delà de l’apparence, elles possèdent pourtant une présence surprenante qui marque à notre sens le poids du réel. « Le réel ? C’est ce qui résiste, insiste, existe irréductiblement »3 ; l’objet de la pulsion fournit les coordonnées de ce registre innommable et non-figurable, expulsé hors de la conscience par l’ordre symbolique, mais néanmoins noué à ce dernier, comme l’a montré Lacan. Les productions de l’art, elles aussi, résistent, insistent et existent irréductiblement. Clara Maïda cherche à caractériser la forme que l’œuvre musicale confère à la dimension du réel lorsque celle-ci « tente de la rendre tangible, d’en cerner les contours, d’en capturer les forces […] avec cependant la certitude que, déjà, cette entreprise est une trahison ». Pour Lacan c’est le langage qui nous sépare du réel par l’intrusion du signifié et de la signification. La musique est-elle un langage ? Xavier Hascher s’arrête de façon détaillée sur la question, alors que Michel Imberty définit d’emblée la musique comme « hors langage, sans herméneutique possible », précisant que l’esprit romantique la considère« comme un accès direct à l’essence ». N’est-ce pas là une autre façon de désigner sa relation privilégiée au réel ? La musique, par la nature de son matériau, possède selon nous la capacité de lier de manière paradoxale, voire dialectique, réel et symbolique.

6En s’appuyant sur le « cas Mahler », Marie-Noëlle Masson (Rhétorique et psychanalyse : le cas Mahler) introduit, entre musique et psychanalyse, un troisième terme, celui de rhétorique, un « détour » qui n’est qu’apparent et se révèle fécond car il permet de cerner ce que l’œuvre d’art peut révéler de la structure et du fonctionnement du sujet. Elle oriente son analyse vers l’expression de la mise en question du sujet dans les canons de la rhétorique classique. Cette question est à notre sens fondamentale. Elle se ramifie pour Marie-Noëlle Masson, en interrogations à propos des diverses instances que constituent le Moi, le Ça, le Surmoi, à l’exemple d’Adorno qui suggère que « la théorie freudienne de l’entente du ça et du sur-moi contre le moi est comme taillée sur mesure pour Mahler ». Vladimir Safatle (Destitution subjective et dissolution du moi dans l´œuvre de John Cage) se penche également sur les relations sujet-objet, et prend pour exemple l’œuvre de J. Cage. En refusant les processus rationnels de la conscience, Cage prône une musique de la dissolution du Moi, et mène à bien ce que l’épuisement de la tonalité avait ouvert comme possibles, un son totalement délivré de la dépendance envers la relation. En cela il s’approche de la purification subjective, dégagée de toute relation d’objet, vers laquelle tendait Lacan.

7Les recherches de Michel Poizat (La voix sourde) axées sur la voix sont au croisement des deux registres évoqués (réel et symbolique). La voix présente le paradoxe de les nouer inextricablement. Seule la situation du sourd permet, parce qu’il est marqué par le manque, de mettre en évidence ce qui passe inaperçu pour l’entendant. Le sujet parlant sacrifie ainsi sa part corporelle, sa part de réel, il perd la voix au profit de la prise de parole. Le chant en revanche, présentifie la voix, la jouissance qu’elle vise et dont tout sujet a fait l’expérience, lors du premier cri, aussitôt effacée par l’entrée en jeu de la signification. Encore une fois nous voilà ramenés à cette proximité de la musique avec le champ du réel, par le biais de ce qui tient au corps, dont Clara Maïda explore les différents aspects (corps de l’œuvre, corps psychique, corps sonore, corps imaginaire, corps réel…) « dans la perspective d’un rapport à la jouissance, dans le processus, dans l’acte de l’écriture ».

8Corrélativement au sujet, l’objet se trouve également questionné. On trouvera chez Michel Poizat un point théorique sur le concept d’objet. Olga Moll pour sa part tente de faire saisir à propos de la sublimation, en quoi ce processus constitue un changement de but quant à l’objet de la pulsion. Chez Lacan, il s’incarne en effet dans divers « éclats » partiels du corps, et aux objets partiels définis par Freud, il ajoute le regard et la voix que nous trouvons tous deux au cœur du mythe d’Orphée.

9Enfin le travail du matériau, évoqué par la presque totalité de nos auteurs, est traité cependant de façon plus spécifique par Xavier Hascher et Joseph Delaplace. Ce dernier s’intéresse au négatif en tant que travail, « c’est-à-dire comme une catégorie dynamique, qui se nourrit de l’interrelation des éléments, des tensions à l’œuvre au cœur de la musique, entre les sons, à travers ceux-ci, et parfois en deçà ou au-delà du lisible et de l’audible ». Xavier Hascher étudie le parallèle entre le travail à l’œuvre dans la formation des rejetons de l’inconscient et celui à l’œuvre dans l’élaboration musicale. En outre Xavier Hascher tente une difficile articulation entre psychanalyse et sciences cognitives, dans le but d’approfondir l’étude des différents niveaux du phénomène musical. La psychanalyse pourrait ainsi enrichir l’analyse musicale à condition de constamment adapter les diverses dimensions de l’une et de l’autre aux spécificités des œuvres, ce qui suppose un fonctionnement d’une souplesse exemplaire.

10Les articles ici regroupés, forment ainsi un réseau thématique serré qui explore des champs communs. Le rapprochement de l’inconscient et de la musique nous ramène au sentiment paradoxal d’une « proximité distante », évoquée plus haut. Elle caractérise cette perception particulière, évoque aussi l’imbrication entre l’étrange et le familier, que Freud nommait Das Unheimliche, « cette variabilité particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu »4. Se pencher sur les rapports entre musique et inconscient répond à la volonté d’interroger « l’inquiétante étrangeté » qui émane des œuvres. Car il s’agit de partir à la recherche de ce qui, dans l’écriture musicale, nous parle de nous.

Notes   

1  Jean-Pierre Arnaud, Freud, Wittgenstein et la musique : la parole et le chant dans la communication, Paris, PUF, 1990, 355 p.

2  Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », in Œuvres vol. II, Paris, Gallimard, 2000, p. 311.

3  Serge Leclaire, Démasquer le réel. Un essai sur l’objet en psychanalyse, Paris, Seuil, 1971, p. 11.

4  Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté », in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 215.

Citation   

Joseph Delaplace et Olga Moll, «Musique et inconscient», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Musique et inconscient, Numéros de la revue, mis à  jour le : 27/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=191.

Auteur   

Joseph DelaplaceOlga Moll