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La musique et la création de György Kurtág en l’honneur de son 80e anniversaire. Colloque – Masterclass – Concerts

Grégoire Tosser
mai 2011

Index   

1Les 29, 30 et 31 mai 2006 était fêté, à l’Institut hongrois de Paris, le 80e anniversaire de György Kurtág. Cette célébration a épousé la forme d’un triple hommage qui présentait Kurtág dans ses activités de compositeur, de pédagogue et d’interprète. Ainsi, le préambule programmait une master class publique ; trois concerts ont été donnés en soirée, faisant la part belle à la musique vocale, à la musique de chambre et au répertoire pour piano ; enfin, sur les trois jours, s’est tenu un colloque international auquel ont participé une vingtaine de professeurs et de musicologues, qui sont intervenus sur les multiples aspects et enjeux de la musique et la création de György Kurtág.

2La rencontre débute par une master class pendant laquelle György Kurtág fait travailler des pièces de son recueil Signs, Games and Messages à ses deux interprètes de prédilection, Hiromi Kikuchi (violon) et Ken Hakii (alto). Ces deux instrumentistes sont familiers de l’œuvre de Kurtág depuis plusieurs années, et ils lui consacrent une grande partie de leur activité de solistes1. Pendant trois heures, le compositeur fait répéter, notamment une pièce pour alto (In memoriam Thomas Blum) et des extraits de la Hipartita op. 43, avec le goût de la rigueur et de la précision qui le caractérise. Parfois assis au piano, il insiste sur tel accord, telle inflexion, avec la complicité de sa femme Márta.

3Organisé conjointement par deux équipes d’accueil et leurs responsables, qui ont proposé une introduction bilingue à deux voix, Márta Grabócz pour « Approches contemporaines de la création et de la réflexion artistiques » (Université Marc Bloch, Strasbourg 2, EA 3402) et Jean-Paul Olive pour « Esthétique, musicologie et créations musicales » (Université de Paris 8, EA 1572), le colloque est officiellement ouvert par József Ujfalussy, membre de l’Académie des Sciences de Hongrie, qui souligne notamment les liens profonds qui unissent Kurtág et Bartók. Les premières communications sont consacrées aux citations, hommages et références qui parsèment la production de Kurtág. Tobias Bleek s’attache à décrire, à partir des travaux de Gérard Genette dans le domaine littéraire, « l’intertextualité musicale » à l’œuvre dans l’Officium breve in memoriam Andreæ Szervánszky op. 28, alors que Ulrich Mosch s’intéresse aux différentes fonctions des repères que sont les pièces « … en hommage à… », et nous rappelle que l’acte de composer s’apparente chez Kurtág à l’écriture d’une autobiographie. Responsable, depuis 1995, de la classification des manuscrits musicaux de la collection Kurtág à la Fondation Paul Sacher de Bâle, Friedemann Sallis décrit les difficultés rencontrées dans la gestion cohérente de ce fonds « dense et complexe », dont la particularité réside dans le nombre important d’esquisses (5000 pages, soit environ le tiers de la collection).

4Le concert du lundi soir est l’œuvre de jeunes interprètes, Yumiko Tanimura (soprano), Jonas Vitaud (piano), Cyril Dupuy (cymbalum), Julien Chauvin (violon) et Yann Dubost (contrebasse). Des Lieder et des pièces pour piano de Schumann côtoient les Éclats op. 6c pour cymbalum seul, les Trois pièces pour violon et piano op. 14e et les Scènes d’un roman op. 19 pour soprano, violon, cymbalum et contrebasse – œuvres majeures déjà données au festival de Cordes-sur-Ciel en juillet 2005, pendant lequel les mêmes interprètes avaient alors pu longuement travailler avec le compositeur.

5La session du mardi matin regroupe les interventions sur « l’interprétation, la transmission, le geste et la composition ». Gösta Neuwirth débute la journée par une analyse très fouillée d’une pièce pour violon seul (transcrite également pour alto seul), Panaszos nóta, dans laquelle il montre la relation entre les figures de « plainte » et la « parole interrompue ». Les Einige Sätze aus den Sudelbüchern Georg Christoph Lichtenbergs op. 37 et 37a constituent l’exemple pris par Grégoire Tosser pour son étude des liens entre l’humour et la fragmentation, entre le mot d’esprit et le Witz musical. Choisissant principalement ses exemples dans les œuvres des années 1970, Zoltán Farkas prend à tâche de détailler l’influence du folklore musical dans l’œuvre de György Kurtág et de György Ligeti, ce dernier ayant profondément influencé Kurtág dans les années 1959-1963, étudiées de près, avec de nombreux exemples au piano, par András Wilheim, qui présente une réflexion sur les multiples « impasses et recommencements » ayant marqué la production de Kurtág à partir de son op. 1, lors du retour du compositeur en Hongrie. Le Quartetto per archi op. 1 est précisément le point de départ du « chemin » que propose de tracer François Polloli pour son intervention sur « la continuité fragmentée », qui le mène jusqu’aux Kafka-Fragmente op. 24 en passant par l’exposé des « cartes » détaillées des œuvres fragmentaires.

6L’après-midi se tient une séance sur « Écriture et timbre », qui débute par une communication de Luisa Bassetto, assortie d’exemples musicaux en direct, exposant les principales techniques violonistiques chez Kurtág. Puis Stefano Melis présente, à partir de son expérience pédagogique auprès de jeunes enfants, les « processus compositionnels » dans les Játékok, et la manière dont ils sont reliés à la « compréhension musicale enfantine ». Ce large recueil de pièces pour piano forme le terreau de l’exposé de Valéria Szervánszky, qui s’applique à en montrer l’intérêt pédagogique2 ; son exposé est une véritable clé pour mieux goûter et apprécier le concert du lendemain.

7Le soir même, l’excellent Quatuor Ébène, qui connaît bien l’enseignement de Kurtág pour l’avoir suivi à de nombreuses reprises en France et en Hongrie, donne les 2e et 3e quatuors de Bartók. Un bis peut-être maladroit – une adaptation de Spain de Chick Corea – reste un peu en deçà de l’exigence aiguë du Maître, qui porte haut dans son cœur et dans son estime les interprétations bartókiennes de Pierre Colombet et Gabriel Le Magadure (violons), Mathieu Herzog (alto) et Raphaël Merlin (violoncelle).

8La séance du mercredi matin est consacrée à un couple célèbre, « Texte et musique », dont on connaît l’importance dans la production de Kurtág. Hartmut Lück se livre à une étude des références hölderliniennes dans la musique du compositeur depuis 1989. Julia Galieva nous emmène dans l’univers russe, à travers une étude des « motifs poétiques et de leur transformation » dans « le monde de désespoir et de chagrin » ouvert par les poèmes de Akhmatova, Tsvétaïeva, Lermontov, Blok, Mandelstam et Essénine des Songs of Despair and Sorrow op. 18. Péter Laki se propose quant à lui de décrire « l’affinité spirituelle » qui lie Kurtág au grand poète hongrois János Pilinszky, en prenant l’exemple des Quatre chants sur des poèmes de János Pilinszky op. 11. Dina Lenstner analyse, dans ses aspects spécifiquement linguistiques et musicaux, une petite pièce « inconnue » des années 1970, composée sur un poème pour les enfants de Mandelstam, conservée dans un livre d’esquisses à la Fondation Sacher et dont elle relate la découverte et la création par ses soins. Enfin, Roland Moser, prend en considération le « mouvement de la langue » dans les mises en musique de Friedrich Hölderlin, en particulier dans les Hölderlin-Gesänge op. 35, dont le baryton Kurt Widmer interprète deux extraits saisissants, Im Walde et la Lettre à la mère, dernière lettre que Hölderlin, en proie à la folie, ait écrite.

9La séance sur la « période récente » inclut trois interventions sur des œuvres importantes des années 1990 et 2000. Péter Halász s’interroge sur une problématique centrale de … concertante… op. 42, qu’il place « au carrefour entre la musique de chambre et la musique pour orchestre ». Élise Malinge, puis Geneviève Mathon, s’intéressent aux mises en musique de Samuel Beckett ; la première se préoccupe du « sens de l’éloquence » à travers la « mise à l’épreuve du mot » dans What is the Word op. 30b et … pas à pas – nulle part… op. 36 ; la seconde pose la question du « pouvoir de la parole » dans What is the Word op. 30b en étudiant la différence entre les deux traductions du texte de Beckett qui cohabitent dans l’œuvre.

10À la table ronde finale, dirigée par Márta Grabócz, sont assis Evan Rothstein, Péter Halász, Roland Moser, András Wilheim, Jean-Paul Olive et György Kurtág junior. Ce dernier évoque les différentes manifestations internationales en l’honneur de son père, et notamment l’important festival de Budapest autour de la date anniversaire en février 2006. Sont abordées également la question des micros et de la nécessité de l’amplification lors des concerts, ainsi que les œuvres communes que les Kurtág, père et fils, projettent et réalisent depuis plusieurs années.

11Le concert de clôture, introduit par András Ecsedi-Derdák, directeur de l’Institut hongrois de Paris, a lieu dans une salle comble. C’est d’abord Valéria Szervánszky qui interprète une large sélection des Játékok pour piano à deux mains. Puis Hiromi Kikuchi et Ken Hakii jouent un programme de pièces des Signs, Games and Messages dans lequel alternent les pièces en solo et les duos. Enfin, sur un piano droit dont la sourdine d’étude (la pédale centrale) est activée pendant tout le concert, Márta et György Kurtág exécutent un programme mêlant pièces des Játékok et transcriptions de Bach, après un canon à la quinte inférieure de Bartók en guise d’introduction. Au terme de ces journées, les remerciements que György Kurtág adresse aux musicologues, aux organisateurs et aux musiciens sont d’une éloquente sincérité.

Notes   

1  Leur enregistrement de … pas à pas – nulle part… op. 36 et d’une sélection des Signs, Games and Messages est notamment une référence (ECM New Series 1730, 461 833-2, 2003 [enregistré en 2002]). Ils sont les créateurs et les dédicataires de plusieurs œuvres, en particulier de la Hipartita op. 43 (2000-2004) pour violon solo, dédiée à Hiromi Kikuchi, et de … concertante… op. 42 (2003) pour violon, alto et orchestre, dédié aux deux interprètes.

2  Elle a enregistré, en compagnie de Ronald Cavaye, l’intégralité des volumes 1 à 4 des Játékok chez l’éditeur japonais Victor (ECD 93002/4, 1993).

Citation   

Grégoire Tosser, «La musique et la création de György Kurtág en l’honneur de son 80e anniversaire. Colloque – Masterclass – Concerts», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Musique et globalisation, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 30/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=187.

Auteur   

Grégoire Tosser