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Compatibilité des systèmes et syncrétismes musicaux :
Une mise en perspective historique de la mondialisation musicale de la Méditerranée jusqu’en 1932

Nidaa Abou Mrad
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.170

Résumés   

Résumé

Le métissage musical est un trait constant du paysage culturel méditerranéen depuis l’Antiquité, opérant tantôt sur un mode homogène quant aux systèmes musicaux, tantôt sur un mode hétérogène. Le propos de cet article est de mettre en exergue l’importance de la question de la compatibilité systématique dans la compréhension des enjeux esthétiques de la mondialisation musicale de la Méditerranée. La perspective historique choisie met en lumière la dimension idéologique de ces paramètres musicaux, envisagés selon la tripartition sémiologique. Au niveau neutre, ce sont des couples systématiques mélodiques et rythmiques de base : monodie/polyphonie, modalité/tonalisme, intonation zalzalienne (à secondes majeures et secondes neutres)/intonation diatonique (à tons et demi-tons) tempérée égale, prépondérance rythmique verbale/prépondérance rythmique cyclique. Au niveau poïétique (relatif à la production), il s’agit principalement de deux dialectiques : poïétique modélisatrice traditionnelle objective et transcendante/poïétique subjective, immanente et techniciste, improvisation/fixation compositionnelle. Au niveau esthésique (relatif à la réception), il s’agit de l’opposition esthésique musicale du sens transcendant/esthésique musicale immanente du goût individuel. Ces oppositions sont analysées à l’aune du paradigme traditionalité/modernité qui a fortement contribué au passage des syncrétismes musicaux méditerranéens du stade des syncrétismes homogènes à celui des syncrétismes hétérogènes. Cette investigation commence par la phase de relative homogénéité des syncrétismes que fut le premier millénaire. Elle se poursuit par la phase de mutation moderniste en Occident « chrétien », à la charnière des deux millénaires, établissant un profond hiatus culturel et musical avec un Orient « chrétien » et « musulman » demeurés traditionnels. La troisième phase est celle du choc entre ces deux territoires, l’un moderne et l’autre traditionnel, provoquant en un premier temps des évolutions endogènes en Orient, puis des syncrétismes hétérogènes entre systèmes moderne et traditionnel. L’étude s’arrête au point d’inflexion de 1932, date du fameux Congrès de musique arabe du Caire, lorsque le monde arabe s’engage dans une voie d’acculturation musicale généralisée, sous couvert de darwinisme culturel, au moment même où l’Occident musical élargit son champ auditif aux traditions d’ailleurs et d’autrefois.

Abstract

Musical métissage has been a constant trait of Mediterranean culture since antiquity that, with regard to musical systems, has functioned at times in a homogeneous fashion, at others in a heterogeneous fashion. The proposition of this article is to concentrate on the importance of the compatibility of systems for understanding the aesthetic hazards of globalisation in the Mediterranean. The historical perspective selected throws light on the ideological dimension of these musical parameters, seen according to semiotic ternary relations. At the neutral level, there are the basic melodic and rhythmic systematic pairs: monody and polyphony; modality and tonality; Zalzalian intonation (employing major and neutral seconds) and equally tempered diatonic intonation (employing whole and halftones); verbal and cyclical rhythmic preponderance. At the poïetic level (concerning production), there are principally two dialectics: a traditional, objective, transcendental model of poïesis and a subjective, immanent and technical poïesis; compositional improvisation and compositional fixation. At the aesthetic level (concerning reception), there is the opposition between music aesthetics, in the transcendent sense, and the immanent music aesthetics of individual taste. These oppositions are analysed using the paradigm of tradition/modernism, which made a forceful contribution in the passage of Mediterranean musical syncretism from the homogeneous to the heterogeneous stage. This investigation begins with the phase of relative syncretic homogeneity during the first millennium. It continues with the phase of modernist mutation in the ‘Christian’ West at the turn of the millennium, around 1000. This phase created a profound cultural and musical gap with a ‘Christian’ Orient and a ‘Muslim’ Orient that both remained traditional. The third phase is the period of clash between these two territories, the one modern, the other traditional, which initially provoked endogenous evolution in the Orient, followed by heterogeneous syncretism between modern and traditional systems. The study concludes in 1932, date of the famous Congress of Arabic Music in Cairo. At this point of inflexion, the Arab world took the path of generalised musical acculturation (under the pretext of cultural Darwinism) at the same time that in the West, music was enlarging its auditory horizons to include traditions of other locales and other historical periods.

Index   

Plan   

Texte intégral   

1L’acculturation musicale est un trait constant du paysage culturel méditerranéen actuel. Sans préjuger des transformations résultantes, l’acculturation désigne, en anthropologie culturelle, les phénomènes de contacts et d’interpénétration entre civilisations différentes. Trois attitudes corollaires s’en dégagent : opposition, formation d’une culture syncrétique ou métisse et assimilation1.

2Ce type de processus transformatif n’a pas attendu la révolution industrielle et ni le colonialisme pour opérer. Il constitue un trait constant de l’histoire culturelle de l’humanité. L’histoire musicale de la Méditerranée et du Moyen-Orient peut s’articuler précisément sur les points d’inflexion constitués par les acculturations observées lors des grands brassages antiques et médiévaux et des mutations idéologiques concomitantes.

3L’anthropologie culturelle reconnaît cependant l’importance du paradigme homogénéité/hétérogénéité des cultures originaires dans la typologie des processus acculturatifs. Il faut dire que l’acception primordiale de la notion de syncrétisme, en s’appliquant à la pensée religieuse et philosophique, se définit comme une attitude qui cherche à opérer une fusion cohérente de plusieurs théories ou doctrines. Un tel assemblage est donc a priori d’autant plus fécond que ses composants sont compatibles entre eux.

4Aussi la différence entre les métissages musicaux élaborés autour des rivages méditerranéens avant l’avènement de la modernité en Occident et ceux observés à partir de l’époque coloniale n’est-elle pas seulement d’ordre quantitatif, mais d’abord d’ordre qualitatif.

5La globalisation financière et économique à caractère néolibéral2 a certes introduit un imposant facteur facilitateur et multiplicateur dans l’équation des échanges et des syncrétismes musicaux périméditerranéens, en faisant de la « fusion » un objectif de la production musicale mondiale, envisagée sous les auspices de nouveaux concepts, comme celui de « transculturation musicale »3 ou de son corollaire le « groupe sonore »4. Cette dynamique économique se trouve être en symbiose avec des tendances idéologiques « mondialisatrices », telles qu’observées au sein de la nébuleuse New Age, visant à uniformiser le monde. La notion de world music synthétise, en effet, cette double quête de standardisation économique et esthétique5.

6Il reste que la mondialisation actuelle diffère radicalement de son antécédent méditerranéen antique, une mare nostrum demeurée musicalement unie, jusqu’au haut Moyen Âge et ce, nonobstant les grandes divisions politiques et religieuses de la seconde moitié du premier millénaire.

7Il s’agit en l’occurrence de la profonde différence de systématiques musicales qui existe entre la culture musicale orientale traditionnelle en Méditerranée et la culture musicale occidentale moderne de grande diffusion. En appliquant la tripartition sémiologique de Jean Molino6 à cette réalité contrastée, sept paradigmes permettent de la décrire schématiquement ci-après, sachant qu’ils seront détaillés le long de cette étude :

  • Au niveau neutre, ce sont des couples systématiques mélodiques et rythmiques de base :

  • Monodie/polyphonie,

  • Modalité/tonalisme,

  • Intonation zalzalienne (à secondes majeures et secondes neutres)/intonation diatonique (à tons et demi-tons) tempérée égale,

  • Prépondérance rythmique verbale/prépondérance rythmique cyclique,

  • Au niveau poïétique (relatif à la production), il s’agit principalement de deux dialectiques :

  • Modélisation traditionnelle objective et transcendante/création subjectiviste, immanente et techniciste,

  • Improvisation/fixation compositionnelle.

  • Au niveau esthésique (relatif à la réception), il s’agit de l’opposition :

  • Esthésique musicale du sens transcendant/esthésique musicale immanente du goût individuel.

8Le propos de cet exposé est de mettre en exergue l’importance de ces oppositions dans la compréhension des enjeux esthétiques de la mondialisation musicale de la Méditerranée. La perspective historique choisie éclaire la dimension idéologique des paramètres musicaux à l’aune du paradigme tradition/modernité qui a fortement contribué au passage des syncrétismes musicaux méditerranéens du stade des syncrétismes homogènes à celui des syncrétismes hétérogènes. Cette investigation commence par la phase de relative homogénéité des syncrétismes que fut le premier millénaire. Elle se poursuit par la phase de mutation moderniste en Occident « chrétien », à la charnière des deux millénaires, établissant un profond hiatus culturel et musical avec un Orient « chrétien » et « musulman » demeurés traditionnels. La troisième phase est celle du choc entre ces deux territoires, l’un moderne et l’autre traditionnel, provoquant en un premier temps des évolutions endogènes en Orient, puis des syncrétismes hétérogènes entre systèmes moderne et traditionnel. L’étude s’arrête au point d’inflexion de 1932, date du fameux Congrès de musique arabe du Caire, lorsque le monde arabe s’engage dans une voie d’acculturation musicale généralisée, sous couvert de darwinisme culturel, au moment même où l’Occident musical élargit son champ auditif aux traditions d’ailleurs et d’autrefois7.

Homogénéité des syncrétismes musicaux en mare nostrum

9Le concept à la fois politique et économique de mare nostrum (notre mer) est employé pour désigner la Méditerranée à l’époque impériale romaine. Cette unification arrive à maturité sur le plan sociétal et culturel à la fin de cette période.

Musique et Verbe dans l’Église initiale

10Nonobstant les différences linguistiques entre les liturgies des églises locales, la tradition musicale ecclésiale chrétienne semble s’imposer comme la norme musicale commune dans l’ensemble de cette aire géographique.

Origine synagogale

11Ce modèle remonte au culte synagogal du Ie siècle, centré sur la lecture chantée et publique de la Bible, base ascétique de la musique liturgique qui sert à la prédication8. La cantillation de la prose et de la poésie bibliques consiste en l’introduction d’une mélodie à caractère modal formulaire, centrée sur une corde de récitation, dans une lecture des versets qui respecte le débit métrique prosodique, tandis que les psaumes sont cantillés sous différentes formes9. Les traditions musicales liturgiques chrétiennes se rattachent directement à leur homologue synagogale, ayant adapté nombre d’éléments hébraïques à la nouvelle foi, qu’il s’agisse de la cantillation scripturaire, de la psalmodie ou du rituel de la Pâque juive, les éléments néoformés étant les annonces cantillatoires proclamées par l’officiant, les prières litaniques et la psalmodie de cantiques10.

Typologie rythmique et formelle

12Le paradigme rythmique verbal/gestuel ou cyclique fait apparaître une dialectique ternaire de prototypes constitutifs de la charpente musicale de la messe et régis par des dynamiques esthétiques d’ordre cultuel et théologique :

  1. Prototype cantillatoire (rythme verbal) qui représente la partie fondamentale de la musique liturgique, axée sur la prédication.

  2. Prototype psalmique (à caractère récurrent) qui assume l’essentiel de la fonction laudative et jubilatoire.

  3. Prototype responsorial, synthèse des deux premiers, dans la mesure où l’alternance entre la voix de l’officiant, représentant symboliquement le pôle théique, et celle de l’assemblée, procédant du pôle anthropique, permet d’intégrer l’irrésistible tendance à l’extraversion communielle des assemblées dans une rigoureuse économie liturgique.

Aspects mélodiques communs

13A ce trait rituel et rythmique s’ajoute un caractère culturel mélodique consistant en la trace laissée par les idiosyncrasies mélodiques propres au Proche-Orient sur les systèmes modaux des traditions musicales hébraïques et de leurs homologues ecclésiales anciennes et médiévales, puis islamiques arabes médiévales. Le caractère central en est l’échelle à genre dit zalzalien, c’est-à-dire à deux secondes neutres11 et une seconde majeure partageant la quarte juste. Dans un article consacré à la corrélation entre échelles et identités culturelles12, et dans la lignée d’Abraham Idelsohn13 et de Solange Corbin14, l’auteur de ces lignes a mis en exergue le caractère normatif de ce genre, dès l’Antiquité, au Proche-Orient et dans les cadres liturgiques de l’Église indivise.

Syncrétisme musical hymnique

14Ces traditions liturgiques sont confrontées dès le quatrième siècle à des défis idéologiques qui vont les amener à s’acculturer, principalement dans le cadre de l’hymnodie chrétienne naissante. On assiste alors à l’appropriation par la liturgie chrétienne, initialement dépourvue de tout chant strophique, de la forme (musicalement) répétitive, païenne et gnostique de l’hymne, en lui conférant un sens chrétien, conformément à la logique de la réinterprétation en anthropologie culturelle.

Hymnodie syllabique

15Ainsi saint Éphrem (Nisibe, 303 – Édesse, 373), tenu par la postérité pour fondateur de l’hymnodie chrétienne, s’oppose-t-il aussi bien à la tradition de Bardesane (144-223) et ses cent cinquante hymnes entachés d’hétérodoxie, qu’à Paul de Samosate (260-272), évêque – indigne, qui a composé et fait chanter à des chœurs de femmes des hymnes à sa propre gloire – d’Antioche, ou au manichéisme15. Aussi la réaction de saint Éphrem a-t-elle consisté à former des chœurs de jeunes filles et à leur apprendre des hymnes strophiques, à caractère syllabique (souvent associés à des refrains), et au contenu théologal orthodoxe16.

16De même, saint Augustin (354-430) témoigne de l’introduction par saint Ambroise (333 ou 340-397) des hymnes dans la liturgie de Milan, à la fin du IVe siècle, et ce, à l’imitation des églises orientales dans leur opposition à l’hymnodie hérétique17.

17Le contenu orthodoxe de l’enseignement véhiculé par les hymnes des Pères de l’église précités a permis une intégration progressive, quoique fort prudente, de ce nouveau corpus dans la liturgie. À des textes poétiques strophiques et métriques néoformés, on a associé des mélodies simples (syllabiques) et faciles à apprendre, souvent empruntées aux traditions musicales populaires locales.

Hymnodie mélismatique

18L’hymnodie chrétienne à caractère mélismatique, apanage de chantres attitrés, semble avoir suivi un itinéraire autonome par rapport à son homologue syllabique, pratiquée par les assemblées. Son territoire d’origine est l’Alexandrie du syncrétisme philosophique et religieux des IIe et IIIe siècles.

19La réinterprétation musicale de l’hymnodie gnosticiste semble constituer l’objectif des liturgistes et théologiens alexandrins, notamment, Clément d’Alexandrie (vers 150-vers 215) qui est, lui aussi, aux prises avec la gnose dualiste, à laquelle il oppose une gnose mystique chrétienne18, et qui nous lègue sur un plan littéraire les premiers hymnes chrétiens19. Étant donné que les gnostiques ont cultivé une musique particulièrement ésotérique, notamment, une gamme associée aux sept voyelles grecques et des incantations mélismatiques20, la création hymnique de Clément d’Alexandrie apparaît comme le pendant poético-musical de son projet alternatif de gnose orthodoxe.

20Si la mélodie des hymnes de Clément ne nous est pas parvenue, celle d’un hymne chrétien égyptien du IIIe siècle est cependant déchiffrable sur le Papyrus d’Oxyrinque21. Elle présente un caractère mélismatique avéré, ce qui, contraste avec l’aspect syllabique de toute la production hymnique notée qui nous soit parvenue de l’Antiquité grecque. Egon Wellesz22 voit dans sa composition une adaptation des procédés formulaires de l’Église initiale, prenant leur source dans la cantillation hébraïque, sans lien avec la musique grecque antique. L’hymnodie mystique orthodoxe serait-elle issue d’une sorte de syncrétisme alexandrin musical, rompant avec le syllabisme grec, et y introduisant des procédés mélismatiques issus de la cantillation, sorte de jaillissement pneumatique ou spirituel, sémitique, dans un parcours mondain ou cosmique et somatique, hellénique ?

21C’est ce que la tradition musicale ecclésiale proche orientale de langue grecque et d’assise syrienne développera sous les formes hymniques du Tropaire (plutôt syllabique et orné), puis du Kontakion, enfin du Canon (permettant des plages mélismatiques)23, en faisant passer la musique liturgique hymnique médiévale du domaine de la participation populaire à l’acte laudatif, vers celui de l’audition mystique de la parole prédicative.

Syncrétismes initiaux de la musique d’art arabe

22Le dernier tiers du premier millénaire voit mûrir la tradition musicale ecclésiale en Orient comme en Occident, devenue une vraie tradition musicale initiatique ou artistique, imprégnée de la théologie mystique des Pères de l’Église. C’est aussi la période de la naissance de la musique d’art arabe. Celle-ci se constitue au cours des trois premiers siècles de l’islam, à cheval entre la Médine (siège des quatre premiers califes, 632-661), Damas (capitale de la dynastie Omeyyade, 661-750) et Bagdad (capitale de la dynastie Abbasside, 750-945-1258). Elle est issue des traditions musicales populaires citadines de la région du Hedjaz, située à l’Ouest de la péninsule arabique, et de leur confrontation aux traditions musicales artistiques des cultures des régions conquises, principalement, syriaque, byzantine, égyptienne et persane. Cette émulation a induit le développement endogène des traditions populaires citadines autochtones dans le sens d’une tradition musicale initiatique, processus catalysé, à la fois, par le mécénat artistique des califes et autres princes et par l’ouverture sur les cultures conquises.

23Quant à l’acculturation proprement dite, elle a opéré principalement sur les deux modes distincts de l’acculturation demandée et de l’acculturation imposée24, et ce, en fonction du partenaire sollicité.

Syncrétisme homogène avec la modalité ecclésiale syrienne

24Tandis que l’arabisation et l’islamisation de la Syrie prennent de très nombreux siècles pour s’accomplir, les conquérants opèrent leur propre transformation culturelle au contact de la culture syrienne et mésopotamienne chrétienne, dans ses différentes composantes.

25En musique, le principal syncrétisme concerne la modalité. Il s’agit d’un syncrétisme homogène qui s’établit entre deux traditions musicales aux origines assez semblables, mais de stades de maturation distincts. La principale différence est, en effet, de l’ordre de la complexité des moyens mis en œuvre, qui se manifeste, notamment, dans le domaine des ambitus modaux, restreints dans la musique arabe originaire, étendus dans la musique ecclésiale citadine syrienne.

26À la base, la structuration des modes se fait selon un schéma tétracordal. Les trois aspects d’un même tétracorde zalzalien25, à laquelle se rajoute un aspect de fa pentatonique résiduel (T, T, trihémiton, T), donnant lieu à une typologie modale quaternaire26.

27Celle-ci est allée à la rencontre d’impératifs de calendrier liturgique, qui ont conduit à l’élaboration de l’octoéchos ou rangement par huit modes (echoi) ou tons ecclésiaux27. Cette mutation date, selon Peter Jeffrey (2001), du début du VIIIe siècle et est en relation avec la forme hymnologique du Canon, élaborée par les moines orthodoxes du monastère Saint Sabas de Palestine : saint Jean Damascène, saint André de Crète et saint Cosmes de Mayoma. Le classement à visée liturgique des mélodies des canons (formules types adaptables d’un canon à l’autre) a conduit à dupliquer les quatre aspects tétracordaux de base, ainsi que leurs formules d’intonation28, en envisageant pour chacun une version plagale et une autre authente.

28Cette organisation octamodale, adoptée par les églises chalcédoniennes de rite grec, syriaque et latin, ainsi que par les églises non chalcédoniennes de rite syriaque, copte et arménien, semble avoir profondément influencé la typologie modale arabe médiévale, élaborée au cours du VIIIe siècle à partir du frettage théorique29 du ‘ūd. Le Livre des chants d’al-Isfahānī30 atteste, en effet, que le célèbre musicien de l’époque Omeyyade, Ibn Misja, a étudié en Syrie des Omeyyades les mélodies des rūm byzantins, notamment « al-osuūiyya » (déformation probable d’octoechos), dont il aurait adopté certains aspects. Encore faut-il rappeler à ce titre que saint Jean Damascène31, avant d’entrer en religion, faisait partie des notables de la cour du fondateur du califat omeyyade.

29En somme, la typologie modale arabe médiévale serait une sorte de projection de l’octoechos ecclésial syrien sur la touche du ‘ūd, autrement dit, une réinterprétation instrumentale et profane arabe d’une typologie modale vocale et sacrée chrétienne syrienne.

Syncrétisme allogène avec la musique sassanide

30L’équation de l’acculturation est toute différente quand elle met en rapport les conquérants arabes et la Perse sassanide. Elle opère alors sur le mode de l’acculturation imposée. De fait, les Arabes s’approprient le luth persan (barba) en lui rajoutant les ligatures de repérage nécessaires à l’intonation des intervalles de secondes neutres, et le rebaptisent ‘ūd. Témoin de cette dichotomie culturelle, le système du frettage théorique de cet instrument va longtemps conserver la juxtaposition de deux frettes antithétiques : le médius ancien des Perses et le médius de Zalzal ou des Arabes. Ces deux ligatures, associées à celles de l’index et de l’auriculaire, repèrent l’intonation respectivement du genre diatonique, apprécié par les Sassanides, et du genre zalzalien, auxquels les Arabes, les peuples du Proche-Orient antique et l’Église indivise sont résolument attachés.

31Deux autres syncrétismes allogènes opèrent entre musiques arabe et sassanide. L’un d’eux consiste en la constitution de cycles et modules rythmiques arabes, en imitation de la musique perse. L’autre est la formation d’une musique instrumentale arabe autonome, à l’image des préludes sassanides.

Caractères communs des traditions musicales méditerranéennes du premier millénaire

32Faisant suite à ces phases fondatrices, les métissages musicaux méditerranéens du premier millénaire se situent dans le cadre de la culture traditionnelle des religions abrahamiques. Celle-ci se traduit musicalement par de grandes convergences systématiques, notamment quant à :

  1. La monodie,

  2. L’intonation des intervalles neutres (prééminence du genre zalzalien, y inclus en Occident),

  3. La double structuration du phrasé à partir,

  • De matrices modales complexes (octoechos ecclésial syrien, byzantin, latin et arabe),

  • De paradigmes rythmiques verbaux (cantillation mélismatique).

33L’emploi du genre zalzalien en Europe de l’Ouest peut être considéré comme probable et ce, au moins, au regard de trois arguments complémentaires :

  1. Il est difficile d’imaginer que la grande parenté entre les traditions musicales ecclésiales latines et leurs homologues grecque, syriaque et synagogale sépharade, ait pu être sans avoir marqué sur le plan scalaire les mélodies occidentales du caractère commun zalzalien méditerranéen.

  2. La sémiographie du Tonaire de Dijon32, alliant notations alphabétique et neumatique, témoigne pour l’existence de trois positions usuelles pour les notes E et B : position bémol ainsi que deux positions plus ou moins hautes. Plutôt que d’interpréter ces signes dans le sens d’un pseudo enharmonique tardif, il est possible, à titre d’hypothèse, d’y voir la marque de l’emploi du genre zalzalien (altéré dans le sens du genre chromatique) dans la musique ecclésiale latine au début du deuxième millénaire (ou bien de la nuance à « intonation juste » du diatonique), avec altération ascendante33 du degré sous-jacent au degré « mobile », et ce, d’une manière qui n’est pas sans rappeler la structure modale mu‘allaq (premier aspect du zalzalien avec altération ascendante du degré II) décrite à la fin du Xe siècle par Al-asan Al-Kātib34 – devenue sāzkār en musiques savantes ottomane et arabe à l’époque moderne – et qui est fréquente en musique ecclésiale byzantine.

  3. Des traditions musicales régionales d’Europe de l’Ouest, notamment, en Bretagne, selon Amine Beyhom35, ont conservé les marques de cette intonation au XXe siècle.

Dimension théologique d’une tradition musicale sacrée

34Cette communauté systématique musicale méditerranéenne médiévale correspond à une certaine convergence normative esthétique traditionnelle et mystique, observable entre la conception patristique des arts sacrés et son homologue au sein de l’islam spirituel (soufisme sunnite, avicennisme et gnose chiite), nonobstant les différences doctrinales.

35La théologie mystique des Pères de l’Église, de nature apophatique, propose une vision sotériologique de l’homme, créé à l’image de Dieu et à Sa ressemblance et appelé à la déification, en réponse à l’incarnation du Fils de Dieu36 et s’appuie sur le Concile de Nicée II (787), centré sur la question de l’icône, pour approcher le sens des arts sacrés. En affirmant la légitimité de la vénération des saintes images, en tant que témoins sensibles de la réalité de l’incarnation, Nicée II souligne, en effet, la notion de plénitude de la nature humaine assumée par le Christ et déifiée en Lui, rendant ainsi l’homme capable, avec l’aide de l’Esprit Saint, de faire vivre sa nature librement d’une vie divine. Celle-ci assume l’intelligence et les sens concentrés et unifiés dans le cœur, centre de l’être humain37. Aussi la déification des sens humains, conséquente au dogme iconophile, fonde-t-elle la réalité théologale des arts liturgiques, icône et musique ecclésiale, c’est-à-dire l’épiphanie de la lumière incréée et de la voix divine au sein d’actes humains liturgiques porteurs de sens.

36Quant à l’islam spirituel, il dépasse la division doctrinaire islamique officielle de l’ici-bas et de l’au-delà, en instaurant une hiérarchie du réel dans laquelle les niveaux se compénètrent, ouvrant des voies de passage. Il reconnaît l’existence d’un monde intermédiaire – « ‘Alam al-miāl », baptisé « imaginal » par Henry Corbin38 –qui fait le lien entre le monde idéel et le monde sensible et où se reflètent les images-archétypes indépendantes de tout substrat, mais néanmoins réelles et dotées de formes. Dans cette dimension où les corps se spiritualisent et où les esprits prennent forme, se trouvent toutes les formes sublimes, les plus hautes n’étant accessibles qu’à l’organe de l’imagination spirituelle ou créatrice. Le monde est ainsi perçu comme le miroir de Dieu et la musique est envisagée comme une expression de cette manifestation divine, saisie au sein des états extatiques du āl et du arab39.

Dimension initiatique de la tradition

37La musique est envisagée, dans ce double contexte, selon une acception objective de la tradition, chargée de symboles qui renvoient à une transcendance. Car il s’agit bien ici de la distinction opérée entre deux acceptions : tradition coutumière, artisanale, réitérative, mimétique ou répétitive versus tradition sapientielle, artistique, initiatique ou haute tradition, selon le lexique de Jean During40. Dans le premier cas, le répertoire ou « patrimoine » musical hérité est reproduit quasiment à l’identique, tandis que dans le second, ce répertoire sert de modèle à son propre renouvellement41 qui est ainsi qualifiable d’endogène.

38Au sein du patrimoine hérité une initiation triphasée42 permet de saisir les structures fondamentales et les matrices dynamiques qui font vivre un répertoire modèle implicite, en tant que condition cruciale de la production. La première phase est celle de l’imprégnation et de l’apprentissage du répertoire (appropriation du répertoire modèle implicite). La deuxième est celle de l’incorporation des matrices véhiculées par les modèles (assimilation du répertoire modèle implicite) et de l’herméneutique de ces mêmes matrices. La troisième est celle de la production (fructification du répertoire modèle implicite). De fait et selon François Picard43, « La tradition transmet le devoir d’interpréter et de transmettre ». Elle se constitue en tant qu’herméneutique des modèles pour lesquels elle assume, en même temps, le rôle de vecteur.

Modernité et démarcage musical occidental

39L’incursion de l’idéologie moderniste va changer la donne d’une Méditerranée médiévale musicalement unie.

Intrusion de la modernité

40S’il est vrai que la modernité, dont les fondements sont aristotéliciens, n’est pleinement opérante en Europe qu’à partir de la Renaissance, le processus de modernisation idéologique est, cependant, à l’œuvre dès le dernier tiers du premier millénaire. Il s’agit notamment de l’émergence de l’exigence de rationalité dans la pensée religieuse du christianisme (Jean le Damascène notamment) et de l’islam (Al-Kindī au IXe siècle et Al-Farābī au Xe siècle), en contrepoint des développements théologiques mystiques susmentionnés44. L’aristotélisme médiéval parvient à maturité entre le XIIe et le XIIIe siècles, au sein de l’islam, du judaïsme et du christianisme occidentaux : c’est l’établissement (en Andalousie) d’une scolastique musulmane par Averroès (Ibn Rušd, 1126-1198) – parallèlement à la philosophie aristotélicienne judaïque de Maimonide (1135 ou 1138-1204) – qui sert de modèle à son homologue chrétienne que construit, notamment, Thomas d’Aquin (1224 ou 1225-1274)45. Dans les trois cas de figure est posé le problème de l’accord de la raison avec la révélation. L’aboutissement en est un recentrage de la visée : au lieu de voir l’homme en tant qu’icône vivante d’un Dieu insaisissable par la logique, mais vivant et présent, celui-ci est soumis à une spéculation cataphatique lui conférant des attributs à la mesure de celui-là. De la transcendance on passe à l’immanence et à la sécularisation, tandis qu’on assiste à l’avènement du sujet, à l’émergence de l’individualisme et à la réhabilitation du sensible.

41De fait, la branche catholique de la démarche scolastique est seule à survivre, suite à une conjoncture économique et sociale favorable et avec l’essor des universités. Quant à l’averroïsme il est marginalisé en islam au profit aussi bien du fidéisme que des philosophies mystiques46, tandis que le rationalisme judaïque perdure seulement sur le territoire ashkénaze47. La modernité semble rester l’apanage de la pensée occidentale jusqu’au XIXe siècle.

Prémisses de la modernité en musique

42L’intrusion de tendances modernisatrices dans le domaine musical se fait sentir en premier lieu dans le cadre arabe. C’est la fameuse querelle des Anciens et des Modernes que connaît la cour de Bagdad dès le début de l’âge d’or abbasside. Les Anciens, menés par Isāq al-Mawlī prêchent la simplicité du chant et la mise en évidence des paroles, tandis que les Modernes, menés par le prince Ibrāhīm ibn al-Mahdī, tendent vers l’exubérance et l’excès d’ornementation48. C’est en quelque sorte l’affirmation en matière d’esthétique de la subjectivité de l’inspiration se libérant du joug de l’objectivité normative de la tradition. La mise en avant du goût individuel se double de celle du plaisir sensuel qui prend le pas sur la dimension sapientielle de l’audition musicale.

43Toujours est-il que le modernisme musical arabe, tout comme l’aristotélisme islamique, n’a pas dépassé le stade épidermique avant l’époque coloniale. Cantonné dans le statut de lubie de novateur, il a servi de stimulant au renouvellement endogène de la tradition, sans provoquer de profondes mutations systématiques mélodiques ou rythmiques. Tout au plus a-t-il induit une certaine émancipation du phrasé musical par rapport à la poésie, accentuant sa faculté abstractive, et aidé à l’autonomisation de la musique instrumentale. Sur le plan esthétique et d’après Jean During49, le discours des musicographes orientaux des derniers siècles a, en effet, pu mettre en avant la délectation sensible au détriment de la dimension spirituelle et éthique traditionnelle, dans l’approche de la musique, avant d’en indiquer une nouvelle vocation spirituelle, indépendante, cette fois-ci, de l’emprise sémantique du texte et de la religion, et ce, à l’instar des préromantiques et des romantiques en Europe.

Réinterprétation moderniste du legs traditionnel

44Toute autre est la transformation que connaît la musique savante européenne au contact de la modernité. Celle-ci marque en profondeur la systématique de celle-là, contrairement aux musiques orientales, probablement, parce que la vision du monde a changé en Occident, la norme théologique ne conservant de la tradition que des éléments lexicaux à redéfinir à la lueur de la double inféodation aporétique au dogme et à la raison, loin de l’exégèse allégorique mystique patristique.

Polyphonie diatonique vs monodie zalzalienne

45Le legs musical occidental n’échappe pas à cette attitude de réinterprétation immanente. La renaissance carolingienne constitue, en effet, un cadre propice à la préparation de la rupture doctrinale et politique romaine avec Constantinople (sur les thèmes du Filioque, du célibat des prêtres et de l’autorité papale) et aux enrichissements exogènes que les moines germaniques, peu au fait d’un répertoire musical liturgique romano-franc hybride (appelé « grégorien » par la postérité), vont introduire aux mélodies traditionnelles ecclésiales : tropes, séquences, proses, diaphonie et fixation du corpus par l’entremise de la notation neumatique50.

46À partir du XIe siècle, la tradition musicale ecclésiale latine monodique, jadis procédant des normes méditerranéennes communes, fait désormais office de réservoir à « teneurs », dépouillées de leurs caractères rythmiques d’origine et servant à la construction de conglomérats polyphoniques (organum mélismatique, puis motet polytextuel) présentant très peu de points communs systématiques et esthétiques avec la tradition d’origine de l’Église indivise, comme si les organistes consommaient sur le plan sonore ce que le légat du pape, le cardinal Humbert, a réalisé en 1054 sur le plan institutionnel : l’excommunication de l’Église d’Orient.

47Si l’hétérophonie construit autour d’un phrasé monodique un simulacre de polyphonie, étant donné l’agrégation simultanée de différents phrasés musicaux, la norme poïétique principale de tout traitement hétérophonique reste cependant strictement linéaire, monodique et horizontale, chaque phrase musicale agrégative se construisant en tant que reformulation paradigmatique (extensive ou simplifiée) du phrasé originaire51 et non pas en tant qu’apport compositionnel entretenant un rapport conjonctif de verticalité harmonique avec ce dernier. Dans un cadre liturgique ecclésial orthodoxe, par exemple, l’usage de l’ison représente, non pas le rajout d’une note consonante au grave, mais la cristallisation sonore du son de référence de la phrase chantée, permettant de raccorder la musique interprétée à son origine paradigmatique. De même, pour l’hétérophonie qui s’installe dans le cadre de l’hymnodie islamique arabe52 entre chantre soliste et petit chœur, en conséquence du phénomène de l’improvisation, parfois monomodulaire (qui veut que le soliste élabore et superpose à la mélodie traditionnelle originaire performée par le petit chœur un phrasé mélodique additionnel homorythmique et construit en paradigme de celle-ci) et d’autres fois plurimodulaire interpolative en responsorial, concaténant par alternance et tuilage des sections néoformées par le soliste – et rattachées explicitement par un entourage imprégné de soufisme au processus épiphanique du tajallī – avec des ritournelles chantées par le petit chœur53.

48En revanche, l’introduction de la dimension verticale dans la musique ecclésiale latine médiévale semble dériver d’une recherche esthétisante moderniste et séculariste, observée également dans le domaine pictural, avec l’incursion de la perspective tridimensionnelle et de la lumière réaliste, en rupture avec les règles théologales de l’icône. Ainsi et parallèlement à la gestation de la scolastique et à l’élaboration architecturale de Notre-Dame de Paris, les constructions musicales gothiques de l’École de Notre-Dame, marquent-elles l’engagement implicite de l’Occident musical dans la culture de la modernité. Celui-ci est explicité au XIVe siècle par les tenants de l’ars nova, déconstruisant totalement le rapport d’inféodation de la musique au logos sacré54 et s’attirant les foudres papales55, comme en écho tardif (cinq siècles après) de la querelle des Anciens et des Modernes de Bagdad.

49L’introduction de la verticalité prescrit en tout cas une nouvelle norme poïétique à la composition mélodique. En plus des mutations radicales observées sur le plan rythmique, elle constitue, par l’imposition d’une contrainte agrégative de consonance au processus d’élaboration de la mélodie, le principal catalyseur de l’affirmation du caractère diatonique des mélodies relevant du champ ecclésial latin médiéval. La nuance pythagoricienne de ce diatonisme, prônée par Guido d’Arezzo au XIe siècle, se mue en « intonation juste » au temps de la Réforme et de la Contre-réforme, en intégrant la tierce en tant que consonance. Selon les tenants de la théorie de la résonance56, cette acculturation psychologique conduit l’oreille musicienne occidentale à admettre progressivement en tant que consonances verticales les intervalles issus de la conjonction d’un son avec la série de ses partiels harmoniques. De fait, ces intervalles sont remplacés par leurs succédanés approximatifs, issus de l’élaboration des tempéraments, la généralisation du tempérament égal étant effective au XIXe siècle.

50En conséquence de cette évolution centrifuge, plus aucune parenté systémique n’existe à terme, entre, d’une part, la musique savante européenne moderne et, d’autre part, la tradition musicale ecclésiale occidentale monodique médiévale, de nombreuses traditions musicales régionales européennes du XXIe siècle et, bien entendu, les traditions musicales savantes vivantes de l’Orient et du Sud du bassin méditerranéen. Avec l’avènement du dodécaphonisme, même l’heptatonisme ne constitue plus un plus grand dénominateur commun en Méditerranée.

Immanence fixiste de la composition vs transcendance improvisative de l’interprétation

51Le clivage musical Occident/Orient n’est pas l’apanage de la systématique mélodique. Il concerne aussi la notion de poïèse musicale à travers la dialectique improvisation/fixation compositionnelle.

52Le musicien traditionnel reçoit un legs et une initiation qui lui impartit de l’interpréter, donc d’en révéler le contenu implicite. L’humilité que s’impose un musicien correctement initié amène néanmoins celui-ci à ne pas s’approprier la paternité d’un phrasé improvisé selon les normes systémiques véhiculées par la tradition et modélisé sur le répertoire transmis par initiation. Le concept d’œuvre musicale, en effet, reste dilué, délocalisé dans le cadre traditionnel. Il échappe à l’appropriation, tout en restant inféodé au principe de transcendance du processus créatif. Cette réalité est en tout cas ainsi perçue par les auditeurs arabes extasiés qui adressent leurs acclamations laudatives à Dieu : « Allāh ! ».

53L’intrusion de la mentalité moderne opère un transfert de la référence paradigmatique qui, de transcendante, devient immanente. Si la musique savante occidentale a conservé jusqu’au milieu du XVIIIe siècle certains des caractères importants de la tradition initiatique, y inclus la propension à l’improvisation, l’usage d’une notation musicale de plus en plus affinée, la séparation progressive entre les fonctions de compositeur et d’interprète et l’augmentation des effectifs orchestraux, ont ensuite parachevé ce processus de fixation compositionnelle de l’œuvre musicale.

Hiatus musical Orient/Occident

54Le modernisme musical est longtemps resté cantonné à l’Europe, l’Orient précolonial ayant poursuivi son développement selon les normes traditionnelles, ce qui a accru l’hétérogénéité d’esthétique et de systématique musicales entre ces deux territoires initialement proches. Lorsque ceux-ci vont à nouveau interagir, c’est-à-dire à l’époque coloniale, le choc culturel sera immense.

Développements endogènes en Orient et au Sud

Tradition musicale initiatique commune de l’Orient

55La tradition musicale initiatique arabo-persane, devenue (par divers processus de métissage) arabo-persano-turque à partir du XIVe siècle, fait jusqu’au XVIIe siècle office de référence normative dans l’ensemble de l’Orient musulman57. C’est la composante ottomane qui devient pionnière en matière de développement endogène de ce conglomérat traditionnel, en multipliant les structures modales composites et transposées et les cycles rythmiques, notamment asymétriques en symbiose avec les traditions musicales populaires d’Anatolie, tout en proposant de nouvelles formes musicales, souvent à forte connotation soufie mévlevie58. À ce tronc il faut relier celui des traditions musicales ecclésiales à caractère initiatique, grecque, antiochienne chalcédonienne, syriaque, copte, arménienne, assyrienne, aux schémas systématiques analogues, nonobstant des théorisations contrastées.

56Dès le XVIIIe siècle, les quatre principales composantes culturelles de cette grande tradition suivent des voies différentes, quant aux échelles modales, à la rythmique, aux formes et à l’instrumentation, sans pour autant diverger dans leur essence. Par ailleurs, certaines de ces traditions, notamment la branche persane et la plupart des branches arabes, entrent dans une phase de repli, de telle sorte que cette sphère culturelle ne connaît plus au début du XIXe siècle que deux traditions initiatiques dignes de ce nom, à Constantinople et à Alep.

Tradition musicale initiatique commune arabo-andalouse et maghrébine

57En Afrique du Nord et en Espagne, s’est constituée à partir du IXe siècle une tradition musicale citadine à caractère initiatique à partir d’un métissage entre ce qui a migré en Andalousie de la tradition musicale abbasside, symbolisé par le personnage de Ziryāb59, les traditions musicales amazighes et leurs homologues hispaniques chrétiennes, dont on ne connaît à ce jour que le chant ecclésial latin hispanique ou mozarabe. Étant donné que cette dernière appartient au tronc des traditions ecclésiales méditerranéennes, présentant un grand degré d’homogénéité en matière de systématique musicale au cours du premier millénaire et étant donné les ressemblances systémiques entre la musique abbasside et le tronc ecclésial, il est permis d’envisager ce métissage comme étant de nature plutôt homogène et qu’il a abouti à l’instauration d’une déclinaison ibérique du système musical commun de la mare nostrum médiévale.

58Il est probable que les mutations mélodiques observées à partir du XIe siècle sur le territoire musical européen chrétien aient influencé l’intonation des intervalles zalzaliens dans le cadre de la tradition musicale arabo-andalouse, engendrant des nuances différentes au sein d’une même modalité (celle des ubū‘, pluriel de ab‘), allant du zalzalien à la « juste intonation », et ce, en fonction des villes andalouses. Ces différences se reflèteraient ainsi au sein des traditions citadines d’Afrique du Nord, les variantes locales de Fès, de Tlemcen, d’Alger et d’Oran présentant une modalité à genre diatonique, tandis que les variantes modales tunisoises et tripolitaine homologues sont restées fidèles au genre zalzalien. Une autre explication peut être donnée à cette situation contrastée d’un point de vue géographique en matière de systématique mélodique, qui consiste à considérer que le passage au diatonisme des traditions musicales andalou maghrébines algériennes et marocaines serait plus récent et qu’il serait conséquent à la colonisation française et à l’usage d’instruments diatoniques à tempérament égal (mandoles et piano), tandis que les versants tunisien et libyen, du fait de leur situation géographique, seraient restés ancrés dans l’intonation zalzalienne.

Premiers métissages hétérogènes épidermiques

59Dès le XVIIIe siècle des syncrétismes hétérogènes commencent à s’établir en marge de la musique savante ottomane et de son homologue européenne. Ils restent néanmoins cantonnés à un cadre anecdotique, comme celui de l’acclimatation de fanfares militaires en territoire ottoman, ou de celui des turqueries mozartiennes. La Cour ottomane et les élites portent certes un intérêt croissant à la musique occidentale, mais la pratique traditionnelle n’en est pas vraiment affectée avant l’avènement de la république en 192360. Jusque-là elle demeure régulièrement assujettie au processus de renouvellement endogène. Il faut rajouter à ces épiphénomènes des bribes de démarches modernistes observées chez quelques théoriciens orientaux, réalisant quelques emprunts systématiques à l’Occident musical, qui seront étudiés plus loin.

Développements endogènes à l’époque de la Naha

60L’essentiel des réactions au choc des cultures musicales consiste au cours du XIXe siècle en des dynamiques de développement musical de type endogène dans la sphère culturelle proche et moyen orientale. Ainsi la seconde moitié de ce siècle connaît-elle une conjoncture sociopolitique favorable, donnant un second souffle à l’Égypte. La Renaissance arabe ou Naha61 est marquée par un climat d’effervescence culturelle. Elle se traduit par des dynamiques de réforme et de renouvellement tous azimuts, notamment en religion, pensée politique, lettres et musique, qui empruntent, pour la plupart, des voies de développement endogène au XIXe siècle62. Les attitudes prônant des syncrétismes occidentalisants sur le mode du développement moderniste exogène attendront l’achèvement de la Grande Guerre pour devenir opérantes.

61Le prologue de la renaissance musicale arabe se déroule dans les cercles musicaux levantins63. La vallée du Nil, à l’instigation du khédive Ismā‛īl Pacha (1863-1879), vice-roi d’Egypte, connaît ensuite un courant de renouveau musical dominé par la figure du chanteur ‛Abduh al-āmūlī (1843-1901). Cette école64 a élaboré une nouvelle musique de cour à partir de la tradition musicale populaire citadine égyptienne, en l’enrichissant d’éléments provenant de musiques parentes, savantes ottomane et alépine, et des traditions religieuses et soufies65. Aussi cette réforme syncrétiste endogène a-t-elle permis l’éclosion d’une nouvelle tradition musicale initiatique égyptienne et, plus généralement, arabe proche orientale, sorte d’avatar tardif de la tradition médiévale Abbasside.

62Ce mode de revivification par métissage homogène opère de même dans la régénération de la tradition musicale initiatique de Bagdad66 et dans la naissance de la tradition iranienne du radīf, apparue à la fin du XIXe siècle et se développant en tradition (initiatique) de cour à partir de la rencontre entre les avatars de la grande tradition orientale et diverses traditions iraniennes populaires régionales67.

Premiers emprunts théoriques orientaux au système musical occidental

63Les emprunts de théoriciens musicaux orientaux à la systématique musicale européenne moderne constituent au XIXe siècle les prémisses de l’opération d’acculturation musicale généralisée qui verra le jour à l’issue de la Grande Guerre. Ces quêtes modernistes en matière de systématique musicale ont pour plus grand dénominateur commun l’exigence quasi obsessive de l’instauration d’un tempérament.

Démarcage mélodique ottoman

64Il s’agit d’abord du démarcage mélodique ottoman vis-à-vis du système commun oriental médiéval, qui conduit à une adoption progressive, à partir de la fin du XVIIIe siècle, de la nuance diatonique de « l’intonation juste »68, en lieu et place du genre zalzalien, et ce, probablement afin de se démarquer des Arabes et des Iraniens69 et de faciliter à terme l’harmonisation de la musique ottomane.

Imbroglio byzantin

65Sans se préoccuper de polyphonie, l’élaboration par Chrysanthos de Madytos – entre 1814 et 1832 – d’un tempérament au sein de la systématique musicale byzantine vise à la construction d’un système mélodique pouvant assumer l’intonation à la fois des mélodies appartenant au genre diatonique à nuance pythagoricienne (diton) et des mélodies procédant du genre zalzalien, tout en étant compatible avec le tempérament égal européen. L’octave est ainsi partagée en 68, puis en 72 divisions égales, sorte de tempérament égal en 72 divisions. En fait, le genre zalzalien n’est pas reconnu en tant que tel, alors qu’il est effectif. La théorie musicale byzantine grecque la plus récente, celle de Simon Karas, opère une distinction entre le « diatonique dur », assimilable à l’échelle pythagoricienne, et le « diatonique mou », déclaré comme correspondant « à la gamme occidentale de Zarlino »70. De fait, les théoriciens grecs ont tendance à suivre leurs confrères ottomans dans leur volonté d’assimilation de leur échelle fondamentale au genre diatonique naturel ou juste, alors qu’il est aisé de démontrer que même les valeurs en minutes ou commas qu’ils fournissent permettent d’identifier le pseudo « diatonique mou » byzantin au genre zalzalien.

Dérives du tempérament égal arabe

66Toute autre est l’aspiration à l’instauration d’un partage de l’octave en vingt-quatre quarts de ton égaux, telle qu’elle est observée dans les milieux damascènes de la charnière XVIIIe-XIXe siècles. Il s’agit d’une réaction qui se dessine face à la dérive d’Istanbul vers la « juste intonation » et qui consiste en l’affirmation du caractère médian des intervalles zalzaliens, en signe d’attachement à l’intonation ancestrale. Chaque trihémiton vacant du système pentatonique est rempli d’une manière symétrique, de telle sorte que chacune des deux secondes neutres générées par ce remplissage vaut la moitié de ce trihémiton, à savoir trois quarts de ton. Aussi le quart de ton apparaît-il comme le plus grand dénominateur commun des intervalles usuels dans le cadre de l’intonation arabe, le genre zalzalien faisant ainsi se succéder des intervalles de trois-quarts et de quatre-quarts de ton. Ce paradigme est alors généralisé aux autres genres (diatonique et chromatique) et appliqué au partage de l’octave en vingt-quatre intervalles de quarts de ton. L’égalité entre eux des quarts de ton en question n’est cependant qu’une vue de l’esprit au début du XIXe siècle71. L’aspiration à l’application de la norme européenne de tempérament égal, généralisée à vingt-quatre quarts de ton (ayant pour ratio 21/24, soit50 cents) est bien plus tardive sur ce territoire culturel. Elle s’inscrit chez les théoriciens arabes modernistes des années 1920-1932 dans une optique de simplification, de standardisation, visant à faciliter la transposition des modes sur tous les degrés d’un clavier (un piano à quarts de ton) et aboutissant à la mise en place d’un processus technique permettant la réalisation de phrasés harmonisés à partir du matériau mélodique arabe ainsi réajusté.

Métissages méditerranéens hétérogènes du XXe siècle entre modernisme oriental et exotisme occidental

67Initialement réalisée entre des éléments systématiques musicaux relativement homogènes au cours du premier millénaire, l’acculturation entre les deux rives de la Méditerranée est devenue, à partir du XXe siècle, recombinaison d’éléments radicalement hétérogènes : traditions musicales monodiques modales à intonation zalzalienne et à poïétique initiatique transcendante improvisative, d’une part, et, d’autre part, musique moderne savante européenne harmonique tonale à poïétique compositionnelle immanente et fixiste. Ce processus se décline en deux démarches symétriques en fonction du territoire qui reçoit et de celui qui exporte les éléments musicaux à hybrider. Lorsque les éléments d’emprunt sont occidentaux, l’opération relève de la modernisation orientale, que Frédéric Lagrange rattache à une sorte de « vision darwinienne de l’histoire des arts »72. Dans le sens contraire, l’opération relève tout bonnement de l’exotisme.

Le darwinisme musical oriental

68Le courant de développement exogène au sein de la renaissance arabe est prépondérant dès la fin de la Grande Guerre avec la confirmation militaire de la supériorité politique de l’Occident. Différents acteurs de divers secteurs culturels du Proche-Orient se mettent à ce diapason. Aussi cette démarche est-elle adoptée à la fin des années 1920 par une bonne partie des musiciens turcs, égyptiens, libanais et syriens, préparant le remplacement de la tradition musicale initiatique par des expressions musicales modernes, diversement teintées d’occidentalisme, souvent légères, ferment de cette musique de variété qui règne sans partage sur le paysage culturel arabe de la seconde moitié du XXe siècle.

69La Turquie précède les pays arabes sur la voie de la modernisation musicale occidentalisante et ce, dès la fin du XIXe siècle, avec l’accession au trône du sultan Abdulhamid II (1876-1908), le déclin concomitant de la musique de cour et la vogue d’une musique légère occidentalisée73. Par la suite, une accentuation de ce processus est observée principalement en raison du volontarisme politique progressiste qui caractérise l’époque kémaliste. C’est en ces termes, en effet, qu’en 1934, Atatürk parle de la musique devant l’Assemblée nationale turque :

« Le critère de progrès d’une nation réside dans son adaptation au changement et dans la transformation de la musique. Il faut réunir les hautes pensées et les sentiments les plus fins de la nation, les broder avec les dernières règles de la musique. Seule cette démarche permettra à notre musique nationale d’évoluer et de prendre sa place dans la musique universelle »74.

70En somme et dans les suites de l’effondrement ottoman de 1918, la majorité des musiciens du Proche-Orient sont persuadés de la vétusté de leur tradition musicale. Nombreux sont désormais ceux qui veulent la voir évoluer vers l’acquisition d’une « norme universelle », qui n’est autre que le système harmonique tonal, par le biais de l’intégration d’éléments systématiques empruntés à la musique scolaire occidentale75. Cette vision est développée notamment par les historiens arabes de la musique ayant participé au Congrès de musique arabe qui s’est tenu au Caire en 193276.

71Tout le monde n’est cependant pas partisan ni de l’harmonisation de la musique arabe, ni de l’adoption du tempérament égal. C’est le cas notamment de quelques théoriciens (Alexandre Chalfoun, Tawfīq abbāġ et Michel Allawardi) qui développent néanmoins une vision sentimentaliste qui légitimise une sorte de romantisme musical arabe77.

72Dans un autre registre, les mêmes auteurs, ainsi que la presque totalité des théoriciens arabes du XXe siècle, cultivent une quête de la « rationalisation » de la pratique musicale. Celle-ci s’exprime, notamment, au Congrès de 1932, par le souci d’unification de l’échelle mélodique sur des valeurs « cohérentes », niant la diversité et la richesse des nuances liées aux idiosyncrasies locales. La tendance à la fixation s’étend à une production pourtant assujettie à la variabilité improvisative et ce, dans l’intention de la conserver en tant que patrimoine canonique unifié, noté grâce au système graphique occidental. Cette tendance à la lyophilisation des séquences traditionnelles a été paradoxalement aidée par une autre technique de conservation qui est l’enregistrement commercial sur 78 tours, qui a influencé l’écoute des générations de l’entre-deux guerres dans le sens de l’adoption de versions de référence pour des séquences originellement très improvisatives et de la vogue d’œuvres vocales plutôt légères se coulant parfaitement dans le moule du disque et de sa commercialisation, ouvrant la voie à la genèse de la musique de variété égyptienne, puis libanaise78. Cette fétichisation se double de l’adoption de grands effectifs vocaux et instrumentaux dans les performances courantes, en lieu et place du tat, ou consort vocal et instrumental de solistes improvisateurs, afin de mimer les orchestres européens.

73Ces mutations agissent en profondeur sur la poïétique qui est ainsi recentrée sur l’univers immanent du musicien arabe moderne, en rupture avec une tradition considérée par d’aucuns comme « périmée », entraînant une scission brutale entre les rôles de compositeur et d’interprète, à la manière de la musique romantique européenne, ou, plus simplement, de la musique de variété occidentale naissante. Consécration est rapidement faite de la notion d’œuvre musicale achevée avant sa performance, artificiellement collée aux séquences traditionnelles, désormais muséifiées79, mais néanmoins pertinente pour définir la production musicale arabe moderne.

74L’harmonie tonale fait son entrée dans le registre « Mamamouchi », chez des musiciens traditionnels égyptiens des années 1920, par le placage anecdotique d’accords de tonique et l’égrènement non moins anecdotique d’arpèges en plein milieu de phrasés à caractère traditionnel, comme chez Sayyid Darwīš, compositeur « romantique » égyptien, consacré par les écrits hagiographiques de la période nassérienne comme le fondateur de la « vraie » musique égyptienne, ou chez Muhammad Al-Qaabjī, à la fois compositeur moderniste et luthiste traditionnel.

75L’usage par des compositeurs égyptiens, libanais et syriens d’un langage harmonique tonal cohérent attendra le passage d’une autre guerre mondiale pour se réaliser et pour être intégré à des séquences se rattachant, souvent d’une manière épidermique, au système modal traditionnel. Les années 1920 et 1930 se contenteront de collages verticaux de surface, qui provoqueront cependant des mutations profondes sur le plan mélodique, dans la mesure où le mouvement mélodique de certaines compositions sérieuses de l’époque commence à singer les paradigmes de la musique tonale. De même, les modes à genres diatonique et chromatique80 sont de plus en plus employés, au détriment du genre zalzalien. Quant à la rythmique, elle opère des emprunts de plus en plus exogènes, au gré des valses et autres rumbas. Le champion en est le célèbre chanteur et compositeur égyptien Muhammad ‘Abd el-Wahāb, issu de l’école traditionnelle et pionnier du modernisme musical égyptien, sur le mode du patchwork hollywoodien.

L’impasse méditerranéenne de l’exotisme musical occidental

76Dans un article consacré à l’exotisme musical, Philippe Albèra réfère à une perspective moderniste le recours des compositeurs européens de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle aux traditions populaires régionales, aux traditions extra-européennes et à la musique médiévale européenne. La musique tonale harmonique, devenue au gré du temps la grande tradition musicale occidentale, s’est alors trouvée confrontée à un nouveau défi, l’œuvre moderne étant engagée dans un processus d’individualisation et de légitimation face à la déchirure qui se trouve :

« Entre la quête de ses fondements, qui ne sont plus “donnés”, et l’expression du présent, qui n’est plus liée à un consensus social. Autonome, privée de véritable fonction sociale, l’œuvre moderne cherche pourtant à s’inscrire dans la réalité historique »81.

77Si ce processus suit trois lignes évolutives parallèles et différenciées en Allemagne, France et Europe de l’Est, il consiste toujours en l’intégration à un système harmonique tonal, parfois poussé à ses frontières atonales, d’éléments syntaxiques exogènes. S’agissant d’emprunts rythmiques, de sonorités, la greffe peut sembler efficace du point de vue de la culture donneuse. Il reste que le problème se pose avec une plus grande acuité quant à la pertinence des emprunts mélodiques. Dans de nombreux cas, il s’agit d’un exotisme caricatural, consistant en l’introduction d’intervalles de seconde augmentée ou en l’usage de formules modales harmonisées, en guise de parfum importé d’un « ailleurs » tantôt temporel, le Moyen Âge européen, tantôt géographique : l’Orient de l’orientalisme, puis l’Orient de Hollywood, annonciateur de la world music.

78Même si plusieurs expériences syncrétistes, menées notamment et successivement par Claude-Achille Debussy, Béla Bartók et Olivier Messiaen, conduisent à un élargissement effectif de la palette expressive du système harmonique tonal et à la constitution d’une nouvelle modalité occidentale harmonisée, la pertinence de l’hybridation du point de vue des traditions donneuses de greffon modal reste à prouver. La gamme par tons, ou équihexatonique, debussyste, tout en s’inspirant vaguement des échelles indonésiennes équipentatonique (sléndro) et équiheptatonique (pélog) n’amène aucun plus du point de vue de la tradition javanaise (en dehors de sa reconnaissance internationale), quand bien même elle enrichit avantageusement la musique française. Encore eût-il fallu respecter les spécificités des éléments d’emprunt, notamment les intervalles structuraux, ce qui est rendu impossible par l’usage systématique du tempérament égal.

79Aussi la rencontre avec une altérité culturelle donnée conduit-elle l’exotiste musical européen à opérer un développement mélodique par construction de nouvelles structures qui rappellent d’une manière superficielle leurs homologues exotiques qui demeurent bien plus complexes que leurs succédanés occidentaux.

80En tout cas, l’exotisme musical tel qu’il est décrit par Albèra, semble avoir royalement ignoré le monde arabe, lui préférant l’Extrême Orient (non zalzalien), sauf pour quelques expériences anecdotiques dans le registre du Désert (1844) de Félicien David et de la bacchanale de Saint-Saëns. La trop grande complexité des échelles modales et l’incompatibilité du genre zalzalien avec le tempérament à douze demi-tons égaux ont dû constituer un butoir de taille pour les compositeurs orientalistes.

Conclusion

81Que l’on se situe du côté du darwinisme musical ou de l’orientalisme compositeur, l’application des schémas de l’harmonie tonale à des répertoires monodiques modaux évoluant à l’origine sur des échelles de genre zalzalien conduit, au niveau neutre, à l’éradication des spécificités qui font sens au sein du matériau traditionnel, sans pour autant réaliser une réinterprétation ou une réelle réification de ce dernier dans le contexte moderniste, du fait de la totale hétérogénéité des systèmes appelés à s’apparier entre eux. La question se pose avec la même acuité au niveau poïétique, étant donné que le passage brusque d’un cadre traditionnel privilégiant l’improvisation vers un cadre moderne fixant l’œuvre musicale, ne fait que fétichiser des bribes de phrasé fugace et bloquer le processus créatif, sans fournir de réelle compensation à cette perte. Le résultat en est généralement anecdotique, l’aporie de l’incompatibilité systémique musicale rendant stérile ce type de métissage.

82Ce constat amène la réflexion contemporaine sur les métissages musicaux à explorer deux nouvelles voies susceptibles de rendre fructueux le projet de syncrétisme trans-méditerranéen. Premier cas de figure : le métissage opère entre des expressions musicales orientales devenues modernes et les musiques occidentales actuelles. Autre option : l’appariement se fait entre les traditions musicales orientales actuelles et un Occident musical ayant renoué avec ses traditions.

83Si le premier sentier appartient encore au domaine de la musique-fiction, le second est déjà à l’œuvre. Il s’agit d’abord des chantiers visant à la revivification des monodies médiévales européennes par le biais de la réactivation des contacts et des échanges avec les traditions monodiques méditerranéennes (orientales et/ou méridionales) vivantes. Il s’agit aussi des liens de collaboration qui se tissent entre praticiens de traditions européennes monodiques vivantes et praticiens des traditions des autres rivages méditerranéens, de telle sorte qu’il semble désormais possible de faire circuler à nouveau la vitalité musicale entre ces territoires voisins.

Notes   

1  Roger Bastide, « Acculturation » in Encyclopædia Universalis, version CD-Rom 11, 2006.

2  Armand Mattelart, « Mondialisation et culture » in Encyclopædia Universalis, ibid. Voir également Viviane Naïmy, Marchés émergents, financement des PME et croissance économique : étude du cas du Liban, Zouk Mosbeh (Liban), NDU Press, 2003.

3  Musical transculturation, concept proposé et développé par Margaret Kartomi, « The Process and Results of Musical Culture Contact : a discussion of terminology and concepts », in Ethnomusicology 2, 1981, pp. 227-249, cité par Gabriele Maranci, « Le raï aujourd’hui : Entre métissage musical et world music moderne », in Cahiers de musiques traditionnelles, « Métissages », n° 13, Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 2000, pp. 139-149.

4 Sound group, concept proposé et développé par Tullia Magrini, « From music makers to virtual singers : new music and puzzled scholars » in David Gree, Ian Rumbold and Jonathan King (eds.), Musicology and Sister Disciplines : Past, Present and Future, London, Oxford University Press, 2000, cité par Maranci, op. cit.

5  Laura Leante, « Love you to : Un exemple de rencontre entre musique indienne et musique pop dans la production des Beatles », in Cahiers de musiques traditionnelles, « Métissages », n° 13,op. cit., pp. 103-118, p. 103. et Denis-Constant Martin, « Who’s afraid of the big bad world music ? (Qui a peur des grandes méchantes musiques du monde ?) », in Cahiers de musiques traditionnelles, « Nouveaux enjeux », n° 9, Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 1996, pp. 3-22, p. 3.

6  Jean Molino, « Fait musical et sémiologie de la musique », Musique en jeu n° 17, Paris, Seuil, 1975, pp. 37-52.

7  Pour les métissages plus récents, se reporter à Amine Beyhom, « Des critères d’authenticité dans les musiques métissées et de leur validation », article publié dans ce même numéro de Filigrane, pp. 63-91.

8  Israël Adler, « La musique juive : un voyage dans le temps », in Jean-Jacques Nattiez (ed.), Musiques. Une encyclopédie musicale pour le XXIe siècle, « Musiques et cultures », vol. 3,Arles, Actes Sud, 2005, pp. 204-258, p. 208. ; Lossky Nicolas, Essai sur une théologie de la musique liturgique. Perspective orthodoxe, Paris, Les Éditions du Cerf, 2003, p. 32 ; Hervé Roten, Musiques liturgiques juives : parcours et escales, Paris, Cité de la musique/Actes Sud, 1998, p. 30.

9  Israël Adler, « Histoire de la musique religieuse juive », in Encyclopédie des musiques sacrées, vol. I, Paris, Editions Labergerie, 1968, pp. 469-493, p. 473 et Hervé Roten, op. cit., p. 30.

10  Richard Hoppin, La musique au Moyen Âge, 2 volumes, traduction de Nicolas Meeùs, Liège, Mardaga, 1975, p. 45-46. ; Solange Corbin, l’Église à la conquête de sa musique, Paris, Gallimard, rééd. Kaslik, USEK, 1960-2000, p. 63. ; Amnon Shiloah, « Judaïsme et islam. Les monothéismes face à la musique », Jean-Jacques Nattiez, op. cit., pp. 358-385, p. 363. ; Folker Siegert, « Les judaïsmes au Ie siècle », in Aux origines du christianisme, Paris, Gallimard, Folio histoire, 2000, pp. 11-28, p. 21.

11  La seconde neutre est intermédiaire entre secondes mineure et majeures. Elle correspond à la notion fluctuante de trois-quarts de ton.

12  Nidaa Abou Mrad, « Échelles mélodiques et identité culturelle en Orient arabe », in Jean-Jacques Nattiez, op. cit., pp. 756-795.

13  Abraham Idelsohn, Jewish Music in Its Historical Development, New York, Dover Publications Inc, 1929-1992, Chapitre II.

14  Solange Corbin, op. cit., p. 60. ; Voir également Dom Jean Parisot, « Rapport sur une mission scientifique en Turquie d’Asie », in Nouvelles Archives des Missions Scientifiques, tome. IX, Paris, 1899.

15  Henri-Charles Puech, « Musique et hymnologie manichéennes », in Encyclopédie des musiques sacrées, vol. II, Paris, Editions Labergerie, 1969, pp. 354-386.

16  Père Louis Hage, Précis de chant maronite, Kaslik (Liban), Bibliothèque de l’Université Saint-Esprit de Kaslik, 1999, p. 65.

17  Saint Augustin, Confessions, IX, in Bibliothèque augustinienne (texte bilingue) vol. 12,, Paris, Desclée De Brouwer, 1975-1989, p. 71. ; Solange Corbin, op. cit., p. 136. ; Théodore Gérold, Les pères de l’Église et la musique, Genève, Minkoff Reprint, 1931-1973, p. 47.

18  Pierre Thomas Camelot, « Les chrétiens à Alexandrie : foyer de culture chrétienne » in Aux origines du christianisme, op. cit., pp. 496-498.

19  Joseph Gelineau, « Aux origines de la liturgie », in Encyclopédie des musiques sacrées, vol. II, op. cit., pp. 13-18, p. 16 et Egon Welletz, A History of Byzantine Music and Hymnography, London, Oxford University Press, 1961, p. 149-150.

20  Théodore Gérold, op. cit., p. 50-51. et Egon Wellesz, op. cit., p. 64-71.

21  Théodore Gérold, op. cit., p. 44-45. et Théodore Reinach, La Musique grecque, Paris, Payot/Éditions d’Aujourd’hui, 1926, p. 207-208.

22 Op. cit., p. 155-156.

23  Joseph Absi, L’hymnographie grecque et ses versions syriaque et arabe : la relation texte-musique, Beyrouth et Jounieh, Éditions Saint-Paul, 1990, chapitre II.

24  « Suivant qu’elle se fait dans l’amitié ou dans l’hostilité » (Roger Bastide, op. cit.).

25  Premier aspect zalzalien : T J J ; 2ème aspect zalzalien : J J T ; 3ème aspect zalzalien : J T J ; où T signifie ton majeur (9/8, 204 cents) et J signifie intervalle mujannab ou seconde mineure (12/11 – 151 c. ou 88/81 – 143 c) (Nidaa Abou Mrad, op. cit., 2005, pp. 756-795 et « Le legs musical noté par afiy a-d-Dīn al-Urmawī : approche systémique critique et transcription », in Nicolas Meeùs (éd.), Musurgia vol. XIII/1, Paris, 2006, pp. 41-61).

26  Comme si chaque structure modale tétracordale basique prenait appui sur l’un des degrés de la tétrade ré, midb, fa, sol. Cette typologie modale quaternaire se décline comme suit dans le cadre ecclésial : Protos : J J T ( zalzalien) ; Deuteros : J T J (midb zalzalien) ; Tritos : T T 3ce mineure (fa zalzalien) ; Tetratos : T J J (sol zalzalien) [midb : mi demi-bémol].

27  Egon Welletz, op. cit., p. 69-71.

28  Egon Welletz, op. cit., p. 70-72.

29  Pour un même parcours digital, définissant le genre intervallique, frette du médius de Zalzal (indiquant le genre zalzalien) vs frette de l’annulaire (indiquant le genre diatonique ditonique), quatre degrés fondamentaux sont possibles : la corde vide, la frette de l’index, la frette du médius de Zalzal, l’auriculaire, ce qui correspond en pratique aux quatre structures tétracordales basiques ecclésiales syriennes susmentionnées (Nidaa Abou Mrad, op. cit., 2005, pp. 756-795 et « Convergences et divergences entre les traditions musicales sacrées méditerranéennes », in Dieu et le droit à la différence, vol. 2, Kaslik-Liban, Université Saint-Esprit de Kaslik, 2006, pp. 127-158), mais prises dans la succession suivante (ut, ré, midb, fa) :

30  Abū al-Faraj al-Isfahānī (Xe siècle), Kitāb al-aġānī [Le livre des chants], vol. 3, réédition, Le Caire, Dār al-kutub al-Miiriyya, 1927-1974, p. 48.

31  Également cité, sous le nom de Mansūr ibn Sarjūn, par le même Livre des chants, comme compagnon du calife Yazīd premier.

32  Tonaire de Saint-Bénigne de Dijon, Ms H 159, Faculté de Médecine de Montpellier, plus ou moins attribué à Guglielmo da Volpiano (vers 966-vers 1031) [Guillaume de Fécamp].

33  Dès le Xe siècle, le traité Alia musica comporte des éléments en faveur du rattachement des 3ème et 4ème modes au genre chromatique. L’usage des altérations dans le sens de l’instauration de structures approchant ce genre est ensuite attesté en Occident, notamment dans le traité Lucidarium de Marchetto (1317).

34  Amnon Shiloah, Al-asan ibn Amad ibn ‛Alī al-Kātib : La Perfection des connaissances musicales, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1972, pp. 179-180.

35  Amine Beyhom, « Mesure d’intervalles : méthodologie et pratique sur des exemples de musiques traditionnelles », in Revue des traditions musicales du monde arabe et du pourtour méditerranéen, « Prolégomènes à une musicologie générale des traditions », n° 1, Publications de l’Université Antonine, 2007.

36  Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, Aubier, 1944.

37  Nicolas Lossky, op. cit., p. 17-34.

38  Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, Paris, Aubier, 1958-1993 et Histoire de la philosophie islamique, Paris, Éditions Gallimard, 1964-1974-1986.

39  Jean During, « Question de goût : L’enjeu de la modernité dans les arts et les musiques de l’Islam », in Cahiers de musiques traditionnelles, « Esthétiques », n° 7, Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 1994, pp. 31-32.

40  Jean During, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical, Paris, Verdier, 1994, p. 33.

41  Jean During, op. cit., p. 63-64.

42  Frédéric Lagrange, « Une relecture du legs de l’école khédiviale », communication inédite au Congrès de l’Académie de Musique Arabe, Kaslik-Liban, Université Saint-Esprit de Kaslik, 1999.

43  François Picard, « La tradition comme réception et transmission (Qabala et Massorèt) », in Jacques Viret (éd.) Approches herméneutiques de la musique, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p. 231.

44  Voir Paul Khoury, Islam et Christianisme dialogue religieux et défi de la modernité, Beyrouth, 1973-1997, disponible via www.jkhoury.free.fr/pkhoury

45  Marie-Dominique Chenu, « Thomas d’Aquin (1224 ou 1225-1274) » in Encyclopædia Universalis, op. cit.

46  Henry Corbin, op. cit., 1964-1974-1986.

47  Warren Zev Harvey, « Maimonide (Moïse) 1135 ou 1138-1204 » in Encyclopædia Universalis, op. cit.

48  Amnon Shiloah, « Notions d’esthétique dans les traités arabes sur la musique », Cahiers de musiques traditionnelles, « Esthétiques », n° 7, op. cit., pp. 51-58, p. 55.

49  Jean During, op. cit., p. 39-41.

50  Chailley, op. cit., p. 90. Voir également Marie-Noël Colette, Marielle Popin et Philippe Vendrix, Histoire de la notation du Moyen Âge à la Renaissance, Paris, Minerve, 2003, p. 21.

51  « L’hétérophonie désigne la superposition et le chevauchement de différentes versions d’une même mélodie » (Frédéric Lagrange, Musiques d’Égypte [livre accompagné d’un CD anthologique], Paris, Cité de la Musique/Actes Sud, 1996, p. 98.).

52 Ibid., pp. 49-68.

53  Voir Bernard Lortat-Jacob, « Improvisation : le modèle et ses réalisations », in Bernard Lortat-Jacob (éd.) L’improvisation dans les musiques de tradition orale, ouv. coll., Paris, SELAF, 1987, pp. 45-59, p. 58 et Nidaa Abou Mrad, « Formes vocales et instrumentales de la tradition musicale savante issue de la Renaissance de l’Orient arabe », in Cahiers de musiques traditionnelles, « Formes musicales », n° 17, Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 2004, pp. 183-215, p. 197.

54  Jacques Chailley, op. cit., p. 241.

55  Décrétale Docta sanctorum du Pape Jean XXII, in Jacques Chailley, op. cit., p. 244-245.

56  Jacques Chailley, La musique et son langage, Paris, Editions Aug. Zurfluh, 1996.

57  Jean During, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical, op. cit., p. 107.

58  Walter Feldman, Music of the Ottoman Court, Makam, Composition and the Early Ottoman Instrumental Repertoire, Berlin, Verlag für Wissenschaft und Bildung, 1996.

59  Voir Mahmoud Guettat, La musique classique du Maghreb, Paris, Sindbad, 1980. ; Christian Poché, La musique arabo-andalouse, Paris, Cité de la Musique/Actes Sud, 1995.

60  Ahmed Kudsi Erguner, « Alla turca – alla franca : les enjeux de la musique turque », Cahiers de musiques traditionnelles, « Musiques et pouvoirs »,n° 3, Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 1990, pp. 45-56, p. 47.

61  Ce terme désigne la période qui s’étend de la campagne d’Égypte (1798) et du règne de Muhammad ‛Alī Pacha (1805-1848) à l’entre-deux guerres (Albert Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age 1796-1939, London, Oxford University Press, 1962).

62 Ibid.

63  Miā’īl Maššāqah, A-r-Risālt a-š-šihābiyya fī ’inā‘a al-mūsīqiyya [Épître à l’Émir Chehab, relative à l’art musical], édition et commentaires du Père Louis Ronzevalle, Beyrouth, Imprimerie des Pères jésuites, 1899 (1840).

64  « École [de la Naha] doit être compris ici dans le sens de communauté esthétique et stylistique dans la composition et l’interprétation » (Frédéric Lagrange, op. cit., pp. 76-77). La mouvance d’al-āmūlī comprend notamment les chanteurs et compositeurs Muammad ‛Umān, Yūsuf al-Manyalāwī, Salāma igāzī, le joueur de qānūn Muammad al-‛Aqqād, le violoniste Ibrahim Sahlūn et le joueur de nāy Amīn al-Buzarī. Hormis āmūlī et ‛Umān, des anthologies d’enregistrements 78 tours de ces artistes ont été republiées en CD au cours des vingt dernières années (Ocora Radio France et Club du Disque Arabe).

65  Nidaa Abou Mrad, « Formes vocales et instrumentales de la tradition musicale savante issue de la Renaissance de l’Orient arabe », op. cit., pp. 183-215 et Frédéric Lagrange, op. cit., 1996, chapitre III.

66  Schéhérazade Q. Hassan, « A-d-dīniy wa-d-dunyawī fī al-mūsīqā khilāl al-‛ar al-Umānī al-muta’akhir fī al-‛Irāq, al-Mullā ‛Umān al-Mawilī namūdajan [Le religieux et le profane en musique en Iraq à la fin de l’époque ottomane, le modèle du Mullā ‛Umān al-Mawilī], in Nidaa Abou Mrad (éd.), A-n-naha al-‘arabiyya wa-l-mūsīqā : ayār a-t-tajdīd al-muta’sil [La renaissance arabe et la musique : l’option de la rénovation enracinée], Amman, publications de l’Académie Arabe de musique, 2002.

67  Jean During, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical,op. cit., pp. 108 et pp. 220-229.

68  Par une assimilation de la tierce majeure « juste » à une quarte diminuée pythagoricienne, dans la continuité de l’école systématiste du XIIIe siècle (Nidaa Abou Mrad, « Le legs musical noté par afiy a-d-Dīn al-Urmawī : approche systémique critique et transcription », op. cit., pp. 41-61).

69  Jean During, Quelque chose se passe : le sens de la tradition dans l’Orient musical, op. cit., p. 194.

70  Dimitri Giannelos, La musique byzantine, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 61.

71  Nidaa Abou Mrad, « Échelles mélodiques et identité culturelle en Orient arabe », in op. cit., pp. 783-784.

72  Frédéric Lagrange, Musiques d’Égypte, op. cit., p. 143.

73  Walter Feldman, « Ottoman Music », livret du coffret CD Ottoman Turkish music anthology, Istanbul Metropolitan Municipality, s.d., p. 11.

74  Cité par Ahmed Kudsi Erguner, « Alla turca – alla franca : les enjeux de la musique turque », Cahiers de musiques traditionnelles, « Musiques et pouvoirs », n° 3, op. cit., pp. 45-56, p. 48.

75  Cette attitude anachronique est toujours d’actualité. Voir Amine Beyhom, « Des critères d’authenticité dans les musiques métissées et de leur validation », op. cit.

76  Jihad Racy, « Historical Worldviews of Early Ethnomusicologists : An East-West Encounter in Cairo, 1932 » in Ethnomusicology and Modern Music History, Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1991, p. 82-83.

77  Christian Poché, « De l’homme parfait à l’expressivité musicale : Courants esthétiques arabes au XXe siècle » in Cahiers de musiques traditionnelles, « Esthétiques » n° 7, op. cit., pp. 59-74, pp. 69-72.

78  Frédéric Lagrange, Musiques d’Égypte, op. cit., pp. 101-117.

79  Frédéric Lagrange, ibid.

80  Un chromatisme demi-tonal lui-même acculturé, selon Amine Beyhom, op. cit.

81  Philippe Albèra, « Les leçons de l’exotisme », Cahiers de musiques traditionnelles, « Nouveaux enjeux », n° 9, Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 1996, pp. 53-84, p. 55.

Citation   

Nidaa Abou Mrad, «Compatibilité des systèmes et syncrétismes musicaux :», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et globalisation, mis à  jour le : 16/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=170.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Nidaa Abou Mrad

Nidaa Abou Mrad est directeur de l’Institut Supérieur de Musique de l’Université Antonine au Liban. À son actif musicologique : une douzaine d’articles scientifiques parus dans des encyclopédies (Einaudi, Actes Sud), des revues spécialisées et des actes de colloques, et l’édition de deux ouvrages musicologiques collectifs. À son actif musical (en tant que violoniste arabe et compositeur) : une quinzaine de CD, dont la recréation de pièces de l’époque Abbasside d’après leur notation alphabétique dans la collection Inédit.