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Márta Grabócz, Narratologie musicale, topiques, théories et stratégies analytiques
Paris, 2021, éditions Hermann, collection GREAM, 568 pages.

Isotta Trastevere
décembre 2022

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.1368

Résumés   

Résumé

Ce livre restitue l’ampleur internationale et l’actualité du mouvement narratologique, né dans les années 1980 et initié par quelques musicologues comme Daniel Charles et Eero Tarasti. Il s’articule en deux parties, la première se concentre sur la description de théories des topiques et de théories de la narrativité et la deuxième regroupe les propositions d’analyse d’œuvres et en expose les différentes stratégies analytiques. Les articles rendent compte de nombreux modèles narratifs utilisés en narratologie et l’ensemble des analyses privilégient les faces cachées du récit, le sens intrinsèque des œuvres plutôt que leur narrativité « évidente ».

Abstract

This book reports the international scope and topicality of the narratological movement, born in the 1980s and initiated by a few musicologists such as Daniel Charles and Eero Tarasti. It is divided into two parts, the first focuses on the description of theories of topics and theories of narrativity and the second brings together the proposals for the analysis of works and exposes the different analytical strategies. The articles report on many narrative models used in narratology and the analysis presented favor the hidden sides of the discourse, the intrinsic meaning of the works rather than their « evident » narrativity.

Index   

Index de mots-clés : Narratologie, musique, analyse, signification, sémiotique, sens.

Texte intégral   

1. La structure du livre

1Ce recueil d’articles s’articule en deux parties, la première se concentre sur la description de théories des topiques et de théories de la narrativité et la deuxième regroupe les propositions d’analyse d’œuvres et en expose les différentes stratégies analytiques. L’introduction de cet ouvrage est très efficace et permet une vraie mise en perspective des articles. La présentation de dialogues virtuels entre les écoles nationales, dont les échanges ne sont pas toujours évidents, et la contextualisation des approches analytiques, en référence aux théories expliquées, font de cet état des lieux de la narratologie un outil musicologique précieux. Ce livre restitue l’ampleur internationale et l’actualité de ce mouvement musicologique, né dans les années 1980 et initié par quelques musicologues comme Daniel Charles et Eero Tarasti. La sémiotique musicale et la narratologie font jaillir des questions musicologiques fondamentales qui sont exposées dans les articles. Les questions de la signification et de la pertinence de l’application du modèle sémiotique et narratif à l’analyse musicale sont largement abordées dans l’ouvrage.

2. Partie I. Théorie des topiques, théories de narrativité

2La théorie des topiques décrite dans sa dimension historique et théorique par Kofi Agawu et Nicholas McKay en ouverture du livre, démontre la « vaste palette de gestes expressifs » que peut offrir cette théorie. Ce sont des formes symboliques de la musique, qui supposent une objectivité et peuvent « donner accès au contenu de vérité »1. Certains auteurs questionnent l’analogie entre musique et langage verbal. Vladimir Karbusicky pose la question de la pertinence d’appliquer le « système sémiotique verbal de relations à la musique »2. Sa démarche intègre ainsi la sémiotique de Peirce à l’analyse musicologique et s’ouvre vers une approche plus pragmatique. « Attacher la musique aux schémas de la théorie de la communication ne contribue pour ainsi dire en rien à la théorie des significations ».3 Werner Wolf met en évidence le rapport entre texte et réalité en soulignant l'intermédialité du récit. Il attribue à la narrativité un caractère cognitif et la notion de récit devient alors indépendante de celle du récit exprimé par le langage et ne peut exister qu’en relation à l’auditeur : « il exige plutôt une réalisation dans l’esprit des destinataires »4.

3De fil en aiguille, après avoir clarifié que la narrativité n’est pas nécessairement présente dans l’œuvre mais correspond aussi à l’activité de l’auditeur et qu’elle a des origines pré-linguistiques, les articles approfondissent le caractère temporel de la narrativisation en tant qu’expérience. Cet aspect est souligné dans les articles de Raymond Monelle et Danièle Pistone. L’école anglo-saxonne est alignée dans ce cas avec celle française, représentée dans l’ouvrage par l’article de Danièle Pistone. La musicologue à son tour observe l’activité de l’auditeur et emprunte la notion « d’effet de vie » de M.-M. Münch, l’effet de récit provoqué par la suite d’événements sonores. Non seulement le récit musical est une « narrativité intérieure », mais nous constatons aussi que notre manière de saisir la réalité, et aussi le phénomène musical, est très influencée par la perception du temps. Raymond Monelle le met en évidence en empruntant les mots de Paul Ricœur : « le temps devient un temps humain, dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif »5. Notre capacité d’appréhender le temps est marquée par la causalité et la narrativité représente la façon dont nous créons la continuité du phénomène que l’on vit. Le modèle narratif serait-il à la base de tout processus actif de réception ou constitue-t-il une manière parmi d’autres d’interpréter la réalité ? La réponse que donne cet ouvrage à la première question est affirmative.

4Certains auteurs se servent de modèles dramatiques et littéraires d’analyse comme Fred Everett Maus qui se base sur le schéma ternaire du récit idéal de Todorov, d’autres en étudient les degrés de pertinence comme Hatten avec son modèle de graduation de la fonction narrative. Eero Tarasti analyse la Fantaisie en ré mineur pour piano, KV 397 (1782) de Mozart en différenciant trois types de narrativité : conventionnelle, organique, et existentielle. La réflexion est poussée jusqu’au point critique : l’article de Lawrence Kramer met en évidence la tendance de la littérature et de la musique du XXe siècle à créer des processus antinarratifs. « Le récit moderne ne raconte que l’histoire de son propre effondrement »6. La narrativité se situe bien au de-là du récit littéraire, elle représente l’effort humain de comprendre la réalité environnante, et cela même face à des structures antinarratives. Dans ce décalage entre la volonté de fragmenter le récit dans la création (à partir du XXe siècle) et celle d’unifier, de narrativiser dans l’analyse, nous retrouvons la notion d’insaisissable. Les auteurs des articles nous en offrent quelque solution conceptuelle pour tenir compte de cet aspect, et ne pas oublier qu’en musique nous avons à faire avec un phénomène vivant, qui dépasse tout modèle donné a priori. Danièle Pistone utilise la notion d’approche latérale où « l’effet narratif sera lié à la perception sensible et intellectuelle de l’auditeur »7. Vladimir Karbusicky trouve une issue dans la figure de style de la métaphore : « des formes non conceptuelles, car c’est seulement ainsi qu’elles sont capables de saisir les nuances des “humeurs” inexprimables, des atmosphères indéfinies et diffuses »8.

3. Partie II. Stratégies analytiques, stratégies narratives

5Les articles de la deuxième partie du livre mettent en œuvre les stratégies analytiques basées sur les modèles théoriques cités, parfois en nous offrant des démarches doubles, comme celle d’Hermann Danuser et Michael Klein, qui développent une analyse narrative et formelle des œuvres. L’ensemble des analyses exposées privilégient ainsi les faces cachées du récit, le sens intrinsèque des œuvres plutôt que leur narrativité « évidente ». La signification se situe plutôt dans les revers du discours musical ; ainsi József Ujfalussy analyse des topiques d’œuvres de Mozart et souligne l’impossibilité de restituer par des « types » la profondeur et la richesse de « l’art vivant » du maître, puis Luis Ángel De Benito avance l’hypothèse d’un « thème-ombre », « un procédé de dérivation d’un thème vers son ombre opposée »9 chez Chopin. Du point de vue poïétique, Xavier Hascher affirme que le sens narratif qui se dégage de la structure musicale ne coïncide pas forcément avec cette dernière. Il analyse le premier mouvement de la Symphonie inachevée de Schubert et identifie ainsi un niveau manifeste et un niveau latent, en reprenant la distinction établie par Freud à propos des contenus du rêve. Le niveau latent est un « anti-parcours »10, un non-écoulement, il est responsable du surgissement de moments de crises qui caractérisent l’œuvre.

6Est-ce qu’une stratégie d’analyse narrative peut servir pour toutes les œuvres de toutes les époques ? Philippe Lalitte démontre la pertinence de la théorie des topiques pour l’analyse d’œuvres électroacoustiques et mixtes comme Advaya (1994) de Jonathan Harvey. Il précise également que le terme de narrativité ne signifie « nullement que les œuvres racontent une histoire, mais qu’elles sont susceptibles de délivrer leur signification et leur structure temporelle »11 à l’aide de la sémiotique.

4. Conclusion

7Il reste à voir comment cette musicologie pourrait nous aider à comprendre les œuvres qui présentent une narrativité organique « qui ne segmente pas nécessairement selon les programmes narratifs et les fonctions proppiennes de la narrativité conventionnelle »12, ou qui se basent sur la notion d’écoulement : « ce mouvement fluide n’est ni dirigé vers un but, ni guidé par la probabilité ou la nécessité »13, comme par exemple les œuvres contemporaines électroacoustiques qui n’ont pas de traits morphologiques saillants (l’auteure de ces lignes est impliquée dans ce type de musique, donc elle se pose la question). L’étude de l’écoute et de la narrativisation en tant qu’expérience temporelle paraissent ainsi les voies les plus pertinentes à développer, pour répondre à l’exigence collective de se situer face à la multitude de genres et de modes de réception de la musique.

Notes   

1 Kofi Agawu, « La théorie des topiques : bilan, critiques et perspectives », in Márta Grabócz (éd.), Narratologie musicale, topiques, théories et stratégies analytiques, Paris, éditions Hermann, 2021, p. 59.

2 Vladimir Karbusicky, «  La signification en musique : une métaphore ? » in ibidem, p. 108.

3 Ibidem, p. 116.

4 Werner Wolf, « Narrativité et musique instrumentale. Une approche narratologique et prototypique d’un problème délicat », in ibid., p. 125.

5 Paul Ricœur in Raymond Monelle, « La Narratologie musicale en débat » in ibid., p. 149.

6 Lawrence Kramer, « Retrait et réapparition du : récit comme objet dans la musique moderne », in ibid., p. 223.

7 Danièle Pistone, « Pour une narrativité latérale de la musique », in ibid., p.29.

8 Vladimir Karbusicky, « La signification en musique : une métaphore ? » in ibid., p. 110.

9 Luis Ángel De Benito, « La question du thème-ombre chez Chopin. Analyse du premier mouvement de la sonate nº 2 en si bémol mineur (Op.35) », in ibid., p.396.

10 Xavier Hascher, « Anti-parcours et non-narration dans le premier mouvement de la Symphonie inachevée de Schubert », in ibid., p. 380.

11 Philippe Lalitte, « Narrativité de la musique mixte : une topo-analyse d’Advaya de Jonathan Harvey », in ibid., p.520.

12 Eero Tarasti, « Les trois types de narrativité et la Fantaisie en ré mineur de Mozart », in ibid., p. 341.

13 Lawrence Kramer, « Retrait et réapparition du : récit comme objet dans la musique moderne », in ibid., p. 229.

Citation   

Isotta Trastevere, «Márta Grabócz, Narratologie musicale, topiques, théories et stratégies analytiques», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Comptes-rendus, Musique et design sonore dans les productions audiovisuelles contemporaines, Numéros de la revue, mis à  jour le : 12/12/2022, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=1368.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Isotta Trastevere

Compositrice et artiste sonore, elle réalise une thèse en recherche-création sur la temporalité des arts sonores au sein du laboratoire PRISM (Université Aix-Marseille) en cotutelle avec l’Université de Turin. Elle travaille sur la notion de temps vécu dans la musique qui n’a pas de support écrit à la création et qui ne se base pas sur des modèles a priori. Engagée dans la démocratisation des pratiques sonores en 2019, elle fonde avec un collectif d’artistes Radio Nunc, radio web indépendante de création sonore. Artiste, doctorante PRISM, AMU et UNITO, France et Italie. isottatrastevere@gmail.com isottatrastevere.com.