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Stillstellung
État d’exception et dialectique immobile dans les dernières œuvres de Luigi Nono

Laurent Feneyrou
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.133

Résumés   

Résumé

« La pensée n’est pas seulement faite du mouvement des idées, mais aussi de leur blocage [Stillstellung]. Lorsque la pensée s’immobilise soudain dans une constellation saturée de tensions, elle communique à cette dernière un choc qui la cristallise en monade », écrivait Walter Benjamin dans ses thèses « Sur le concept d’histoire ». L’article étudie cette immobilisation de la pensée et de l’engagement artistique à travers les conséquences d’une situation politique (l’agitation étudiante puis terroriste dans l’Allemagne du début des années soixante-dix), l’état d’exception, inscrit dans le dialogue entre Carl Schmitt et Walter Benjamin, et leur convergence sur le Prometeo de Luigi Nono et son projet inachevé Stammheim – Non un mistero – Infinito.

Abstract

In his theses On the Concept of History Walter Benjamin wrote, “Thinking involves not only the flow of thoughts, but also their immobilization [Stillstellung]. Where thinking suddenly stops in a configuration pregnant with tensions, it gives that configuration a shock, by which it crystallizes into a monad.” The present article examines the immobilization of thinking and of artistic engagement occasioned by the consequences of a political situation (the German student riots and subsequent terrorism in the early seventies) or state of emergency as found in the dialogue between Carl Schmitt and Walter Benjamin; it will also study their influence on Luigi Nono’s Prometeo and on his unfinished project Stammheim – Non un mistero – Infinito.

Index   

Texte intégral   

Transforme et rappelle/Transgresse et refonde
Lance un éclair/Et il est dans le désert invincible
Massimo Cacciari, Prometeo, « Second stasimon »

1

1Le 2 juin 1967, un étudiant, Benno Ohnesorg, est tué par la police lors d’une manifestation organisée par le SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund), à Berlin, contre la visite du Shah d’Iran. Dans la nuit du 2 au 3 avril 1968, des bombes de fabrication artisanale explosent dans deux grands magasins de Francfort, le Kaufhof et le Kaufhaus Schneider. Ulrike Meinhof, éditorialiste du mensuel Konkret, affirme que la nouveauté de ces attentats tient à leur rupture avec la légalité. Vite arrêtés, les incendiaires, Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Thoward Proll et Horst Söhnlein, sont condamnés le 31 octobre à trois ans de prison ferme à l’issue d’un procès au cours duquel ils déclarent avoir voulu allumer un fanal pour le Vietnam et contre le cynisme de la société de consommation – la « terreur de la consommation », écrit Meinhof. Ils bénéficieront d’une liberté provisoire après quatorze mois de détention, le 13 juin 1969, avant que le jugement ne soit confirmé en appel – Baader et Ensslin, refusant de se rendre aux autorités, choisissent alors la clandestinité. Arrêté le 4 avril 1970 lors d’un contrôle routier, Baader est libéré par un commando armé le 14 mai. Dans la revue agit 883, apparaît, le 22 mai, le sigle RAF, Rote Armee Fraktion, groupe de guérilla urbaine fondé par Baader, Ensslin, Meinhof, l’avocat Horst Mahler et des militants de la nouvelle gauche, issue des mouvements étudiants1.

2Moins de deux mois avant le double attentat de Francfort, le 17 février 1968, un congrès international contre la guerre du Vietnam se réunissait à Berlin, à l’initiative du SDS. Y participèrent des étudiants, des syndicalistes d’IG Metall et des intellectuels d’Allemagne et d’autres pays, parmi lesquels Luigi Nono2. Sous l’influence des écrits de Herbert Marcuse, les thèmes en furent la révolution, le lien entre étudiants et ouvriers, et la lutte contre le colonialisme et le capitalisme, dont l’université reconduirait l’organisation sociale et politique. Le lendemain, une manifestation, qu’un tribunal venait d’autoriser contre l’avis du maire de Berlin, envahissait les rues où flottèrent drapeaux rouges et portraits de Lénine, de Rosa Luxemburg ou d’Ernesto Che Guevara et où retentirent L’Internationale et des chants révolutionnaires. Le 11 avril 1968, sur le Kurfürstendamm, Josef Erwin Bachmann, fasciné par Hitler et encouragé par le meurtre de Martin Luther King, tire à trois reprises sur Rudi Dutschke, porte-parole du SDS se réclamant d’un marxisme révolutionnaire3. À Berlin, à Hambourg, à Francfort ou à Munich, de violentes manifestations dénoncent le Axel-Springer-Verlag, tenu pour responsable de cette tentative d’assassinat, en raison de ses campagnes contre les intellectuels, contre la « terreur » semée par les étudiants, contre « ces fainéants, ces communistes qui vivent à nos frais et ne s’occupent que de folies comme le Vietcong ou le guévarisme ». La distribution des journaux du groupe, dont le populaire Bild, est bloquée dans plusieurs villes où les contenus de ses camions de livraison sont incendiés, et les affrontements entre les manifestants et les forces de l’ordre, qui opèrent à coups de matraque, avec des canons à eau et, pour une part, à cheval, se soldent à Munich par deux morts. Lors d’une séance extraordinaire du Bundestag, le ministre de l’Intérieur qualifie le SDS d’organisation anticonstitutionnelle. Les manifestations se succèdent et des poursuites judiciaires sont systématiquement engagées contre les participants, qu’ils se soient livrés ou non à des actes de vandalisme. Dans ce contexte, le 24 juin 1968, une coalition entre démocrates-chrétiens et sociaux-démocrates vote une loi d’intégration de la constitution (Gesetz zur Ergänzung des Grundgesetzes) réintroduisant l’état d’exception, défini comme « état de nécessité intérieure », innere Notstand, relativement non seulement au maintien de la sécurité et de l’ordre public, mais aussi à la défense de la « constitution démocratico-libérale4 ».

3Theodor W. Adorno, qui avait dû affronter, en janvier 1968, une violente polémique, notamment de Hannah Arendt, contre son édition des écrits et de la correspondance de Walter Benjamin5, signe un appel, publié dans l’hebdomadaire Die Zeit, exigeant une enquête sur les causes sociales de l’attentat contre Dutschke, partant sur la manipulation de l’opinion par le Axel-Springer-Verlag, et rédige un bref article, « Gegen die Notstandgesetze6 », dans lequel, non sans avoir rappelé le fameux article 48 de la Constitution de Weimar réglementant la suspension de certains droits fondamentaux (Grundrechte) dans les situations où la sécurité et l’ordre public seraient gravement menacés7, il écrit tenir les lois d’exception pour une question politique – excluant leur dimension juridique. Les intentions autoritaires et les tendances de la réaction, ou de la restauration, s’y trouvent renforcées : l’« évidement graduel jusqu’à présent de la démocratie » (die bislang allmähliche Aushöhlung der Demokratie) et le cynisme à l’égard des droits fondamentaux deviennent légaux. Il en est de l’état d’urgence comme de l’appétit : il vient en mangeant, raille Adorno. Aussi l’opposition à ces lois doit-elle être résolue. À la limite entre le droit public et le politique, l’état d’exception, dans son étroite relation à la guerre civile, à l’insurrection et à la résistance, légitime ce qui serait autrement illicite, légalise ce qui ne saurait avoir de forme légale, rendant indistinctes la transgression de la loi et son exécution. Rien ne garantit alors la sauvegarde de la Constitution, les institutions encourant le risque d’être transformées en système totalitaire8. Or, Adorno ne pouvait ignorer la thèse VIII « Sur le concept d’histoire » de Benjamin :

« La tradition des opprimés nous enseigne que l’“état d’exception” dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consiste à instaurer le véritable (wirklich) état d’exception ».

4Ausnahmezustand, état d’exception, écrit Benjamin. Notstand, état d’urgence, Ausnahmefall, cas d’exception, ou Notfall, cas de nécessité, utilisent aussi la terminologie allemande et l’œuvre de Carl Schmitt. Vide ou arrêt du droit, désormais technique de gouvernement, l’état d’exception est un espace dont l’enjeu est, selon les termes de Giorgio Agamben, une « force de loi sans loi ». La violence qui s’y exerce ne conserve pas simplement le droit, ni ne le fonde, mais le conserve en le suspendant, et le fonde en s’en excluant. De l’état d’exception, de sa version historique en RFA, à la fin des années 1960, et de son devenir social et politique dans l’œuvre dernière de Luigi Nono, cet article est l’objet.

2

5À l’été 1975, entre les deux versions de sa seconde action scénique Al gran sole carico d’amore (1972-1974, révision en 1977) sur les échecs de la Commune de Paris, de la révolution russe de 1905 et des mouvements de libération sud-américains et asiatiques, échecs où se devine déjà la ruine de l’Histoire en son sens de progrès, Nono entreprend la composition de Prometeo, « tragédie de l’écoute », sur un livret de Massimo Cacciari. Tragique est ce Prometeo (1981-1985), dans son renoncement aux rôles, à l’intrigue et au plateau, dans sa dislocation des personnages, confiés tantôt à des solistes tantôt au chœur, dans les scissions ou l’effacement du livret et du chant, et dans l’avènement d’une scène de la pensée. Chez Cacciari, le genre renvoie à la notion de décision :

« Tragique, en son essence, est l’action qui ne se présente pas comme une simple succession de mouvements et qui, de même qu’elle n’adhère pas à une loi déjà bien établie, qui pourrait en être la cause, n’est sous-tendue par aucune finalité. Tragique est cette action qui correspond à une décision singulière et irrévocable, à l’événement qui décide intégralement du destin de la personne. La tragédie classique l’appelle drân. Le mot drame, qui signifie succession, mouvement, narration de moments, en constitue une traduction parfaitement infidèle9. »

6Non drame musical, non Worttondrama, Prometeo s’abîme au cœur de l’instant décisif. Il nous faut alors revenir au débat entre Benjamin et Schmitt autour de l’état d’exception, de la décision et de la souveraineté, l’Origine du drame baroque allemand de Benjamin ayant été le livre de référence pour une philosophie du tragique, lors de la composition du Prometeo10, dont le modèle s’avère donc décisionniste, et non normativiste, selon la terminologie de Schmitt.

7Schmitt, soucieux de réaffirmer l’éminence de l’État, et critique à l’égard du libéralisme dont le parlementarisme fuirait la décision fondatrice de l’ordre et de la souveraineté, écrit dans sa Théologie politique : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle11. » « Souverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet » – über désignant celui qui décide de la situation exceptionnelle, de son commencement et de sa fin, de la mise en suspens de l’ordre établi dans sa totalité, quand subsiste l’État et recule le droit, rendant ainsi irréductibles la décision et la norme, et celui qui décide dans la situation exceptionnelle en quoi consistent l’intérêt et le salut de l’État, la sécurité et l’ordre public, la sûreté… Entre la souveraineté, en son essence monopole de la décision, dont Schmitt souligne l’origine théologique, et l’état d’exception, par lequel le souverain établit la situation dont la norme juridique a besoin pour entrer en vigueur, se tient la décision qui les relie. Dans l’Origine du drame baroque allemand, le souverain, tenant le cours de l’histoire dans sa main, « comme un sceptre », est tout autre : « Si le concept moderne de la souveraineté finit par attribuer au prince le pouvoir exécutif suprême, celui de l’époque baroque dérive d’un débat sur l’état d’exception et assigne au prince comme fonction principale le soin d’éviter cet état12 », écrit Benjamin, citant, en l’amendant, la Théologie politique de Schmitt. Il ne s’agit plus ici de décider (entscheiden), mais d’éviter, voire de disqualifier (ausschliessen) l’état d’exception, effet d’une guerre ou d’une révolution, par lequel le prince est destiné à exercer une dictature : le souverain baroque doit donc, en décidant de l’état d’exception, ou plutôt en l’évitant, l’exclure du nomos, de l’ordre juridique. En outre, cette théorie puise non au miracle, comme chez Schmitt où l’état d’exception résulte d’une décision du souverain comme le miracle résulte en théologie de la volonté divine, mais à la catastrophe. Aussi, dans le Trauerspiel, littéralement jeu de deuil, de désolation ou de tristesse, ce drame baroque distinct de la tragédie classique, antique ou moderne, nul n’échappe à l’immanence, ni le tyran, ni le martyr, pas même Prométhée. Face à une scène sécularisée, où l’accent porte sur la dimension terrestre des choses, nous faisons l’expérience radicale du temps, ici-bas, comme aliénation fondamentale. Au sein de l’eschatologie baroque, l’eschaton reste immanent ou, comme l’écrit admirablement Benjamin, dans l’« exaltation retardatrice de la transcendance » :

« L’au-delà est vidé de tout ce qui porte la moindre trace d’un souffle de vie terrestre ; le baroque lui enlève et s’approprie une foule de choses qui échappaient traditionnellement à toute figuration et, à son apogée, il les exhibe en plein jour, sous une forme drastique, afin que le ciel une fois déserté, vide de son contenu, soit un jour en état d’engloutir la terre dans une catastrophe violente13. »

8Une telle eschatologie, évidée, brise la correspondance schmittienne entre souveraineté et transcendance et donne vie à une théorie de l’irrésolution. Distinguant le pouvoir souverain de la capacité à régner, le prince, seul apte à décider de l’état d’exception, se trouve à la première occasion sous la lumière crue de son impuissance, de ses résolutions changeantes et de ses caprices, brusqué par une tempête d’affects. Entre la couronne et son exercice s’ouvre une béance qu’aucune décision n’est désormais en mesure de combler.

9Dans ses dons aux hommes, puis dans le renouvellement de la blessure, Prométhée, ondoyant entre vie et mort, défie le pouvoir de l’Olympe et démontre la tyrannie de ses interprètes Kratos et Bia, dont le mutisme impose à sa victime un silence qui parfait sa défaite – est-ce d’ailleurs un hasard si le texte de la « Première île » de Prometeo est tu, comme tout entier sous le signe de Violence ? Un tel silence rejette le soupçon sur l’instance dominatrice : Kratos et Bia assaillent Héphaistos dans sa tâche ingrate, celle de clouer le fils de Téthys par des nœuds indestructibles à la roche immobile. Prométhée, pourtant, n’a pas failli. Enchaîné, il lutte encore et témoigne de l’innocence des technai et de la violence de Zeus. La « Première île » tient à la mise en évidence du politique comme tenant précisément à l’homogénéité de la violence et du droit, de bia et de dikè, car la justice ne devient justice de droit, ou en droit, qu’en en appelant à la force dès son premier instant. Zeus, le souverain en marge de l’ordre juridique usuellement en vigueur tout en lui étant soumis, et auquel il appartient de décider de la suspension de toute constitution, est le point d’indifférence entre cette violence et ce droit, le seuil où la violence se transforme en droit et le droit en violence. Alors Prométhée sait ce que Zeus ignore, les technai desquelles il a fait don, et Zeus sait ce que Prométhée ignore, la peine, le châtiment. « Crois-tu/Que ton feu est tout-puissant ? », rappelle la « Première île ». Les arts de Prométhée et la justice de Zeus se nient mutuellement. Aussi le discours tragique est-il toujours double, d’un dieu uni à sa victime. Et Prométhée se livre à la sentence, au rocher en pays scythe, sur des cimes abruptes, entre dikè et ekdika, entre d’une part ce qui sert de règle, de droit et de justice, le procès – donc, originairement, selon Héraclite, le conflit, la discorde –, mais aussi le jugement, la peine, le châtiment ou la vengeance, synonyme, chez les Orphiques d’Anankè, de Nécessité, et d’autre part ce qui est hors de dikè, sur quoi s’achève le Prométhée enchaîné eschyléen : l’injustice, l’iniquité, la vengeance. Prométhée en appelle à Dikè contre les souffrances que Zeus lui inflige, contre l’hybris, redoublement de l’adikia, iniquité de l’injuste, violence au-delà de toute mesure. Restituer dikè signifiera anéantir l’événement anéantissant. Mais celui qui sait avant, Prométhée, inquiet non pas tant de transgresser la loi, ni même de la détruire, que de la fonder, incarne l’idée originaire de l’humanité et annonce la fin imminente du mythologique, un crépuscule des dieux. Si Zeus a vaincu les Titans, son règne nouveau vacille déjà, en ces temps de détresse où les nouvelles lois ne sont pas encore gravées et où les anciennes chancellent, où les dieux en fuite ne sont plus et où les dieux à venir ne sont pas encore – situation hölderlinienne s’il en est, que traduit la « Mythologie » de la « Seconde île ». Zeus, pris dans les mailles d’Anankè qu’il ignore, est ainsi condamné à une disparition certaine. Comme un enfant « qui à aucune loi ne se croit lui-même soumis », ou en « nouveau seigneur », pensant échapper à la mort, Prométhée a su voir que l’adresse, la force et la sagesse de son ennemi sont de beaucoup plus faibles que Nécessité, ou que Moira. Alors le « Premier stasimon », puis le « Premier interlude » de Prometeo chantent un fragment de l’Alceste d’Euripide : « J’ai touché à bien des doctrines, sans rien trouver de plus fort que Nécessité. » Seule puissance restée sans visage, ni statue, ni autel, Nécessité règle le Tout, et l’Olympe et ses dieux, et n’écoute aucun sacrifice. Nous sommes sous son joug et ne saurions nous y dérober14. Or, au fondement de l’état d’exception, ne retrouvons-nous pas une même nécessité, source originaire du droit ? Ne reconnaissant guère de loi, justifie-t-elle la transgression soustrayant Prométhée à l’application littérale d’une norme ?

10Cette violence juridique du mythe de Prométhée, où la violence de la fondation du droit enveloppe la violence de sa conservation15, Benjamin écrira que le peuple cherche encore à la rendre présente à son esprit, lorsqu’il admire le « grand criminel » (Missetäter). Sans doute Cacciari et Nono se souviennent-ils de la « Critique de la violence16 », où Benjamin distingue une violence (Gewalt signifiant aussi pouvoir légitime, autorité justifiée, force publique) mythique, celle de la Grèce antique, dans sa dialectique séculaire entre violence qui fonde le droit et violence qui le conserve (rechtsetzende und rechtserhaltende Gewalt)17, d’une autre violence, pure et immédiate, divine, souveraine, révolutionnaire, non réductible à une fin, et d’ascendance juive, absolument « en dehors » (ausserhalb) et « au-delà » (jenseits) du droit, qui le dépose (Entsetzung des Rechts). Alors la « Cinquième île » paraphrase Das Gesetz d’Arnold Schoenberg, extrait des Six pièces pour chœur d’hommes, opus 35 :

« Si ça vient comme d’habitude, tout va très bien : on peut bien le comprendre. Si ça vient autrement, c’est un miracle [nous soulignons ce lien troublant avec Schmitt]. Pourtant, n’oublie pas : ça vient toujours pareil, c’est ça le miracle, ce qui devrait t’apparaître incompréhensible : c’est qu’il y ait une loi à laquelle les choses obéissent autant que toi à ton seigneur, qui commande autant les choses que ton seigneur à toi-même : c’est ce que tu devrais reconnaître comme un miracle ! Qu’un seul se révolte, c’est une chose bien évidente18. »

11Et dikè se sépare de nomos. « Prête attention :/Que nomos est/Loin de dikè », chante la « Cinquième île », insinuant que la norme, abandonnée par Dikè, ne s’épuise pas dans la justice, voire dans une « loi qui non seulement excède ou contredit le droit mais qui peut-être n’a pas de rapport avec le droit, ou entretient avec lui un rapport si étrange qu’elle peut aussi bien exiger le droit que l’exclure19 ». S’ouvre une ère hors de tout ordre immuable. Dikè, désormais, est brisée. Et sans la Justice, nomos aura recours à la décision, au cœur de toute modernité, selon Benjamin, du drame baroque comme de notre monde récent.

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12À travers les traditions grecques et juives, dans Prometeo, Cacciari et Nono exposent, à la manière de Benjamin, une pensée politique, issue du matérialisme historique, en termes théologiques. Alors le « Prologue », le « Premier interlude » et les « 3 voix (a) et (b) » empruntent au « Maître du jeu », suite de poèmes de Cacciari autour des thèses « Sur le concept d’histoire », dont demeurent quelques mots, en allemand ou dans leur traduction italienne. Après les lamelles orphiques et les Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke dans Das atmende Klarsein (1981), pour flûte basse, petit chœur et live electronics, Nono donne ici voix à l’ange benjaminien20, marxiste et juif, cet angelos, ce malakh, ce messager sur une scène nomade dont l’exigence éthique tient à l’absolu silence, à la solitude glaciale du Soi, du héros tragique lié au deus absconditus21. Dans sa critique du progrès, illimité et irrésistible, inséparable de ce fait d’un temps homogène, lisse, et corrélé au déclin, l’ange benjaminien porte atteinte à la continuité et à la causalité de l’histoire, à la suite des événements comme en un chapelet. Où la succession des moments, des nyn, cesse de valoir. Nono saisit le fragment, l’éphémère, la dislocation, le mouvement fugitif, sinon foudroyant, de notre modernité. Surgissant, l’ange y entretient avec les générations passées des ententes secrètes, indissolubles, recompose le brisé et devient symphonie, chœur de voix présentes et disparues. En l’instant, libéré de chronos, de la forme évidée de l’histoire, linéaire ou cyclique, il déploie ses ailes, fait irruption parfois, et patiente, suspendu. De cet instant, comme instant des vaincus, il tire son essence. Il est une figure de la trêve de l’histoire dans l’instant, Augenblick, « batter del ciglio » selon le « Trois voix (a) ». La déconcertante brièveté de cet instant contrarie, entrave, l’écoulement. Un tel instant, luttant contre le nunc fluens, dit le nunc fulgurans, dans l’éclair, où se fichent des « éclats [Splitter] du temps messianique ». « L’éternité ne se résout pas dans l’historique, ni l’historique ne s’arrête définitivement dans le nunc stans, mais dans l’instant, les deux dimensions peuvent se représenter ensemble comme infinie différence. La possibilité messianique coïncide chez Benjamin avec la possibilité de cette représentation22. » Il ne s’agit donc pas d’enfermer l’éternité dans l’instant, mais de résoudre dans une immédiate caducité allégorique le problème de la représentation, à travers la figure de l’ange précisément. Aussi les concepts hérités de la kabbale et de l’apocalyptique juive subvertissent-ils la raison historique : le déclin ne met le passé sous les yeux de l’ange que sous la forme d’un amas de ruines. Mais nous est encore accordée, à nous comme aux générations précédentes, la « faible force messianique [schwache messianische Kraft] sur laquelle le passé fait valoir une prétention », et que chantent le « Prologue », le « Premier interlude » et le « Trois voix (b) ». Cette force, faible car profane, ou mieux sécularisée, toujours remise en question par chaque nouvelle victoire des oppresseurs, et où la rédemption de l’homme est une tâche révolutionnaire, destructrice, se réalisant au présent, cette force fragile de l’écho, susceptible de « faire sauter une époque du cours de l’histoire », l’ange la représente, comme exégèse, attentive et patiente, de l’infime déplacement des choses23.

13Sans doute, en l’écriture musicale de Nono, aux tempos lents, aux rythmes étales, aux longs points d’orgue subtilement différenciés et aux saturations monadologiques, résonne cette thèse de Benjamin :

« La pensée n’est pas seulement faite du mouvement des idées, mais aussi de leur blocage [Stillstellung]. Lorsque la pensée s’immobilise soudain dans une constellation saturée de tensions, elle communique à cette dernière un choc qui la cristallise en monade24. »

14La monade, unité de mouvement, rassemble en soi unité de temps, l’instant, et unité d’espace, le point, ou les rend à leur unité originaire. Selon Leibniz, son harmonie est musicale, où se manifestent la fluidité, la discontinuité et la distribution des éléments, et où chacun de ces éléments, nécessaire à l’unité de l’ensemble, en diffère cependant et pointe vers le tout auquel il renvoie. Au terme leibnizien de « monade », Nono substitua l’« atome » de Giordano Bruno – dont il mit en musique le sonnet « Aux principes de l’univers », extrait de De la cause, du principe et de l’un, dans Caminantes… Ayacucho (1986-1987), pour contralto, flûte, chœurs, orgue et trois groupes orchestraux. L’archipel de Prometeo retrouve ses mondes infinis, son firmament sans limite, où l’île se fait miroir vivant de l’univers. Aucun corps n’y est absolument central, aucune île ne peut se dire première, dernière ou intermédiaire, aucun archipel ne se livre en son entier. S’y affirme la volonté de décentrer, de rompre les îles et de scruter l’archipel et ses brisures, ce que Nono réalise dans l’émiettement des « Troisième/Quatrième/Cinquième îles » et dans les innombrables échos de la « Deuxième île » et du « Prologue » dans le « Trois voix (a) ». Alors la voix n’est plus simple, mais plurielle, résultant de l’harmonie de beaucoup d’autres. Dans chaque son, dans chaque silence, dans chaque fragment, se donne une infinité de perceptions minimes, et dans l’unité de la structure harmonique du « Second stasimon » de Prometeo se forge l’idée que « chaque chose est l’Un, mais non pas sous le même mode », selon les termes de De la cause, du principe et de l’un. Saturée de tensions, toute harmonie se miroite dans toutes les autres, dont nous écoutons les différences, déterminant ainsi leur degré de perfection, comme dans la section beethovénienne …heraus in Luft und Licht… du quatuor à cordes Fragmente-Stille, an Diotima (1979-1980). Au milieu de la partition, les instruments jouent arco normale, bloquant le paramètre timbre, comme la nuance, un strict pp. Aucun point d’orgue, le tempo est fixe, la métrique obéit à des multiples de la noire (2/4, 4/4, 5/4) et le rythme à une libre disposition de groupes de 1 à 6 unités de croches (1, 4, 5, 3, 6, 2). Nono utilise les quarts de ton autour de deux harmonies issues de la scala enigmatica empruntée aux Quatre Pièces sacrées de Giuseppe Verdi. Appelons a = mi-fa#-sol#-la# et b = do-do#-mi. Le fragment est construit selon un principe de symétrie : (a1b1) (a2a3b2b3) (a4a5a6b4b5b6) (a7a8b7b8) (a9b9). Par une variation basée sur une disposition chaque fois renouvelée de ces harmonies, que l’aura créée par les quarts de ton modifie, l’accord a est accompagné de sa transposition au quart de ton supérieur, et l’accord b de sa transposition au quart de ton supérieur ou de ses transpositions au quart de ton supérieur et au quart de ton inférieur. La répartition des sons entre les instruments parachève la variation, au sein d’un fragment où tout se réfléchit dans le temps et l’espace – le miroir s’est brisé et renvoie une infinité de reflets irriguant la fin de cette œuvre.

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15Dans son attention au fragment, au saut et à la discontinuité comme principe structurel, à l’élimination des structures narratives, à l’île comme instant et au tissage de l’œuvre dont les moments jamais ne se laissent totaliser, à un temps qualitatif et à un langage mis en pièces, modifiant et intensifiant l’expression tragique, Nono relit les thèses « Sur le concept d’histoire », récusation du « bordel de l’historicisme avec la putain “Il était une fois”25 », où la domination de la bourgeoisie, héritière des victoires du passé, se constitue au prix d’une exclusion mémorielle de la classe des défaits. Benjamin vise une autre conscience, matérialiste et messianique, fondée sur un principe destructif : le devoir de l’historien est de fendre, avec l’ange, l’anxieuse attente d’une rédemption confiée aux seules générations futures, toujours à venir en somme, d’arracher l’instant authentique, ou la Jetztzeit, à l’écoulement de l’histoire, et de se tenir sur le seuil du temps – selon Robespierre, la Révolution française se comprenant comme une seconde Rome, sa Rome antique fut un passé chargé de cette Jetztzeit. S’y offrent la mémoire des sans-noms, la connaissance de la classe combattante et opprimée, et l’image d’un autre possible d’antan, qui ne meurt pas. Là s’engagent la lutte, sinon la révolution, la vengeance, au nom de tous les vaincus d’hier, et brille l’« étincelle de l’espérance », attisée dans le passé. Non la désillusion, mais un repos, Stillsetzung, comme le chante ppp le chœur du « Maître du jeu » (X), dans un tempo extrêmement lent (30 à la noire), et sur l’harmonie fondamentale de Prometeo, fa#-do#-do, accord de quinte et triton – transposition de mi-si-la#, ou dans sa forme renversée : mi-si-fa – issu des Quatre Pièces sacrées de Verdi, mais aussi version évidée d’une harmonie scriabinienne (do-fa#-si-mi-la-réb) et d’une autre, schoenberghienne (sol-do-fa-la-fa#-si), dans la dernière des Six petites pièces pour piano, op. 19. L’instant se fige, ramassant dans son unité tous les moments du temps, à l’image du conatus de Leibniz, et laisse advenir les constellations, les images-monades dialectiques relevant non plus de l’historicité, mais de la représentation. Dialectique en arrêt, immobile, Dialektik im Stillstand, nous enseigne Benjamin, porte étroite par laquelle pourrait entrer le Messie. Politique de points et de gestes, comme ceux en miroir, citant sfff, dans un tempo rapide (152 à la noire), les mesures initiales du Manfred de Schumann dans le « Prologue », la « Deuxième île » et le « Premier stasimon ». Avec Prometeo, la Jetztzeit, reliant l’autrefois et le maintenant, sédimente les différentes strates de l’écriture et désigne les échos et les « ricordi lontanissimi » de sections antérieures – comme les cori lontanissimi, le traitement des live electronics et les micro-intervalles ressortissent de l’aura benjaminienne26. Nous écouterons cet instant « dans la durée », selon l’invite du « Trois voix (b) ». Grappe d’événements, l’histoire élimine toute nostalgie humaniste : le passé, ni résigné, ni mis en déroute, est politique, dans la puissance consciemment subversive et comminatoire de la remémoration (Eingedenken) : les révolutions de la classe ouvrière dans Al gran sole carico d’amore étaient déjà une réponse à l’histoire des classes dominantes, dont les succès du XIXe siècle peuvent encore être renversés : « Cette interdépendance entre passé et présent est soulignée par le chevauchement de situations et de témoignages qui appartiennent à des contextes historiques différents27 », déclarait Nono. Il ne s’agissait aucunement de remonter à une crise originelle qui légitimerait le présent par une chaîne causale, mais de déraciner le passé dans le présent de la lutte, et ainsi de brosser l’histoire « à rebrousse-poil », gegen den Strich.

16Relisons alors la thèse VIII « Sur le concept d’histoire » déjà citée : « La tradition des opprimés nous enseigne que l’“état d’exception” dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consiste à instaurer le véritable (wirklich) état d’exception. » Dans cet état d’exception, kairos ou instant du péril, de la décision et de la vacance de la norme, temps historique rempli, que Benjamin dit aussi triste, celui du tragique et du Trauerspiel, et celui de notre modernité, la réhabilitation de la violence révolutionnaire, comme rompant avec la continuité de la domination28, et le recours à des énergies ravageuses, parmi lesquelles l’inéluctable ruine de l’histoire universelle29, l’exclusion des aspects épiques et le refus de l’identification avec le vainqueur, traduisent une tradition souterraine, issue de Blanqui, de Sorel ou des mouvements spartakistes berlinois, et ici apocalyptique. Du sacrifice, dans l’instant, sourd la totalité du passé refoulé par les vainqueurs, sauvant le politique30. Dans la « Critique de la violence », Benjamin, au-delà de son dialogue avec la grève générale prolétarienne de Sorel, faisait déjà du pouvoir un « principe de toute fondation mythique du droit » et énonçait la violence de Dikè, « principe de toute finalité divine », destructrice du droit (Rechtsvernichtend), anéantissant les limites et acceptant (annehmen) le sacrifice, une violence menaçant non telle ou telle loi, mais l’ordre juridique qui se manifeste, en son origine, dans le droit de vie et de mort.

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17Si la notion de guérilla et la figure du guérillero parcourent les textes et les dédicaces des œuvres de Nono dans les années 1960-1970, les implications stratégiques, théoriques et pratiques de la lutte armée, la mobilité, la vigilance, la clandestinité, la solitude, la misère et les risques du Waldgänger qui refuse de se plier à une autorité qu’il tient pour illégitime semblent faire défaut. Isolé, opposant pays légal et pays réel, privé d’un système politique par la violence de l’État, le révolutionnaire, le partisan ou le rebelle est résolu à la résistance : « Le partisan combat en s’alignant sur une politique et c’est précisément le caractère politique de son action qui remet en évidence le sens originel du terme de partisan », écrit Schmitt31. Le terroriste forme le dessein, fût-il sans espoir, de porter la peur à l’intérieur de l’appareil d’État, ou plus exactement à l’intérieur des failles que pointe son groupe entre cet appareil et les masses. La dialectique entre une stratégie communiste et un lien avec toutes les formes de violence, incluant la violence de ceux qui ont été dépouillés de tout droit ou qui puisent leur droit dans l’hostilité, est immédiatement résolue. En mars 1987, Helmut Lachenmann offre à Nono un livre de Pieter Bakker Schutt, Stammheim32, avec l’envoi suivant : « Je pense (presque tous les jours) à elle [Gudrun Ensslin] et continue à travailler avec l’aide de ma communication (Verbindung) télépathique avec toi. » La même année, Lachenmann lit Das Info, Briefe von Gefangenen der RAF aus der Diskussion 1973-1977, d’où il tire bientôt le fragment d’une lettre d’Ensslin mise en musique dans La Petite fille aux allumettes (n° 15)33. Et en 1989, bien après les événements, Nono envisage une œuvre autour des Fractions de l’armée rouge, Stammheim – Non un mistero – Infinito, et expérimente, auprès de chanteurs, des sons étranglés d’une extraordinaire violence. Par ailleurs, il annote le livre de Bekker Schut, et notamment un texte de Meinhof datant de sa mise à l’isolement complet, dans un quartier insonorisé de la prison de Cologne-Ossendorf (1972-1973), et dans lequel il souligne toutes les itérations du mot « sentiment », das Gefühl :

Le sentiment que ta tête explose (le sentiment que ta boîte crânienne est sur le point d’éclater en morceaux) –
le sentiment que ta moelle épinière te remonte au cerveau à force d’être comprimée –
le sentiment que ton cerveau est comme un fruit sec –
le sentiment d’être sans cesse et inconsciemment et comme électriquement téléguidée –
le sentiment qu’on te vole tes associations d’idées –
le sentiment que ton âme pisse de ton corps, comme si tu n’arrivais plus à fixer l’eau…

18Meinhof décrit le sentiment de devenir muette, d’avoir à hurler pour être simplement audible, d’oublier le sens des mots, mais aussi le vacillement et la dévastation de l’équilibre, le chuchotement comme un cri et la phrase comme un coup de matraque, le supplice des sifflantes, témoignant des recherches sur la privation sensorielle menées par les services psychiatriques et neurologiques de la clinique universitaire de Hambourg-Eppendorf – et reconduisant ainsi ses actes terroristes à la pathologie mentale, à une perversion à discipliner.

« Parce que l’énergie de résister, dans le silence absolu, absolument imperceptible, n’a finalement pas d’autre objet que soi-même. Et comme on ne peut combattre le silence, on ne combat alors que ce qui nous arrive, à nous et à notre corps – et finalement on ne combat plus que soi-même. C’est cela, le but du quartier silencieux : l’autodestruction du prisonnier34. »

19Outre l’exclusion de toutes les réunions et de la vie en commun, une cellule avec un son incessant, comme une cellule où rien ne filtre, étouffant jusqu’aux bruits émis par le détenu et annulant ainsi toute différence de perception, suscitent peurs, inquiétudes ou agressivité, et « produit un besoin intense d’impressions sensorielles et de mouvement corporel, une forte suggestibilité, des difficultés à penser, une impossibilité à se concentrer, un état dépressif, éventuellement des hallucinations35 ». La réalité acoustique d’une telle camera silens aurait-elle eu des incidences sur l’écriture musicale – d’autant que Nono, dans ses dernières œuvres, recentrait la vocalité sur la dure consonne ?

20Lectrices de la « Critique de la violence36 » et des thèses « Sur le concept d’histoire », dont Baader, Ensslin, Raspe et Meinhof citent, le 21 août 1975, la quatrième dans une déclaration au procès de Stammheim (une thèse relative à la notion essentielle du matérialisme historique, non le matérialisme philosophique, mais la lutte des classes, radicale, que Meinhof traduit en termes de violence, Gewalt, de l’antagonisme), les Fractions de l’armée rouge résultèrent de la remilitarisation de l’Allemagne, de la guerre au Vietnam, des mouvements étudiants et de la tentative d’assassinat contre Dutschke :

« Les balles tirées sur Rudi ont mis fin au rêve de la non violence. Qui ne s’arme pas meurt, qui ne meurt pas est enterré vivant dans les prisons, les maisons de rééducation, dans le sinistre béton des tours résidentielles37. »

21Non plus contester, mais résister, détruire le système de domination. C’est l’unité du politique et de la lutte : selon Engels, le guérillero se matérialise dans l’action révolutionnaire, sans fin, dans le combat jusqu’à la mort, et la guérilla est une hydre. « Qu’importe où nous surprendra la mort ; qu’elle soit la bienvenue pourvu que notre cri de guerre soit entendu, qu’une autre main se tende pour empoigner nos armes, et que d’autres hommes se lèvent pour entonner les chants funèbres dans le crépitement des mitrailleuses et de nouveaux cris de guerre et de victoire38 », empruntait à Ernesto Che Guevara Y entonces comprendió (1969-1970), pour six voix de femmes, chœur mixte et bande. Lutte d’avant-garde39, le terrorisme interroge la structure du groupe, sa direction collective, un collectif qui précisément le précède et le constitue, et dont le projet doit être compris par l’ensemble de ses membres : « Le guérillero est le groupe40 », déclara Meinhof lors de son procès à Berlin. Ou encore : « Chacun est le collectif41. » Intégrer toutes les initiatives, reconnaître sa tâche dans la réalisation et l’exécution comme une fonction du tout, se donner « les moyens, les possibilités, les repères qui le rendent capable de diriger lui-même un groupe, ce qui en fin de compte est le processus d’apprentissage, le métabolisme – comme je l’ai dit une fois – par lequel seul peut se développer l’organisation de la résistance42 », sont de ses devoirs. Mouvement centralisé, selon une direction monolithique et clandestine dans la conduite des opérations, le groupe, membre de la classe ouvrière par sa lutte, se ferait l’interprète réel des besoins politiques et militaires de cette classe. Meinhof retrouve les thèmes de Lénine sur la Commune de Paris43 : comment transformer la militarisation réactionnaire en militarisation révolutionnaire ? Voilà que recommence donc le cycle mythique de la violence conservatrice et de la violence fondatrice – violence du travail, dans La fabbrica illuminata (1964), pour voix et bande magnétique, ou dans la scène II, i, a de Al gran sole carico d’amore, violence du maintien des conditions de production, dans Da un diario italiano (1963-1964), mais aussi violence de la colonisation, l’État ne s’y trompant pas, qui qualifie les mouvements de libération de terroristes. La lutte, alors, est sans fin, entraînant immanquablement un mécanisme purement répressif. Ce que vise la RAF, la destruction de l’État, confère une prééminence à la force : « Le droit, aussi longtemps qu’il y aura des classes et la domination de l’homme sur l’homme, est une question de force44 », écrivent Baader, Ensslin, Raspe et Meinhof, non sans avoir cité Blanqui. La Macht terroriste, développant une conception de l’urgence qui entend suspendre le droit, ou le déposer, réduisant toute analyse à une préfiguration de la crise finale, et ouvrant à l’éclat d’un moment de rapport absolu avec une valeur à laquelle sacrifier sa vie ou celle des autres, à un instant d’identification entre événement et sens, entre existence et idéal, cette Macht tiendrait-elle d’une violence pure45 ? En un sens, la figure de Meinhof dans Stammheim – Non un mistero – Infinito est une réponse, erronée, à la Jetztzeit benjaminienne, dans l’immobilisation de la dialectique.

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22Reste une dernière question, sans doute la plus difficile, en raison de l’inachèvement du projet de Nono. Si Benno Ohnesorg (1967) et Dutschke (1968) de Wolf Vostell ou Dürer, ich führe persönlich Baader+Meinhof durch die Dokumenta V (1972) de Joseph Beuys se mesuraient in concreto à l’agitation des années soixante, quel sens donner à la référence à Meinhof, ou chez Lachenmann à Ensslin, dans l’anomie de la fin du XXe siècle ? Contemporain de Stammheim – Non un mistero – Infinito, et connu de Nono, le cycle 18. Oktober 1977 (1988) de Gerhard Richter déconstruit, récuse la vérité historique comme le message politique, et fonde une distinction entre d’une part l’idéologie terroriste, l’idée jusqu’à la mort et ce que Richter nomme le « malheur exceptionnel », et d’autre part la détresse, l’échec des illusions et d’une doctrine du salut, maintenant ainsi l’horreur et l’insupportable refus d’expliquer, de délivrer une opinion : « Les tableaux sont l’expression d’un bouleversement muet, ils procèdent d’une tentative presque désemparée pour donner une forme aux sentiments de pitié, de tristesse et d’indignation46. » Dans La Petite fille aux allumettes, tel un double noir de l’enfant mourant de froid, Ensslin introduit l’éveil de la résistance. À la cruauté de la nature, répondent l’indifférence bourgeoise à la misère et au dénuement, et la violence criminelle, hors-la-loi, de la terroriste, contrariant l’identification avec l’héroïne d’Andersen. Alors le chœur chante :

« Le criminel, le fou, le suicidaire, ils incarnent cette contradiction, ils en crèvent. Leur mort rend évidentes l’absence d’issue et l’impuissance de l’homme dans le système : ou bien tu te détruis toi-même, ou bien tu en détruis d’autres – tu es soit mort, soit égoïste. Dans leur mort n’apparaît pas seulement la perfection du système. Ils ne sont pas assez criminels, ils ne sont pas assez meurtriers. Et cela veut dire : une mort plus rapide causée par le système. Alors, leur mort montre en même temps la négation du système : leur criminalité, leur folie, leur mort seront l’expression de la révolte d’un sujet détruit contre son écrasement, qui n’est plus un objet, mais un homme. »

23Et Lachenmann d’adopter ici la forme musicale, d’essence liturgique, de la litanie.

24Meinhof s’inscrit dans le projet Stammheim – Non un mistero – Infinito au moment d’une prise de conscience douloureuse, acte de résistance ultime au nihilisme en vigueur, en écho à la chute du mur de Berlin. Mais Nono y énonce encore autre chose. La révolution est souvent tellurique : le lien avec le sol et la configuration géographique du pays où s’engage la lutte se retrouve dans la pensée de Mao, de Castro ou de Ho Chi Minh. Or, la topique marxiste de Nono est désertique et marine, entre judéité et thalassocratie à l’abandon. Là, nulle cité, nul foyer, mais le déracinement, le cheminement et l’Ouvert. Prometeo déjà s’achevait ainsi : « Et il est dans le désert invincible », paraphrasant les derniers mots du Moïse de Schoenberg : « Mais dans le désert vous êtes invincibles/et vous atteindrez le but : unis à Dieu. » In der Wüste, le dieu, invincible et invisible, s’est retiré. Être juif, c’est habiter un tel désert47. En outre, avec Le Tintoret48, les références à l’esthétique vénitienne, métaphore de l’espace social contemporain, noces avec la mer, sposalizio del mare, définissent une nouvelle stratégie, la suspension du nomos, d’un ordre soumis à la division en territoires nationaux, de l’État souverain, sinon de toute racine terrestre49. Schmitt distingua, notamment dans Terre et Mer, les trois sens du nomos grec, la prise (de quelque chose), le partage fondamental, la répartition du sol et l’ordre de propriété qui en découle, le pâturage enfin, l’occupation, l’exploitation, la mise en valeur de ce qui est échu en partage. Or, la mer ouvrira des voies, des chemins, des pensées et une méthode. Répondant à des déchaînements, l’île n’est plus un fragment, une miette de terre, un lambeau détaché du continent et entouré d’eau, répondant en somme à une conscience territoriale du nomos, mais une partie de la mer, car toute terre se réduit à un rivage, promesse d’arrière-pays, épave rejetée par les flots. Révolution de l’espace qu’expriment Prometeo et son archipel modifiant dimensions, échelles et structures, mais aussi la structure en bois de Renzo Piano, qui tient du navire en chantier et du luth, lors des créations à Venise (1984) et à Milan (1985), et le livret de la dernière section, du « Second stasimon », intitulé Nomos. Sur mer, l’affrontement inclut ceux qui luttent et ceux qui ne luttent pas, dans un corps à corps, les bâtiments se jetant les uns contre les autres, cherchant à s’éperonner et à se couler. Ce que Schmitt mit en évidence dans Terre et Mer, c’est que cette guerre atteint moins le lieu, les hostilités d’État à État, ou d’armée à armée, que le commerce et l’économie de l’adversaire – la « terreur » de la consommation ou, inversement, le potentiel économique du geste brutal ? Le projet sur les Fractions de l’armée rouge se lie, dans les esquisses, au secret, difficile Infinito de Leopardi50.

Toujours j’aimai cette hauteur déserte
Et cette haie qui du plus lointain horizon
Cache au regard une telle étendue.
Mais demeurant et contemplant j’invente
Des espaces interminables au-delà, de surhumains
Silences et une si profonde
Tranquillité que pour un peu se troublerait (si spaura)
Le cœur. Et percevant
Le vent qui passe dans ces feuilles – ce silence
Infini, je le vais comparant
À cette voix, et me souviens de l’éternel
Des saisons qui sont mortes et de celle
Qui vit encor, de sa rumeur. Ainsi
Dans tant d’immensité ma pensée sombre,
Et m’abîmer m’est doux en cette mer.

25Mer et surhumains silences. Si la haie délimite, selon Cacciari51, le lieu des sensations, du jeu des représentations fondées sur les formes de la sensibilité, alors le devoir de la pensée est de s’élever, au-delà du phénomène, vers la connaissance, de s’aventurer et de faire naufrage dans l’océan qui embrasse la colline esseulée, terre de la vérité, dans le problème de la chose en soi, de ce que la pensée semble tirer d’elle-même, de sa propre vis imaginativa. Notre cœur, sur ce seuil, s’effraie, suspendu au-dessus de l’abîme, entre les représentations et la pensée, entre les phénomènes du monde et l’île, entourée d’océan, où résonne le silence profond de l’idée pure.

Notes   

1  Sur la naissance et l’histoire de la RAF, voir notamment, en langue allemande, Stefan Aust, Der Baader-Meinhof-Komplex, Munich, Wilhelm Goldmann Verlag, 1998 ; Gerd Koenen, Vesper, Ensslin, Baader, Urszenen des deutschen Terrorismus, Cologne, Kiepenheuer, 2003 ; et les documents d’actualité réunis dans Zur Vorstellung des Terrors, die RAF, vol. I, sous la direction de Klaus Biesenbach, Göttingen, Steidl Verlag, 2005.

2  Voir Luigi Nono, « Vietnam à Berlin » (1968), in Écrits, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 375-380. Voir aussi Luigi Nono, « Situazione di un musicista contemporaneo » (1968), in Scritti et colloqui, Lucca, LIM/Ricordi, 2001, p. 21, où Nono se démarque violemment de Penderecki et de Henze, ami de Rudi Dutschke.

3  Voir Jürgen Miermeister, Rudi Dutschke, Hambourg, Rowohlt, 1986 ; et Dutschke (Rudi), Rebellion der Studenten oder die neue Opposition, Hambourg, Rowohlt, 1968, Versuch, Lenin auf die Füsse zu stellen, Berlin, Verlag Klaus Wagenbach, 1974, et Mein langer Marsch, Hambourg, Rowohlt, 1980. En français, voir Rudi Dutschke, Écrits politiques (1967-1968), Paris, Christian Bourgois, 1968, et principalement les « Remarques sur la relation entre organisation et mouvement d’émancipation », dans lesquelles Dutschke écrit, p. 150 : « Il faut profondément ébranler l’appareil social de l’État, notamment celui de la bureaucratie, de la police, de la justice, des écoles, universités et entreprises, au moyen d’épreuves de plus en plus dures. »

4  D’autres mesures d’exception suivront, en janvier 1972 avec le décret sur les interdictions professionnelles ou « décret sur les extrémistes », réservant l’accès au fonctionnariat à « ceux qui donnent garantie de prendre fait et cause pour l’ordre fondamental démocratique et libéral », ou en décembre 1974, quelques mois avant l’ouverture du procès contre la RAF (21 mai 1975), avec un autre décret permettant de conduire un procès en l’absence des accusés « si ceux-ci se sont eux-mêmes rendus coupables de leur mauvais état de santé », d’interdire aux avocats de plaider s’ils sont suspectés de soutenir une association criminelle ou de mettre en danger la sûreté de l’État, et d’interdire la défense collective telle qu’elle était pratiquée jusqu’alors par les avocats de la RAF. Voir Klaus Croissant, Procès en République fédérale allemande, Paris, François Maspero (Cahiers libres), 1979.

5  Sur cette polémique, voir les notes destinées à un article jamais publié in Theodor W. Adorno, « Pour l’interprétation de Benjamin » (1968), in Sur Walter Benjamin, Paris, Gallimard (Folio/Essais), 2001.

6  Theodor W. Adorno, « Gegen die Notstandsgesetze » (1968), in Gesammelte Schriften, XX, 1, Vermischte Schriften I, Francfort, Suhrkamp, 1986, p. 396-397, d’où sont extraits les expressions et les fragments suivants.

7  Ces droits fondamentaux étaient garantis par les articles 114 (liberté individuelle), 115 (inviolabilité du domicile), 117 (secret de la correspondance et secret postal), 118 (liberté de la presse et censure), 123 (liberté de réunion), 124 (liberté d’association) et 153 (propriété privée). Sur la dictature du président du Reich d’après l’article 48 de la Constitution de Weimar, voir Schmitt (Carl), La Dictature (1921), Paris, Seuil, 2000.

8  Pour une analyse de l’état d’exception, voir Giorgio Agamben, Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue (1995), Paris, Seuil, 1997, et État d’exception, homo sacer, Paris, Seuil, 2003, auquel cet article emprunte.

9  Massimo Cacciari, « Tragedia dell’ascolto », in Orestiadi di Gibellina, Milan, Ricordi, 1991, p. 45.

10  En témoignent, sur Benjamin, Massimo Cacciari, « Di alcuni motivi in Walter Benjamin (da Ursprung des detuschen Trauerspiels a Der Autor als Produzent) », in Nuova Corrente, 1975, n° 67, p. 209-243, et « Intransitabili utopie », in Hugo von Hofmannstahl, La Torre, Milan, Adelphi, 1978, p. 155-226, mais aussi, sur le nomos de Schmitt, Massimo Cacciari, Icônes de la loi (1985), Paris, Christian Bourgois, 1990.

11  Carl Schmitt, Théologie politique (1922), Paris, Gallimard, 1988, p. 15.

12  Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand (1928), Paris, Flammarion, 1985, p. 65. Carl Schmitt commente certains points de ce livre dans son tardif Hamlet ou Hécube (1956), Paris, L’Arche, 1992.

13 Ibid., p. 66.

14  Voir Emanuele Severino, Il giogo, alle origini della ragione : Eschilo, Milan, Adelphi, 1989, p. 179-186 ; et Massimo Cacciari, Dell’inizio, Milan, Adelphi, 1990, p. 363-380. Sur le fragment de l’Alceste d’Euripide, voir Giorgio Colli, La Sagesse grecque (1977), vol. I, Combas, Éditions de l’éclat, 1990, p. 391.

15  Voir Jacques Derrida, Force de loi, le « fondement mystique de l’autorité », Paris, Galilée, 1994. Avec Benjamin, Jacques Derrida écrit : « Il appartient à la structure de la violence fondatrice qu’elle appelle la répétition de soi et fonde ce qui doit être conservé, conservable, promis à l’héritage et à la tradition, au partage. »

16  Voir Walter Benjamin, « Critique de la violence » (1921), in Œuvres, vol. I, Paris, Gallimard (Folio/Essais), 2000 ; et la postface de Herbert Marcuse à une édition de 1965, « Révolution et critique de la violence » (1964), in Walter Benjamin, Revue d’esthétique, Paris, Jean-Michel Place, 1990, p. 101-105.

17  « Le droit n’était que son premier mot. Et voici que l’État prononce son second mot : le mot de violence [Gewalt] », chante Guai ai gelidi mostri (1983), pour deux contraltos, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, clarinette, tuba et live electronics, citant L’Étoile de la rédemption de Franz Rosenzweig. Car le droit correspond à l’illusion qu’il puisse y avoir une racine dans le nomos, une racine éternelle. Une crise viendra toujours briser cette illusion et la loi de l’État ne pourra alors de nouveau valoir que grâce à la force dont il s’est assuré le monopole. Le mouvement, la métamorphose, le changement sans frein, le pur écoulement du temps (der reine Ablauf der Zeit) entrent en conflit avec un État qui fige, pétrifie, endigue, résiste et leur substitue cycliquement conservations et renouvellements. L’articulation du droit et de la violence est exprimée par la tension entre la vie et la loi, entre le peuple inconstant et l’État stable, sinon statique, entre ce qui change et ce qui dure. Mais en même temps qu’il fixe le droit, l’État le renouvelle, conservateur face aux révolutionnaires et réformateur face aux conservateurs. Sa structure immuable n’est qu’équilibre entre l’ancien et le nouveau, résistance au progrès et à la réaction ; sa violence est constante, s’exerçant simultanément contre le changement et contre la fixité. Cette violence ne se résume pas à la négation du droit ancien, ce que notre fascination pour ses allures subversives laisserait accroire. Source du droit nouveau, elle « rend à la vie son droit contre le droit », selon Rosenzweig.

18  « Mais/Que tu révèles le feu/Et que la révélation/Devienne une loi/Voilà le miracle » (« Cinquième île »).

19  Jacques Derrida, Force de loi, le « fondement mystique de l’autorité », op. cit., p. 17, même si le droit prétend s’exercer au nom de la justice et que la justice exige de s’installer dans un droit mis en œuvre.

20  Dans le cadre d’une étude plus large, il conviendrait d’évoquer ici, outre l’allégorie benjaminienne comme « grammaire de la représentation », l’ange des thèses « Sur le concept d’histoire », et principalement celui du dialogue entre l’Angelus novus de Paul Klee, commenté dans la thèse IX, et l’œuvre de Gershom Scholem, dans les scènes I (« Anges nouveaux »), II (« Les froissements d’ailes de Gabriel »), III (« Doctrine de la similarité »), VI (« Sept tableaux vivants représentant l’Ange de l’Histoire en Mélancolie ») et VII (« Stèle pour un temps déchu (solo pour mélancolie en ange de l’histoire) ») du Shadowtime (1999-2004) de Brian Ferneyhough. Sur l’ange benjaminien, voir Massimo Cacciari, L’Ange nécessaire (1986), Paris, Christian Bourgois, 1988 ; Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Seuil, 1992 ; Gershom Scholem, « Walter Benjamin et son ange » (1972), in Benjamin et son ange, Paris, Payot (Rivages poche/Petite bibliothèque), 1995 ; et Robert Alter, Les Anges nécessaires, Kafka, Benjamin et Scholem, entre tradition et modernité, Paris, Belles Lettres, 2001. La première mention du nom de Benjamin chez Nono se trouve dans Luigi Nono, « Intervista di Bernd Leukert » (1974), in Scritti e colloqui, op. cit., vol. II, p. 164. « Benjamin est un penseur qui m’a vraiment aidé à me libérer des schémas ou des préjugés, des modèles. Et je crois qu’il est essentiel de se séparer toujours plus de ces schémas », déclarera Nono, en 1987, dans des entretiens avec Klaus Kropfinger, « …nessun inizio – nessuna fine… », ibid., p. 456.

21  Voir Marc Sagnol, Tragique et Tristesse, Paris, Cerf, 2003, sur l’influence de Franz Rosenzweig.

22  Massimo Cacciari, Zeit ohne Kronos, Klagenfurt, Ritter Verlag, 1986, p. 138.

23  « Messianique » désigne, selon Nono, la « force de l’absence de violence », (Scritti e colloqui, op. cit., vol. II, p. 456), ou plutôt une violence non des moyens mais, plus radicalement, des intentions et des effets. L’utilisation du delay dans le traitement des live electronics se lit aussi à la lumière cette faible force de l’écho.

24  Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (XVII) (1940, publication posthume en 1942), in Œuvres, vol. III, Paris, Gallimard (Folio/Essais), 2000, p. 441 – sur la monade benjaminienne, voir Marie-Cécile Dufour-El Maleh, La Nuit sauvée, Walter Benjamin et la pensée de l’histoire, Bruxelles, Ousia, 1993 – du même auteur, voir Angelus Novus, essai sur l’œuvre de Walter Benjamin, Bruxelles, Ousia, 1990.

25  Ibid. Thèse XVI.

26  Il conviendrait d’étudier ici l’aura comme « familiarité caractéristique », selon Lachenmann, comme « ce qui insiste, et constitue la menace d’un déséquilibre » (Martin Kaltenecker), et non comme ce qui s’évanouit. Voir Martin Kaltenecker, Helmut Lachenmann, Paris, Van Dieren, 2001, p. 111-112 ; etHelmut Lachenmann, « Vier Grundbestimmungen des Musikhörens » (1979), in Musik als existentielle Erfahrung, Wiesbaden, Breitkopf & Härtel, 1996 – « Quatre aspects du matériau musical et de l’écoute », in Musiques en création, Paris/Genève, Festival d’Automne à Paris/Contrechamps, 1989. Dans divers entretiens, Nono se réfère dès 1974 à l’aura de Benjamin, à l’essai « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », et à la reproductibilité comme soumise à une réduction par les lois du marché. Voir notamment Luigi Nono, « Preferisco la confusione » (entretien avec Albrecht Dümling, 1987), in Scritti e colloqui, op. cit., p. 401. Voir aussi Jean Lacoste, L’Aura et la Rupture, essais sur Walter Benjamin, Paris, Maurice Nadeau, 2003.

27  « Luigi Nono e Luigi Pestalozza a proposito di Al gran sole carico d’amore », in Al gran sole carico d’amore, Milan, Ricordi, 1975, p. 71 – entretien repris in Scritti e colloqui, op. cit., vol. II, citation p. 202.

28  Voir Walter Benjamin, « Paralipomènes et variantes de Sur le concept d’histoire » (1940), in Écrits français, Paris, Gallimard (Folio/Essais), 2003, p. 450. Si le continuum est celui des oppresseurs, « la conscience de la discontinuité historique est le propre des classes révolutionnaires au moment de leur action. »

29  Voir Bruno Tackels, Walter Benjamin, Presses universitaires de Strasbourg, 1992.

30  Voir notamment Françoise Proust, L’Histoire à contretemps, Paris, Cerf, 1994 ; Gérard Raulet ; Le Caractère destructeur, esthétique, théologie et politique chez Walter Benjamin, Paris, Aubier, 1997 ; etMichael Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie, une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, Puf, 2001. Voir aussi Georges Sorel, Réflexions sur la violence (1906), Paris, Seuil, 1990, commentant la « grève générale politique » et distinguant, p. 169, entre la force des actes de l’autorité et la violence des actes de révolte : « Nous dirions donc que la force a pour objet d’imposer l’organisation d’un certain ordre social dans lequel une minorité gouverne, tandis que la violence tend à la destruction de cet ordre. »

31  Carl Schmitt, Théorie du partisan (1962), Paris, Flammarion (Champs), 1992, p. 218. Voir aussiErnst Jünger, Traité du rebelle, ou le recours aux forêts (1951), Paris, Seuils (Points), 1986.

32  Peter Bakker Schut, Stammheim, der Prozess gegen die Rote Armee Fraktion, Kiel, Neuer Malik Verlag, 1986 ; citation du texte p. 85-86. Une traduction française, sous le titre « Lettre d’une détenue du couloir de la mort » (1972-1973), figure dans Mutinerie et autres textes, Paris, des femmes, 1977, p. 125-127. Voir aussi Peter Brückner, Ulrike Marie Meinhof und die deutschen Verhältnisse, Berlin, Verlag Klaus Wagenbach, 1995. Dans la bibliothèque de Nono, se trouvait en outre le livre d’Ulrike Marie Meinhof, Die Würde des Menschen ist antastbar, Berlin, Wagenbachs Taschenbücherei, 1980. Voir enfin La Mort d’Ulrike Meinholf, rapport de la commission internationale d’enquête, Paris, François Maspero (Cahiers libres), 1979.

33  Das Info, Briefe von Gefangenen der RAF aus der Diskussion 1973-1977, sous la direction de Pieter Bakker Schut, Hambourg, Neuer Malik Verlag, 1987 – la lettre de La Petite fille aux allumettes figure p. 18.

34  In La Mort d’Ulrike Meinholf, rapport de la commission internationale d’enquête, op. cit., p. 91.

35  In Textes des prisonniers de la RAF et dernières lettres d’Ulrike Meinhof, Paris, Maspero, 1977, p. 231.

36  Ensslin cite encore Benjamin dans des lettres du 28 juillet 1972 et du 3 septembre 1972, demandant à sa sœur Christiane de lui procurer la « Critique de la violence ». Voir Gudrun Ensslin, « Zieht den Trennungsstrich, jede Minute », Briefe an ihre Schwester Christiane und ihren Bruder Gottfried aus dem Gefängnis 1972-1973, Hambourg, Konkret Literatur Verlag, 2005 ; une traduction partielle se trouve dans Chimères, 2005, n° 57.

37  Article d’Ulrike Meinhof paru dans Konkret en mai 1968, et cité in Anne Steiner et Loïc Debray, La Fraction Armée Rouge, guérilla urbaine en Europe occidentale, Paris, Klincksieck, 1988, p. 25.

38  Ernesto Che Guevara, « Créer deux, trois… de nombreux Vietnam, voilà le mot d’ordre ! » (1967), in Le Socialisme et l’Homme, Paris, La Découverte, 1987, p. 132-133. « Les personnages de mon œuvre ne sont pas liés uniquement au fait historique, mais ce sont des personnages qui se transforment tour à tour en d’autres personnages, liés à d’autres situations et à d’autres conditions : ils ne meurent donc pas mais deviennent sans cesse », déclarait Nono à Luigi Pestalozza à propos de Al gran sole carico d’amore, op. cit., p. 72. Ainsi, la Mère est confiée à une voix soliste, mais devient dramaturgiquement Deola, les femmes vietnamiennes du lager, les révolutionnaires cubaines – un portrait pluriel, parfois simultané, toujours mobile, et au-delà de l’histoire.

39  « Être à l’avant-garde est une fonction à laquelle on ne peut ni se nommer soi-même, ni que l’on peut revendiquer ». Voir « Déclaration d’Ulrike pour la libération d’Andreas au procès de Berlin-Moabit » (13 septembre 1974), in Textes des prisonniers de la RAF et dernières lettres d’Ulrike Meinhof, op. cit., p. 43.

40  Ibid., p. 39.

41  Voir les déclarations de Holger Meins et les « Extraits des dépositions (d’après le procès-verbal) de deux prisonniers de la RAF, sur la structure du groupe, au procès de Stammheim » (juillet-août 1976). Ibid., p. 157.

42  Ibid., p. 173.

43  Sur l’idée de la révolution comme contre-violence, Nono avait souligné : « Pacifique, la Commune est contrainte à la lutte », dans son exemplaire des Damnés de la terre (citations de 1871), Paris, Tchou, 1969, p. 7.

44  In Textes des prisonniers de la RAF et dernières lettres d’Ulrike Meinhof, op. cit., p. 130.

45  Et comment saisir, dans ce contexte, le recours systématique à la chronologie dans les ouvrages sur la RAF ? Comme si la suite des événements apaisait l’angoisse que suscite l’idée d’un instant toujours opportun, kairos.

46  Gerhard Richter, « Notes, novembre 1988 », in Textes, Dijon, Les Presses du Réel, 1995, p. 207. Et Richter d’ajouter, en 1989, dans un « Entretien avec Jan Thorn Prickker sur le cycle 18. Oktober 1977 « : « Le terroriste qui est en nous nous agace et nous fait peur, et nous refusons cet état de fait comme nous refusons le policier qui est en nous. Nous n’avons pas qu’un seul côté, nous sommes toujours les deux à la fois : État et terroriste. » (Ibid., p. 217.) Pour une reproduction des œuvres, voir Gerhard Richter, Bonn, Edition Cantz, 1993, et Robert Storr, Gerhard Richter « October 18, 1977 », New York, The Museum of Modern Art, 2000.

47  Ceci ouvrirait un long commentaire sur le Judesein chez Nono, lecteur d’Emmanuel Levinas, de Jacques Derrida et d’Edmond Jabès auquel il consacra Découvrir la subversion (1987), pour contralto, récitante, flûte, tuba, cor et live electronics : le silence, l’écoute, avant même le faire, le chant synagogal, le son mobile…

48  Voir Jean-Paul Sartre, « Le séquestré de Venise » (1957), in Situations, IV, Paris, Gallimard, 1964.

49  Voir Carl Schmitt, Terre et Mer (1944), Paris, Le Labyrinthe, 1985, et bien évidemment Le Nomos de la terre (1950), Paris, Puf, 2001. Voir aussiMassimo Cacciari, L’arcipelago, Milan, Feltrinelli, 1997.

50  Après des recherches à l’Archivio Luigi Nono (Venise), il nous est impossible d’établir avec précision le lien entre l’Infinito de Leopardi et Stammheim – Non un mistero – Infinito, même si le titre du projet laisse entrevoir un lien direct. S’agissait-il d’une œuvre sur le seul texte de Meinhof, sur le texte de Meinhof et le poème de Leopardi, suivant le modèle de Musica-Manifesto (1968-1969), pour voix et bande magnétique, ou sur le seul poème de Leopardi, suivant le modèle de Caminantes… Ayacucho, avec le sonnet de Giordano Bruno…

51  VoirMassimo Cacciari, « Leopardi Platonicus ? », in Dran, méridiens de la décision dans la pensée contemporaine, Combas, Éditions de l’Éclat, 1992. Nous citons la traduction de L’Infini (1819) de Giacomo Leopardi, parue in Canti, Paris, Gallimard (Poésie), 1982, p. 68, en signalant, au vers 12 du poème italien, que l’expression « le morte stagioni » – les « saisons qui sont mortes » – désigne ici le passé.

Citation   

Laurent Feneyrou, «Stillstellung», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, La société dans l’écriture musicale, mis à  jour le : 26/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=133.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Laurent Feneyrou

Après des études à la Sorbonne, à l’École des hautes études en sciences sociales et au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, Laurent Feneyrou est successivement boursier Lavoisier du ministère des Affaires étrangères, conseiller pédagogique à l’Ircam, conseiller musical auprès de la direction de France Culture et chargé de recherche au Centre de recherche sur les arts et le langage (CNRS/EHESS). Éditeur des Écrits de Luigi Nono (Christian Bourgois, 1993) et de Jean Barraqué (Publications de la Sorbonne, 2001), il dirige plusieurs ouvrages collectifs, notamment sur la dramaturgie contemporaine et sur les relations entre musique et politique au XXe siècle (Résistances et utopies sonores, Paris, CDMC, 2005).