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La société dans l’écriture musicale

Jean-Paul Olive
mai 2011

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Notes de la rédaction

Correctrice : Nicole Thiers 

1La tentation est forte d’assigner à l’art et à la musique une place déterminée dans la société. Autoritaire et politique, cette tentation existait déjà dans l’Antiquité grecque et ses multiples résurgences jalonnent l’histoire occidentale. Dans l’épais brouillard culturel contemporain, il se pourrait bien que les manifestations actuelles d’une telle tentation prennent la forme de certaines sciences cognitives, de sciences de la communication ou encore d’une certaine sociologie, disciplines dont les pratiques empiriques – qu’elles relèvent de l’expérimentation ou de la statistique – visent la plupart du temps une connaissance générale tandis que l’art tend dans son geste même vers l’expérience sensible particulière. Il est à craindre que, sans en avoir conscience, visant l’art au travers d’une lunette étroite, ces savoirs n’atteignent à travers leurs pratiques que des objets pour ainsi dire morts ou parvenus à un état si figé qu’il leur faut le plus souvent s’en remettre, pour aboutir à leurs constats, au seul élément supposé encore vivant, le récepteur, le public sous influence devenu parole d’évangile. L’art, lui, vit ailleurs, incommensurable, et pour commencer du côté de ceux qui le produisent.

2Les dimensions cognitives, communicationnelles et sociales sont pourtant loin d’être absentes des œuvres d’art, mais c’est plutôt qu’elles s’y trouvent dans d’autres configurations que celles auxquelles un savoir souvent dominateur les évalue et, ce faisant, les réduit ; en tant que comportement et à partir de ses propres constellations, l’art débat en son sein de la connaissance, des relations humaines et de la société qui le produit. Lorsqu’il ne le fait pas, il n’invente plus et déchoit, sans même le savoir, en un slogan publicitaire qui se présente faussement comme reflet de la réalité. Mais lorsque, à sa manière, l’art prend ce débat en charge, il contredit alors le mouvement qui fait de lui un objet social par un processus inverse, en quelque sorte asocial : la mise en question des habitus – la vue, l’écoute, l’émotion, la compréhension – nous faisant entrevoir, dans le travail de l’apparence (qui n’a pas grand’ chose à voir avec les trucages ou la réalité dite virtuelle), que tout pourrait être autrement. C’est là que réside, selon Herbert Marcuse, la dimension utopique de l’expérience esthétique, aujourd’hui volontiers rejetée et sur laquelle il faudrait cependant à nouveau se pencher, antidote fragile à une platitude qui se généralise.

3La musique, qui interroge le Nous collectif dans les strates les plus profondes du Moi individuel, qui incorpore le Monde pour le projeter, après son passage au cœur de l’expérience subjective, assimile aussi à sa manière les membres disjoints de la société, mais en les métamorphosant profondément. Si l’écriture musicale comporte sa logique propre, il n’est guère de phénomène en son sein qui ne renvoie cependant au social : la polyphonie, bien sûr, mais aussi l’ancrage harmonique, la relation à la dissonance, le déploiement du temps à travers les formes, les outils techniques qui évoluent parallèlement à ceux de la société ; rien ne repose en elle qui ne se soit constitué sans avoir été un jour l’expression d’une situation sociale, rien qui ne se soit sédimenté sans l’accord tacite d’une communauté qui s’approprie les signes, rien qui ne se soit réifié sans l’oubli collectif du sens initial. C’est pourquoi Adorno, dans la Théorie esthétique, écrit que « la musique trahit l’essence de tout art. De même que dans la musique, la société, son mouvement et ses contradictions n’apparaissent que sous forme d’ombres et s’y expriment, certes, mais en nécessitant un effort pour être identifiées ; il en va de même dans tout art1. »

4On ne niera certes pas ici l’importance de démarches qui cherchent à analyser la place et la fonction de l’art et de ses œuvres dans la société, bien qu’il semble utile de mettre en garde contre une assimilation de l’art tendant à neutraliser sa portée. La puissance des mécanismes socio-économiques à l’œuvre dans les secteurs de l’industrie culturelle a déjà beaucoup fait dans ce sens, à la fois par la rationalisation des procédés techniques et à travers la manipulation des effets psychiques. On peut frémir à l’idée que, sous l’emprise d’une raison scientifique n’admettant plus de résistance, dans une société n’acceptant elle-même plus guère l’ambivalence et l’opacité, l’art se trouve réduit à une fonction secondaire qui serait vite récupérée par l’industrie du divertissement.

5Pour cette raison, on a privilégié dans ce numéro de filigrane les points de vue qui considèrent l’art comme un mode de connaissance spécifique, irremplaçable dans la forme autant que dans le fond, dans sa production comme dans sa réception, une connaissance qui ne se contente pas d’avaliser la réalité, mais qui la sonde en profondeur en la bouleversant.

6Nous publions en prélude à ce numéro de filigrane le texte d’Adorno sur « l’opéra bourgeois », belle et provocante réflexion sur un genre qui n’en finit pas de nous questionner ; nous remercions chaleureusement les éditions Contrechamps et Philippe Albèra pour nous avoir permis d’éditer cet article, extrait de Figures sonores, écrits musicaux I d’Adorno, volume récemment traduit qui paraît actuellement.

7Tous les articles qui suivent s’interrogent, chacun à sa manière, sur la question de la place de la société dans l’écriture artistique : d’abord à travers l’importance de l’écriture pour la pensée musicale occidentale (Gianmario Borio), puis à travers la présence du politique au sens le plus intense, le plus déchirant, dans l’œuvre expressionniste (Georges Bloess) et dans les dernières pièces de Luigi Nono (Laurent Feneyrou) ; et si la question de l’image, de ses pièges et de ses apories, est sans doute au cœur des relations entre l’art et la société, les trois articles qui suivent forment comme un centre problématique de ce numéro : un texte proche de la musique, qui interroge « les processus imageants » chez Samuel Beckett (Sophie Charlin), un article sur les problèmes que les nouveaux recours à la tonalité posent à la critique (Vladimir Safatle), un texte sur la critique de Baudelaire chez Walter Benjamin (Philippe Ivernel). Le numéro poursuit sa réflexion à travers deux articles plus historiques, l’un s’attachant à éclairer comment la composition musicale, à l’aube de l’époque baroque, intègre les dispositifs sociaux (Joël Heuillon), l’autre montrant comment la catégorie de basse continue fut, avant son unification, diverse et liée aux contextes culturels (Denis Morrier). Enfin, qu’advient-il de l’empreinte sociale dans les œuvres dès lors qu’aucune ou presque aucune partition ne peut la fixer ? C’est l’exemple de la danse qui nous donne ici à penser à travers l’expérience des « Carnets Bagouet » (Isabelle Launay).

8En postlude de ce troisième numéro de Filigrane, nous revenons à la pensée d’Adorno, à travers l’un des thèmes les plus profonds de son esthétique, mais aussi peut-être les plus polémiques en ce qui concerne la médiation entre musique et société : la question du mutisme et de la réception silencieuse des œuvres musicales (Max Paddison).

Notes   

1  Th. W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1995, p. 312.

Citation   

Jean-Paul Olive, «La société dans l’écriture musicale», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, La société dans l’écriture musicale, mis à  jour le : 26/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=125.

Auteur   

Jean-Paul Olive