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Éditorial : À l’écoute des lieux
Le field recording comme pratique artistique et activisme écologique

Antoine Freychet, Alejandro Reyna, Makis Solomos
septembre 2022

Index   

1Un constat motive notre réflexion commune : la présence sans précédent du son dans nos sociétés. En effet, comme jamais auparavant, du fait de l’usage massif des technologies de reproduction sonore, notre vie quotidienne est remplie de sons – « tout se passe comme si nous avions procédé à une gigantesque sonorisation des espaces dans lesquels nous vivons, provoquant une hypertrophie de notre environnement sonore1 ». Devons-nous nous limiter à condamner cette situation ? Nous condamnerions également le plaisir que procurent les sons… Le problème n’est donc pas tant la prolifération du son que la méconnaissance de cette prolifération et, plus généralement, le fait que nos concitoyens ne soient pas trop sensibilisés à l’idée même du son.

2Nous considérons donc qu’il est nécessaire de mener une réflexion approfondie et largement partagée, orientée vers l’élaboration d’une conscience et d’une éthique du son. Nous pensons également que la situation appelle de nouvelles pratiques artistiques dans le domaine de la musique et des arts sonores. Parmi les usages du son les plus intéressants à interroger aujourd’hui, à la fois du point de vue de l’éthique et de celui de l’esthétique, on trouve le field recording2, que l’on pourrait définir comme un ensemble de pratiques d’enregistrement visant à capter les sons du réel. Consubstantiel à l’apparition du microphone et au développement des technologies du son, ce champ de pratiques englobe un vaste domaine qui va de la sphère de la vie quotidienne jusqu’à celle de l’art. Par leur dimension référentielle, les productions du field recording sont également liées à un ensemble de préoccupations scientifiques (en écologie, en anthropologie de la musique et de plus en plus en musicologie, ainsi que dans d’autres disciplines des sciences sociales : en géographie, en sciences de l’éducation, en sociologie…). Notre publication a donc cherché à inclure des réflexions sur la convergence entre l’art et la science ou encore entre les dimensions artistiques et documentaires de l’enregistrement de terrain.

3On peut certes trouver des arguments pour discréditer les pratiques du field recording et ses utilisations commerciales (easy listening, tourisme pour l’oreille, utilisation dans la publicité, etc.), mais, comme le montrent les articles du présent numéro de Filigrane, elles peuvent également s’inscrire dans des démarches écologiques. La volonté de faire converger la pensée et la pratique du son avec les réflexions et actions écologiques nous semble particulièrement pertinente et productive : il suffit de voir la diversité, la profondeur et la finesse des propositions artistiques qui vont dans ce sens (pensons, par exemple, aux œuvres de Barry Truax, Chris Watson, Hildegard Westerkamp, Félix Blume, Francisco López, Graciela Muñoz, David Monacchi, Jana Winderen, Janete El Haouli, Jez Riley French, José Augusto Mannis, Marja Ahti, Proyecto Argentina Sounds, Proyecto Sonidos de Rosario, Rodolfo Caesar, Valentina Villaroël, entre autres).

4Le présent numéro sur le field recording comprend deux types d’articles. Le premier correspond à des articles soumis à la suite d’un appel à articles de la revue (lancé en octobre 2020), et sélectionnés selon le processus habituel. Ceux-ci peuvent être répartis suivant quatre axes de réflexion.

5Deux articles ont pour objet les enregistrements d’oiseaux, leur histoire, leurs enjeux et la manière avec laquelle ils transforment notre écoute et notre rapport au monde. Dans « (Re)Creating Avian Worlds. Experiences of and Reflections on Making, Listening to and Composing with Field Recordings of Birds », Patricia Jäggi propose un tour d’horizon transdisciplinaire des enregistrements d’oiseaux afin d’étudier les enjeux et les impacts du field recording aviaire. Elle y mélange des éléments historiques, auto-ethnographiques, techniques, ainsi que des éléments analytiques à propos de l’installation Pirol de Marie-Cécile Reber. L’article de Marie-Hélène Bernard « Le field recording nous aide-t-il à “habiter en oiseau” ? » envisage le field recording comme une manière de créer du lien entre les oiseaux et les humains, une manière de décentrer nos subjectivités pour les ouvrir à d’autres « modes d’exister ».

6Trois textes examinent l’insertion du field recording dans des formes artistiques particulières telles que les fictions soniques (Guillaume Dupetit et Eleni-Ira Panourgia), les pièces et les installations réalisées à partir de la sonificaton de données (Andrea Giomi) ou encore les œuvres géolocalisées (Dana Papachristou), ainsi que la manière dont la relation aux lieux transforme, se chargeant d’une conscience environnementale, sociale ou encore d’une dimension imaginaire. Dans son article « Du field recording à l’art de la sonification. Nouveaux enjeux éthico-esthétiques entre conscience environnementale, activisme et écologie sonore », Andrea Giomi étudie comment, à travers la sonification de données (climatiques, migratoires, etc.), certain·es artistes cherchent à réveiller la conscience écologique de leurs auditeur·trices, à (ré)activer leur écoute et à motiver un activisme participatif. D’autre part, Dana Papachristou, dans « Audibility, visibility and social inclusion through geo-locative sound art », explore la dimension sociale, culturelle et politique des paysages sonores et de leur mise en récit, ainsi que la façon dont elle est mobilisée et requestionnée au sein d’œuvres d’art sonores géolocalisées. « Field recording et fictions soniques : vers une représentation des espaces urbains » d’Eleni-Ira Panourgia et Guillaume Dupetit étudie le field recording comme outil à partir duquel il est possible de transformer notre rapport aux lieux – en passant par la fiction, en stimulant notre imaginaire.

7Trois articles se centrent sur la question du rapport au lieu et sur l’importance de la « localité » ou du « champ » dans la production des subjectivités et des processus artistiques. Florent C. Darras, dans « Localités fendues : la technologie comme vecteur de transindividuation dans la pratique du field recording », développe une réflexion autour de la technologie et de ses impacts sur l’émergence de la localité et les processus d’individuation – c’est-à-dire sur nos manières de vivre les lieux et de nous construire en tant qu’individus singuliers. Il y suggère également de considérer le field recording et ses communautés d’écoute et de pratique comme le terrain d’une possible « transindividuation » – d’une construction collective de subjectivité –, qui se réaliserait par « le déplacement sensible des lieux grâce au son et par l’intermédiaire de la technique ». Colin Frank, dans « The Field as Actant. Performing-With Multiple Entities in Recording Sounding the Weight of an Object », pense le lieu (field) comme étant doué d’agentivité et l’enregistrement comme une rencontre – un « enchevêtrement » – entre le field recordist et le lieu. Pour illustrer cette thèse, il s’appuie sur ses expériences de prise de son et de création propre (notamment son album Sounding the Weight of an Object). Enfin, « Félix Blume, un explorateur à l’écoute » est issu d’un entretien de l’artiste sonore (français mais habitant au Mexique), réalisé par Noémie Fargier. Celui-ci s’ouvre sur un rapide retour sur son parcours artistique, sur ses motivations générales et sur le processus de création de certaines de ses œuvres. Diverses questions sont également abordées à propos du choix des lieux ou encore de l’engagement auprès des habitant·es.

8Deux articles se focalisent sur les sons et bruits du quotidien, sur leur potentiel expressif, et, en fin de compte, sur la nécessité d’y porter attention. Le premier est « Ces sons qui nous envahissent : field recordings, soundwalks et soundscapes éco-artivistes », dans lequel Caroline Boë propose un examen du potentiel artistique et scientifique des pratiques, dont le field recording fait partie, qui nous amènent à prêter l’oreille aux sons habituellement ignorés. Elle s’appuie notamment sur ses projets de recherche-création liés à la pollution sonore de faible intensité. Le second, « Noise poetics – Composing with urban soundscapes » de Stelios Giannoulakis, examine les liens qui existent entre l’analyse du paysage sonore urbain et la composition électroacoustique. L’auteur y aborde la notion de bruit dans une perspective écologique et poétique et, à travers des exemples musicaux issus de sa propre activité artistique, fait apparaître des manières de revaloriser les sons de l’expérience quotidienne.

9Un dernier article – celui de Theofanis Maragkos, Andreas Mniestris et Theodoros Lotis, intitulé « A Prototype System for Sound Recording in Motion » – explore les enjeux techniques du field recording. Les auteurs proposent une méthode d’enregistrement de haute-fidélité des paysages sonores, en revenant sur le processus d’élaboration et d’expérimentation artistique d’un dispositif de leur propre conception : le Moving Sound-Receptor (MSR).

10Le second type d’articles que comprend ce numéro est en relation avec le projet INNOVART « Les usages du son. Field recording : approches créatives, théoriques et technologiques », qui a débuté en 2019 et qui a rassemblé des enseignants-chercheurs, des doctorants et des étudiants de l’Universidad Nacional del Litoral de Santa Fe (Argentine), de l’Universidad Nacional del Nordeste (Argentine) et l’Universidad Nacional del Nordeste (Argentine) et de l’Université de Paris VIII Vincennes-Saint-Denis (France). L’un de ses objectifs était d’organiser un séminaire de recherche. Celui-ci était originellement prévu à Santa Fe (Argentine), en mars 2020. Mais, en raison de la crise sanitaire, il a finalement été reporté et s’est tenu en ligne, au cours du mois d’octobre 2020, au rythme d’une séance par semaine. Au cours de ces rassemblements virtuels, les membres du projet ont alimenté une série de discussions, ouvertes au public, et qui nourrissent les réflexions qui suivent. De ce projet est issu un livre collectif en espagnol3 ainsi que deux articles.

11Dans le premier, « Field recording et art documentaire. Croisements politiques entre la France et le Chili », Gustavo Celedón et Makis Solomos réfléchissent à la manière dont l’art peut documenter la réalité, et analysent le potentiel militant d’une telle démarche où l’esthétique et le politique se rejoignent dans la production d’affects et d’émotions. Ils croisent les expériences françaises et chiliennes en évoquant un projet issu du mouvement Nuit Debout ainsi que la révolte chilienne de 2019. L’article d’Alejandro Reyna et Antoine Freychet, « Morphologie et représentation : écologies de l’écoute dans La Selva de Francisco López », cherche à interpréter le sens écologique qui peut exister dans la mise en dialogue de la dimension morphologique et de la dimension représentationnelle de l’écoute. Pour ce faire, ils prennent comme étude de cas une des œuvres sonores les plus connues du compositeur et artiste sonore Francisco López.

12Pour compléter l’ensemble de ces articles, issus tant de l’appel que du projet franco-argentin, nous avons invité Hildegard Westerkamp à se joindre à ce numéro et nous tenons à la remercier chaudement de nous offrir l’opportunité de partager son nouveau texte. La pionnière de l’écologie sonore nous donne à lire « The Microphone Ear. Field Recording the Soundscape », un article où elle revient sur des expériences de sa vie personnelle et de sa carrière de compositrice, et analyse les différentes manières d’utiliser le microphone pouvant servir à explorer le paysage sonore.

13L’intérêt général de ce numéro est de proposer une manière de penser le field recording qui se concentre sur la réalisation et le partage d’expériences intenses et uniques du monde. Ce numéro de Filigrane cherche à explorer les potentialités éthiques, politiques et écologiques des pratiques artistiques qui font appel au field recording en relation avec les thèmes de l’expérience (du quotidien), du lieu et des technologies. Avec cette publication, qui est le fruit d’un long travail collectif, nous espérons avoir contribué à la réflexion sur cette pratique qui devient de plus en plus répandue, et contribué à inciter les artistes à s’approprier ces réflexions – responsabilisantes ! – relatives aux usages du son.

Notes   

1 Makis Solomos, De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des xxe-xxie siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

2 Au cours de ce travail collectif, une question est revenue à plusieurs reprises : pourquoi utiliser le terme field recording et ne pas le traduire par « enregistrement sur le terrain » ? En fait, en utilisant l’expression de cette manière, nous nous référons au « genre » musical éponyme, à l’histoire qui s’y rattache et aux pratiques qui y sont liées. Un cas similaire se produit avec la musique noise et sa traduction éventuelle en « bruit ». En ce sens, lorsque nous parlons de field recording, nous incluons une certaine histoire (internationale) au sein des arts, un certain répertoire (au sens dynamique du terme) ou encore un certain nombre de débats musicologiques, bref, une certaine culture musicale. Alors que l’expression « enregistrement sur le terrain (ou de terrain) » fait référence, de manière moins spécifique, et certainement plus floue, au fait d’utiliser le microphone pour capter les « sons du réel ».

3 Antoine Freychet, Alejandro Reyna, Makis Solomos (éd.), Escuchando lugares: el field recording como práctica artística y activismo ecológico, Santa Fe, Ediciones UNL – Universidad Nacional del Litoral, 2021.

Citation   

Antoine Freychet, Alejandro Reyna, Makis Solomos , «Éditorial : À l’écoute des lieux», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], À l’écoute des lieux : le field recording comme pratique artistique et activisme écologique, Numéros de la revue, mis à  jour le : 19/07/2023, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=1206.

Auteur   

Antoine Freychet, Alejandro Reyna, Makis Solomos