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Christine Roquet, Vu du geste. Interpréter le mouvement dansé.
Pantin, Centre national de la danse, 2019.

Olga Moll et Makis Solomos
mars 2022

Index   

1Ce compte rendu reprend deux des trois communications données au séminaire MUSIDANSE (Université Paris 8, novembre 2021).

1. Analyse d’Olga Moll

2L’ouvrage de Christine Roquet Vu du geste. Interpréter le mouvement dansé est un livre dense dans lequel on apprend beaucoup, surtout pour les lecteurs et lectrices qui, comme moi (musicienne musicologue), vérifient l’état d’inculture « générale » que constate l’autrice à propos du geste et du mouvement. L’ouvrage suit un mouvement à la fois sinusoïdal, qui passe de la présentation de catégories, de concepts, à des exemplifications et des analyses techniques ; et un mouvement directionnel qui part du technique et va s’élargissant progressivement pour aboutir au dernier chapitre intitulé « Construire de l’en-commun ». Ce n’est pas un livre dont on puisse faire une synthèse tant les notions traitées sont nombreuses, contextualisées, étayées sur des références qui permettent de creuser chacune des questions abordées. L’appareil de notes de bas de page est pour ce faire conséquent1 ! Parmi ces références : Michel Bernard et Hubert Godard, qui inscrivent Vu du geste dans l’héritage de leurs travaux. Mais beaucoup d’autres encore sont mobilisées, il n’est que de se reporter à la bibliographie thématisée pour s’en convaincre. Pour ce qui me concerne, du point de vue des références, cette lecture a souvent fait écho à celle de Logique de la sensation2 de Deleuze : j’y ai entendu des résonances à propos de la question des forces3 ; de la catégorie de l’haptique ; du lien entre visible et tangible. Et, la notion d’accordanse en particulier m’a renvoyée à celle de modulation et de personnages rythmiques, nous y reviendrons plus loin.

3Enfin, tout est exemplifié de façon très pédagogique. Par exemple, le biscoteau de Popeye, image évoquée pour illustrer la coordination entre muscles agonistes et antagonistes dans le déplié du bras, est à la fois drôle et efficace. Sont également d’un grand apport, toutes les références vidéo qui permettent de confronter le lu et le vu4, tout comme, au centre du livre, les reproductions iconographiques, en couleur et sur papier glacé, qui sont commentées dans le courant du texte.

4Pour en venir plus précisément au contenu, ce qui m’a le plus frappée dans cette lecture est l’effondrement de ce qui m’apparaissait comme des évidences ! En premier lieu, l’idée d’un corps, organisé, au mécanisme identique pour tous, dont le développement et le fonctionnement répondent essentiellement à des données naturelles. J’avais pourtant, croyais-je, une conception souple du corps ; d’une part, du fait de la fréquentation de la psychanalyse ; d’autre part, par la connaissance du concept de corps sans organes que Deleuze reprend à Artaud. La notion de corporéité telle que Michel Bernard la définit, je l’avais déjà rencontrée en le lisant, mais la présentation que Christine Roquet en fait, en nouant le travail de Michel Bernard à celui d’Hubert Godard, la rend bien plus accessible. Je partirai de cette citation de Michel Bernard pour commencer le parcours qui a été le mien dans cette lecture :

Aussi bien les visions et réflexions de grands artistes de disciplines différentes comme, par exemple, Paul Klee et John Cage, que les analyses soit phénoménologiques de Merleau-Ponty, soit psychanalytiques d’Anton Ehrenzweig, soit philosophico-esthétiques de Deleuze et Guattari ou Lyotard, nous ont révélé que l’acte créateur n’était pas le fait et l’apanage du pouvoir inhérent à un « corps » comme structure organique permanente et signifiante, mais du travail d’un réseau matériel et énergétique mobile et instable de forces pulsionnelles et d’interférences d’intensités disparates et croisées. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler, d’une part, que dans son livre « Le visible et l’invisible », Merleau-Ponty montre que la catégorie de « corps » recouvre et dissimule, en fait, le fonctionnement étrange et singulier d’un « tissu » ou d’un « entrelacs » de multiples sensations distinctes et réversibles, à la fois passives et actives5 […].

5Cet entrelacs est organisé par Hubert Godard selon quatre structures :

  • structure somatique qui concerne le corps comme matière, corps anatomique qui évolue dans l’espace, soumis à la mécanique newtonienne ;

  • structure coordinative qui coordonne les différentes parties du corps pour produire un mouvement, un geste ;

  • structure perceptive, esthésique, du monde alentour et de soi-même ;

  • structure symbolique : qui concerne les représentations et les expressions langagières qui désignent le corps ou qui intègrent des parties du corps6 et plus largement, comment le geste fait sens.

6C’est donc la relativité de l’anatomie que je découvre, relativité qui dépend d’un certain regard porté sur le corps somatique, observé différemment selon qu’on est chirurgien ou professeure de danse, corps-objet pour l’un, corps-instrument pour l’autre. C’est au cours de cette présentation des structures que mouvement (global/réflexe) et geste (segmentaire/volontaire) sont différenciés. Ainsi, le mouvement serait pour l’humain ce que peut le corps somatique (à l’état naturel, s’il existe) ; et le geste, ce que peut le corps façonné par les échanges avec l’autre, la corporéité donc. L’autre compris selon deux modalités : l’autre en tant qu’individu, l’Autre en tant que passeur d’une certaine culture, donc d’une certaine vision du monde. Une fois cette distinction posée, une nouvelle strate de détermination s’ajoute : la qualité du geste, dont il résulte que le geste ne peut être que singulier.

7Nouvelle découverte pour moi : la qualité du geste mais aussi le geste lui-même sont totalement dépendants de nos perceptions. C’est dans ce contexte qu’est introduit un nouveau signifiant dont je n’ai pas trouvé de référence dans le livre et comme l’autrice s’applique à les donner toutes, j’en déduis que ce néologisme qui recouvre un concept, peut lui être attribué : il s’agit de perceptaction. Mot-valise, sous-titre d’un chapitre, il introduit la présentation du fonctionnement chiasmatique qui régit la totalité du système sensoriel selon Merleau-Ponty, et que Michel Bernard ordonne en quatre catégories :

  • le chiasme ou croisement intrasensoriel pour la dimension à la fois active et passive de chaque sens (voir/être vu)7 ;

  • le chiasme intersensoriel pour le phénomène de résonance entre les différents sens ;

  • le chiasme intercorporel : lien au contexte qui permet l’émergence de la singularité du geste ;

  • le chiasme parasensoriel qui désigne « la connexion étroite et même l’homologie entre l’acte de sentir et l’acte d’énonciation, […] entre le percevoir et le dire » (p. 101). Ainsi la dimension imaginaire (imaginaire entendu aussi bien au sens de ce qui a trait à l’image [image de soi, de l’autre], qu’au sens de fonction imaginative, de fiction), donne corps (si l’on peut dire) à la perception.

8Ces quatre modalités chiasmatiques recoupent, sans en avoir la même configuration, les quatre structures qui font la corporéité. Par exemple, les chiasmes intercorporel et parasensoriel relèvent tous deux de la structure symbolique, mais le chiasme intercorporel concerne également la structure perceptive. Enfin, et surtout, ces catégories se conjuguent pour déterminer notre « sentir ».

9Jusque-là c’est la corporéité, le geste d’un point de vue général qui a été au cœur de la réflexion. Vient ensuite la focalisation sur la danse comme lieu d’un savoir d’abord insu sur le geste, puis faisant au cours des siècles la découverte de ses propres principes. La notation est un outil de cette découverte, comme elle l’a été pour la musique qui a pris conscience de ses paramètres quand elle a commencé à s’écrire : hauteurs d’abord, rythme ensuite, et timbre bien plus tard. Il me semble que pour la danse il en est de même. Sa notation emprunte initialement des outils à d’autres systèmes (par ex. : représentation iconique et/ou langagière) pour indiquer les figures, les trajectoires, les transferts de poids, en un mot la cinétographie. Puis la notation de la qualité du geste constitue une nouvelle étape. Les paramètres de cette dernière sont déterminés par Laban dans le système dit de l’Effort8 : ce sont le poids (force, gravité) ; l’espace ; le temps ; le flux. Ces paramètres oscillent entre deux polarités, comme la hauteur en musique oscille entre grave et aigu9.

10C’est là qu’intervient pour moi une nouvelle découverte : la qualité du geste, dont je viens de lister les paramètres, est déterminée, non pas seulement dans le moment de son effectuation mais surtout en amont (l’effectuation n’en étant que le prolongement), dans un « moment » nommé de différentes façons : effort initial, disposition à agir, ou en analyse du mouvement, pré-mouvement. Par ailleurs ce moment déterminant est lié à tout ce qui a été décrit plus haut comme constituant notre corporéité.

Avec la fonction tonique10, nous avons vu que les muscles posturaux profonds règlent à la fois notre alignement gravitaire et son ajustement dans un dialogue constant avec le monde. Les mécanismes intimes qui préparent une action sont liés à notre posture, à la façon dont nous percevons notre poids et notre orientation dans l’espace. […] Notre posture érigée détermine notre attitude face au monde […] la posture, sorte d’instantané, de cristallisation des effets sous-jacents de notre attitude dans le monde est, en réalité, déjà un mouvement ainsi qu’une signature de l’humeur et du comportement (p. 63).

11Je faisais allusion plus haut à la résonance entre certains passages de Vu du geste et de Logique de la sensation. Précisément cette question du pré-mouvement n’est pas sans faire penser au pré-pictural dont Deleuze fait état à partir des propos de Cézanne et de Klee. Pré-pictural qui permet qu’advienne (ou pas !) le fait pictural. On y trouve la même idée de germe, terme utilisé dans les deux contextes, complétée de l’expression « disposition à agir » pour la danse, et de « possibilité de faits » pour la peinture. Mais c’est dans le chapitre consacré au partage de l’espace par les corporéités dansantes que cette résonance a été la plus forte. Il est envisagé sous trois aspects : un aspect cinématique, celui que l’on peut transcrire en cinétographie (kinésphère) ; un aspect dynamique qui concerne l’énergie et les forces (dynamosphère) et un aspect symbolique (gestosphère). C’est le second aspect, dynamique, et son corrélat l’accordanse, qui me sont apparus comme analogues à la « modulation » telle que pensée par Deleuze (à la suite de Simondon). Dans les deux cas, il est question de forces, d’énergie, d’intensités qui se règlent l’une sur l’autre. Si pour Deleuze ces dernières interagissent de façon coordonnée, l’une en augmentation, l’autre corrélativement en diminution, et éventuellement une troisième, stable, servant d’étalon aux variations des deux autres (c’est ce que Deleuze appelle des personnages rythmiques), l’accordanse consiste au contraire à caler les énergies l’une sur l’autre, annulant ou équilibrant la polarité actif/passif. Cependant, dans les deux cas, cette interaction entre ce qui est appelé des « états de corps » relève à mon sens du même mécanisme. Dans les deux cas également, cette circulation énergétique est rapportée à la musique11. Pour ce qui concerne la danse, c’est par le biais d’une citation d’Odile Duboc :

La découverte de la musique intérieure […] n’est en fait que découverte de la conscience de mes sensations, de mes états de corps. Elle conduit progressivement à une conscience et à une maîtrise des sensations par répercussion de la respiration et de la musicalité sous-jacente (p. 155).

12Deleuze, de son côté, d’une part emprunte la notion de personnages rythmiques à un compositeur, Olivier Messiaen, et d’autre part conclut ainsi le commentaire du Triptyque de 197212 de Francis Bacon (et il apparaît que ce sont bien d’états de corps dont il y est question) :

Si le témoin est fourni au centre par les allongés, et par l’ovale mauve bien déterminé, on voit sur la figure de gauche un torse diminué, puisque toute une partie en manque, tandis qu’à droite le torse est en voie de se compléter, s’[y] est déjà ajouté une moitié. Mais aussi tout change avec les jambes : à gauche une jambe est déjà complète, tandis que l’autre est en train de se dessiner ; et à droite, c’est l’inverse : une jambe est déjà amputée, tandis que l’autre s’écoule. Et corrélativement l’ovale du centre trouve un autre statut, devenu à gauche une flaque rose subsistante à côté de la chaise, et à droite un écoulement rose à partir de la jambe. C’est ainsi que les mutilations et les prothèses chez Francis Bacon servent à tout un jeu de valeurs retirées ou ajoutées. C’est comme un ensemble de « sommeils » et de « réveils » hystériques affectant diverses parties d’un corps. Mais c’est surtout un des tableaux les plus profondément musicaux de Bacon13.

13Je voudrais, avant de conclure, aborder encore deux questions : celles du sens et de l’en-commun. J’ai bien conscience que la référence philosophique privilégiée dans Vu du geste14 est la phénoménologie. Mais pour ce qui me concerne, je ne peux m’empêcher d’observer des traits communs, encore une fois, avec la démarche de Deleuze. Dans Logique de la sensation, Deleuze part d’une analyse technique de tableaux de Cézanne, de Bacon, d’autres encore, pour déployer sa pensée. Dans les deux cas (danse, peinture) c’est dans la matière même de l’œuvre considérée que consiste le sens. C’est une question qui est également abordée par Deleuze dans Proust et les signes. Dans Vu du geste, elle est introduite par une citation de Renaud Barbaras :

L’expérience d’un sens qui affleure à même un mouvement ou d’un mouvement qui est signifiant par sa dynamique même ne nous arrête qu’au nom d’un présupposé fondamental : celui de l’hétérogénéité fondamentale du mouvement et du sens (p. 211).

14Ce présupposé doit être rejeté. Il y a une unité du sens et du mouvement ; pour Barbaras, c’est le sens qui rend possible le geste dansé. Le mouvement du sujet s’insère dans un archi-mouvement qui est celui du monde même :

Aucun étant ne se met en mouvement au sens où il commencerait son propre mouvement ; dire qu’il se met en mouvement, c’est dire en vérité qu’il continue à sa façon un mouvement dans lequel il s’inscrit, dont il fait partie, qui le précède donc nécessairement, en une précession qui n’est pas seulement chronologique mais ontologique : il ne commence pas le mouvement mais commence dans le mouvement (p. 213).

15Nous sommes ici au cœur de l’élan dynamique du livre dont il a été dit plus haut que partant du technique il allait s’élargissant jusqu’à aboutir à l’En-commun.

16Pour reprendre le fil des résonances avec la pensée deleuzienne, le présupposé d’hétérogénéité est également rejeté. Le philosophe pose l’unité du signe et du sens précisément comme caractéristique des signes de l’art. Il désigne cette unité par le terme d’essence.

La supériorité de l’art sur la vie consiste en ceci : tous les signes que nous rencontrons dans la vie sont encore des signes matériels, et leur sens, étant toujours en autre chose, n’est pas tout entier spirituel. Qu’est-ce qu’une essence telle qu’elle est révélée dans l’œuvre d’art ? C’est une différence, la différence ultime et absolue. C’est elle qui constitue l’être, qui nous fait concevoir l’être15. […] Mais qu’est-ce qu’une différence ultime absolue ? Non pas une différence empirique entre deux choses ou deux objets [différence] toujours extrinsèque. Proust donne une première approximation de l’essence quand il dit qu’elle est quelque chose dans un sujet, comme la présence d’une qualité dernière au cœur d’un sujet : différence interne : [Deleuze cite Proust] « différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun16 ».

[…] Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini17.

17Je retrouve dans ces lignes ce qui a été décrit tout au long de l’ouvrage de Christine Roquet sur la singularité du geste, sa qualité donc, son lien avec une vision, une perception, une appréhension du monde.

18Je conclurai sur la question du sujet abordée corrélativement à celle du sens. Deleuze pose que les différents points de vue sur le monde, au sens leibznizien de l’expression, n’ont rien à voir avec la subjectivité. C’est même le contraire :

Ce n’est pas le sujet qui explique l’essence, c’est plutôt l’essence qui s’implique, s’enveloppe, s’enroule dans le sujet. Bien plus, en s’enroulant sur soi, c’est elle qui constitue la subjectivité. Ce ne sont pas les individus qui constituent le monde, mais les mondes enveloppés, les essences qui constituent les individus. […] l’essence n’est pas seulement individuelle, elle est individualisante18.

19Ce que j’ai appris dans Vu du geste donne un sens plus aigu à ces lignes de Deleuze. Et réciproquement. La différence qualitative selon l’expression de Proust, exprimée par le sujet, lui vient du monde. N’est-ce pas ce que dit Hubert Godard commenté par Christine Roquet dans le sous-chapitre intitulé « Le geste fondateur » ?

Le contexte dans lequel s’inscrit tout geste est comme feuilleté, ou plutôt « en pelures d’oignon », et la plus profonde de ces pelures concerne l’histoire personnelle, psychique et libidinale de l’individu, histoire qui est une histoire relationnelle. […] Notre corporéité peut alors s’envisager comme le résultat, provisoire et jamais achevé, des gestes présents ou absents, possibles ou impossibles, réussis ou ratés, qui fondent notre corporéité (p. 263).

20Il en est donc de la constitution de la corporéité comme de celle du psychisme. J’ajouterai logiquement, car si sur le plan théorique nous pouvons les réfléchir séparément, dans le quotidien de notre existence ces deux champs n’en forment qu’un. Et de la même façon qu’il y a une éthique à respecter pour ceux qui ont à traiter du psychisme, une éthique s’impose de la même manière pour ceux qui ont à traiter de la corporéité. C’est ce qui permet, je crois, à la réflexion sur le geste de conclure sur ce que peuvent la danse et ses alentours pour les sujets humains que nous sommes, aussi bien du point de vue de la scène que du point de vue de la pratique sociale :

Travailler le geste et la perception, nourrir la qualité de notre relation sensible à autrui, par la danse ; explorer le jeu, traverser la joie, fonder le je (pouvoir dire je et s’inscrire comme sujet) comme le nous (com-prendre autrui dans son geste) (p. 285).

21Ce serait donc ainsi que l’essence, comme différence ultime absolue, s’implique dans le sujet du point de vue la danse et de ses alentours.

2. Analyse de Makis Solomos

22Le livre de Christine Roquet, Vu du geste. Interpréter le mouvement dansé, constitue une véritable somme ; mieux, une puissante synthèse. Il repose sur l’accumulation de pratiques et de savoirs – de savoirs pratiques et de pratiques du savoir – autour de la danse, qui supposent une longue expérience et beaucoup de temps passé à « s’appuyer sur l’air », « partager l’espace », « donner son poids », « danser à l’écoute » – expressions proposées entre guillemets en quatrième de couverture – et à analyser comment d’autres s’appuient sur l’air, partagent l’espace, dansent à l’écoute… Tissant expérience pratique et réflexion théorique, ce livre sera utile à maints égards non seulement dans le domaine de la danse (autant pour les danseurs et danseuses que pour les théoriciennes et théoriciens de la danse), mais aussi pour les autres arts, ainsi que, plus généralement, pour les sciences humaines et sociales. Ajoutons à cela que l’écriture de Christine Roquet est destinée à un public tant de spécialistes que de non-initiés : l’autrice écrit d’une manière parfaitement compréhensible pour ces derniers, tout en abordant des thèmes de pointe dans le domaine de la danse. En ce sens, c’est un livre d’un genre rare : ni livre de spécialiste, ni livre de vulgarisation ou plutôt les deux.

23Pour finir sur les aspects généraux, ajoutons que le plan du livre est très lumineux, car il se fonde sur une progression logique. Le chapitre 1 (« La danse, une affaire du corps ? ») nous parle du corps et introduit le concept de corporéité, fondamental en danse ; le chapitre 2 (« De la corporéité au geste ») développe la notion de geste ; le troisième est intitulé « Le sentir et l’imaginaire du geste » ; le chapitre suivant (« Lire le geste dansé ») aborde l’analyse du mouvement, ou lecture du geste ; dans le chapitre 5 (« Danse avec de l’autre ») est introduite l’altérité ; sont abordés ensuite, chapitres 6 et 7, les « Émotions(s) » et le sens (« Sens du geste ») ; les deux derniers chapitres sous-tendent, en filigrane, une pensée politique, l’avant-dernier (« Par où la danse ? Ou ce que la danse de bal dit à la danse de scène et réciproquement ») introduisant le « populaire » et le dernier chapitre la thématique du commun (« Construire de l’en-commun »). On aurait pu imaginer un plan inverse, partant du commun pour arriver à la question du corps : c’est peut-être ce qu’aurait fait un chercheur en écologie, profitant de la question du corps pour introduire le non-humain, l’animal, le végétal, etc. Il me semble qu’il serait possible de lire le livre dans ce sens. Aujourd’hui, beaucoup de femmes et d’hommes qui pensent que l’art est aussi une question d’émancipation, travaillent dans cet aller-retour : n’arrivant plus à trouver l’humanité là où elle devrait être, dans le commun, puisque le capitalisme parvient à faire passer l’intérêt privé pour le commun ; et, lorsqu’ils font le chemin inverse, craignant que leurs efforts pour rechercher l’autre-qu’humain dans le vivant ne soient à leur tour récupérés (le « moléculaire » dont se réclamait Guattari étant désormais synonyme des « cookies » qui se glissent dans votre ordinateur et votre corps, du fait du règne du néolibéralisme biopolitique). Pour finir sur le plan du livre, à noter qu’il existe un « intermède » – et un seul – entre les chapitres 2 et 3, intitulé « Voyage dans l’imaginaire des sables », qui a son importance, puisque l’autrice y raconte son observation et accompagnement du processus de transmission de la technique Acogny de « danse africaine » à l’École des Sables, au Sénégal – de quoi nous faire rêver !

24Étant musicologue, je serais tenté, à présent, de rechercher les thèmes communs entre danse et musique, les mots et concepts partagés et bien sûr les différences. Le livre présente effectivement beaucoup de notions partagées avec la musique, utilisées de manière semblable ou différente. Ainsi, la notion de geste, autour de laquelle il tourne, est fort commune en musique instrumentale, où elle désigne une sorte de stylisation des mouvements des corps qui aboutissent à leur « sédimentation » – une expression très adornienne – dans des figures proprement sonores, le geste de l’instrumentiste en étant la médiation indispensable. On pourrait trouver des similitudes entre l’univers de la danse et ses gestes (« être debout », « tomber », « marcher », « courir », « sauter », « s’asseoir », « tourner », etc. pour citer cette fois la table des matières du livre collectif Histoires de gestes dirigé par Marie Glon et Isabelle Launay19), bien qu’en musique cette notion est en général plus abstraite.

25Parmi les autres notions communes, on retrouve chez Christine Roquet la notion de Gestalt (p. 55) également utilisée en musique – par exemple dans la magistrale analyse de Bach par Boris de Schlœzer20. De même pourrait-on peut-être tisser des liens entre la fonction tonique (p. 56) et la « tonique » de la musique tonale ou la notion de « tonalité » chez Murray Schafer21. Beaucoup plus comparable : Christine Roquet forge le concept de perceptaction (p. 82) pour désigner l’inséparabilité de l’agir et du percevoir. On pourrait ici se référer à la « boucle action-perception » théorisée par un compositeur comme Horacio Vaggione22, à la suite de lectures de Varela et les pionniers des sciences cognitives et de l’énaction, lectures auxquelles se réfère également Christine Roquet. On pourrait également relever des expressions comme accordanse (p. 153), empruntée à la danseuse Patricia Kuypers, qui renverraient à l’univers de la musique et bien sûr comparer dans nos deux domaines les questions du « sens » (chap. 7 : « Sens du geste »), de l’émotion, de la présence ou de l’empathie (chap. 6). Il y aurait enfin la question de la notation que Christine Roquet évoque parcimonieusement.

26Pour aborder les grandes différences entre danse et musique, mentionnons d’abord la question de la corporéité. Dans la musique instrumentale et vocale, le corps de l’interprète est bien entendu omniprésent – à noter que, au début de son livre, Christine Roquet rappelle que les danseurs sont en quelque sorte les « interprètes » de leurs gestes. Lu par des chanteurs, le livre serait très utile – par exemple lorsque sont analysés l’expression et le phénomène de « respirer dans la colonne » (p. 65). Dans la grande tradition musicale, les corps des interprètes sont censés s’effacer ou, plus précisément, comme il a été dit, ils sont stylisés dans les gestes (figures sonores) de la musique « même ». C’est seulement dans la musique contemporaine que les corps émergent en tant que tels : folle dépense d’énergie du percussionniste de Xenakis qui joue Psappha ; empathie avec le violoncelliste en tant que tel dans Pression de Lachenmann ; ou encore, vibrations des corps des auditeurs dans les musiques électroacoustiques qui travaillent avec de belles basses et des sons intenses et bien sûr avec la techno et ses fêtes.

27Une autre différence importante provient du chapitre 8, qui traite du bal (populaire), « Par où la danse ? Ou ce que la danse de bal dit à la danse de scène et réciproquement ». La danse contemporaine connaît le même problème que la musique contemporaine où elle est concurrencée par les scènes populaires – hip-hop et d’autres danses urbaines pour la danse, rap, rock, etc. pour la musique. Cependant, en musique, le fossé est peut-être plus profond : on parle de « savant » versus « populaire », ou d’« académique » (au sens américain du terme : c’est-à-dire pratiqué dans des universités, des institutions) versus commercial, etc. En danse, la question est peut-être plus simple. La danse contemporaine fait parfois de la place aux danses populaires, comme on a pu le voir avec les Indes galantes et la chorégraphie de Bintou Dembélé – bien sûr, il y a un côté phagocytage, récupération par les institutions qui pratiquent la danse contemporaine. Mais, surtout, comme on le voit dans le livre de Christine Roquet, lorsqu’on s’intéresse au geste dansé, on peut analyser et parler de la danse de bal en même temps que des carnets Bagouet : « Après avoir mis nos outils à l’œuvre principalement dans le champ de la danse de scène, ou “danse de concert”, selon l’appellation de Merce Cunningham […], il est temps de sortir du théâtre ou du studio et d’interroger ici d’autres pratiques en vous invitant au bal », note-t-elle (p. 229-230).

28Une différence importante entre musicologie et études en danse se situe au niveau méthodologique. Le livre de Christine Roquet est dédié à l’« analyse du mouvement » – l’autrice s’inscrit dans les pas, pourrions-nous dire, d’Hubert Godard, qui a enseigné à Paris 8 et supervisé l’ouvrage. Ce qu’on appelle « analyse » – analyse du mouvement ou analyse d’œuvres – en constitue le cœur. L’annexe 3 (p. 295 : « Analyser les œuvres chorégraphiques. Quelques outils en partage ») est importante. Après des « questions liminaires » (« Pourquoi, en vue de quoi, engager une analyse d’œuvre ? », « D’où part-on pour faire cette analyse ? », p. 295), Christine Roquet propose quelques outils d’analyse de la « composition » en abordant la « composition générale », le « niveau de la “mise en scène” », la « composition chorégraphique » et le « niveau de l’interprétation » (p. 296-297) ; puis, elle termine avec le niveau du « travail des interprètes » (p. 297-298). De nombreux musicologues pourraient puiser dans ce modèle bien des idées – notamment celle de ne pas oublier les « questions liminaires ». Mais il est vrai que, du fait de l’écriture – mais c’est aussi le cas des musiques dites orales –, la musique, en tant que monde organisé, composé – c’est-à-dire lorsqu’on s’intéresse à sa facture, au « comment » elle fonctionne – semble produire des objets qui nécessitent des analyses plus développées. En tout cas, c’est ce dont témoigne ce qu’on appelle « analyse musicale » (ou « théorie musicale » dans les pays anglo-saxons), devenue une spécialité à part entière – parfois un univers clos sur lui-même, ce qui est dommage : il est important que le musicologue, même s’il est spécialiste d’analyse, sache aussi s’intéresser au « pour quoi », au « avec qui », ou au « pour qui ». Pour revenir au livre de Christine Roquet, c’est ce qui est fascinant : bien qu’analyste du mouvement, l’autrice fait aussi œuvre d’esthéticienne et de théoricienne générale ; si le livre travaille l’analyse du mouvement, il ne s’y épuise pas.

29Abordons une dernière question, qui rassemblerait, tout en appréciant les écarts, danse et musique : la question de l’écoute. J’ai toujours été étonné d’entendre parler les gens de la danse parler d’« écoute », là où, en apparence, il n’y a rien à écouter, sinon le son délicat des corps qui glissent sur des parquets ! Christine Roquet aborde la question de l’écoute dans le chapitre 5, « Danse avec de l’autre ». Elle commence ainsi : « Nous avons évoqué ailleurs comment la danse s’était saisie à sa manière du concept d’écoute emprunté au domaine de la musique. En danse, le terme est rarement utilisé seul – il est le plus souvent pris dans une locution : “à l’écoute”. Mais que veulent dire les danseurs lorsqu’ils parlent, par exemple, de danser à l’écoute ? » (p. 158). Elle place au centre de ses réflexions le duo chorégraphique, car c’est là que cette question lui semble la plus évidente. Elle en déduit que, s’écouter l’un l’autre dans un duo nécessite une « intelligence du geste qui permette non pas de manipuler l’autre (animer le corps de l’autre comme un objet inerte) mais de l’accompagner dans le mouvement effectué » (ibid.). C’est là où se pratique le « travail d’écoute de l’autre », ce qui produit une entente, laquelle peut être émotionnelle ou, « sur un plan plus professionnel, peut être considérée comme l’adéquation de deux façons similaires de vivre une technique commune et de partager une même ambition artistique » (p. 159). Elle cite ensuite des chorégraphes contemporains qui parlent d’« être à l’écoute », de « partir à l’écoute », « danser à l’écoute » (ibid.). Par exemple, Josef Nadj « dit avoir conçu le duo Le Temps du repli comme une “interrogation de notre connaissance l’un de l’autre [ayant comme] point de départ l’écoute l’un de l’autre” » (ibid.). Ou encore : « L’un des exemples de ce travail d’écoute était offert par une expérience d’atelier d’improvisation proposée par Odile Duboc » (ibid.). Ensuite, Christine Roquet donne une analyse d’une « expérience d’envol à deux que Dominique Dupuy propose parfois aux danseurs » (p. 160) et qui consiste en une écoute des respirations, un « dialogue de souffles ».

30Voilà quelques exemples de l’expérience de l’écoute en danse tels qu’analysés par Christine Roquet. Cela donnerait certainement beaucoup à réfléchir aux musicologues et musiciens ! En musique, souvent, l’autre est évacué. On parle peu d’écouter au sens du compositeur qui écouterait le flûtiste non pas pour entendre ce que produit le flûtiste, mais pour le prendre pour le sujet qu’il ou elle est ; le violoniste qui écouterait le compositeur non pas pour avoir des indications sur ce qu’il souhaite par tel signe bizarre de la partition, mais pour essayer de le comprendre à travers l’émotion dégagée par sa voix, son regard ou son écriture. Ce qui compte habituellement, c’est l’écoute de cet objet qui est censé transcender les humains, compositeurs, interprètes, auditeurs – transcender également les conditions matérielles et faire communiquer les humains dans un univers éthéré : la musique ! Certes, c’est une caricature de la musique classique et de son idéalisme que je donne ici ; mais il est vrai que l’écoute, en musique, n’a été thématisée que récemment, et ce n’est que récemment que, en musique, on arrive à se débarrasser de cet idéalisme et à penser aux conditions de production du son et de la musique – conditions qui dépendent de ces humains que sont les interprètes, les auditeurs, les compositeurs, mais aussi de ces matérialités pleines d’esprits que sont les espaces, les lieux où l’on joue et où se diffuse le son23.

Notes   

1 La table des matières détaillée compense l’absence d’un index.

2 Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris, Éd. du Seuil, 2002.

3 Poids = force/gravité.

4 Quoique pas toujours de façon évidente pour un non-spécialiste, l’œil s’éduque, comme l’oreille pour le musicien !

5 Michel. Bernard, « De la corporéité fictionnaire », in Revue internationale de philosophie, vol. 222 no 4, De Boeck Supérieur, 2002, p. 525-526.

6 Être sur les dents, en avoir plein le dos, avoir le bras long, etc.

7 Chaque sens a une fonction extéroceptive et proprioceptive ainsi qu’une fonction focale (qui répond à la question quoi ?) et une fonction périphérique (qui répond à la question  ?).

8 Il s’agit en fait du signifiant anglais qui a été conservé, d’où les italiques.

9 Pour le poids, la force donc, les pôles sont la fermeté et la douceur. Pour le temps, il ne s’agit pas de temporalité mesurée, de vitesse réelle, il s’agit selon Angela Loureiro « de l’attitude interne de la personne qui bouge vis-à-vis du déroulement du mouvement, quelle que soit la durée », ces polarités sont nommées : soudaine ou soutenue. Le flux oscille entre contrôlé et libre ; enfin l’espace entre direct et indirect.

10 La fonction tonique est un système ouvert : posture, perception, expression, coordination, émotion.

11 Ce qui pourrait constituer, depuis l’« extérieur », une définition de la musique, comme circulation énergétique, comme travail sur les intensités et non pas comme art des sons !

12 Reproduction sur le site de la Tate gallery : https://www.tate.org.uk/art/images/work/T/T03/T03073_10.jpg (consulté en décembre 2021).

13 Gilles Deleuze, op. cit., p. 77.

14 Et la danse en général ?

15 Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 53.

16 Ibidem, p. 54.

17 Ibidem, p. 55.

18 Ibidem, p. 56.

19 Marie Glon, Isabelle Launay (éd.), Histoires de gestes, Arles, Actes sud, 2002.

20 Boris de Schlœzer, Introduction à J.-S. Bach. Essai d’esthétique musicale, Paris, Gallimard, 1947.

21 Cf. R. Murray Schafer, Le Paysage sonore. Toute l’histoire de notre environnement sonore à travers les âges, traduction Sylvette Gleize, Paris, J.-C. Lattès, 1979, p. 23.

22 Cf. Horacio Vaggione, « Quelques remarques ontologiques sur les processus de composition musicale », in Roberto Barbanti, Enrique Lynch, Carmen Pardo, Makis Solomos (éd.), Musiques, arts, technologies. Pour une approche critique, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 342.

23 Cf. notamment le travail du compositeur italien Agostino Di Scipio.

Citation   

Olga Moll et Makis Solomos, «Christine Roquet, Vu du geste. Interpréter le mouvement dansé. », Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, À l’écoute des lieux : le field recording comme pratique artistique et activisme écologique, Compte-rendu, mis à  jour le : 01/07/2022, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=1151.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Olga Moll

Olga Moll, formée au CNSMP pour l’écriture, au CRR de Boulogne (92) pour l’instrument (piano), major à l’agrégation de musique et titulaire du CA de formation musicale, enseignera d’abord en collège tout en assurant des charges de cours au CNSMP, elle enseignera ensuite à l’université de Rennes 2 où elle dirigera également le chœur et l’ensemble instrumental de l’université. Enfin elle sera maîtresse de conférences au département Musique de l’université Paris 8 jusqu’à l’heure de la retraite. Elle reste aujourd’hui chercheuse associée au laboratoire MUSIDANSE (Équipe d’accueil Esthétique, musicologie, danse et création musicale), à l’université Paris 8.
 Makis Solomos