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Field recording et art documentaire. Croisements politiques entre la France et le Chili

Gustavo Celedón et Makis Solomos
mars 2022

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.1146

Résumés   

Résumé

Depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, on assiste à un « tournant documentaire » de l’art, tournant qui touche aussi de plus en plus les arts sonores et à la musique. On a pu théoriser ce « retour du réel » dans l’art comme une réappropriation de la pensée critique et engagée. Dans les arts sonores et en musique, ce tournant vers un art documentaire se produit en grande partie grâce à l’utilisation extensive du field recording. Cet article traitera de deux exemples liés à des moments politiques importants. Le premier a pour contexte la révolte française qui se produisit au printemps 2016 sous le nom de Nuit debout ; le second concerne la révolte chilienne qui commença en octobre 2019 – malgré leur différence géographique et temporelle, ces contextes ne sont pas sans points communs. Le premier contexte a nourri un projet artistique que nous décrirons. Quant au second, il sera l’occasion d’une réflexion sur le propos du field recording – qui documente et pour qui ? – et, au-delà, d’une réflexion sur ce que signifie documenter la voix du peuple.

Abstract

Since the late 1990s and the early 2000s, there has been a “documentary turn” in art, a turning point that also increasingly affects sound art and music. It is possible to theorize this “return of the real” in art as a re-appropriation of critical, engaged thinking. In sound art and music, this turn towards a documentary art is largely due to the extensive use of field recording. This article will deal with two examples related to important political moments. The first has as its context the French revolt that occurred in the spring of 2016 under the name of Nuit Debout; the second concerns the Chilean revolt that began in October 2019 – despite their geographical and temporal difference, these contexts are not without commonalities. The first context nurtured an artistic project that we will describe. As for the second, it will be an opportunity to reflect on the subject of field recording – who documents and for whom? – and, beyond that, to reflect on what it means to document the voice of the people.

Index   

Texte intégral   

1. Un art documentaire1

En mai 2014, des soldats israéliens en Cisjordanie occupée (Palestine) ont tiré et tué deux adolescents, Nadeem Nawara et Mohamad Abu Daher. L’organisation de défense des droits humains Defence for Children International a contacté Forensic Architecture, une agence basée au Goldsmiths College qui entreprend des recherches avancées sur l’architecture et les médias. Ils ont travaillé avec Abu Hamdan pour enquêter sur l’incident. L’affaire reposait sur une analyse audio-balistique des coups de feu enregistrés pour déterminer si les soldats avaient utilisé des balles en caoutchouc, comme ils l’affirmaient, ou avaient enfreint la loi en tirant à balles réelles sur les deux adolescents non armés. Une analyse acoustique détaillée, pour laquelle Abu Hamdan a utilisé des techniques spéciales conçues pour visualiser les fréquences sonores [cf. exemple 1], a établi qu’ils avaient tiré à balles réelles et avaient en outre tenté de camoufler ces tirs mortels pour les faire sonner comme s’il s’agissait de balles en caoutchouc. Ces visualisations sont devenues plus tard l’élément de preuve crucial qui a été repris par la chaîne d’information CNN et d’autres agences de presse internationales, forçant Israël à renoncer à son démenti initial. […] Un peu plus d’un an après qu’Abu Hamdan a terminé son rapport, il revient sur le cas d’Abu Daher et de Nawara dans son exposition Earshot. S’appuyant sur le corpus original de preuves, il a créé une installation comprenant du son, des tirages photographiques et une vidéo pour réfléchir plus largement sur l’esthétique de la preuve et la politique du son et du silence. (www.lawrenceabuhamdan.com),

1peut-on lire à propos d’un projet de l’artiste Lawrence Abu Hamdan, dont l’œuvre explore « les politiques de l’écoute » (cf. F. Schöneich, éd., 2016), et qui nous dit : « Je pense que l’art a la possibilité de dire une vérité. Je pense que c’est un mode de production de vérité, de même que la loi ou la science. Mais il a sa propre manière de dire la vérité. Et c’est exactement mon but, de poser la vérité, mais aussi de repousser les frontières de ce qui constitue un témoignage et de ce qui constitue la parole2. » (L. Abu Hamdan, 2019.)

Exemple 1. Sonagrammes de quatre différents types de coup de feu. L’axe horizontal représente le temps, l’axe vertical les fréquences et la couleur l’intensité. De gauche à droite : balle en acier recouverte de caoutchouc, munitions réelles, munitions réelles supprimées par un adaptateur de balle en caoutchouc, munitions réelles silencieuses. L’original est en couleur. (www.lawrenceabuhamdan.com)img-1-small450.png

2Depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, on assiste à un « tournant documentaire » de l’art – ailleurs bien sûr que dans le genre bien connu du documentaire cinématographique. Les arts visuels ont, les premiers, généralisé l’usage du document : il est habituel de dire que le tournant en question s’opère depuis les expositions Documenta X (1997) et 11 (2002) de Kassel. Cet usage s’est étendu ailleurs, « les pratiques documentaires sont aujourd’hui multiformes (de l’installation multimédia à la lecture-performance) et trans-artistiques, combinant des médiums qui ne leur étaient pas habituellement associés. L’art documentaire n’est donc plus spécifiquement rattaché au cinéma ou aux arts visuels, il devient un genre au théâtre, en danse, en littérature, dans la bande dessinée… Son hétérogénéité constitue sa force. » (S. Phay, à paraître.) La bibliographie commence à abonder3 et l’on peut donc faire l’« hypothèse d’un art documentaire » (A. Caillet, F. Pouillaude, 2017) ou, si l’on insiste sur la subjectivité, d’un « art documenteur » (J. Michalte, 2017).

3Le fait que ce courant semble s’inscrire dans la durée indique son importance. Le besoin de réel dont il témoigne serait-il l’indice d’un tournant plus général de l’art, renonçant à l’abstraction de l’art moderne et au simulacre de la parenthèse postmoderne ? On pourrait également penser ce tournant comme un antidote aux mondes virtuels des penchants ultra-technologiques. « L’engouement pour des formes scéniques dites “documentaires” paraît évident : plutôt que de recourir à la reformulation dramatique du réel dans le monde clos de la fiction, la création documentaire promet une relation attestée, matérielle au réel. Au sein du cadre scénique, le document figure comme garant du “ça a été”, il tente d’abolir la re-présentation afin de la remplacer par une présentation des éléments qui constituent le réel même. » (K.-J. Zenker, 2017.) De fait, l’art documentaire semble puiser dans les sciences sociales : historiographie, ethnographie… voire dans le journalisme. Le critique d’art Hal Foster a théorisé ce tournant dans son article « L’artiste comme ethnographe […] » (H. Foster, 1996) analysant ce « retour du réel » dans l’art comme une réappropriation de la pensée critique et engagée.

4Dans son livre Pour un nouvel art politique. De l’art contemporain au documentaire, Dominique Baqué (2004) estime que le documentaire (elle se centre sur le documentaire cinématographique) serait l’art le plus éthiquement politique du xxie siècle. Elle critique l’art contemporain de la fin du xxe siècle qui serait soit « en deçà du politique » (art de divertissement ou de la fuite vers l’intime), soit dans l’esprit politisé mais impuissant des néo-avant-gardes, soit encore dans la logique de l’esthétique « relationnelle » qui dérive vers un « art caritatif ». Le documentaire, lui, serait une forme probante d’art politique, car il laisse véritablement la parole à l’Autre. En élargissant, presque vingt ans plus tard, au tournant documentaire de l’art dans son ensemble, on pourrait reprendre cette idée en ajoutant que la pratique du documentaire rapproche aussi de l’action : puisque les œuvres qui en résultent « portent sur des êtres de chair et de sang, sur des existences réelles et attestées, les représentations qu’elles produisent ou utilisent sont également, et tout autant, des manières d’agir dans le monde. Par leur ancrage dans le réel, par le poids référentiel dont elles se lestent volontairement, les pratiques documentaires obligent à dépasser l’opposition théorique entre la représentation et l’action » (A. Caillet, F. Pouillaude, 2017). En somme, les courants documentaires rêvent de renouer avec un art militant : ils se prêtent naturellement à l’artivisme.

5Dans les arts sonores (et en musique), ce tournant vers un art documentaire se produit en grande partie grâce à l’utilisation extensive du field recording. Art idéaliste par excellence, la musique a tendance à gommer les traces du réel, plus exactement, tout s’y passe comme si le réel se jouait dans la musique ; même des auteurs critiques comme Adorno vont dans ce sens. Les premières utilisations musicales de l’enregistrement sonore, celles qui permirent la naissance de la musique concrète en 1948, avaient pris la même direction, puisqu’il s’agissait, selon les prescriptions de son fondateur, Pierre Schaeffer, de transformer le plus possible les sons enregistrés afin qu’on ne puisse plus reconnaître leur source – c’est à ce prix que Schaeffer voyait apparaître la « musique ». Il faudra attendre Luc Ferrari et son Hétérozygote (1963-1964) pour que s’effectue la « sortie au monde », selon l’expression d’Alejandro Reyna (2016 : 13-110). À partir des années 1970, les compositions à base de paysages sonores (soundscape compositions) de l’écologie acoustique confortent également l’émergence d’un art tourné vers le réel.

6Pour illustrer ici ce tournant documentaire qui peut se produire dans l’art sonore utilisant le field recording, nous allons prendre deux exemples politiques. Le premier a pour contexte la révolte française qui se produisit au printemps 2016 sous le nom de Nuit debout ; le second concerne la révolte chilienne qui commença en octobre 2019 – malgré leur différence géographique et temporelle, ces contextes ne sont pas sans points communs. Le premier contexte a nourri un projet artistique que, dans le cadre de cet article, nous décrirons. Quant au second, il sera ici l’occasion d’une réflexion sur le propos du field recording – qui documente et pour qui – et, au-delà, d’une réflexion sur la notion de peuple.

2. Field recording et Nuit debout

7« Des foules assises par terre, levant la main pour s’exprimer ; des prises de parole timides ou assurées ; des assemblées générales et des commissions en petit groupe ; des utopies et des propositions concrètes… Mais aussi de la chaleur, des frictions, du débat, des rencontres. De la joie et du travail. Et des orchestres classiques qui, au crépuscule, font frissonner l’assistance. Depuis le 31 mars 2016, Nuit debout s’emploie à réinventer la démocratie », écrit Patrick Farbiaz (2016 : 11) dans son recueil de textes qui ont marqué Nuit debout. Nuit debout : de mars à juin 2016, la France a connu un mouvement social et politique qui a marqué le pays, dans la lignée de la lutte contre le CPE (contrat première embauche) dix ans auparavant ou des Gilets jaunes et des mobilisations contre la réforme des retraites à venir (2018-2019). Ce mouvement a commencé contre une nouvelle loi Travail, mais il est aussi le produit de l’état d’urgence qui avait été proclamé à la suite des attentats terroristes de novembre 2015. On a parlé de « génération Bataclan » rendue muette par les attentats et qui, avec Nuit debout, « passe des terrasses aux places pour retrouver sa dignité et reprendre la parole dont elle avait été dépossédée4 » (P. Farbiaz : 14). Le mouvement a obtenu un large soutien de la population ainsi qu’un fort retentissement international. Au début du mois de mars, prennent lieu de grandes manifestations contre la loi Travail5. Lors de celle du 31 mars, un slogan est lancé : « Après la manifestation on ne rentre pas chez nous, on occupe une place ! » Le jour en question, « à dix-neuf heures, le camion de Briser le silence, des anarchistes teufeurs, a réussi à passer le barrage policier et a ouvert un gros sound system qui a rameuté encore plus de monde. Et la longue Nuit debout a commencé… » (P. Ngo, C. Truong, 2016 : 22), place de la République, à Paris. Puis, est rédigé ce qui deviendra le manifeste de Nuit debout :

Sais-tu ce qui se passe là ? Des milliers de personnes se réunissent place de la République à Paris, et dans toute la France, depuis le 31 mars. Des assemblées se forment où les gens discutent et échangent. Chacun se réapproprie la parole et l’espace public. Ni entendues ni représentées, des personnes de tous horizons reprennent possession de la réflexion sur l’avenir de notre monde. La politique n’est pas une affaire de professionnels, c’est l’affaire de tous. L’humain devrait être au cœur des préoccupations de nos dirigeants. Or les intérêts particuliers ont pris le pas sur l’intérêt général. Chaque jour, nous sommes des milliers à occuper l’espace public pour reprendre notre place dans la République. Venez nous rejoindre, et décidons ensemble de notre devenir commun (in P. Farbiaz : 38).

8Ce mouvement a souvent été comparé au « mouvement des places » de la première partie des années 2010 (cf. A. Guichoux, 2016), qui lutte contre le néolibéralisme et les gouvernements qui, démocratiques ou autoritaires, ne tiennent pas compte de la parole populaire : Printemps arabe ; mouvement des Indignés, né sur la place Puerta del Sol à Madrid6 ; occupation de la place Syntagma (Athènes) ; mouvement Occupy Wall Street (New York) en 2011 ; manifestations sur la place parc Taksim Gezi (Istanbul) ou Maïdan (Kiev) en 2013-2014… Parti de revendications uniques, le mouvement s’élargit rapidement, agglomérant des luttes multiples : écologistes, féministes, anticapitalistes, antiracistes… l’idée fondamentale étant la convergence des luttes. Lancé par des réseaux militants, il s’élargit rapidement au mouvement lycéen et étudiant, aux précaires, aux migrants, aux travailleurs en général, aux « banlieues »… Ce n’est pas un mouvement propre à la jeunesse, la moitié des participants à l’occupation de la place de la République ayant plus de 33 ans ; plutôt masculin, il a pour spécificité de comprendre presque deux tiers de diplômés de l’enseignement supérieur (cf. M. Kokoreff, 2016). Si d’autres occupations, à travers la France, marquent son essor, celle de la place de la République à Paris restera la plus célèbre (cf. exemple 2). La place avait été redessinée récemment, laissant plus de liberté aux piétons.

Exemple 2. Place de la République, Paris, 10 avril 2016 : Nuit debout, assemblée générale. Wikipédia (photo Olivier Ortelpa).img-2-small450.png

9Le mouvement se veut auto-organisé – il n’est mené ni par des partis politiques, ni par des groupes constitués – et prône la démocratie directe. Des mots tels que « respect, bienveillance, égalité, compréhension, écoute, collégialité, horizontalité et même responsabilité » (P. Farbiaz, 2016 : 19) y sont fondamentaux. Une assemblée générale (ou « populaire »), qui a lieu tous les soirs, qu’il pleuve ou qu’il vente, de 18 heures à 22 heures, discute de tout et prend les décisions. Elle est marquée par l’utilisation de la langue des signes (introduite dans le mouvement social par Act Up, vingt ans auparavant) ainsi que par la limitation à deux minutes du temps de parole afin que les plus forts en gueule ne prennent pas le pouvoir. La place de la République fonctionne comme un village, avec la présence de nombreuses « commissions ». On distinguera celles structurelles : accueil et coordination, accueil et sérénité, animation, banderoles, campement, communication, démocratie sur la place, grève générale, infirmerie, logistique, relations presse, restauration ; et celles thématiques, en nombre très élevé (plus de 60), dont : action, antipub, antispécisme, architecture, banlieue debout, bibliothèque, cahiers de doléances et d’exigences, citoyens gardiens de paix, communs, Constitution, discrimination et handicap, drogues et liberté, droit, écologie debout, économie politique, éducation, éducation populaire, enfants-parents debout, Europe debout, féminisme, françafrique, international, interfac, jury citoyen, LGBTQIA+, liberté expression, liste noire, lutte contre l’islamophobie et les racismes d’État, médias debout, mémoire commune, migrations, santé, sciences debout, vocabulaire et réappropriation du langage… (cf. P. Farbiaz, 2016 : 185-191). L’utilisation des réseaux sociaux joue un rôle important, mais l’échelle reste locale. À noter l’importance d’une réappropriation de la subjectivité (diamétralement opposée à l’individualisme néolibéral), dont témoigne le slogan « Je lutte des classes » (cf. M. Kakogianni, 2016), qui va de pair avec l’importance du collectif : « Dans sa réalité riche, dense, multiple, Nuit debout a dessiné les contours de quelque chose d’irréalisé et qui l’est resté : une identité collective. » (C. Zéhenne, 2016 : 139.)

10Le mouvement contre la loi Travail a été marqué par une très forte répression policière, une violence qu’on n’avait pas connue depuis longtemps, et qui allait se généraliser contre les mouvements sociaux (et notamment celui des Gilets jaunes). Chaque manifestation a son lot de blessés par armes non létales : grenades « de désencerclement », Flash-Ball, canons à eau… La technique de la « nasse » utilisée par la police pour isoler des groupes de manifestants et l’installation, pendant les trajets, de corridors de policiers qui empêchent les manifestants fatigués ou blessés de quitter les lieux, sont aussi utilisées pour la première fois en France.

11Si l’art institutionnel s’absente pendant le mouvement de Nuit debout (cf. J.-M. Adolphe, 2016), nombreuses sont les commissions artistiques sur la place de la République : arts visuels, designers, Dessin debout, Poésie debout, Cinéma debout, Musée debout, galeries d’art debout… À noter également l’occupation du théâtre de l’Odéon, fin avril, par les militants de la compagnie Jolie Môme et la Coordination des intermittents du spectacle et des précaires. Sur la place de la République, de nombreuses activités artistiques ont lieu tous les soirs à travers les diverses commissions ou bien des artistes, professionnels ou amateurs, qui agissent à titre individuel. Pour la musique, célèbre est devenu l’« Orchestre debout ». Composé d’environ trois cents musiciens amateurs ou professionnels qui s’auto-organisent via un site web, il a donné plusieurs concerts autour de la statue du milieu de la place de la République, et a trouvé un public attentif : « Lentement l’Assemblée générale se termine et les silhouettes des noctambules migrent vers la statue où attend l’orchestre. Et puis ce sont des centaines, des milliers de personnes qui arrivent sur la place et se tiennent là, calmes, impatients, jusque dans le faubourg du Temple. Un frisson passe […] Et puis viennent les premières notes d’accord, et le silence tombe. La symphonie commence. Tous sont suspendus à la musique […] Quand la dernière note se fane, les gens se lèvent et applaudissent, comme un seul homme, un parfum de liesse flotte sur la foule. » (P. Ngo, C. Truong, 2016 : 73-75.) Le plus remarquable est que l’audition dans ces conditions – musiciens dispersés et jouant à même le sol, pas d’amplification – d’une pièce comme le premier mouvement de la Symphonie du nouveau monde de Dvořák, donnée lors du premier concert de l’orchestre, demande beaucoup de patience car, en fonction de leur position, les auditeurs peuvent connaître de longs « trous », c’est-à-dire des moments où ils n’entendent presque rien.

12Le mouvement prit rapidement dans certaines universités, et notamment à Paris 8 (Saint-Denis), où j’enseigne, dans le département musique. Le personnel enseignant comme les étudiants de ce dernier se divisèrent en deux groupes : l’un participant activement aux manifestations et à Nuit debout et donc faisant la grève des enseignements ou pratiquant les « cours alternatifs » ; l’autre, sympathisant du mouvement, mais prônant implicitement une position « adornienne » (la musique serait contestataire dans son langage propre, par son existence même), par conséquent, opposé à la grève. Pour tenter de concilier les deux positions, nous avons élaboré, avec des étudiants, un projet pédagogique et de recherche avec, à la base, un cours alternatif de master qui consistait à participer activement aux manifestations dans un but à la fois documentaire et de création. Lors d’une assemblée générale du département musique, Vincent Guiot, étudiant en master, compositeur et interprète en musique acousmatique, prit en charge plusieurs aspects du projet, en réalisant des ateliers pédagogiques d’enregistrement des événements, en promouvant des créations sonores et en construisant le site internet du projet (une plateforme collaborative), devenu Les Sons Debout (cf. V. Guiot, 2016 : 36-49)7. À noter que ma collègue ethnomusicologue Rosalía Martínez, aidée par Jordi Tercero Bustamante, étudiant en master, avait créé la batucada du département musique, présente dans les manifestations.

13Sur le site du projet Les Sons Debout, on lit :

Les Sons Debout est une plateforme créée par des étudiants et enseignants de Paris 8-Saint Denis. Elle a pour but à la fois de centraliser et mettre à disposition les enregistrements de terrain autour de Nuit debout, de ses manifestations, mais aussi de rassembler les créateurs sonores cultivant cette banque de données. Les questions d’écologie sonore sont prégnantes dans cette démarche. À savoir, de retrouver un ancrage à travers le son, qu’il soit personnel, psychologique, politique, sociologique, physique, etc., afin de mieux questionner ce qui nous entoure. […] Nous invitons tous les preneurs de sons, artistes sonores, créateurs radiophoniques, compositeurs, musiciens ou musicologues qui se reconnaissent dans ces revendications, à participer à l’initiative Les Sons Debout, que ce soit en enrichissant la banque d’enregistrements de terrain, en partageant vos créations ou encore en contribuant à la réflexion théorique. (Les Sons Debout)

14Le projet est en effet double : documenter le mouvement par des enregistrements de terrain d’une part, proposer des compositions sonores en partant de ces enregistrements d’autre part. Une banque de « sons debout » s’est ainsi constituée, signés ou anonymes, pouvant être utilisés par quiconque, et annotés par des métadonnées introduites par Vincent Guiot, permettant de localiser l’événement enregistré. On y trouve des ambiances sonores (déambulations sur la place de la République, Nuit debout dans d’autres lieux, ambiances d’assemblées générales…), des actions (sons de manifestations, « les policiers sont chassés de la place de la République »…), des discours, des interviews, des enregistrements de lectures publiques et des enregistrements de musiques (Orchestre debout, batucadas, etc.).

15Les créations vont du simple montage d’enregistrements à des réalisations plus élaborées, pouvant aussi utiliser l’image. A debout de Vincent Guiot (composition musicale) et Nikita Blauwart (image) illustre ce dernier cas : « A debout est un film marathon, un prolongement audiovisuel des rassemblements de la Nuit debout. Tourné en avril 2016 place de la Liberté à Rennes et place de la République à Paris, ce film est le témoignage commun d’un mouvement en action, une réappropriation personnelle de la parole et de l’espace public, en images et en sons » (Les Sons Debout). La pièce a été composée et réalisée en un bref laps de temps afin « de publier rapidement une première création pour Les Sons Debout, mais aussi pour répondre à l’urgence d’une actualité mouvante » (V. Guiot, 2016 : 48).

16Ma propre composition sonore (d’une durée de 5’ 16”), Tiens-moi la main (Acte I, Paris – Saint-Denis, avril 2016), est un exemple de la première possibilité, comme l’explique la notice : « Avril 2016, mouvement social (manifestations) contre la loi Travail, début de Nuit debout place de la République et à Saint-Denis. Un montage pour témoigner de ce moment fort ainsi que pour faire le lien entre questions politiques et questions sonores. Tous les sons proviennent d’enregistrements in situ (à l’exception bien entendu du début, où l’on entend les premières mesures de Jonchaies de Xenakis). » La pièce s’ouvre avec les premières mesures de cette œuvre pour orchestre, qui témoigne du Xenakis jubilatoire, presque extatique : un long mais rapide glissando des cordes aboutit à un unisson des violons sur une note très aiguë, longuement répétée, comme si l’orchestre scandait : « Debout, debout ! ». Sont progressivement introduits des enregistrements de déambulations sur la place de la République, où l’on entend des sons de skateboards (difficilement reconnaissables si on ne les connaît pas ; ils sont produits par des jeunes autour de la statue, qui ne participent pas à l’occupation de la place) ainsi que des propos de Nuitdeboutistes : « On s’installe de 16 heures à minuit […] On démonte à partir de minuit » et « Commission savoir… Oui ! ». À 1’ 20” débute une seconde partie, marquée par des manifestations : procession de la batucada de Paris 8 (cris « Paris 8 ! »), divers sons de manifestations et slogans : « Le patronat au RSA, la bourgeoisie au RMI », « Tous, devant, détestent la police »… Le tout aboutit à une forte explosion de grenade (2’ 57”)8. Suit une ambiance de gaz lacrymogènes, où l’on finit par entendre la voix d’Isabelle Launay (professeure à Paris 8, département danse) : « Qu’est-ce qu’il faut mettre contre les gaz ? Du collyre et du citron. […] Et ne pas se frotter les yeux. […] L’eau, c’est pas bien. » Dans une coda qui démarre à 4’ 20”, la pièce introduit de lointains gazouillements d’oiseaux ainsi que des enfants qui jouent (sons enregistrés lors d’une Nuit debout à la basilique de Saint-Denis), l’un d’eux s’écriant : « Tiens-moi la main ! ».

3. Field recording et la révolte chilienne

17En octobre 2019, le Chili a connu la plus grande révolte de son histoire en régime démocratique. Plusieurs années d’un néolibéralisme à outrance et de précarisation progressive de la population ont poussé les gens à sortir dans la rue. Jour après jour, dans tout le pays, des scènes de contestation se multipliaient. La répression a été très forte, des cas graves de violation des droits humains ont eu lieu, plusieurs jeunes ont perdu leurs yeux ; avec des disparus et des morts, la violence d’État s’est (ré)installée dans le pays. Le 15 novembre de la même année, l’élite politique décida, sur le dos du peuple, la rédaction d’une nouvelle constitution qui viendrait remplacer celle de 1980, ladite constitution de Pinochet.

18Même si, aujourd’hui, cette rédaction – menée par une convention élue – porte un espoir, la vérité est autre : ce qui a été déplacé par cette décision de l’élite politique a été le peuple lui-même. Car, ce qui a eu lieu en octobre 2019 et les mois qui ont suivi est une apparition ou une émergence du peuple. Le mot « peuple » est apparu alors que, depuis des années, il était quasiment interdit par les intellectuels, les politiciens, les savants ou les économistes. Mais aussi, c’est le peuple lui-même qui est apparu, qui a surgi, sans représentation, sans médiation. Le peuple comme mot, comme voix, mais aussi le peuple comme tel, comme une instance de sentir, de savoir, de décision sans représentation, sans délégation de voix. La voix même était le peuple : une voix multiple, composée d’éléments ne se limitant pas seulement à la vocalisation, à l’articulation des mots, mais pas seulement non plus aux cris. On peut dire que, ce qui est apparu, c’est quelque chose de différent du partage aristotélicien entre, d’une part, une foule criant, incapable d’articuler un geste, un énoncé et, de l’autre, la parole, la voix articulée, juste. Cette division, dira Rancière (1995 : 44-45), constitue le logos lui-même, le compte au sens de « ratio », le chiffre par lequel on divise. Il s’agissait d’une voix différente, complexe, qui faisait appel à autre chose qu’aux mécanismes traditionnels de la représentation, de la communication, de la perception, de la visibilité, de l’audibilité, de la sensibilité : une autre géométrie politique. Tout ce qui est arrivé après – l’accord pour la paix du 15 novembre 2019 pour une nouvelle constitution, l’ample triomphe de l’option « J’adopte » [cette nouvelle constitution] le 25 octobre de 2020, l’élection de la constituante avec une inclination politique à gauche et vers les représentants sans parti politique, mais aussi le triomphe de l’option fasciste le 21 novembre 2021 et, enfin, l’élection de Gabriel Boric à la présidence de la République – rendent visible une certaine impossibilité, volontaire et involontaire, à comprendre l’émergence du peuple et à la maintenir politiquement dans le temps.

19La scène qui est survenue en octobre 2019 a de nombreux liens avec l’art et, plus précisément, l’idée d’un art documentaire. Car documenter la révolte consistait à documenter cette voix du peuple. Mais la documentation pose la question du sujet documentaire et de ce qui est documenté. Normalement, on tend à penser que c’est cette sortie du peuple qu’il faudrait documenter, mais on ne pense pas à l’idée que c’est ce peuple lui-même qui va documenter ce qui arrive, sa propre sortie, sa propre voix.

20C’est pour cela que, en utilisant les caméras et les appareils d’enregistrement sonore, il fallait réfléchir profondément. L’enregistrement permettait bien sûr de produire un témoin concret, positif et de protéger les gens (surtout les jeunes) des violences des policiers et de l’ultra-droite. Simultanément, l’enregistrement montrait des visages, faisait écouter des voix, inculpait, accusait.

21Qu’est-ce qu’il fallait faire écouter et réécouter ?

22Enregistrer avait au moins deux visages. D’un côté, on peut penser que la révolte était une chose pouvant être entourée et saisie, comme si elle était un « dehors », se donnant à enregistrer, à être prise. Ici, l’artiste « documenteur » se prend lui-même comme quelqu’un qui peut saisir la révolte, qui peut la figurer, qui la met en face de soi. De l’autre, à l’inverse, l’artiste peut considérer l’événement, la révolte, comme une chose dans laquelle on peut se plonger, comme un espace immersif. On a donc une écoute externe et une écoute immersive. Mais, dans les deux cas, on a l’idée de quelque chose qui se donne à écouter. Et si l’on pensait que la révolte, plutôt que de se donner à écouter, était elle-même l’instance qui écoutait ?

23« Le Chili s’est réveillé ! », a été l’une des consignes les plus importantes de ces jours-là. Ce qui veut dire : « Le Chili était endormi, mais maintenant il s’est réveillé ». Ce qui peut encore se traduire par : « Le Chili était aveugle, mais maintenant il voit » ou « Le Chili était sourd, mais maintenant il écoute ». Après la victoire du candidat d’extrême droite lors du premier tour des élections présidentielles, et même après le triomphe final au deuxième tour de Gabriel Boric, le candidat de gauche, plusieurs voix dans les réseaux sociaux ont dit que le Chili ne s’était jamais réveillé. Mais l’idée centrale développée ici consiste à soutenir que la direction de cette aube n’a pas été « syntonisée », qu’elle commence à circuler comme une sorte de « fréquence perdue » malgré la puissance de la machine représentative et électorale qui semble l’avoir prise en charge.

24Aussi, plus que jamais, l’enregistrement devrait être non pas l’enregistrement des événements sonores ou d’objets sonores, mais l’enregistrement des écoutes, car une déclaration de telle portée (« Le Chili s’est réveillé ») indique que quelque chose dans la sensibilité est en train de changer, de se transformer : il fallait être dans l’exercice politique de maintenir vivante cette écoute qui émergeait et de lui donner forme.

25Dans cette perspective, nous ne parlons pas ici, par exemple, de documentaire radiophonique ou de radio feature, car l’intention informative n’est pas l’horizon de ce que nous sommes en train de penser. La fonction journalistique est au centre des radio features (Lechuga, 2015 : 77 ss). Il s’agit d’élargir les possibilités du don informatif : considérer les sons ambiants, utiliser l’art sonore, créer une pièce informative artistique, c’est-à-dire juxtaposer les arts à l’information ou, selon le cas, adopter une attitude sensible pour effectuer le travail d’obtention et transmission de l’information, ce qui veut dire que l’art devient un médium pour lequel l’événement devient lui-même une information qui est transmise à la population.

26Sans doute, le documentaire radiophonique et les radios features sont des arts qui donnent de belles performances, de belles pièces, qui transforment l’habitude créatrice et réceptive de l’audio-communication. Mais la situation ici est autre, car elle exige quelque chose de plus. Car, si l’on dit que l’art devient un médium pour transformer et transmettre l’événement à la population, qu’est-ce qui se passe quand c’est la population elle-même qui constitue la subjectivité de l’événement ?

27La contradiction est celle, d’une part, d’un art éloigné qui, même dans une situation générée par le peuple, prétend l’expliquer au peuple lui-même et, de l’autre, d’un art qui brise – ou au moins tend à briser – toute médiation, car il est actif dans la situation et, par là, n’a pas besoin d’informer ou d’expliquer (l’événement politique est déjà dans les corps, les gens savent ce qui arrive). C’est cela que la révolte remet toujours en question à propos de l’art : quand le peuple se lève, c’est parce qu’il sait, parce qu’il connaît, parce qu’il entend, parce qu’il sent. L’art, comme travail du sensible, ou bien surgit de ce savoir inattendu qu’est le savoir du peuple qui se lève, ou bien réactive sa « nature » séparée en ignorant le sensible de la population et en le remplaçant pour une pédagogie sourde. C’est justement cela que l’on remet en question : un document sonore, dans un contexte de révolte – de révolte sensible – doit être créé dans et avec la révolte et non pas seulement sur la révolte : il n’est pas un objet qui se divise dans de multiples objets qui viendraient enseigner à la population quand elle devrait commencer à écouter.

28Nous suivons ici les réflexions de Jacques Rancière dans Le Spectateur émancipé, réflexions justement liées aux distances qui s’activent entre l’artiste et les spectateurs (ici, le peuple), là où la performance – l’œuvre, la mise en scène artistique – « n’est pas la transmission du savoir ou du souffle de l’artiste au spectateur. Elle est cette troisième chose dont aucun n’est propriétaire, dont aucun ne possède le sens, qui se tient entre eux, écartant toute transmission à l’identique, toute identité de la cause et de l’effet » (Rancière 2008 : 21).

29Quand le peuple se lève, c’est la projection d’un sentir présent, d’un sentir de vrai. L’art est la construction, le tâtonnement, l’intelligence en acte de ce sentir.

30Si « El derecho de vivir » de Víctor Jara ou « El baile de los sobran » de Los Prisioneros, ou encore les voix d’Anna Tijoux et de Mon Laferte étaient partout dans les rues chiliennes ces jours-là, c’était non seulement parce qu’il fallait revendiquer nos chanteurs et chanteuses et leurs paroles politiques que le moment de révolte chargeait de sens, mais aussi parce qu’ils et elles produisent des sons toujours réveillés, des sons qui interpellent l’écoute pour la transformer, en rencontrant sa sensibilité. L’idée de peuple était, ces jours-là, justement ici : une sensibilité pouvant projeter une intelligence de tous et de toutes.

31La révolte a été très performative. Plusieurs artistes – trompettistes, acteurs et actrices, des artistes sonores, instrumentistes – sortaient dans les rues avec l’idée qu’on pouvait performer dans les marches. LASTESIS – le collectif d’artistes féministes qui a créé et performé « Un violador en tu camino » (« Un violeur sur ton chemin »), performance qui a tourné dans le monde entier – constitue l’exemple le plus visible d’un ensemble d’artistes croisant les rues avec l’art : d’un côté, un art horizontal, sans hiérarchie – c’était vraiment les sensibilités qui se levaient et réalisaient la révolte ; mais de l’autre, un art qui voulait saisir cette sensibilité, qui voulait la restituer dans la totalité de la représentation, dans les transmissions et dans les voix autorisées de l’art.

32En cette année 2021, Tsonami, un collectif d’art sonore installé à Valparaíso, a réalisé l’exposition Musée sonore de la révolte9. Des installations, des artefacts, des compositions d’un ensemble d’artistes donnaient à écouter pendant le mois de septembre, dans le Parc culturel de Valparaíso, des sons de la révolte. Au-delà du travail bien exposé, la question est la suivante : pourquoi un musée ? Quel type de document peut encore documenter sous la forme d’un musée ?

33Cette objectification du son se brise avec la conjonction populaire de l’écoute. D’abord, parce qu’elle reconstitue la séparation entre l’artiste qui donne à voir ou écouter et le spectateur qui vient voir et écouter ce qui, apparemment, ne connaît pas encore. Mais aussi parce que cette objectivation et cette séparation des subjectivités effacent le peuple, laissent dans le passé – ou éventuellement dans le futur – le moment de la sensibilité pour le transformer en moment de l’objectification. Dans le cas singulier d’une révolte, il ne suffit pas de faire l’inventaire, même créatif, des sons positifs ou évidents de la matérialité de l’événement, mais il faut surtout documenter l’énergie sensible et l’autoposition subjective liées aux matérialités sonores de la révolte. Cela veut dire que le document a un certain degré de composition, qu’il cherche à transmettre l’expérience et non pas les restes objectivisants d’un événement sensible et politique qui transforment l’écoute politique en une voix du passé, en une voix à dépasser. Quand l’art agit de cette manière, il renonce au caractère politique de l’événement.

34Ici, je voudrais ajouter un petit exemple. Moi-même, je suis sorti tous les jours pour faire partie de la révolte. Parfois, je sortais avec ma caméra, parfois avec un Zoom H6 ou mon portable, un Huawei Mate 20. Par rapport à l’enregistrement sonore, j’enregistrais différents sons : les casseroles, les cris, les chants, la foule échappant à la police, la musique des marches, la musique performative faite par des musiciens comme forme de participation à la révolte, les performances de LASTESIS, les balles de la répression, des entretiens avec des gens, des expressions et des phrases fortuites, les klaxons, les hélicoptères.

35Le pas suivant a été le montage, l’écriture. Mais, comment faire le montage, comment écrire une sonorité de la révolte ? La réponse fut qu’une idée surgie de la révolte même devait organiser les différents enregistrements. Raymond Bellour (1995) dit qu’il y a une écriture introuvable dans les films et nous pouvons dire la même chose à propos d’un événement : il y a une écriture, des écritures introuvables permettant de se figurer, de se donner des formes, de les faire appartenir aux communs. C’est-à-dire qu’il fallait d’abord reconnaître la révolte comme une instance de vérité qui génère son propre sentir et sa propre pensée. Durée est le nom de cette pièce, elle fait référence au commencement d’une transformation qui va durer, à une transformation qui va prendre du temps et dont la révolte serait le point précis d’une expérience politique qui est en avance par rapport à son propre temps, une expérience qui projette une extension du présent vécu. (cf. exemple 3)

36https://soundcloud.com/ciauv/01-duracion?in=ciauv/sets/ecos

Exemple 3. La révolte chilienne, Petit journal, 2019 / Durée (field recording).

37Durée n’a pas un sens bergsonien. Il ne s’agit pas d’un événement qui (se) développe (dans) sa propre temporalité ou son propre cycle. Elle n’est pas la conscience, c’est-à-dire « une continuité de création dans une durée où il y a véritablement croissance – durée qui s’étire, durée où le passé se conserve indivisible et grandit comme une plante » (Bergson, 2012 : 47) mais plutôt un sentir de durée, un certain sentir d’infini, mais aussi une pièce de musique avec divers enregistrements sonores divisibles – rencontrés par un sentir commun – qui voulait avant tout faire une déclaration et une sentence du sentir de la révolte : ça va durer !

38Ce sentir m’a permis en effet de mettre ensemble les sons choisis pour la pièce. Il fallait participer à ce sentir commun et le confier à l’écriture artistique. Rien ne s’est passé au même moment et dans les mêmes lieux, mais la diversité sonore n’a pas de problème pour se rencontrer et la durée concrète de la pièce ne devient pas une « plante qui s’étend », mais l’esquisse d’une communauté sonore liée par un sentir commun. C’est un peu l’idéalité sonore de la révolte, un field recording multiple, juxtaposé et donc composé qui se présente sous l’idée d’un sentir commun ou d’un sentir qui peut se partager en commun, la durée, c’est-à-dire l’ouverture du temps pour des rencontres multiples. Cela veut dire qu’il y a une puissance projective dans le field recording : il est à la fois le son d’un moment et d’un lieu déterminés. Mais aussi il se trouve toujours proche des autres lieux et territoires avec lesquels il peut entrer en contact, créer des liaisons, créer des communs. Il est parti donc d’une écoute multiple, d’une écoute qui peut se donner à partager, d’une écoute qui va durer : une écoute avec un puissant pouvoir de durée, un territoire défiant son achèvement.

39Références

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Notes   

1 Cet article a été rédigé dans le cadre du projet Ecos-Conicyt C16H01.

2 Le caractère « véridique » des réalisations d’Abu Hamdan est probablement dû au fait qu’il a travaillé, en tant que spécialiste d’analyses sonores, au sein du célèbre laboratoire Forensic Architecture (« Architecture d’investigation ») qui, utilisant les technologies, enquête sur des cas de violation des droits de l’homme (plusieurs enquêtes sur le Moyen-Orient, reconstitution du meurtre du rappeur grec Pavlos Fyssas – reconstitution à laquelle a collaboré Abu Hamdan –, enquête sur la mort d’Adama Traoré en France ou sur les brutalités policières lors de manifestations de Black Lives Matter aux États-Unis, etc.). On pourra regretter que les sonagrammes (notamment ceux donnés ici en exemple), sortis de leur contexte, prennent une valeur « esthétique ».

3 Pour des pratiques dans plusieurs arts ou des pratiques interdisciplinaires, cf. E. Balson, H. Peleg (éd.) (2016) ou A. Caillet, F. Pouillaude (éd.) (2017) ; pour la littérature, cf. L. Ruffel (2012) ou Demanze (2019) – ce dernier ne parle pas de « documentaire », mais d’« enquête » ; pour le théâtre, cf. C. Martin (2013) ; pour le renouveau de la pratique documentaire dans le cinéma, cf. D. O’Rawe (2016). Pour la musique et les arts sonores, citons P.-Y. Macé (2012).

4 Comme l’écrivent Alexis Cukier et David Gallo Lessere (2016 : 127) : « Si on le compare au climat politique du mois de mars 2016, l’air devient soudainement plus respirable ! Le premier effet du déclenchement de la mobilisation est donc cathartique : on ne parle plus seulement ou d’abord du Front national, du “djihad”, d’attaques terroristes, de peur, etc. [… Le] territoire français est finalement réinvesti par une vague de contestation politique qui libère l’atmosphère de toutes les passions tristes qui ont caractérisé l’année 2015. »

5 Il est d’usage d’indiquer comme origine immédiate du mouvement la soirée, en février 2016, organisée à la Bourse du travail de Paris autour de la projection du film satirique Merci Patron ! (réalisé par le rédacteur en chef du journal Fakir, François Ruffin), qui prend pour cible l’un des patrons français les plus importants, Bernard Arnault.

6 « À la Puerta del Sol, aux questions “qui sommes-nous ?”, les assemblées populaires répondaient : “Nous sommes des gens venus librement, parce que nous le voulons. C’est l’aspiration au changement qui nous unit. Nous sommes ici par dignité […] Nous sommes ici parce que nous voulons une société nouvelle qui fasse passer la vie avant les intérêts économiques et politiques”. Puis on ajoutait le terrible : “Nous voulons tout, tout de suite”. » (J. Le Marec, U. Moret, H. Vergopoulos, 2017 : 39.)

7 Parmi les étudiants qui participèrent à ce projet, je cite Alex Alexopoulos, Bastien Anthoine, Grégoire Bressac, Raphaël Bruni, Philomène Constant, Daniel Flores, Antoine Freychet, Eliott Gualdi, Eloan Haber, Antoinette Ingold, Sangmi Lee, Marie Mouslouhouddine, Clement Plée, Allak Vedat…

8 C’est le seul son non enregistré par mes soins, car je n’en avais pas. Dans une première version, j’ai pris un son d’explosion dans une banque de sons libres. Mais l’enregistrement, sans doute trop « propre », détonnait. J’ai finalement emprunté un son dans la composition sonore d’Antoine Freychet.

9 http://museosonorodelarevuelta.cl/

Citation   

Gustavo Celedón et Makis Solomos, «Field recording et art documentaire. Croisements politiques entre la France et le Chili», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Articles des membres du projet INNOVART, Numéros de la revue, À l’écoute des lieux : le field recording comme pratique artistique et activisme écologique, mis à  jour le : 01/07/2022, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=1146.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Gustavo Celedón

Gustavo Celedón Bórquez (Chili, 1977) est docteur en philosophie de l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis. Il est professeur à l’École de Cinéma de l’Université de Valparaíso (Chili) et directeur du Centre de Recherches Artistiques de la même université. Il dirige la Revue latino-américaine du Collège International de Philosophie et il est correspondant du Collège au Chili. Sa recherche comprend la philosophie et les arts, notamment le son et le cinéma d’un point de vue ontologique et politique. En France, il a publié Philosophie et expérimentation sonore (L’Harmattan, 2015) et D’un silence à un autre (L’Harmattan, 2016), ce dernier avec Marie-José Lallart. Université de Valparaíso.

Gustavo Celedón Bórquez (Chile, 1977) is Phd in philosophy from the University of Paris 8 Vincennes – Saint-Denis. He is a professor at the Department of Cinema at the University of Valparaíso (Chile) and director of the Center for Artistic Research at the same university. He directs the Latin American Review of the Collège International de Philosophie and he is a College's correspondent in Chile. His research includes philosophy and the arts, especially sound and cinema from an ontological and political perspective. In France, he has published Philosophie et experimentation sonore (L'Harmattan, 2015) and D’un silence à un autre (L'Harmattan, 2016 with Marie-José Lallart). Université de Valparaíso.

Quelques mots à propos de :   Makis Solomos

Professeur de musicologie à l’université Paris 8 et responsable à l’unité de recherches Musidanse, Makis Solomos a publié de nombreux travaux sur la création musicale actuelle. Ses recherches portent sur l’émergence du son, la notion d’espace musical, les nouvelles techniques musicales, les mutations de l’écoute… Spécialiste de la musique de Xenakis, auquel il a consacré plusieurs publications et colloques, il est cofondateur de la revue Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. Son livre récent traite d’une mutation décisive de la musique : De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe-XXIe siècles (Presses universitaires de Rennes ; traduction anglaise en cours). Ses dernières recherches portent sur l’écologie du son. Il prépare un ouvrage sur la question et co-dirige le projet Arts, écologies, transitions. Construire une référence commune. Université Paris 8.