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Localités fendues : la technologie comme vecteur de transindividuation dans la pratique du field recording

Florent Caron Darras
mars 2022

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.1134

Résumés   

Résumé

Cet article propose une étude de la pratique du field recording dans la considération d’une relation entre milieux, sujets captants, sujets écoutants, et technologie. À l’appui notamment des pensées de Gilbert Simondon, de Bernard Stiegler, d’Augustin Berque et de Ludovic Duhem, j’interroge la possibilité d’une approche positive de la question technologique et de la localité, au travers des notions de transindividuation et de translocalité (ou schizotopie). Après avoir situé les problèmes de la technologie et de la localité dans leurs contextes politiques, l'explication de la dimension prothétique de la technique audio visera dans un premier temps à en souligner les rapports au milieu, afin de définir une localité acoustique et d'explorer les conditions de l'individuation des field recordists. L'usage des réseaux et la constitution d'une communauté d'écoutants/pratiquants permettra en second temps de soumettre l'hypothèse d'une transindividuation qui puisse se réaliser par le déplacement sensible des lieux, grâce au son et par l'intermédiaire de la technique.

Abstract

This paper proposes research on the practice of field recording, thinking in terms of a relationship between environments, capturing subjects, listening subjects, and technology. Within the context of reading Gilbert Simondon, Bernard Stiegler, Augustin Berque and Ludovic Duhem, I question the possibility of a positive approach to the technological question and to locality, through the notions of transindividuation and translocality (or schizotopia). Having situated the problems of technology and locality in their political contexts, the explanation of the prosthetic dimension of audio technique will first aim to underline its relationship to the environment, in order to define an acoustic locality and to explore the conditions of the individuation of the field recordists. The use of networks and the constitution of a community of listeners/recordists will then allow us to submit the hypothesis of a transindividuation that can be achieved through the sensitive displacement of places, thanks to sound and through the intermediary of the technique.

Index   

Texte intégral   

1L'avènement et la démocratisation des moyens d'enregistrements nomades a propulsé, dans les deux dernières décennies, la question de la captation sonore en dehors des sphères de la recherche, qu’elle soit ethnologique, ornithologique, bioacoustique ou d’autre type, pour une diversification des pratiques d’amateurs éclairés. À la charnière opaque entre l'approche musicale et l'art sonore, autant que sur un éventail ouvert depuis l'archive scientifique à l’ameublement d’ambiance, la captation a pu se constituer comme finalité des intentions d'écoute, souvent pour des oreilles marginales en désir d'exotisme. Des démarches aussi directes que peuvent l'être celles des audionaturalistes Jean-Claude Roché et Marc Namblard défendent un accès inédit à une réalité qui ne s'offre pas à tout le monde en son milieu propre, une réalité qui franchit les espaces, faisant le pari de la circulation des sons hors de leur contexte originel de lieu et de temps, tant pour renseigner qu'émerveiller. Elle défend l’émerveillante diversité d'un monde qui partout tend à se normaliser, et défend une expérience de l'écoute attentive pouvant s'affranchir sans complexes de la musica instrumentalis1. Pour ne citer qu’eux, les labels Touch, Gruenrekorder ou Kalerne comptent parmi les défenseurs d'esthétiques liées de près ou de loin à ce que d'aucuns nommeraient paysage sonore, toute considération faite de la grande variété des pratiques et des méthodes ayant pour invariant l'anglicisme field recording : enregistrements de terrain bruts, montés, traités, ou musicalisés, qu'ils soient accompagnés, accompagnants ou mêlés sans une quelconque hiérarchie formelle à de l'instrumental, du vocal ou du synthétique ; bref à de l'artefact.

2Cette question de l’artefact n’est pourtant pas le propre des potentielles opérations musicales ou scientifiques qui succèderaient à l’enregistrement : ceux que je propose d’appeler les captants se heurtent depuis toujours à la question de la fuite ou de l’acceptation des traces de vie humaine dans leurs enregistrements, selon qu'ils cherchent un signal particulier ou le témoignage d'un espace, et que ce témoignage soit idéalisé ou ultra-réaliste jusque dans ses éléments non désirés, moteurs en tête. C'est que la combustion sonne en tous endroits de manière identique, et que pour cela certains captants voient dans la fin du pétrole la perspective d’un retour à l'Arcadie acoustique. La confrontation à la question de la technique entendue constitue donc toujours une étape chez les captants, en ce qu'elle détermine les méthodes et démarque les approches scientifiques, esthétiques et politiques.

3Pourtant, lorsque l'on parle d'artefacts pour désigner les présences organologiques volontaires dans les field recordings, que ces présences soient instrumentales, organiques ou électroniques, ou bien qu’il s’agisse de désigner les présences sonores humaines spontanées telles que les empreintes sonores du monde industriel sur les enregistrements, nous occultons souvent la dimension proto-artefactuelle de l'enregistrement lui-même. Le geste de captation est un geste de fixation sur support de faits sonores par essence éphémères et uniques, devenus de facto objets sonores pérennes et éligibles à la répétition. L'enregistrement est réalisé au moyen d'un objet technique, il est lu et manipulé à partir d'un stockage matériel, est écouté au moyen d'appareils prothétiques que sont les écouteurs, casques ou haut-parleurs. Toute capture du réel induit par conséquent une réduction de la chose à l'état d'objet de représentation, de jugement, de travail, d'écoute et de ré-écoute. Lorsque cette représentation est partielle, adressée à un sens en particulier, elle induit la virtualisation de tous les autres aspects de la réalité, visuels, olfactifs, tactiles : la captation transmue pour ainsi dire le réel dans et par la technologie.

4Dans cet article, le terme « technologie » sera généralement utilisé dans son sens populaire actuel, c’est-à-dire comme anglicisme désignant un ensemble de techniques électroniques et numériques. Il prendra néanmoins le strict sens étymologique de « discours sur la technique » lorsqu’il sera employé par Gilbert Simondon ou Ludovic Duhem.

5Dans son séminaire Pharmakon 2019-2020, intitulé Exorganologies III, le philosophe Bernard Stiegler posait pour la première fois la question de la localité de la triple individuation simondonienne2, psychique, collective et technique, afin de savoir quel était le périmètre du nous dans la réévaluation des rapports entre le je et le nous par l’intermédiaire de la technique. Il entreprenait pour ce faire une relecture d’Augustin Berque et de Tetsurō Watsuji3, posant que l’écriture nécessairement déterritorialisait, et mettait sur la table la question de savoir comment la déterritorialisation pouvait à son tour reterritorialiser4. Or si la pratique du field recording induit un positionnement éveillé dans un lieu, donc un rapport conscient à une localité, sa forme d’existence par diffusion le fait entrer comme l’écriture dans le vaste champ des rétentions tertiaires et induit nécessairement un rapport à ce que j’appellerais une translocalité, dans une définition différente de celle de l'inventeur du terme, le sociologue culturaliste et anthropologue Arjun Appadurai5. En d’autres termes, si le corps du captant cherche une connexion véritable et inaliénable au lieu, il offre en échange la possibilité pour un lointain auditeur de déplacer ses oreilles sans traverser les frontières, et fait de ce lieu une localité ouverte par l’intermédiaire de la technologie. Cette rupture temps-espace, que Raymond Murray Schafer désignait plus péjorativement sous le terme de schizophonie, pourrait bien n’apparaître autrement que comme un symptôme de la mondialisation, une sorte de tourisme pour l’oreille à sens unique, autrement dit de déterritorialistion sans reterritorialisation.

6L’objet de cet article est précisément de questionner le potentiel de l’expérience translocale à procéder d’une double relocalisation. Dans la prise en considération de la diversité de la chaîne technologique, des micros aux supports, du différé au direct, du disque au streaming, il s’agira d’une part de travailler l’idée d’une individuation collective localisée au travers de l’idée de communauté, et de défendre d’autre part le possible réinvestissement de ce que j’appellerais un exotisme membranesque en une attitude active d’écoute de son propre milieu : une revalorisation de l’écoute locale, une écologie de l’écoute au quotidien qui soit rendue possible par un éveil aux field recordings, c’est-à-dire par un rapport dyadique au vivant et à la technologie.

7Encore relativement peu abordé en musicologie, le field recording n’est pas un sujet disposant d’une dense bibliographie. Aussi, je propose de me concentrer sur la compréhension des modalités de cette pratique, d’interroger un certain rapport au lieu qui passe par un rapport aux appareils techniques, justement parce que cette interrogation peut se mener en dehors du champ musicologique. Pour cela, il m’apparaît indispensable d’orienter mon investigation vers la philosophie de la technique, quand bien même cela doit passer par des exemples prélevés dans d’autres domaines techniques. Si Bernard Stiegler et Gilbert Simondon ont tous deux abordé à leur manière la question de l’esthétique ou plus particulièrement d’une technique liée au sonore, l’appareil d’enregistrement nomade employé à destination d’une écoute attentive de milieux divers n’a vraisemblablement pas été encore posé en exemple de leur philosophie. Ainsi, le sujet du field recording pourrait bien agir dans ces lignes comme fin autant que comme moyen, selon que mes lecteurs soient field recordists ou philosophes de la technique. S’il est encore utile de le préciser, il ne s’agira pas là de privilégier une pratique de field recording par rapport à une autre, ni non plus d’opérer de quelconques jugements de valeurs au sein des dichotomies du laid et du beau, de l’urbain et du rural, de l’érème et de l’écoumène, du proche et du lointain, du connu et de l’exotique. Ce sont uniquement les attitudes d’enregistrements et les attitudes de réception qui définiront pour nous la pratique d’un field recording réalisable en tous lieux et en tous temps, ouvrant donc une relation entre milieux, sujets captants et sujets écoutants6.

1. Localité et technologie : deux sujets séparément sensibles

1.1 Les dangers du local-isme

8La première séance du séminaire Exorganologies III relève les nombreux écueils qui peuvent circuler autour de la question de la localité, présentée comme un impensé de la philosophie contemporaine, en partie du fait de sa connotation nationaliste, notamment actée par sa récente récupération dans la langue idéologique au sein des partis d’extrême-droite, particulièrement français7. Bernard Stiegler pose ainsi que la localité est le sujet sur lequel ont tourné et échoué les romantiques allemands, les phénoménologues heideggeriens ou husserliens, ainsi que leurs échos au Japon via l’École de Kyōto avec les figures de Kitarō Nishida ou de Tetsurō Watsuji, ce qui permet à Stiegler d’ajouter qu’à l'échelle de la noèse mondiale, « il y a un échec à penser la localité poétiquement ». Lors de la troisième séance8, il rappelle avec son invité Hidetaka Ishida les terribles conséquences du colloque « Penser la modernité » de 1942 à Tōkyō, redisant que les pensées du lieu d’Heidegger (l’« être-là » - es gibt - du dasein) et de son lecteur Kitarō Nishida (la « logique du lieu », basho no ronri 場所の論理) se sont avant tout posées comme arguments contre la modernité9. En réponse, Stiegler dénonce une lâcheté noétique dans l’abandon par les intellectuels de la question de la localité après Heidegger et Nishida, rappelant que si l’universel est le marché, le local est le singulier, et que si le vivant c’est l’incalculable, « l’incalculable passe par la localité ».

9Cette idée de la localité et de l’incalculabilité du vivant, énoncée oralement par Bernard Stiegler dans la troisième séance de son séminaire, peut être retrouvée en substance dans son ultime ouvrage, cette fois reliée à la critique de la destruction de la métalocalité biosphérique par la globalisation :

« La globalisation, ainsi menée, a éliminé toutes les échelles locales – de la nano-localité domestique à la macro-localité nationale, voire continentale (régionale au sens anglo-saxon d’unité géographique), imposant ainsi une conception standardisée et monolithique du marché tentant elle-même de s’imposer comme une hégémonie computationnelle fondée sur l’élimination de tout ce qui n’est pas calculable. Elle a de ce fait ruiné la métalocalité biosphérique, car celle-ci ne peut demeurer une singularité dans l’univers (comme milieu de vie) qu’à la condition de protéger et sa biodiversité, et, lorsqu’elle tend à devenir technosphérique, sa noodiversité : telle est la réalité de l’ère Anthropocène rencontrant ses limites extrêmes10 ».

10Il ne s’agit pas ici d’avoir la prétention de résoudre ce complexe nœud noétique aux enjeux sociopolitiques considérables, mais plus volontiers de placer cette information comme préambule inévitable à toute investigation conceptuelle sur les notions d’espace, de lieu ou de territoire, ainsi que sur les relations entre les humains, entre les humains et le vivant, entre les humains et les machines, entre les humains et leurs milieux. C’est que, pour ainsi dire, j’espère entrevoir dans cette approche du field recording et de la notion de translocalité une possible ouverture vers une pensée positive de la localité, qui puisse avant tout être envisagée de manière sensible et ouverte. En 1995, Arjun Appadurai définissait la création d’une certaine localité comme un processus dynamique, considérant qu’un espace est à la fois créé par les populations locales et les populations mobiles11. Or, il s’agirait pour ce qui nous concerne d’un élargissement de ce concept de translocalité, cette fois défini comme la translation d’un espace par sa représentation, permettant à des populations immobiles de se mouvoir par leurs sens vers d’autres lieux. Comme l’écrit la géographe Nadine Cattan, « la translocalité met l’accent sur toutes les formes de coprésence qui participent de la production de ces espaces, mais en particulier sur celle qui nécessite la médiation technologique comme les téléphones mobiles, internet, les transports à longue distance. De ce fait, les liens du lieu avec l’extérieur, le lointain, l’absent, jouent un rôle privilégié12 ». Dans mes termes, le trans- de translocalité est polysémique selon qu’il s’agit d’une mutation du local ou d’une traversée du local. Le déplacement d’une localité à l’autre est translocal en deux sens : il opère une transmutation d’une réalité dans sa représentation, en même temps qu’il produit un vecteur, une translation ou un transfert au sein d’une localité plus ample, celle de la biosphère devenue technosphère.

1.2 La technophobie environnementaliste

11Autre sujet sensible au cœur des grandes préoccupation de notre temps, la technologie, lorsqu’elle est prise comme une vague notion sans distinction des outils et de leurs milieux, appréhendée comme fer de lance de la modernité, peut représenter dans l’inconscient collectif une forme de menace à long terme pour les équilibres naturels, pour les mondes sauvages qui seraient à préserver, à protéger de l’hybris ὕϐρις humain. Les exemples ne manquent pas et il suffirait de mentionner à cet égard les récents et légitimes débats autour du développement de la technologie de téléphonie 5G13 pour en attester. Étant pharmakon, à la fois poison et antidote, potentiellement bienfaitrice autant que malfaisante, la technologie se présente effectivement comme une notion complexe et protéiforme, que ce soit dans la compréhension ou dans l’utilisation que l’on en a, a fortiori dans un contexte d’incoercible fuite en avant. C’est ce contexte que pointe Stiegler lorsqu’il parle de disruption pour dénoncer l’accélération de l’innovation qui dépasse nos capacités temporelles de compréhension et d’usage, où l’on peut finalement constater un bouleversement du double redoublement épokhal14 dont il initiait, vingt-cinq ans auparavant, la définition dans sa célèbre thèse La Technique et le temps15. En réaction aux phénomènes disruptifs et aux grandes crises récentes, nous observons aujourd’hui une résurgence des tendances de « retour à la Nature », quand il ne s’agit pas de l’expression de critiques technophobiques radicales16. C’est précisément le mythe pernicieux d’une nature pure qui réapparaît en substance dans les mouvements les plus réactionnaires, à l’opposé de ceux qui se revendiquent de la décroissance sous les termes du développement durable ou de la déconnexion numérique. Or les captants, parfois désignés comme audionaturalistes lorsqu’ils s’occupent plus particulièrement de terrains sauvages ou qu’ils cherchent avant tout le témoignage d’une faune dans son ensemble ou dans sa particularité, sont toujours confrontés à cette question de la trace humaine, autrement dit de la présence sonore du technique et/ou du technologique, alors perçu comme bruit, comme parasite, comme indésirable. Cette confrontation à la technique parasitante gouverne dans certains cas la recherche et l’élection d’un lieu où les microphones puissent être posés, d’une localité qui soit tant que possible isolée des routes, des voies aériennes ou des lignes à haute-tension, qui soit pour ainsi dire immaculée : qu’elle soit ou feigne d’être un érème temporaire. Lorsque cet érème est impossible ou exceptionnellement perturbé, et qu’une trace humaine s’invite dans le champ acoustique, la question de son effacement peut parfois survenir, et le captant peut se demander s'il est en droit de procéder à une intervention digitale humaine gommant des manifestations anthropiques sur une sonographie où elles n’étaient pas les bienvenues. Proscrit dans la pratique non commerciale, cet effacement du bruit de la technique grâce à l’outil numérique ne serait autre qu’une négation de l’artifice par l’artifice. Ce cas très particulier doit toujours être bien appréhendé selon la destination qui sera donnée au dit field recording, selon qu’il s’agisse de la commercialisation d’une certaine ambiance, de l’étude scientifique d’une certaine biodiversité, d’une écoute naturaliste idéalisée, d’une démarche créative ou d'une démarche réaliste. Néanmoins, la seule existence de ce rapport au son parasite dans l’esprit du captant, la seule conscience d’une possible perturbation pendant l’enregistrement, la seule confrontation à la question de son évitement ou de son gommage, suffisent à défendre l’idée qu’une certaine pratique du field recording ne peut se soustraire à une forme essentielle, bien que mesurée, de technophobie. De surcroît, l’intérêt des captants pour la diversité des milieux qu’ils explorent, et la sensibilité qu’ils développent à l’écoute et à la reconnaissance de tel ou tel fait sonore, ne peuvent qu’en faire des militants en puissance contre la disparition des sons, donc contre la disparition des espèces qui les produisent ; évoquons à cet égard la raréfaction croissante des chants d’oiseaux dans la campagne française17, autre conséquence des progrès techniques dans le secteur de l’agriculture, entre autres. Penseur du paysage sonore dont le discours a inspiré bien des pratiques de captants, Raymond Murray Schafer consacre d’ailleurs le deuxième chapitre de son ouvrage The Tuning of the World au paysage sonore post-industriel, et y établit une nette distinction critique entre un passé acoustique idéal et un présent dégradé18, dans la logique d’un discours aussi nécessaire qu’alarmiste et qui le conduit parfois à épouser une vision binaire du monde, une opposition partisane entre tradition et modernité, entre silence et technique, opposition qui a pour origine l’objectivation du milieu par la séparation homme-nature19.

12Ces questions de la localité et de la technologie se présentent donc à nous comme deux écueils contemporains, que la pratique du field recording embrasse nécessairement. Pourtant, c’est en considérant que ces deux notions sont reliées que nous pouvons leur porter un tout autre regard. Ce lien entre technologie et localité, que l’on pourrait cristalliser dans le concept de translocalité, pourrait en réalité se présenter comme l’une des nombreuses conditions de la transindividuation contemporaine. Dans le prolongement de Simondon, Stiegler définit la transindividuation comme « la trans-formation des je par le nous et du nous par le je, elle est corrélativement la trans-formation du milieu techno-symbolique à l’intérieur duquel seulement les je peuvent se rencontrer comme un nous. Le social en général est produit par transindividuation, c’est-à-dire par la participation à des milieux associés où se forment des significations qui se jouent entre ou à travers les êtres qu’elles constituent20 ». En appliquant la notion de transindividuation à la pratique du field recording21, je présuppose qu’un exemple de réconciliation y est possible tant avec la question de la localité qu’avec la question de la technologie.

2. Individuation du captant

2.1 Une technique prothétique

Gilbert Simondon : « L'ambiance de l'usage de l'objet technique, de son invention, reste assez près du monde, peut même devenir une manière de décoder le monde avec des vitesses, des modes de regards, des manières de se tenir que le simple corps n'aurait pas permis. À ce moment-là l'objet technique a une valeur prothétique, voir prosthétique comme disait Wiener22 ».

13En 1945, le biologiste et mathématicien Alfred Lotka propose dans son article « The Law of Evolution as Maximal Principle »23 de définir l’évolution de l’espèce humaine comme une évolution exosomatique, c’est-à-dire menant notre corps biologique vers un besoin de développer et d’utiliser des organes artificiels, en dehors du corps. La pratique du field recording est à de nombreux égards une pratique vérifiant cette exosomatisation, que Leroi-Gourhan désignait plutôt sous le terme d’extériorisation. Depuis l’apparition du premier magnétophone portable, le Nagra I, en 1951, l’industrie n’a cessé de développer les appareils d’enregistrement dans un souci d’optimisation concernant tant la portabilité que la qualité audio. Ainsi, et alors que les technologies ne cessent encore de se perfectionner, le captant se voit toujours dépendant d’une chaîne technique que l’on pourrait réduire à trois objets : microphone(s), boîtier de mémorisation24, casque audio. Les enregistreurs DAT et l’invention du MiniDisc ont fait les premiers pas vers une extrême miniaturisation des moyens d’enregistrement, qui semble s’être aujourd’hui stabilisée dans l’enregistreur numérique, dont la simplicité d’utilisation, le relatif faible coût économique et la déclinaison en une multitude de formats n’a pas été sans conséquences sur le développement de la pratique professionnelle et amateur du field recording. La chaîne triadique micro-mémoire-casque s’impose ainsi au cœur de la pratique de captants de plus en plus nombreux, qui forment d’une certaine manière une communauté technique, en même temps qu’ils redéfinissent la pratique vers la seule écoute, comme le remarquent François J. Bonnet et Gérard L. Pelé en disant qu’il n’est « plus question de captations à vocation ethnologique, anthropologique, ornithologique, etc., mais, plus simplement, question de créer des empreintes pérennes d’environnements sonores, sans autre but que de les offrir à l’écoute et non plus à l’étude, même si certains intérêts croisés peuvent parfois perdurer25 ».

14C’est précisément cette attitude qui nous intéresse ici, revendiquant la simplicité d’un acte d’enregistrement qui puisse espérer un acte d’écoute en retour, sans aucune destination scientifique ni compositionnelle. Car avant de parler d’un réseau de captants et d’écoutants, par la seule idée de communauté technique des captants nous commençons à entrevoir l’idée d’une co-individuation, c’est-à-dire de « ce qui constitue l’individuation collective comme concours des individus psychiques (concurrence, co-opération et émulation que les Grecs appelaient l’éris) où se produisent et se métastabilisent, c’est-à-dire se trans-forment, les significations portées et constituées par les modes de vie26 ». Et si nous pouvons commencer à parler d’individuation ici, c’est que la chaîne triadique désignée plus haut procède d’une forme d’extension des capacités physiologiques, qu’elle est donc véritablement exosomatique, et que cette extension produit nécessairement un bouleversement des habitudes d’écoute qui ne peut qu’encourager la redéfinition d’un rapport au monde et à soi. Cette dimension prothétique de la technique d’enregistrement pourrait être déclinée d’après une double fonction, d’abord celle de l’oreille étendue, puis celle de la mémoire augmentée.

15L’oreille étendue
Le placement d’un ou de plusieurs microphones en un endroit précis d’un lieu est un acte délibérant un nouveau positionnement de soi, un déplacement de son corps physique vers un corps artificiel, celui des membranes électriques. Quand bien même les captants ne garderaient pas leur casque sur leurs oreilles durant la totalité d’un long enregistrement, cet outil étant en premier lieu un outil de vérification, la pratique du field recording n’en demeure pas moins étroitement liée à l’idée d’oreille étendue, à la possibilité d’une écoute active et augmentée au moyen du microphone et du casque. Lorsque Murray Schafer parle de clairaudience pour désigner une « acuité auditive exceptionnelle27 », il défend avant tout l’idée d’une éducation de l’oreille qui puisse se faire sans quelconques organes artificiels, sans prothèses : il défend une manière d’être plus sensible au monde, milite pour ce que d’aucuns appelleraient une écologie de l’écoute qui soit une écoute à nu. Pourtant, c’est bien d’une clairaudience assistée – ou électrisée – dont il s’agit chez nos captants, en ce que les meilleurs outils permettent une écoute d’une finesse et d’une portée dont l’expérience ne laisse jamais indifférent. Qu’il s’agisse de micros unidirectionnels ou omnidirectionnels, qu’il s’agisse de capture mono, stéréo ou ambisonique, qu’il s’agisse de micros couvrant de grandes distances ou une large bande spectrale, nos organes auditifs peuvent aisément passer dans une dimension pour le moins surhumaine, puisque s’opérant dans le dépassement de nos seuils physiologiques de perception. Le simple fait de créer une stéréo élargie en positionnant deux microphones à plus d’un mètre de distance suffit à transgresser l’écart naturel de nos deux oreilles pour écouter le monde avec une tête de géant : se produit alors une artificialisation de la représentation, un éloignement toujours amplifiable entre une réalité naturellement perçue et une réalité artificiellement captée, entre une écoute physiologique non étendue et l’écoute assistée d’un signal électrique. Étendant les qualités d’un sens que nous possédons déjà, nous pourrions parler à l’égard de la chaîne micro-casque, et ce toutes proportions gardées, d’un transhumanisme léger en ce qu’il n’est ni endosomatique ni permanent. De surcroît, le déplacement que j’évoquais, des oreilles physiques vers les oreilles artificielles que sont les microphones placés d’une manière propre, opère une première redéfinition de la localité de l’écoute du captant, point qui ne sera pas sans lien avec la définition à venir d’une localité propre de l’espace acoustique et du monde-micro. En ce sens, alors que l’on serait tentés de dire que l’oreille étendue du captant n’est pas la même que l’oreille étendue de l’écoutant, puisqu’au contraire du second la sienne est située dans le lieu réel, nous pourrions dire que l’outil casque produit une symbiose entre le captant et l’écoutant en ce que tous deux perçoivent la même chose : ils partagent une même trans-oreille.

16La mémoire augmentée
Entre le microphone et le casque se situe le boîtier d’enregistrement, qu’il s’agisse de bande magnétique ou de numérisation. En stockant le signal de l’oreille étendue, le captant procède d’une externalisation de la mémoire, qui est aussi sa mémoire propre, vécue : il a habité ce lieu et ce temps qu’il pourra retrouver en représentation dans un futur plus ou moins proche, en relisant la mémoire bien plus qu’en la retrouvant. Ce processus d’externalisation de la mémoire dans un support communicable est désigné par Bernard Stiegler sous le terme de rétention tertiaire, puisqu’il induit une sédimentation s’accumulant « au cours des générations, et qui constitue de ce fait un processus d’individuation collective28 ». Mais, tandis que les écoutants n’accèderont qu’à une mémoire empruntée, la particularité de la place du captant est d’opérer un transfert entre sa mémoire propre et sa mémoire augmentée, de vivre le passage de ses propres rétentions primaires et secondaires à une rétention tertiaire qui puisse être potentiellement diffusable. Ainsi, le captant participe d’une conscience du partage depuis l’intimité de son vécu, poursuit un processus d’individuation psychique dans le sentiment d’une individuation collective à venir. Par cette triple rétention du vécu, la mémoire du captant est donc nécessairement différente de celle de l’écoutant, qui est pour ainsi dire séparée du vécu réel, dans l’accès à la seule rétention tertiaire, à distance d’espace et de temps. La trans-mémoire se différencie en ce point de la trans-oreille dans la pratique du field recording, en ce qu’elle ne produit pas une similarité d’expérience sensible mais permet d’établir la communication sélective du vécu réel d’un captant vers le vécu par procuration d’un écoutant. Ce vécu de l’écoutant, privé de tous les autres sens et autres phénomènes vécus par le captant, est pour ainsi dire situé à mi-chemin entre le réel et le virtuel, puisqu’il est un réel emprunté et réduit.

17Or, microphones positionnés et supports d’enregistrement induisent eux-mêmes des localités, en ce qu’ils se présentent comme des organismes fonctionnant comme des êtres vivants, ce que défend Simondon lorsqu’il parle de l’homéostasie des machines :

« Pour qu'une machine existe il faut d'abord qu'elle soit viable comme un être vivant, c'est à dire non auto-destructive, qu'elle soit le siège, si l’on peut dire, d'échanges qui font qu'elle est stable. Songez à une lampe dans laquelle le feu prendrait, qui n'aurait pas cette régulation permettant à la combustion d'être stable : cette lampe serait vouée à ne pas exister, précisément parce qu'elle serait auto-destructive29 ».

18Idée qu’il développait quelques années avant dans un cours, en prenant l’exemple du moulin à vent pour aller vers la notion de milieu associé :

« L'objet est homogène à lui-même, homogène à chacune de ses parties, d'une dignité constante et omniprésente. La partie est traitée aussi bien que le tout, et le tout de l'objet est traité aussi bien que le monde qui l'entoure et constitue ce que nous nommerions aujourd'hui son milieu associé. Tel est le moulin à vent : la première planche nous le présente en sa totalité, dominant la campagne, découpant la silhouette de ses ailes sur les nuages tourmentés et fondant sa base au sommet des terres labourées, fréquentées par l'homme, sculptées de chemins. Cette haute verticalité reliant le ciel, milieu de l'énergie, à la terre, milieu du travail et de la vie de l'homme, est déjà un schème implicite de technicité : le moulin est centre, voie de passage, trait d'union, système de communication, capteur de l'énergie qui est la plus impalpable, mais aussi la plus omniprésente des forces de la nature30 ».

19La machine peut ainsi être désignée comme un individu technique qui possède son propre milieu, comme l’individu vivant. Mais Simondon nous dit que la machine ne sera jamais pensante pour la simple raison qu’elle ne sera jamais vivante : il s’agit là selon Jean-Hugues Barthélémy d’un geste analogique et asymptotique31. Pour autant, il me semble que l’exemple du field recording nous permet d’aller un peu plus loin dans cette analogie de la machine au vivant, voire de la machine à l’humain comme exorganisme, en ce que la chaîne triadique du micro-mémoire-casque représente déjà à elle seule un exorganisme, une réunion filaire de trois objets indépendants ne pouvant se passer des autres dans cette utilisation précise. Cette réunion filaire établit pour ainsi dire une triade homéostasique, un ensemble exorganologique semblable à notre corps humain lorsqu’il est lié à l’outil. Or cet ensemble forme un seul et même corps artificiel qui puisse être en dernier lieu couplé à notre corps biologique : il s’agit d’une exorganologie prise dans une autre. Il convient désormais d’interroger la nature du milieu associé de cet exorganisme de captation.

2.2 La technique en son milieu : vers la définition d’une localité acoustique

20L’écoute de l’espace-son ouvert, extérieur, est sans limites claires : elle ne s’inscrit pas plus dans l’appréhension d’un territoire limité que dans la conception d’une étendue infinie. Dans le cas du point d’enregistrement fixe – c’est-à-dire dans la plupart des cas –, nous pouvons généralement observer un phénomène de superposition de couches temporelles et spatiales, disons entre le métastable et l’événement, entre le fond temporairement stable et la figure fugitive, inattendue. Pour ainsi dire, dans une signature acoustique relativement stable, que Murray Schafer appellerait « tonalité », peut à tout moment advenir la visite d’êtres et de machines précédemment hors-champ, faisant leur entrée dans le secteur de sensibilité de la capsule microphonique, pénétrant dans le champ qu’elle couvre. Puisque le son traverse les parois, le territoire en jeu dans une captation est pour ainsi dire délimité ou défini par la technologie seule, car les frontières du « terrain » capté ne sont autres que les limites du capteur. Ces frontières sans barrières sont donc propres à être traversées, comme par des micro-migrations d’espèces ou de phénomènes de passage, dès lors qu’elles se manifestent sonorement : elles sont ainsi définies par leur capacité à être franchissables en tout moment, définies par un passage depuis les périphéries inaudibles au territoire de l’audible, de l’inconcevable à l’enregistré. Le microphone agit donc comme le cartographe de sa propre localité, une localité qui est propre à son mode d’existence. Ce n’est que par l’activation du microphone que peut se définir cette localité propre, par là même nécessairement insérée dans une autre, mais surtout en recouvrement, superposition, empiètement, coexistence avec une infinité d’autres, tout territoire induisant une multitude de localités. Or, dans cette nouvelle localité technologique, le microphone agit presque comme un détecteur de mouvements, ironiquement comme un intrus guettant les autochtones : il impose les règles et les contours de sa localité.

21Cependant, il serait imprécis de parler de contours alors qu’il ne s’agit véritablement pas d’une étendue spatiale qui puisse être prise et mesurée en totalité et en exclusivité, comme l’on définirait le périmètre d’une propriété. C’est qu’il n’est pas affaire ici que de distance : n’oublions pas qu’un son lointain et fort passera dans le micro tandis qu’un son proche mais trop faible restera fantôme, qu’il n’appartiendra donc pas à la localité du micro. Plus encore, quand bien même en serait-elle géographiquement voisine, une espèce gardant le silence serait inexistante dans le monde-micro, pour y naître et mourir par la seule émission d’un son. Pour le dire plus prosaïquement, la carte de membre dans la localité microphonique n’est attribuée que par le seul critère d’audibilité. Il y aurait donc une localité plus acoustique que géographique, d’abord dans le sens multidimensionnel de la propagation sphérique du son, mais surtout dans le sens des rapports d’amplitudes qui participent de la définition des frontières du sonore autant que de la considération ou non-considération d’espèces et de choses qui se trouvent pourtant bien . Le solipsisme sensible de l’écoute pure permet peut-être ce postulat, d’une réalité qui puisse être sélective selon les seuils de perception, qu’il s’agisse de ceux des humains ou des objets techniques : il y a donc dans cette définition d’une localité acoustique l’esquisse d’une première trans-localité, c’est-à-dire d’une localité se déjouant de la notion de surface.

22Dans mon point précédent sur l’oreille étendue par la technique, j’entendais défendre une relation organique entre le captant et ses oreilles artificielles, comme dans un élargissement de son corps animal à son milieu. L’écoute au casque d’un milieu dans lequel le captant est en même temps l’habitant32 temporaire produit un mouvement volontaire vers une conscience de ce qu’Augustin Berque appelle la médiance, comme proposition de traduction du concept de fudō 風土de Tetsurō Watsuji :

« [...] la médiance se trouvait définie comme le sens ou l'idiosyncrasie d'un certain milieu, c'est-à-dire la relation d'une société à son environnement. Or, ce sens vient justement du fait que la relation en question est dissymétrique. Elle consiste en effet dans la bipartition de notre être en deux “moitiés” qui ne sont pas équivalentes, l'une investie dans l'environnement par la technique et le symbole, l'autre constituée de notre corps animal33 . Ces deux moitiés non équivalentes sont néanmoins unies. Elles font partie du même être. De ce fait, cette structure ontologique fait sens par elle-même, en établissant une identité dynamique à partir de ses deux moitiés, l'une interne, l'autre externe, l'une physiologiquement individualisée (le topos qu'est notre corps animal), l'autre diffuse dans le milieu (la chôra qu'est notre corps médial). Dans cette perspective, la définition watsujienne de la médiance prend tout son sens. La médiance, c'est bien le moment structurel instauré par la bipartition, spécifique à l'être humain, entre un corps animal et un corps médial34 ».

23Dans la sixième séance du séminaire Exorganologies III35, Ludovic Duhem soutient qu’une rencontre est nécessaire entre la mésologie et la technologie, puisque le milieu est toujours éco-techno-symbolique selon Berque, lui-même lecteur des travaux d’André Leroi-Gourhan sur les techniques et leurs milieux36. C’est qu’il s’agirait à la fois de considérer la technique comme milieu, ce que nous venons de proposer avec l’idée d’une chaîne triadique homéostasique et de sa localité propre, et à la fois de la considérer comme une médiation entre milieux. C’est en ce sens que nous pouvons parler de machine ouverte à l’égard de cette triade, puisqu’elle intègre dans son fonctionnement son milieu associé qui est techno-géographique, pour reprendre le terme de Simondon lorsqu’il écrit que « l'objet technique est donc la condition de lui-même comme condition d'existence de ce milieu mixte, technique et géographique à la fois37 ». C’est ce que Duhem prolonge en disant que « la machine qui fonctionne est la résolution de l’incompatibilité entre le milieu technique et le milieu naturel38, qui n’est pas une lutte pour la domination mais la mise en communication réciproque de ces deux mondes39 ».

24C’est un contact avec cette localité propre de la machine ouverte que le captant entretient en enregistrant un paysage sonore au casque. Ce faisant, il se transmue dans une autre localité en même temps que son corps animal demeure en son milieu. Il fait ainsi une expérience esthétique qui lui est singulière, puisque propre à cet instant, mais plus encore parce qu’elle est émergente depuis la coexistence psychique de ces milieux. Pour le dire autrement, nous pouvons entrevoir la possibilité d’une individuation psychique catalysée par la prise de conscience des échanges entre un milieu technique et un milieu naturel, prise de conscience conditionnée avant tout par une attitude contemplative et par la relation entre un individu et une technologie. Cette individuation psychique passe à ce moment là par l’expérience esthétique, qui comme nous le rappelle Duhem est considérée par Simondon comme étant « plus originaire et plus universelle que l'art, (elle est) proprement l'analogue de la pensée magique40 », puisque l’impression esthétique n’est pas nécessairement relative à une œuvre artificielle, elle « implique surtout le sentiment de la perfection complète d’un acte41 ».

3. Transindividuation des écoutants

25C’est à partir du glissement de la biosphère à la technosphère, exprimé par Vladimir Vernadsky, que Bernard Stiegler propose de parler non plus d’exosomatisation mais d’exorganismes complexes, c’est-à-dire de « groupements de plusieurs exorganismes simples qui partagent un milieu technique et des organes exosomatiques42 ». La pratique du field recording, en tant qu’elle participe d’une diffusion privée, publique voir commerciale de ses supports de mémoire, s’inscrit dans le champ des rétentions tertiaires en même temps qu’elle procède de la constitution de communautés d’écoutants à travers le monde. Cette notion de communauté n’est pas à prendre au sens d’une constitution consciente et associative, mais comme le résultat tacite d’un intérêt commun, de l’écoute d’un même objet, pour des vies ne se rencontrant pas nécessairement. Si l’idée de « partage d’un milieu technique » pourrait être aisément comprise dans l’exemple de la famille, de la ville ou de l’entreprise, la particularité de l’objet audiovisuel, du média, est précisément d’être éligible à diffusion planétaire, diffusion qui puisse être matérielle, radiophonique/télévisuelle, ou en ligne. Par conséquent, le développement des réseaux de distribution et de diffusion, avec un accent tout particulier donné au web, ont permis de faire entrer des mondes extérieurs dans les foyers équipés. C’est en cela que, dans le prolongement de la partie précédente, nous pourrions faire état d’une technique prothétique des écoutants, équipés d’ordinateurs connectés à internet, de chaînes audio, de haut-parleurs, de casques, de disques, ou encore de téléphones permettant stockage et streaming, constituant la condition sine qua non du parachèvement de la technique prothétique du captant.

3.1 La localité fendue dans la technosphère

26L’entrée des mondes dans les foyers par les réseaux, qu’il s’agisse par ailleurs d’accès en direct43 ou en différé, produit un effet de réel en le réduisant à quelques qualités, par exemple à l’espace-son dans le cas du field recording. C’est en cela que le réseau peut jouer un rôle tout particulier dans le processus d’individuation. Ludovic Duhem dit que « pour donner efficacité et sens à son action, l'être vivant doit trouver une manière d'intégrer la pluralité des points de vue et la pluralité des attitudes en les médiatisant. La résolution d'une telle problématique se fait par la constitution d'un “réseau de points clés” intégrant tous les points de vue et toutes les manières d'être possibles, ce que Simondon appelle le “transindividuel”44 ».

27Lorsqu’au travers du field recording le réseau prothétique des écoutants est relié à distance de temps et d’espace à l’exorganisme du captant et de sa chaîne triadique, elle-même point de rencontre entre deux milieux, nous pouvons espérer étendre la notion d’exorganisme complexe à celle de réseau des réseaux :

« Telle serait la véritable réticulation “postindustrielle” du monde selon Simondon, celle où monde humain, monde technique et monde naturel forment un réseau des réseaux45 ».

28Ainsi, c’est bien dans le travail d’une relation au monde qu’il s’agit pour l’homme d’établir une relation à lui-même, par l’intermédiaire de l’objet technique, et tout particulièrement par l’intermédiaire du numérique et d’un réseau soi-disant immatériel car déterritorialisé.

29De l’oreille déplacée (ou schizophonie), à la translocalité (ou schizotopie)
En tant qu’elle est écriture, la mémoire augmentée du captant se place hors du corps autant qu’en dehors d’une localité première. Elle se déterritorialise. Cependant, puisque les écoutants possèdent des organes exosomatiques de lecture et d’écoute, cette mémoire s’active en fonction du lieu où ils sont : elle se reterritorialise. Il s’agit donc, pour l’enregistrement d’une localité, de passer d’une territorialité à une autre en passant par un état de déterritorialisation. Il s’opère pour ainsi dire un déplacement d’une certaine localité acoustique, que l’on pourrait en conséquence décrire comme une translocalité. Je disais plus haut que je considérais ici la translocalité comme un terme polysémique, d’abord parce que sa définition a évolué depuis l’approche socio-géographique d’Appadurai vers celle induite par les réseaux de communication dans la technosphère. Je précisais surtout qu’il s’agissait autant de mutation que de traversée, puisque la transmutation d’une réalité dans sa représentation s’opère en même temps qu’elle produit « un vecteur, une translation ou un transfert au sein d’une localité plus ample, celle de la biosphère devenue technosphère ». En somme, la localité initiale se transmue en même temps qu’elle traverse. Comme énoncé en début d’article, Murray Schafer proposait en 1977 le néologisme schizophonie – du grec ancien schizo (σχίζω, fendre), et phonê (φωνή , la voix) – pour désigner l’écoute du phénomène sonore par le réseau de membranes, sinon pour dénoncer la relation à un son qui soit fendu de sa source originelle, de son éphémérité ontologique, de sa vérité première. L’écoute étendue, résultante d’une sélection par le captant, dépendante de capacités techniques toujours limitées, et altérée symboliquement par la discrétisation de l’échantillonnage, induit nécessairement une perte d’information au profit d’autres vertus, qui seraient dans le cas du field recording rapportées à celles énoncées dans la deuxième partie de l’article, mais également celles de la translocalité acoustique et de son pouvoir d’individuation psychosociale. C’est pourquoi je propose d’épouser l’enveloppe terminologique de Murray Schafer en parlant de localité fendue, cette fois de manière méliorative : d’une schizotopie (topos τόπος, le lieu).

3.2 Transindividuation vers un réenchantement du monde : pour une pensée écologique de la technologie

30Les écoutants ne partagent pas les mêmes lieux ni les mêmes systèmes d’écoute : en écoutant un field recording, à l’aide d’un certain outil, en un certain moment et en un certain lieu, ils engagent une reterritorialisation de la mémoire, reterritorialisation singularisée par leur technologie et par leur localité. Ils participent, au même titre que les captants, d’une co-individuation, constituent cette collectivité tacite d’amateurs ou de professionnels de captants et d’écoutants, qui est union dans l’intérêt et somme de singularités dans l’acte. À la question initiale de la localité de l’individuation collective, Stiegler ajoute qu’il y a plusieurs individuations collectives, qu’il y a de la multi-appartenance46, se référant à Henri Bergson qui, dans Les deux sources de la morale et de la religion (1932), parle de société ouverte en faisant le lien entre intelligence fabricatrice et besoin de communautés artificielles. Cela rejoint d’une certaine manière le postulat des localités ouvertes et des machines ouvertes, comme énoncé par Simondon lorsqu’il écrit qu’entre « la communauté et l'individu isolé sur lui-même il y a la machine, et cette machine est ouverte sur le monde. Elle va au-delà de la réalité communautaire pour instituer la relation avec la Nature47 ». Ludovic Duhem prolonge Simondon en disant que

« ce qui est humain, c’est donc le “transindividuel”, c’est-à-dire ce qui traverse les individus, aussi bien la conscience que l’inconscient, tout en se formant l’individuation singulière d’un être ; c’est ensuite ce qui est à la fois relativement indépendant du social et de l’individuel, tout en étant une exigence de participation d’un individu au collectif, sans lequel il ne peut devenir un réel sujet ; c’est enfin ce qui est signification de la présence réciproque des êtres humains et dont l’activité de relation transforme une émotion individuelle en culture partageable. Gestes et images, œuvres et monuments, normes et valeurs forment ainsi ensemble le réseau du monde humain, exigence d’individuation à l’infini de l’esprit48 ».

31Or, dans le field recording, c’est précisément cette émotion individuelle de l’expérience esthétique du captant qui est communiquée par la schizotopie, et cette circulation est rendue possible par les outils technologiques. C’est pourquoi je défends ici l’idée d’une technologie comme vecteur de transindividuation dans la pratique du field recording, en considérant que cette émotion individuelle soit toute particulière par la prise de conscience d’une co-localité technique et mésologique chez le captant, et par la prise de conscience d’une translocalité chez l’écoutant. Je rappelais plus haut la définition de la transindividuation comme la « trans-formation des je par le nous et du nous par le je, corrélativement trans-formation du milieu techno-symbolique à l’intérieur duquel seulement les je peuvent se rencontrer comme un nous49 ». Or, et pour conclure, il apparaît que cet aller-retour entre le je et le nous existe aussi bien du côté du captant (nous l’avons démontré par le simple fait qu’une expérience individuelle soit faite en conscience de sa potentielle diffusion) que du côté de l’écoutant, qui n’est en aucun cas un passif récepteur qui n’instaurerait qu’un rapport unidirectionnel entre un autre je et lui-même. Pour le prouver, il faut défendre l’idée que toute expérience d’écoute attentive d’une localité fendue puisse être réinvestie dans une attitude initiée d’éveil au monde. Ce contact privilégié avec cet endroit-là et ce jour-ci doit permettre une forme de réenchantement du monde, ici-même et maintenant, passant par le développement d’une clairaudience, d’une sensibilité aux sons de son propre milieu, d’une écoute active cherchant les possibilités esthétiques autour de soi plutôt qu’au seul contact de localités lointaines et réduites. En conséquence, il se peut que l’approche simondonienne de la technique et de l’individuation permette d’exaucer les souhaits émis par Murray Schafer tout en résolvant les problématiques de la technophobie et de la localité fermée : en d’autres termes, il s’agirait pour les captants comme pour les écoutants de field recording de se sensibiliser au monde par le sonore, donc d’habiter véritablement leur milieu propre en en prenant soin.

Notes   

1 Pour reprendre la tripartition de Boèce dans « De institutione musica », qui définit la « musica » par l’harmonie divine, avec la musica mundana, la musica humana, et la musica instrumentalis : cette dernière est ce que nous désignons aujourd’hui usuellement comme musique, c’est-à-dire une création humaine, instrumentale ou vocale.

2 https://arsindustrialis.org/individuation : « L’individuation humaine est la formation, à la fois biologique, psychologique et sociale, de l’individu toujours inachevé. L’individuation humaine est triple, c’est une individuation à trois brins, car elle est toujours à la fois psychique (“je”), collective (“nous”) et technique (ce milieu qui relie le “je” au “nous”, milieu concret et effectif, supporté par des mnémotechniques) ».

3 Dont Augustin Berque est le traducteur et éminent commentateur, voir Fudō, le milieu humain, CNRS Éditions, 2011.

4 Séminaire Pharmakon, Exorganologies III, séance 1, le 28 Novembre 2019 à la Maison Suger, Paris.

5 Arjun Appadurai, Modernity at Large, Cultural dimensions of globalization, Public Worlds, Volume 1, University of Minesota Press, 1996, p. 51-52 : « Cultural studies conceived this way could be the basis for a cosmopolitan (global? macro? translocal?) ethnography. To translate the tension between the word and the world into a productive ethnographic strategy requires a new understanding of the deterritorialized world that many persons inhabit and the possible lives that many persons are today able to envision ».

6 Cette proposition terminologique de captants et d’écoutants vise à éviter l’anglicisme field recordists tout en faisant une distinction avec les termes machiniques des capteurs et écouteurs.

7 Des termes de « régions » ou de « province » nous observons ces derniers temps un glissement vers les termes de « local » ou de « territoires », quand l’eurodéputé RN Hervé Juvin parle désormais de « localisme » et opère une récupération nationaliste du mouvement américain biorégionaliste (voir l’article « Deux proches du Rassemblement national fondent le parti localiste », Le Monde, 16 Décembre 2020).

8 Séminaire Pharmakon, Exorganologies III, séance 3, le 23 Janvier 2020 à la Maison Suger, Paris.

9 Voir à ce sujet l’article d’Augustin Berque, « La logique du lieu dépasse-t-elle la modernité ? » Dans Approches critiques de la pensée japonaise du XXème siècle, Presses de l’Université de Montréal, p. 41-51, 2001. Article également disponible en accès libre : https://books.openedition.org/pum/19812

10 Bernard Stiegler, Bifurquer – Il n’y a pas d’alternative, Paris, Les Liens qui libèrent, 2020, introduction, point n°9.

11 Arjun Appadurai, « The production of locality », dans Counterworks: Managing the Diversity of Knowledge, édité par Richard Fardon, New-York, Routledge, 1995.

12 Nadine Cattan, « Hybridation des lieux et trans-territoires. Pratiques spatiales de femmes employées de maison à Beyrouth », dans L’hybridation des mondes. Territoires et organisations à l’épreuve de l’hybridation, sous la direction de Luc Gwiazdzinski, Seyssinet-Pariset, Elya Éditions, 2016, p. 259-266.

13 « Boycottons la 5G ! », Tribune publiée le 1er mai sur le site du journal Libération : « Alors que les fournisseurs d’accès et les industriels communiquent déjà sur l’absolue nécessité des futurs objets connectés liés à cette technologie énergivore, plus de 500 scientifiques appellent les citoyens à dire «non» à tous les produits liés de près ou de loin à la 5G et son monde ».

14 Bernard Stiegler, Dans la disruption, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016, chapitre 2, point n°8 : « [...] Une époque est toujours une configuration spécifique de l’économie libidinale autour de ce qui se constitue comme ensemble de rétentions tertiaires (c’est-à-dire comme supports techniques de rétentions collectives) formant par leur agencement un nouveau système technique qui est toujours aussi un dispositif rétentionnel. [...] C’est pourquoi une époque se produit toujours à travers un double redoublement épokhal :- double parce qu’il se produit toujours en deux temps : d’une part, l’épokhè technologique ; d’autre part, l’épokhè des savoirs comme formes de vie et de pensée, c’est-à-dire la constitution d’une nouvelle transindividuation (caractéristique de telle époque en tel lieu); - redoublement parce que, à partir des formes déjà là de la technique et du temps qui se sont constituées comme telle ou telle époque établie, une nouvelle réalité technique et une nouvelle réalité historique (ou plus précisément historiale – geschichtlich) redoublent et par là relèguent dans le passé ce qui les a engendrées, qui apparaît dès lors précisément constituer le passé ; - épokhal parce que ce n’est que comme interruption inaugurant un recommencement et la nouveauté d’un présent actuel que ce double redoublement advient en s’établissant fermement comme ce que l’on appelle précisément une époque. La disruption que constitue le système technique numérique est une telle épokhè : la disruption est une telle suspension de toutes les façons antérieures de penser, qui s’étaient élaborées par l’appropriation de changements antérieurs de systèmes techniques (et de systèmes mnémotechniques et hypomnésiques qu’il faut penser comme processus de grammatisation, ce dont je ne parlerai pas ici). Mais cette épokhè est disruptive précisément en cela qu’elle ne donne absolument pas lieu au second temps, ni donc à aucune pensée : elle ne donne lieu qu’à un vide absolu de la pensée, qu’à une kénose d’une radicalité. »

15 Bernard Stiegler, La Technique et le temps, Tome 2, La Désorientation, Paris, Galilée, 1994, p. 74-75.

16 Voir Cédric Biagini, Guillaume Carnino, Célia Izoard, Pièces et main d’œuvre : La Tyrannie technologique, critique de la société numérique, Paris, L’Échappée, 2007.

17 Laurianne Geffroy, « Où sont passés les oiseaux des champs? », Journal du CNRS, 20 Mars 2018. https://lejournal.cnrs.fr/articles/ou-sont-passes-les-oiseaux-des-champs

18 Raymond Murray Schafer, Le Paysage sonore, Wildproject, 2010 (1977). Voir « Les bruits de la technologie balaient villes et campagnes », p. 118.

19 Voir Ludovic Duhem, « À l’écoute du monde : penser l’écologie sonore avec Murray Schafer et Simondon », Colloque international – Écologie du son. Simondon, Deleuze, Guattari, Université Paris-Ouest Nanterre – Vendredi 17 Octobre 2014, texte disponible sur le site de l’auteur, p. 3 : «[…] La conception défendue par Murray Schafer emporte avec elle sans la critiquer l’idée selon laquelle le paysage traduit l’opposition fondamentale du sujet et de l’objet par la distanciation, la représentation spatialisante et l’artialisation. La distanciation d’abord désigne le paysage comme le produit d'une objectivation du milieu, d'une opération de sélection dans l’espace homogène et absolu, d'une mise en face de soi d’une totalité isolée du champ perceptif. Par cette distanciation, le regardeur ne participe pas au paysage, il est le point de vue à partir duquel se déploie le paysage et non pas le lieu de leur constitution réciproque selon la relation du sujet vivant au milieu naturel. Voulant abolir cette distanciation en critiquant la démarche des ingénieurs acousticiens, Murray Schafer l’a ainsi reconduite subrepticement ».

20 http://arsindustrialis.org/transindividuation

21 Ici « pratique » doit être entendue au sens le plus large, tant dans l’action enregistrante que dans la réception écoutante : qu’il s’agisse de toute forme de contact avec cette discipline.

22 Gilbert Simondon, « Entretien sur la mécanologie : Gilbert Simondon et Jean Le Moyne (1968) », dans : Sur la technique (1953-1983), Paris, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2014, p. 414.

23 Alfred Lotka, « The Law of Evolution as Maximal Principle », Human Biology, Vol. 17, N°3, 1945, p. 188.

24 J’écarte ici volontairement les fonctions de préamplification/amplification et d’échantillonnage, considérant que, pour ce qui nous concerne ici, elles sont indissociables de la fonction d’enregistrement.

25 François J. Bonnet & Gérard L. Pelé, « Dire-Entendre », dans Musiques et écologies du son, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 58.

26 Bernard Stiegler & Ars Industrialis, Réenchanter le monde, la valeur esprit contre le populisme industriel, Paris, Flammarion, 2006, chapitre 1. Voir également Gilbert Simondon, L’individuation psychique et collective à la lumière des notions de forme, information, potentiel et métastabilité, Paris, Aubier, 2007 (1989).

27 Raymond Murray Schafer, Le Paysage sonore, Marseille, Wildproject, 2010 (1977), p. 381.

28 https://arsindustrialis.org/rétention

29 Gilbert Simondon, « Entretien sur la mécanologie : Gilbert Simondon et Jean Le Moyne (1968) », dans : Sur la technique (1953-1983), Paris, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2014, p. 408-410.

30 Gilbert Simondon, « Cours : Psychosociologie de la technicité (1960-1961) », dans : Sur la technique (1953-1983), Paris, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2014, p. 101.

31 Jean-Hugues Barthélémy, « Gilbert Simondon, une philosophie de l’individuation », entretien dans l’émission Les Chemins de la Philosophie, France Culture, 5 Avril 2016. Dans Du mode d'existence des objets techniques (2014 / 1958, p. 59), Simondon écrit : « Il faut éviter de la faire reposer sur une assimilation abusive de l'objet technique à l'objet naturel et particulièrement au vivant. Les analogies ou plutôt les ressemblances extérieures doivent être rigoureusement bannies : elles ne possèdent pas de signification et ne peuvent qu'égarer. La méditation sur les automates est dangereuse car elle risque de se borner à une étude des caractères extérieurs et opère ainsi une assimilation abusive. Seuls comptent les échanges d'énergie et d'information dans l'objet technique ou entre l'objet technique et son milieu. »

32 Pour prolonger ce que disait Ludovic Duhem dans la séance 6 du séminaire Exorganologies III, en insistant sur la définition de l’habiter qu’Alberto Magnaghi proposait : “prendre soin du lien au lieu”.

33 Je souligne.

34 Augustin Berque, Écoumène - Introduction à l'étude des milieux humains, Paris, Belin Alpha, 2000, p. 128.

35 Séminaire Pharmakon, Exorganologies III, séance 6, le 5 mars 2020 à la Maison de la vie associative et citoyenne du Marais, Paris.

36 Voir notamment André Leroi-Gourhan, Milieu et techniques, Paris, Albin Michel, 1973 (1945).

37 Gilbert Simondon, Du Mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2012 (1958), p. 68.

38 En italique dans le texte.

39 Ludovic Duhem, Mésologie et technologie, Séminaire « Penser le milieu. Renaturer la culture, reculturer la nature, avec Augustin Berque », Couvent dominicain La Tourette – Samedi 20 Février 2016, texte disponible sur le site de l’auteur, p. 23.

40 Ludovic Duhem, Simondon et la question esthétique, 2008, texte disponible sur le site de l’auteur, p. 3.

41 Gilbert Simondon, Du Mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2012 (1958), p. 180.

42 Anne Alombert et Michał Krzykawski, Vocabulaire de l’internation, disponible en ligne : https://journals.openedition.org/appareil/3752

43 Je ne développerai pas ici cet aspect toutefois très intéressant des serveurs d’écoute de lieux en temps réel, souvent présentés sous forme de cartes sonores, tel le projet Locustream SoundMap | Live Worldwide Open Microphones, de l’École supérieure d’Art Aix-en-Provence : https://locusonus.org

44 Ludovic Duhem, Simondon penseur des réseaux, dans « Gilbert Simondon ou l’invention du futur », Colloque de Cerisy, sous la direction de Vincent Bontems, Paris, Kincksieck, 2016, p. 234.

45 Idem, p. 235.

46 Séminaire Pharmakon, Exorganologies III, séance 5, le 6 Février 2020 à la Maison Suger, Paris.

47 Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Paris, 2013 (2005, 1958), Éditions Jérôme Millon, p. 355.

48 Ludovic Duhem, Penser le numérique avec Simondon, 2013, texte disponible sur le site de l’auteur, p. 7.

49 http://arsindustrialis.org/transindividuation

Citation   

Florent Caron Darras, «Localités fendues : la technologie comme vecteur de transindividuation dans la pratique du field recording», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Articles soumis à la suite d’un appel à articles, Numéros de la revue, À l’écoute des lieux : le field recording comme pratique artistique et activisme écologique, mis à  jour le : 01/07/2022, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=1134.

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Quelques mots à propos de :  Florent Caron Darras

Florent Caron Darras est compositeur, engagé tant dans la création de musique instrumentale et électronique, que dans l’enseignement et la recherche théorique. Après avoir soutenu un Master Recherche sur la musique contemporaine japonaise à Paris-Sorbonne, il entre au Conservatoire de Paris (CNSMDP), où son parcours est récompensé par deux Masters et quatre Prix, en Composition, Improvisation, Analyse, et Esthétique. Agrégé de musique, il enseigne à l'Université Catholique de l'Ouest et poursuit des recherches indépendantes sur les polyphonies vocales de Géorgie avec l’ethnomusicologue Simha Arom. Il prolonge ses questionnements sur les rapports entre environnement, humain et technologie à l’occasion de formations à l’IRCAM et au sein du programme doctoral SACRe. Ses recherches musicales portent notamment sur les conséquences formelles des analogies entre milieu et technologie, pour une conception du temps et de l’espace qui soit inspirée de modèles environnementaux. SACRe (University PSL, Conservatoire de Paris CNSMDP, École Normale Supérieure, Université Paris-8), ED-540 (ENS), Laboratory EA7410 (PSL), Laboratory MUSIDANSE (Paris-8), Partner of the SeismoSoundScape-Lab, University of Potsdam, Germany.

Florent Caron Darras is a composer, involved in the creation of instrumental and electronic music as well as in teaching and theoretical research. After completing a Master's degree researching contemporary Japanese music at the Paris-Sorbonne University, he entered the Paris Conservatory (CNSMDP), where he obtained two Master's degrees and four prizes in Composition, Improvisation, Analysis, and Aesthetics. He teaches at the Université Catholique de l'Ouest and pursues independent research on the vocal polyphonies of Georgia with ethnomusicologist Simha Arom. He continues his questioning of the relationship between the environment, humans and technology during training sessions at the Institut de recherche et coordination acoustique/musique IRCAM and within the doctoral program SACRe. His musical research focuses on the formal consequences of analogies between environment and technology, for a conception of time and space inspired by environmental models. SACRe (University PSL, Conservatoire de Paris CNSMDP, École Normale Supérieure, Université Paris-8), ED-540 (ENS), Laboratory EA7410 (PSL), Laboratory MUSIDANSE (Paris-8), Partner of the SeismoSoundScape-Lab, University of Potsdam, Germany.