Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

Nelson Amy, Music for the Revolution, Musicians and Power in Early Soviet Russia, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2004, 330 p

Louisa Martin-Chevalier
janvier 2012

Index   

1Stravinsky, Prokofiev, Chostakovitch : trois maîtres que l’on associe communément à la musique soviétique du XXe siècle. Que deviennent les nombreux compositeurs talentueux dont les œuvres jugées trop « bourgeoises » ou « subversives » sont enfouies dans les archives ? Les années qui suivent la révolution de 1917 sont restées jusqu’à présent peu connues et ont souvent été interprétées à l’aune de l’oppression politique de l’époque stalinienne. Aujourd’hui, de nombreux chercheurs s’intéressent à cette période des années 1920 et se penchent notamment sur les rapports entretenus entre musique et pouvoir ; plusieurs « écoles » de musicologues ont alors vu le jour. Les chercheurs ont aujourd’hui accès à de nouvelles sources, jusqu’alors cachées, dont les archives nationales (GARF, RGALI, GTsMMK). Ainsi, la vie musicale en Russie révolutionnaire a été présentée comme une lutte violente entre deux associations, l’AMC (l’Association de Musique Contemporaine) et l’ARMP (l’Association Russe des Musiciens Prolétaires). Par ailleurs, la musique a été considérée comme étant sous la tutelle des pouvoirs politiques. En effet, après la révolution d’Octobre 1917, les musiciens russes sont confrontés à un choix douloureux : partir à l’étranger ou rester dans un pays en guerre civile. Après la mise en place, par Lénine, de la N.E.P. (Nouveau Plan Économique, qui s’apparente à un retour à l’économie de marché et à une libéralisation politique), la musique bénéficie d’une certaine liberté. Les artistes comprennent le potentiel créatif et libérateur de la révolution et les associations « révolutionnaires », « prolétariennes » fleurissent :les Association de Musique Contemporaine, Association de Musique Contemporaine de Leningrad, Association Russe des Musiciens Prolétaires, Organisation des Compositeurs révolutionnaires, Association Russe des Ecrivains Prolétaires n’en sont que des exemples. C’est dans cette perspective que l’historien américain Amy Nelson, dans son ouvrage Music for the Revolution, Musicians and Power in Early Soviet Russia,offre un point de vue novateur sur la question. Il traite des interactions entre musiciens, pouvoir et idéologie de 1917 à 1927, date correspondant au dixième anniversaire de la révolution et centenaire de la mort de Beethoven.

2Dans son ouvrage, Amy Nelson montre clairement la complexité et l’ambiguïté de ces relations entre musique et pouvoir, ambiguïté d’autant plus grande que le contenu politique et social d’une œuvre musicale est difficilement perceptible. De plus, étant donnée la situation désastreuse de la Russie au lendemain de la première guerre mondiale, puis de la guerre civile de 1917-1921, l’art n’apparaît pas comme la priorité absolue de Lénine. Par ailleurs, de nombreuses contradictions sont à remarquer dans les méthodes bolcheviques dès 1921, qui autorisent d’une part la « libre concurrence culturelle » et, d’autre part, veulent affirmer le rôle politique et idéologique du Parti. Le gouvernement soviétique, le Sovnarkom, n’a pas de programme culturel défini, mais s’attache à la transformation culturelle des masses. Ainsi, les artistes, et notamment les musiciens – aux préférences esthétiques diverses – occupent des places importantes dans les établissements gérant l’organisation de la musique tels que le Narkompros (Commissariat du peuple à l’Éducation et sa section musique, le Muzo), le Proletkul’t (organisme revendiquant son indépendance face au pouvoir politique) ou dans des associations auxquelles on s’intéressera plus tard. L’examen précis de leur rôle dans ces organismes tend à montrer que les musiciens ont joué un rôle prédominant dans la « soviétisation » de la vie musicale. Toutefois, le fait de s’associer à des organismes du pouvoir permet aux musiciens, d’une part, d’être protégés contre d’éventuelles réquisitions et, d’autre part, d’avoir certains avantages matériels (appartements communautaires plus spacieux, prêt d’instruments, rémunérations plus régulières), qui se caractérisent sous la forme de « prime académique ». D’ailleurs, paradoxalement, même si certains rejettent le fait d’assigner la musique à l’idéologie, les archives de ces organismes mettent en évidence leur volonté de défendre leur propre esthétique musicale et l’autonomie de leur art. Ainsi, les artistes, musiciens, intellectuels et pédagogues sont intégrés au système politique et sont acteurs dans le processus de transformation culturelle et de « soviétisation » de la vie musicale des années 1920.

3Ces années 1920 sont également marquées par un pluralisme et une singularité musicale qu’Amy Nelson souligne tout au long de son ouvrage à travers l’étude minutieuse des divers courants musicaux. Il évite ainsi de réduire la créativité musicale des années 1920 à une simple dualité AMC/ARMP. Leurs rapports conflictuels ont en effet été présentés par de nombreux chercheurs comme la principale caractéristique de la vie musicale dès 1924, mais ces polémiques suggèrent un point de vue plus nuancé. L’ouvrage cité présente les autres groupes occupant « une place indéniable » dans la vie musicale soviétique, tels que l’OCR ou le Prokoll ; il réexamine également le rôle de l’AMC et de l’ARMP.

4L’OCR, l’Organisation des Compositeurs Révolutionnaires, a déployé des efforts considérables pour créer une « musique pour la révolution », « basée sur une idéologie communiste ». Son objectif est relativement proche de ceux du programme culturel de l’ARMP, mais sa politique se référant aux agitki de la guerre civile (actes politiques menés par des musiciens) semble plus agitée. L’organisation est également composée de nombreux illettrés ou de simples amateurs de musique, alors que l’ARMP comprend des musiciens confirmés, des journalistes professionnels et des professeurs. Les deux organisations fusionnent durant la Révolution Culturelle de 1927. Le Prokoll, quant à lui, diffère de par sa formation, puisqu’il s’agit d’une « Production Collective »menée par des étudiants du Conservatoire de Moscou ayant pour but d’« écrire une musique valable et accessible aux masses ». Les pièces vocales composées collectivement – en réalité il s’agit davantage de recueils de pièces individuelles – sont considérées comme beaucoup trop complexes par de nombreux critiques musicaux. C’est ainsi que l’on peut associer l’esthétique du Prokoll à celle de l’AMC, toutes deux présentées comme « décadentes ». Toutefois, les membres de ce groupe refusent une fusion avec l’AMC en janvier 1926 et la majorité des étudiants rejoignent l’ARMP en 1929, devenant ainsi « le noyau de l’organisation ».

5Cette étude nous convainc de la complexité des rapports entre musiciens, idéologie et politique dès l’année 1917 et nous amène à remettre en question la vision simpliste d’une musique qui n’aurait pour seul but que d’obéir aux pouvoirs politiques.

Citation   

Louisa Martin-Chevalier, «Nelson Amy, Music for the Revolution, Musicians and Power in Early Soviet Russia, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2004, 330 p», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Traces d’invisible, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 30/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=113.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Louisa Martin-Chevalier

Étudiante en master arts du spectacle/musique, université Montpellier 3