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Musique et anthropologie, revue L’Homme, numéro double 171-172, Paris, éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, juillet/décembre 2004, 565 p. + 1 CD

Sara Bourgenot
janvier 2012

Index   

1A ceux qui ne prendraient pas encore au sérieux ou qui douteraient de la légitimité de l’ethnomusicologie, ce numéro double de la revue L’Homme vous prouvera le contraire ! Par une série de témoignages d’ethnomusicologues, ce recueil fait pénétrer le lecteur au sein même de cette jeune discipline, révèle et revendique sa richesse, l’immensité de son champ d’action et de réflexion, et son indépendance. Accompagnés d’un CD et de nombreuses sources bibliographiques, les articles proposés dressent en quelque sorte un constat de l’état actuel des recherches ethnomusicologiques et offrent un aperçu global de différentes thématiques et problématiques.

2L’argument de Bernard Lortat-Jacob et Miriam Rovsing Olsen ouvre donc le bal à des sujets variés et souvent complémentaires, et, de ce fait, propose « sinon de combler un vide, du moins de rectifier des positions [...] de l’anthropologie par rapport à la musique »1.

3Une première partie – champ sémantique et champ musical – présente des récits cherchant à associer aux représentations des systèmes musicaux (à leur objectif « technique ») un « sens musical ».

4La musique n’est pas un simple divertissement, un « surplus », mais une réelle question de survie. Gilbert Rouget fonde son analyse sur l’étude des Pygmées BaNgombé de Centrafrique. Liée à la chasse, comme à tout domaine de la vie quotidienne, la musique (et en d’autres termes « musiquer ») est partie intégrante de la vie collective, jusqu’à une fonction parfois vitale. Les effets générés par l’événement sonore et l’action qui en résulte sont intrinsèquement liés ; la pratique musicale est l’enchevêtrement d’une « efficacité symbolique » et d’une « efficacité socio-somatique ».

5Jean-Jacques Nattiez définit la sémantique musicale comme un paramètre immanent de la musique, s’intéressant « aux significations affectives, émotives, imageantes, référentielles, idéologiques, etc., rattachées par le compositeur, l’exécutant et l’auditeur à la musique »2. Il en dégage une grille d’analyse incluant plusieurs ordres de communication et l’applique à l’ethnomusicologie : le recours à des procédés substitutifs du langage, la dimension signalétique des signes, les aspects symboliques et le renvoi indiciel au politico-social et à l’idéologique. Par cet article, il insiste sur le fait que la sémantique musicale s’impose comme un renvoi extrinsèque au vécu des gens et à leur expérience du monde.

6Les chanteurs de la confrérie de Castelsardo, en Sardaigne, aiment donner une « image acoustique » de leur personnalité. Une analyse minutieuse de ce chant polyphonique précède l’interrogation de Bernard Lortat-Jacob sur le sens de la musique : « Chanter, c’est se raconter »3. Ainsi, après chaque prestation, la musique est soumise à de nombreux commentaires. Sorte d’exutoire, de lieu de confidences ou de non-dits, on s’exprime à travers la musique4.

7Après un décryptage et une fine analyse des structures musicales – liées à la danse –, Miriam Rovsing Olsen les rapproche de l’organisation végétale. Les techniques de composition – analogues au développement organique du palmier dattier et de l’orge – sont l’essence même, bien plus que l’interprétation, du sens musical des Berbères de l’Anti-Atlas. Les structures musicales sont influencées par une inspiration botanique et, en même temps, en retranscrivent certains mécanismes. Ainsi l’unicité, l’organisation cruciforme et conique sont des éléments que l’on trouve autant dans l’évolution naturelle de l’orge ou du palmier que dans l’ahwás, forme musicale berbère.

8Le second thème montre qu’en tant qu’objet, la musique est « ethnologique par nature »5. L’étude des manifestations sonores permet de pénétrer en profondeur dans la tradition et l’organisation d’une société humaine.

9L’article de Vincent Dehoux revendique l’indépendance de l’ethnomusicologie. Tel Socrate et son interlocuteur, l’ethnomusicologue répond, dans un dialogue imaginaire, à l’ethnologue. L’auteur démontre, en s’appuyant sur l’exemple des Gbaya de Centrafrique, l’importance de l’observation et de l’analyse musicale, déterminante dans la compréhension totale d’un groupe humain.

10Anthony Seeger développe l’idée de dualité, déjà exposée par Claude Lévi-Strauss, dans la vie sociale des sociétés amérindiennes. Son article met l’accent sur la place du chant et de ses interactions avec la vie sociale des Suyá du Brésil. Souvent délaissés au profit du texte et donc du mot, le chant et le son qui s’en dégagent s’avèrent détenir des clés pour comprendre l’organisation sociale et la cosmologie de ce peuple.

11« La musique comme structure temporelle, n’en est pas moins une construction sociale »6. Jean Lambert met en parallèle le temps musical et le temps social, qui se révèlent entretenir une relation privilégiée. Deux conceptions temporelles paradoxales, alternant continuité et atomisme, se retrouvent à la fois dans la structure formelle musicale et dans la culture yéménite globale.

12Connaître une société par sa musique est aussi l’objectif de Mireille Helffer, Dana Rappoport ou encore de Margaret Buckner. Sur des terrains différents, les trois ethnomusicologues se sont appuyées sur l’analyse et l’introspection des manifestations sonores, renforcées par l’étude des écritures et des sources plus anciennes, pour s’infiltrer intimement dans les entrailles d’une tradition tibétaine, toraja ou manjako.

13Dans une troisième partie, les articles consacrés aux propriétés formelles de la musique rappellent son dessein esthétique et renvoient autant à la notion de musique comme processus que comme système.

14Stephen Blum aborde le délicat sujet de la transcription des musiques de tradition orale. L’action est au sein du processus musical engagé par le musicien, qui seul, ou presque, détient les clés de sa palette sonore. Par des descriptions analytiques – même incomplètes – et une investigation continue du son et du geste (et non d’après une grille pré-établie), l’auteur nous emmène vers une meilleure compréhension d’une musique donnée.

15Ainsi « radiographiée » la musique peut révéler certains secrets qu’elle laisse mystérieux aux oreilles non aiguisées. Gérard Kubik dégage de la musique des xylophones du Buganda un « battement écréné », constituant majeur des principes de composition de cette région de l’Afrique orientale. D’un agrégat sonore et rapide émergent des inherent patterns qui ne peuvent être perçus que par un public averti. L’observation assidue et l’analyse minutieuse de ces figures mélodiques recomposées mentalement lors de l’audition permettent une nouvelle perception et ainsi d’accéder au cœur de cette musique.

16L’oreille non avertie ne décode pas plus le système en canon de certaines formes de musique pour harpe de Centrafrique. La démarche purement analytique de Marc Chemillier met en parallèle les représentations musicales avec des modèles mathématiques. Un cadre psychologique est posé afin de déterminer dans quelle mesure ces constructions formelles existent dans l’esprit des musiciens, et quelles relations entretiennent ces représentations mentales avec les mathématiques dans un contexte de tradition orale.

17L’expérimentation met le musicien et le chercheur en inter-échange permanent. Le travail expérimental entre en jeu, après les méthodes préalables habituelles comme l’enquête, l’observation et la collecte sonore suivie de son analyse. Nathalie Fernando, à la manière d’un Simha Arom, dissèque l’objet étudié (ici le système scalaire en Afrique Centrale) puis met à l’épreuve ses hypothèses en les soumettant aux musiciens eux-mêmes.

18Langage et chant sont intimement liés ; la voix (parole musiquée et musique parlée) occupe la quatrième partie.

19Emettre un son est en lui-même significatif, et « la façon de le dire est aussi importante (ou presque) que ce que l’on dit »7. Le message musicalisé est un support à la communication chez les Teda du Tibesti comme chez tant d’autres, et la voix, bien plus qu’un organe servant le dialogue, est un opérateur sociologique majeur à laquelle se substituent parfois les instruments eux-mêmes.

20Ces systèmes de substitution de la musique à la parole attirent l’attention des ethnomusicologues. En dehors des « langages tambourinés », les rapports langue/musique des xylophones sont étudiés. Hugo Zemp met en relation, à l’aide de graphiques, le jeu instrumental des balafons des Sénoufo Kafibélé de Côte d’Ivoire avec des sonagrammes d’énoncés parlés et chantés, et par ce biais démontre que les procédés de composition et de variation sont fondés sur le rythme et les tons de la langue originelle.

21La musique s’inscrit aussi dans un parcours politico-institutionnel, et fait ainsi émerger de nouvelles problématiques. L’« anthropologie musicale » porte alors son intérêt, non seulement sur la découverte et l’étude des techniques musicales des sociétés dites « exotiques », mais aussi sur d’autres, « modernes ». L’analyse de la culture musicale artistique contemporaine – objet de la cinquième partie – est, au même titre que les terrains traditionnels, envisagée comme objet de l’ethnomusicologie.

22Bruno Nettl donne une place aux sociétés contemporaines au sein de l’ethnomusicologie. Ainsi, les Schools of Music américaines, tout comme les mythes de la culture musicale occidentale qu’elles véhiculent, l’aura des compositeurs de musique savante, son répertoire, l’organisation des « éducateurs » et des « éduqués » sont un reflet de l’organisation « tribale » de la société contemporaine. Métaphore de cette société, ces écoles interagissent dans l’organisation sociale coutumière.

23Cette modernité touche à nombre de musiques traditionnelles. Schéhérazade Qassim Hassan met l’accent sur le paradoxe musical qui juxtapose des tendances aux limites souvent floues et incertaines. Différentes représentations de la musique arabe existent, balançant entre « traditionalistes » et « modernistes ». Le mélange d’éléments proche-orientaux et occidentaux (performance, orchestre moderne, retrait de l’improvisation, etc.) crée un nouveau courant représentatif de la musique arabe actuelle qui, selon l’auteur, fausse la perception de la substance et des caractéristiques fondamentales de celle-ci.

24La notion d’identité est complexe et fut l’objet de débats houleux. Martin Stockes se penche sur la construction des identités au sein de la vie urbaine moderne en lien avec les pratiques musicales, leurs processus, leurs lieux et modes de vie. Cartel, groupe de hip-hop germano-turc, est un exemple illustratif des dérives politiques de la musique. L’interprétation de ce groupe aux propos identitaires contestés nécessite de prendre en compte des éléments extérieurs (migrations, « world music », islamisme turc, Istanbul ville-monde) et de trouver ainsi un éclairage du texte par le contexte.

25Pour conclure le corps de cet ouvrage, Steven Feld nous conte la tragique aventure d’une berceuse des îles Salomon ou comment une « si douce berceuse », interprétée par une jeune chanteuse de Malaita, finit son voyage, après de multiple « cotations en bourse », comme support publicitaire de Coca-Cola. Par cet exemple, l’auteur nous montre les ravages de la world music, et après en avoir fait l’historique, nous plonge dans la réalité de ses activités, de ses représentations et de ses pratiques esthético-commerciales. A travers cette « migration musicale », l’auteur pose la question de savoir si la world music pille et détruit les musiques traditionnelles ou si, au contraire, elle participe à l’enrichissement et au renouvellement des langages musicaux.

26Le tableau esquissé par ces témoignages peut nous donner des frissons dans le dos. A l’heure de la mondialisation, « les musiques traditionnelles se diluent chaque jour davantage au point de mettre en porte à faux les pratiques et les méthodes des ethnomusicologues »8. Mais, faisons face au pessimisme ambiant et laissons nos oreilles (qui sont finalement au cœur des préoccupations ethnomusicologiques) ouvertes à toutes situations musicales vivantes. Celles-ci ne manquent pas, tant du côté des musiques « enracinées » que de celui des « jeunes musiques » (voir entre autres l’article de Julien Mallet). « Archiver et penser les musiques en apprenant à les comprendre dans leur système de production : tels sont donc nos devoirs et nos priorités »9.

Notes   

1  Bernard Lortat-Jacob et Miriam Rovsing Olsen, p. 8.

2  Jean-Jacques Nattiez, p. 55.

3  Bernard Lortat-Jacob, p. 99.

4  « Derrière le tracé sonore, c’est toujours l’intention que l’on traque », Bernard Lortat-Jacob, p. 100.

5  Bernard Lortat-Jacob et Miriam Rovsing Olsen, p. 17.

6  Jean Lambert, p. 151.

7  Monique Brandily, p. 310.

8  Bernard Lortat-Jacob et Miriam Rovsing Olsen, p. 22.

9  Bernard Lortat-Jacob et Miriam Rovsing Olsen, p. 23.

Citation   

Sara Bourgenot, «Musique et anthropologie, revue L’Homme, numéro double 171-172, Paris, éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, juillet/décembre 2004, 565 p. + 1 CD», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Traces d’invisible, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 30/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=110.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Sara Bourgenot

Doctorante en musicologie, université Montpellier 3