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Subjectivité et formes du temps

Pascale Criton
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.105

Résumés   

Résumé

Dans quelle mesure les « formes du temps » propres au sonore engagent-elles l’émergence de nouvelles modalités subjectives ? L’approche d’un temps « en train de se construire », dans lequel des signaux agissent à la lisière de la représentation constitue aujourd’hui l’une des exigences de la connaissance. Incertitude et temps « en acte », simultanéité et mobilité, l’imperceptible se distribue de part et d’autre d’une ligne fluctuante. Une pensée critique des relations sonores tendrait aujourd’hui vers une esthétique de l’événementiel qui se distingue des dispositifs communicationnels propres au formatage marchand du sensible.

Abstract

To what degree do “forms of time” proper to the sound world engage the emergence of new subjective modalities? A relationship to time “in the process of constructing itself”, in which signals act on the fringe of representation, today constitutes one of the requirements of knowledge. Uncertainty and time “in action”, simultaneity and mobility, the imperceptible distributes itself on either side of a fluctuating line. Critical thinking on sound relationships now would tend towards an aesthetic of the event which is quite different from the communicational operations proper to commercially formatting the perceptible.
Traduction Jeffrey Grice.

Index   

Notes de la rédaction

Pascale Criton est à la fois compositeur et penseur. Sa musique explore les possibilités infinies des univers microtempérés selon une construction visant à faire émerger l’imperceptible (l’invisible ?) à travers un tissu d’interactions composées où le sensible et l’intelligible ne s’opposent pas, comme en témoignent des œuvres telles que Thymes (pour piano accordé en système irrégulier de quarts de ton et synthèse numérique), Territoires imperceptibles (pour flûte, guitare en seizièmes de ton et violoncelle), Artefact (pour ensemble) ou Gaïa (pour soprano, clarinette contrebasse, percussions, clavier, électronique live et image modifiée en temps réel – en collaboration avec Hikaru Fujii)1. Sa pensée se matérialise dans des écrits2 très denses qui mobilisent un nombre important de domaines. Elle n’est ni démonstrative ni linéaire : ces derniers sont intriqués selon une complexité visant à rendre justice à la réflexion vive, et dont la nature est toujours prospective. Si l’on devait nommer certains de ces domaines en les dissociant selon un ordre arbitraire – ceci uniquement pour que le lecteur puisse, s’il le désire, prolonger la réflexion de Pascale Criton en revenant, en quelque sorte, à ses composantes brutes –, on mentionnerait, entre autres : l’état de la recherche en musique aujourd’hui, où le sonore est devenu une catégorie centrale ; la pensée de Gilles Deleuze et ses développements sur l’esthétique intensive, les percepts et les affects ; les théories dites de la complexité, pour lesquelles la notion d’interaction est fondamentale3 ; les réflexions d’un Prigogine sur la flèche du temps et la « fin des certitudes »4 ; les terrains de la psychologie clinique et expérimentale, de la psychologie du développement de Daniel Stern à la psychomotricité (Geneviève Haag) et à la neurophysiologie (Alain Berthoz), mais aussi l’analyse, dans la filiation de Binswanger ou les approches théoriques de la communication de Gregory Bateson.
Joëlle Caullier
Makis Solomos.

Texte intégral   

1Je mesure aujourd’hui à quel point l’expérience esthétique se constitue dans une pluralité subjective, selon une multiplicité de centres d’intérêts et de points de vue. Nourrie d’écoutes, de lectures et de rencontres qui tout à la fois concernent et resituent la musique dans son rapport au monde, elle résulte du tissage qu’entretient pour moi la création musicale – dans son rapport renouvelé au sonore – avec les inventions et les techniques, avec le façonnement psychique et matériel qui traversent notre époque, confrontée à l’évolution quotidienne des enjeux politiques du sensible. Je me permettrai dans ce texte de relier librement des idées « en travail » et de laisser parler leur transversalité. Je mettrai sur l’établi l’écheveau non démêlé d’une réflexion en cours, faite d’incursions qui sous-tendent la composition musicale, hantent les choix et la démarche technique que je poursuis.

2Concernant « les formes du temps » et leur rapport avec l’émergence de la subjectivité, mon hypothèse serait celle de tensions imperceptibles qui agissent à la lisière de l’énonciation et de la perception. Plus particulièrement, l’imperceptible s’apparenterait dans le domaine du sonore, à une activité, à ce qui travaille sous la représentation au niveau des formes du temps et des relations sonores5. Ce qui n’est pas (encore) perçu relèverait d’un insu ou d’une information non cohérente. En effet, le terrain polymorphe du sonore est oscillation, vitesse et toutes autres affectations interactives qui donnent forme aux sensations, produisent des « espaces temporels », des modes de représentation. L’expérience sonore, qu’elle soit pragmatique ou esthétique, intéresse en quelque sorte une qualité poétique de l’existence, un certain rapport aux signes dans l’écoulement du temps. Les formes que prend la spatialisation temporelle du sonore engagent nos subjectivités dans leur constitution et leur devenir. Ce sont des formes de vie ; les situations sonores passent par de multiples opérations de codages, décodages, transcodages sémiotiques qui drainent notre rapport au temps et à l’espace : façons de vivre, de sentir et de partager le temps, identifications et codes d’appartenance.

3Dans quelle mesure ces formes du temps répondent-elles à des « stratégies fonctionnelles » ou proposent-elles des « énonciations subjectives »6 ? Un enjeu politique et économique place aujourd’hui le sonore en position de (sur)codage fréquent, où les secondes sont instrumentalisées par les premières. La diversification commerciale et l’incorporation des sémiotiques sonores dans les modalités de la vie quotidienne vont de pair avec l’affirmation d’une visibilité marchande. Sans doute, en retour, y a-t-il un nouvel enjeu éthique à proposer de « libres formes du temps » dans lesquelles la musique met en œuvre des expériences inédites, plus difficiles à cerner. De part et d’autre de la ligne fluctuante du visible s’agencent des formes du temps qui engagent différemment nos subjectivités. La complexité acoustique, la psychoacoustique et la pensée du sonore n’ont cessé d’être questionnées au cours du XXe siècle : il s’y est impliqué des dispositifs de pensée et d’expression, le développement de techniques, la rencontre de paradigmes scientifiques qui engagent la conscience du temps. Une subjectivité en perpétuelle mutation s’est dégagée, placée devant un monde ouvert et illimité : un monde de relations qui implique une écoute « connective », un rapport prospectif à l’interactivité et à l’intelligence de l’événement, partiellement immergé dans l’impensé, dans l’imperceptible.

Incertitude et temps interactif : « Mais que se passe-t-il ? »

4Ce que l’on ne voit pas (clairement), peut-être est-ce justement ce qui est en train de se passer (toutes échelles et interactions confondues : des confins de l’univers aux fonds sous-marins, des bactéries aux mouvements climatiques). Et déjà la question : « Mais que se passe-t-il ? » affirme et objective en elle-même des relations de causes et d’effets. Ce que l’on ressent (pressent) obscurément est à l’œuvre dans l’équilibre instable des choses, dans le grondement du présent que « je » suis plus ou moins capable de discerner, que nous (« on ») ne sommes pas toujours capables de conjecturer, de différencier. Cette aspiration à saisir ce qui est en passe de faire événement est déjà un dynamisme psychique qui sort la pensée de sa léthargie. L’observation, l’analyse, le décodage des signaux est bien l’activité qui nous sauve, qui nous permet d’établir une relation avec le monde qui nous entoure. Trop de signaux non décodés et la vie est en péril aussi bien au niveau des cellules, des organismes, des interactions entre les corps et les êtres physiques (organiques et inorganiques)… Un corps, une ville, une forêt : des ensembles de rapports en équilibre.

5Ou encore : « Que s’est-il passé ? », on n’a rien compris, on n’a rien vu venir, on a juste enregistré sur le sismographe, sur l’échelle de Richter… Personne n’était prêt, n’avait conjecturé le possible avec réalisme, n’était là pour faire circuler l’information dans le temps nécessaire. La capacité à diagnostiquer (évaluer) le présent « en train de se produire » met en cause notre propre capacité de compréhension coextensive à l’événement. C’est une affaire de signaux, de décodage : dans la propagation de l’onde du tsunami7, certains animaux se sont retirés à temps… L’invisible, l’inaudible, serait ce qui se soustrait (ponctuellement ou durablement) au champ de l’énonçable et du représentable, ce qui ne se tient pas dans l’articulation et le partage des signaux. S’y engagent les barrières psychiques et physiologiques ainsi que les limites techniques et les capacités logistiques, jusqu’aux règles convenues de la communication.

6L’approche d’un temps « en train de se construire » constitue aujourd’hui l’une des exigences majeures de la connaissance. L’intelligibilité du monde des composantes et des variables a requis tout au long du XXe siècle le regard exigeant de la science, non moins que celui de la littérature et des arts, sur la formation des événements complexes et sur le multiple. Il est désormais reconnu que la nature est complexe, instable, mobile, que le vivant est en devenir – et non pas stable et simple comme on a voulu le voir pendant si longtemps. L’intégration du temps, du mouvement, de variables interactives se développe dans l’ensemble des domaines pour lesquels « la question du temps est au carrefour du problème de l’existence et de la connaissance »8. Les implications du paradoxe du temps touchent autant la physique, la chimie que la géologie et la cosmologie jusqu’à l’écologie, mais aussi la biologie, les sciences humaines, l’économie ou les sciences sociales. Le besoin de connaître la nature de l’événement pousse à établir une carte des conditions d’apparition des phénomènes et révèle la composition fragile des états de choses. Une certaine impuissance à prédire et à intervenir dans les modèles d’investissement dont nous dépendons – économiques (industriels, matériels, immatériels), écologiques (naturels, artificiels), humains (psychiques, physiques, démographiques), politiques (locales-mondiales) – exacerbe la nécessaire représentation de ce qui « advient », de ce qui se trame, progresse en dehors de la visibilité. La prise de conscience de l’instabilité, de la nature « sensible » des ruptures et maintiens d’équilibre traverse désormais tous les domaines du vivant et privilégie l’étude des comportements interactifs, plutôt que les prédictions stables. L’interactivité, avec sa dimension d’insu, ses degrés d’incertitude, domine le paradigme de la complexité propre à la nature de l’événement.

Simultanéité et mobilité sonores

7Quelles sont les modalités subjectives engagées dans la musique ? Le domaine particulier du sonore nous entraîne dans l’expérience d’une spatialisation mobile du temps, alors que nous sommes, par une longue habitude, davantage ancrés dans une représentation visuelle (voire tactile) de l’espace, plus repérable et plus linéaire que le flux « abstrait » des intensités sonores. Pourtant, nous expérimentons quotidiennement, par le sonore, une instance interactive et simultanée du monde. Nous sommes immergés dans le frottement continuel d’une diversité d’événements, dans un fourmillement d’oscillateurs, tout un dehors, une coexistence, que nous filtrons, oublions, dont nous saisissons les indices lorsqu’ils nous sont nécessaires. Le flux sonore traverse tous les degrés de matérialité qui nous entourent selon d’infimes différences, jusqu’à l’air, qu’il investit comme une invisible mousse moléculaire. Ce foisonnement n’est que variations, émissions, transmissions, masquages, fusions, fissions, un ballet constant de dynamiques qui témoigne de présences infimes, passagères, divergentes, jusqu’à un degré de complexité élevé. Bercés par la multiplicité – du moins relativement régulée –, on aime ce foisonnement émis par le jeu continu des eaux, démultiplié par les fontaines, s’échouant sur les bords de mer ou encore entretenu par les bruissements mouvants des feuillages. Mais tout à l’opposé, la profusion, la prolifération, l’accumulation sonore deviennent exaspérantes : on est exténué par l’agression bruyante. La nature du son nous entraîne dans une territorialité sensorielle spécifique, qui recèle des manières d’être affecté selon les rapports à l’espace et au temps qu’elle instaure.

8La question des formes du temps est au cœur de la musique. Elle rejoint en cela les tensions qui marquent notre époque dans l’expression d’une subjectivité apte à construire une représentation mobile et pluridimensionnelle du temps et de l’espace. En effet, la musique entretient un rapport privilégié avec la multiplicité temporelle. Le mouvement y est d’une nature immédiate et « feuilletée », car l’on ne dispose pas, on ne maîtrise plus la relation espace-temps : on y est immergé, plus ou moins dissous, engagé de façon « pathique »9. L’instant n’est ni permanent ni réversible, ce qu’il libère est indissocié de ce qui va suivre : l’attention ne cesse de construire sa propre continuité dans une relation participative. Sans message ni sens, il s’agit de construire un espace mouvant de la sensation : le profil temporel défile et nous impose une écoute active. Il ne s’agit plus de conserver la potentialité d’un tout (une image ou une forme constante), mais d’entretenir les conditions pour saisir une forme fluide du temps selon des modalités de parcours, séquences de durées, processus de sélection et d’association. Les forces interactives du sonore mobilisent et intègrent constamment du changement et requièrent une mise en rapport mobile de figures temporelles.

9Y a-t-il un soi qui se façonne selon les manières d’incorporer ces formes du temps, d’en constituer des habitus ? L’implication émotionnelle, neuropsychologique et neurophysiologique est en effet très sollicitée dans la réception du sonore. La sensation de soi, à l’épreuve d’un intense niveau interactionnel, se confronte à des « représentations », des imbrications d’actions qui se réfèrent à des mixtes d’intensités et de vitesses. Comme le remarque Daniel Stern à propos de l’expérience sensorielle des nourrissons, l’expressivité des affects « dynamiques » et « kinétiques », affects de vitalité caractéristiques de la musique et de la danse, constitue en fait l’expérience que le nourrisson fait en premier lieu du monde social et de ce qui l’entoure : situation interactionnelle qui nécessite des « stratégies d’attention » et détermine le primat sensoriel de l’expérience de soi et des autres10. La cohérence spatio-temporelle au sein du multiple, du mobile et du simultané, serait l’enjeu de la construction interactionnelle avec le dehors, avec les autres et avec l’environnement. Elle fonde aussi la constitution indispensable d’un « soi noyau » dont l’émergence est liée à la différenciation des changements externes des formes, des distances et des tailles dans le va-et-vient des personnes dans l’espace. Elle s’exerce à établir les relations d’appartenance à partir de mouvements partiels de corps, d’objets, de matériaux, en intégrant des degrés infimes de différences de temps, d’intonations de voix, de degrés de lumière. Le monde interactionnel du non- (ou pré-) verbal baigne dans une multiplicité infrasensible, dans une transductibilité des modes sensoriels, des degrés de lumière à l’ouïe, du mouvement au toucher, aux odeurs et aux formes.

10Cette opération de différenciation et d’élaboration du monde au sein de l’espace mouvant des relations est fondatrice de la conscience de l’espace temporel. La sensibilisation des relations de formes, de distances, de vitesses et d’intensités constitue une expérience perceptuelle et psychique qui s’instaure par le biais d’une modulation des affects dans le temps. Elle requiert cependant une activité connective de différenciation et de réenchaînement qui nous permet, par la suite, d’élaborer des scénarios temporels et de détecter des relations espace-temps interactives. Le codage temporel intervient aussi bien au niveau des intégrations corporelles (neurophysiologiques) que dans l’expérience de l’enchaînement de dynamismes abstraits (neuropsychologiques) qui engagent des stratégies de différenciation décisives11. Notre rapport à l’extériorité relève d’un ensemble de stratégies d’attention qui se pose à tous les niveaux des processus de subjectivation et nous permet d’anticiper le mouvement dans la simultanéité, d’intégrer de l’incertitude par rapport aux événements qui nous affectent et nous concernent. Quelle est l’expérience de la musique dans ce rapport à l’extériorité, à la simultanéité et à l’activité de différenciation ?

Simultanéité et différenciation

11Tout est bien là… Encore faut-il prêter attention, accorder de la valeur, ausculter ce qui n’est pas encore connu12. Cette aptitude à conjecturer, différencier, à changer d’échelle selon les opportunités et les besoins relève d’une disposition transitive, d’une relation interactive avec l’extériorité. Elle nous demande de prêter attention aux différences qui constituent les formes du temps ou, comme Luigi Nono le disait à propos des « signaux de la très riche vie acoustique dans et en dehors de nous », qu’il faut « sélectionner en la limitant pour en faire part profondément, pour pouvoir la découvrir, pour pouvoir s’émerveiller du non-connu, de l’à peine perçu »13. La question du différenciable et de la réarticulation s’est renouvelée et développée comme enjeu de sens et de connaissance dans les esthétiques musicales du XXe siècle. La question de la « différenciation » dans son rapport à la subjectivité est déjà présente chez Scriabine et sera reprise sous divers angles entre autres par Varèse, Nono, Stockhausen, Ligeti, Grisey. Introduisant de nouvelles règles d’ordre, non plus exclusives et garantes de l’identité tonale mais inclusives et tournées vers des relations sonores hétérogènes et à créer, ces esthétiques se tournent vers la potentialité connective de la réalité acoustique et de la durée. Celle, pour reprendre Nono dans son ouverture vers la multiplicité du sonore :

« …de notre vie intime, intérieure, externe, ambiante, qui vibre, pulse, écoute de manière variée la variation acoustique : continue-discontinue-perceptible-inaudible-profondeur de l’éloignement, des échos, des mémoires, des natures, fragments, instants, souterrains, sidéraux, fortuits, apériodiques, sans fin. Signaux de la très riche vie acoustique dans et en dehors de nous »14.

12Ces esthétiques introduisent un nouveau mode de connaissance qui s’ouvre sur l’expérience « coextensive » au monde15, sur de nouvelles formes de subjectivité et signent une volonté de « libre création ». Ossip Mandelstam, poète contemporain de Scriabine, avait mesuré l’incidence de la révolution harmonique de Scriabine sous l’angle d’un dépassement identitaire chrétien, vers la complexité d’un « je » transitoire, inclus dans la coupe transversale du temps16. Scriabine dans son étude de la nature de la « libre création » ne cesse de décrire le processus de la création – ou « libre activité de l’esprit » – par le double mouvement de simultanéité etde différenciation17. Devenir multiple, devenir autre infiniment et en même temps, relier les états de conscience pour différencier, c’est-à-dire opérer des actes de synthèse :

« Créer veut dire différencier... Je suis la sensation, Je suis le monde. Je suis la multitude, Je ne suis rien, Je ne suis que ce que je distingue… Je suis seulement ce que je connais : tous les états de conscience sont liés par cet acte unique de différenciation »18.

13Le principe de différenciation est activité, acte de passage qui fait événement pour que s’inscrive une différence dans la conscience, dans la perception. L’activité connective de l’esprit se spécifie avec la simultanéité. C’est en quelque sorte un moment de coalescence des états de conscience et de matières qui libère quelque chose d’une conscience-univers19 :

« Je suis tout... Tous les éléments sont mêlés, mais tout ce qui peut être, est là. Des couleurs éclatent, des sensations et des rêves confus surgissent. Je veux. Je crée. Je commence à distinguer ».

« Tous les états de conscience coexistent… »

« La pensée (l’imagination), est l’unique matériau de la création. Elle est la vie et inclut en soi tous les vécus possibles. Elle est ce qui peut faire vivre le divers, non seulement dans des moments différents, mais dans un seul et unique moment »20.

14Gregory Bateson, dans son approche de la communication et de l’information, attribue à la musique la capacité d’entraîner des expériences de « devenirs » physiques et psychiques intégrant des plans mentaux « inconscients, conscients et extérieurs » et des niveaux divers de différence21. Différences enregistrées sur la chaîne sensorielle, selon la façon dont les récepteurs sensoriels filtrent et sélectionnent certains de ces trillions de vibrations secondes qui parcourent les voies nerveuses, allant d’un dehors infini à ce composé d’états de conscience que nous appelons « notre corps ». Gregory Bateson souligne aussi le sens énergétique de l’inscription de la différence, qui est de relancer une information dans une transformation continue, capable d’intégrer des « ajouts synaptiques » comme autant de degrés de puissance et d’extériorité22. C’est dans son rapport à l’extériorité, dans les structurations psychiques rétroactives impliquant un échange « dehors-dedans » que s’exprime le lien que l’homme entretient avec le monde, ainsi que sa capacité de coextensivité avec ce dernier.

Une pensée critique des relations sonores

15L’approche de la différenciation comme méthode est explicite chez certains compositeurs. La mise en œuvre d’une énergie d’individuation, l’extraction de rapports singuliers obtenus par des opérations de différenciation permet de sortir des règles hiérarchiques préétablies et de « relier autrement », d’accéder à des composés sonores différentiels, dont chacun inaugure un mode d’existence propre, une combinaison singulière des modes et des composantes dans la chaîne infinie des relations sonores. Varèse, attentif à penser le son comme un composé de qualités sonores, poussait ce principe, selon ses mots, jusqu’à « la différenciation la plus extrême des colorations et des densités », afin de « projeter des volumes sonores absolument inattendus et explosifs… tout en les laissant vivre leur propre trajectoire »23. Une pensée « critique » des relations sonores suppose une « libre » pensée du matériau. Celle-ci requiert une différenciation des qualités, l’extraction de singularités et leur réarticulation. Le matériau ne préexiste pas aux opérations qui le produisent, et un rapport non préétabli entre le fond et la forme est le champ esthétique recherché. Le matériau résulte davantage d’une opération différenciante et d’un processus de « cristallisation » capable d’actualiser des relations sonores, de rendre audibles des textures de variables. Cette approche, présente aussi chez Ligeti, passe par l’extraction du microscopique « immergé, inaudible à nous, comme un cristal latent qui attend la cristallisation »24. Car la différenciation (la polyphonie), pénètre les rapports sonores eux-mêmes, la logique des microvariables, du substrat sonore. Luigi Nono avait recours à un ensemble d’opérations coextensives à l’activité fluctuante de la variation acoustique et procédait, selon ses mots, à « une différenciation continue de la projection verticale, horizontale et oblique, pour laquelle les rapports qui s’établissent (harmoniques, temporels, formels), deviennent un élément fondamental en perpétuel devenir du processus de composition »25. La découverte du temps et de l’interactivité dans les relations sonores est aussi une conquête de l’électronique. Dès les années 1950, Stockhausen s’intéresse à l’approche microtemporelle du champ acoustique. La composition musicale explore et intègre l’art de « connecter » des relations sonores26, une façon de réaliser des « synthèses », de composer avec des rapports différentiels.

16La puissance de connexion propre à la « libre création », invoquée par Scriabine, est liée à des opérations de redistribution de la potentialité acoustique et à la création de nouveaux rapports de simultanéité. La simultanéité devient un plan de perception ouvert où s’agencent des composantes qualitatives, énergétiques, timbrales, dynamiques, selon différentes strates de temps27. Chaque œuvre, chaque matière d’expressivité est en quelque sorte un ensemble de synthèses spatio-temporelles, dont la projection constitue à chaque fois un point vernal, une oscillation allant de nos émotions à nos pensées, de nos perceptions à nos actes, des formes du temps à nos sensations et à nos corps. Ce point que Scriabine désignait comme point-limite (ou état de conscience) constitue une pointe de subjectivité, un degré de coextensivité de l’homme avec le monde qui l’entoure, qu’il produit et dont il participe.

Interactivité et molécularisation du sonore

17Le champ de l’exploration microtemporelle et interactive du son n’a cessé de se développer depuis les années 1980. En portant leur attention sur l’interactivité propre aux systèmes vivants, sur leur capacité à la transformation et leur façon d’évoluer, les sciences de la « complexité » ont fait apparaître une nouvelle description des êtres physiques intégrant les notions d’irréversibilité et de degrés d’incertitude28. Ces notions issues de la dynamique non linéaire résonnent dans le domaine du son et de la musique par leur incidence décisive sur la représentation de processus dynamiques en transformation dans le temps. En effet, la réalité physique du son, qui est un « être physique » au même titre qu’un autre – longtemps décrite comme stable dans la conception de la mécanique classique –, se trouve en compatibilité formelle et matérielle avec la description des systèmes physiques dissipatifs, instables et évolutifs29. L’introduction du facteur temporel ouvre l’exploration d’un nouveau champ paradigmatique lié à une dimension micrologique du son, rendue accessible par l’arrivée des technologies numériques et des outils informatiques. La « molécularisation » du matériau musical qui s’est mise en place tout au long de la musique du XXe siècle, confirmée par la révolution électronique des années 1950 et celle, plus récente, de l’informatique musicale, a donné accès à la totalité des rapports de fréquences. L’accès numérisé à la potentialité acoustique a fondamentalement renouvelé la conception du sonore et sa représentation.

18Une « nouvelle acoustique » est née à la croisée de la synthèse et des outils d’analyse du son. Grâce à une description beaucoup plus proche (et réelle) des processus temporels, il devient possible de se situer au niveau de l’organisation interne ou interactivité sous-jacente du sonore. Désormais, le son peut être considéré comme un ensemble de composantes et de variables dont la structure complexe et évolutive peut être modelée, et ceci de la répartition fréquentielle des transitoires à la distribution des fréquences qui signent l’empreinte spectrale et leur incidence sur les degrés d’harmonicité et d’inharmonicité, des profils temporels aux relations de phases constitutives de l’activité interactive du son30. Le champ paradigmatique des variables constitue aujourd’hui un support pour une nouvelle syntaxe compositionnelle dans laquelle l’interactivité spatio-temporelle joue un rôle prépondérant. Le timbre, par exemple, dont la constitution est plurielle, interactive et dynamique, peut être considéré comme un ensemble de variables évolutives et constitue un champ problématique à partir duquel se posent à nouveau les questions de spécification et de distribution.

Les dispositifs « événementiels » (sélection-connexion)

19Faire apparaître, donner à entendre ce qui n’est pas encore exige une opération de la pensée. Le son ne préexiste pas aux opérations qui le conditionnent, le produisent et le composent mais dépend de l’élaboration d’un système de différenciation engageant lui-même des stratégies, des opérations et des choix qui opèrent une distribution de différences intensives. On comprend qu’il soit nécessaire de créer un dispositif qui permette la différenciation. Qu’est-ce qui détermine les directions de développement logique et les phénomènes partitifs de la division qui caractérisent la musique ? La différenciation travaille sous la représentation, pour des objets non encore existants, pour des choix qui vont être déterminants, des idées qui ne sont pas encore constituées. Rien ne cache les états interactifs ni « l’événementialité » si ce n’est notre difficulté à nous tenir sur des bords disparates, près des limites, des seuils. L’imperceptible est ce qui demande à être perçu, distingué. C’est un travail de la représentation « en acte » que les musiciens rencontrent, comme les philosophes, les penseurs ou les chercheurs et qui concerne précisément le champ des dynamismes dans leur expression spatiale et temporelle31. Le matériau doit être pensé avec la nécessaire mise en place d’un dispositif de sélection, capable de capturer des singularités intensives. Le procès de différenciation, qui implique spécification et distribution, en est un moment décisif. Il suppose, comme nous l’avons vu, la représentation non préétablie des rapports sonores, un champ acoustique non prédéfini, disposé à recevoir des opérations différenciantes.

Micropolitiques

20Quelle est la nature de l’écart qui s’établit entre, d’une part, une musique qui aspire à créer des relations sonores non préétablies et coextensives au monde et, d’autre part, les stratégies sonores communicationnelles ? Comment aborder cette question en tenant compte des processus de subjectivation ? Peut-on mettre en perspective l’enjeu des pratiques de différenciation qui s’est constitué comme exigence critique et créatrice au cours du XXe siècle, invitant l’expérience subjective à établir ses propres connexions d’écoute selon des formes événementielles et inédites du temps, et les dispositifs fonctionnels du formatage commercial ? L’accès à une nouvelle conscience de « l’événementialité » et des formes du temps ne se situe pas seulement au niveau de la représentation mais aussi au niveau de l’ensemble des modalités qui concourent aux formes de l’échange, de la vie sociale, économique, physique, psychique. L’« événementialité » mobilisée par l’industrie du loisir conquiert aujourd’hui une visibilité croissante en se tournant vers l’occupation temporelle et la conscience collective du temps.

21L’industrialisation du son, en particulier, n’a cessé de s’étendre et de créer de nouveaux objets ces dernières décennies. Matériau privilégié d’une instrumentalisation communicationnelle étroitement liée aux stratégies marchandes du loisir et des « partitions » communautaires, le son est constant dans les lieux publics, les centres commerciaux, les transports. Diffusé en permanence, il s’immisce dans les interstices de la vie collective et privée et canalise de nouveaux rapports au temps et à la conscience de soi. Le son se révèle un véhicule malléable, pilotant l’éprouvé spatial et temporel d’une grande variété de « façons de sentir ». Segmentée par profils, genres, générations, races, la subjectivité latente est stimulée et distribuée par catégories (« à quel groupe est-ce que j’appartiens ? »). La subjectivation peut aussi bien être rabattue sur des besoins premiers, qu’étirée vers des zones esthésiques qui repoussent les limites de la représentation. Les dispositifs du son véhiculés dans la majeure partie de la production communicationnelle (publicitaire, télévisuelle, clips, jeux électroniques, etc.) brassent et redistribuent de manière anonyme un grand nombre de signes qui se rapportent à l’appartenance, au champ de l’identité et des affects liés au territoire. Mettant à disposition une panoplie de signes assignant l’appartenance et les pratiques selon l’âge, le look, le sexe, les modalités standardisées de la vie prennent place (se substituent, rivalisent) à l’endroit des énoncés existentiels. L’espace subjectif dans et par lequel la vie prend forme et signale ses différences (manières d’écouter, d’être ensemble) est l’enjeu d’une régulation qui s’établit sur des dispositions pulsionnelles, des besoins et des dépendances32.

22Pourquoi le registre sensoriel auditif est-il si propice à une sollicitation liée au territoire ? Nous avons vu précédemment comment le système auditif, profondément ancré dans l’élaboration de notre rapport au monde environnant, participe à la formation d’un soi, émergent dès le plus jeune âge. Un registre pulsionnel peut être investi dans la musique, à la recherche d’une satisfaction psychique et physique. La musique constitue une réponse capable de procurer une tranquillité psychique et narcissique, et en particulier de satisfaire une attente liée à des affects de territorialité. Nous avions aussi évoqué plus haut le statut particulier de la musique comme transformation à même le réel ouvrant directement la perception à l’action dans le corps et à des formes de « devenir-autre ». La dimension incitative de la musique engendre un relatif oubli, une libération des contraintes de la raison. L’éveil sensori-moteur des affects de vitalité caractéristiques de la musique et de la danse s’exprime avec l’émergence de dynamismes pluriels. On peut penser que cette immédiateté, à la fois physique et psychique, éveille une processualité en relation avec des potentialités originaires d’extase, de fusion, de jouissance. Atermoyant les tâches de l’esprit, le besoin trouve sa résolution sans effort dans un principe de plaisir immédiat, où se joue la priorité du registre des besoins sur celui de l’élaboration des désirs33. En intégrant les modalités subjectives d’une spatialisation du temps jusque dans les petits détails de la vie, l’industrie communicationnelle des loisirs incorpore et modélise des processus de subjectivation sur le terrain immédiat des sémiotiques sonores. Explorant les interstices des besoins, exploitant les formes de plaisir, anticipant l’attente et suscitant la dépendance, elle s’exerce sur les goûts et les appétences par le biais d’objets hautement étudiés et ciblés34. Formidable agent de stratégies collectives, le territoire des affects sonores est disponible comme matériau, comme objet à stratifier, à faire résonner, à reterritorialiser.

Les dispositifs communicationnels

23On peut tenter de dégager quelques traits caractéristiques des procédés et techniques à l’œuvre dans les dispositifs sonores communicationnels et esquisser en quoi ces mécanismes entretiennent une attente et participent de la « fabrication » active d’un sentiment de dépendance. Trois niveaux me semblent pouvoir être esquissés.

24Le premier niveau repose sur un principe de morcellement des signaux sonores et leur réorganisation par des procédés de montage (coupé-collé, répétitions…). Les techniques communicationnelles jouent la plupart du temps sur des séquentialités courtes, voire sur des effets de « flash » fréquemment interrompus et redirigés, constituant un champ cumulatif virtuellement infini.

25Le deuxième niveau concerne la directionnalité, c’est-à-dire l’organisation séquentielle qui achemine, qui ordonne habituellement dans la musique ce vers quoi l’on tend et où l’on aboutit (une reprise, un développement, une conclusion). La brièveté de séquences, dont le contenu n’est en général pas donné pour lui-même (mais souvent tronqué) induit une suspension. La directionnalité est interrompue. En général, une information sonore, vocale ou visuelle courte, sera traitée en boucle ou selon une séquence de réitération sans issue directionnelle. Une fonction suspensive, tournant sur elle-même, est ainsi engagée dans un principe cumulatif de morcellement.

26Le troisième niveau, qui à la fois participe et résulte des deux précédents, concerne le traitement de la tension. Le traitement restreint, sans avant et sans après, borde le temps, le fait coller à l’immédiat, n’offrant aucune résolution ni modulation de la tension. La tension est distillée comme indice, comme amorce d’attente qui se maintient et entretient un seuil de stimulation constant dans lequel le jeu d’annonce mobilise des micro-sentiments d’urgence (ne pas rater l’information) ou éveille des micro-perceptions d’anxiété ou micro-harcèlements (ça recommence sans nécessité).

27Ces trois niveaux caractéristiques de morcellement, de directionnalité et de tension s’associent pour faire jouer de petites séquentialités tronquées, qui évoluent dans des espaces où l’extériorité se néantise. Loin d’une (in)tranquillité productive, elle s’exténue à remplir l’infini : elle désarme le dehors et épingle l’instant sans issue dans une mosaïque qui impose sa permanence. On voit comment les procédés utilisés dans les dispositifs à destination communicationnelle se nourrissent, paradoxalement, des musiques de « création expérimentale ». Les opérations « dissocier, couper, redistribuer » devenues accessibles avec les outils numériques sont ingénieusement employées, mais de façon restrictive, coupées de leur contexte original d’élaboration. Support pour une fonction connective limitée, captées en vue d’un (sur)codage objectif, les techniques formelles de coupure/distribution et morcellement/réorganisation, développées dans la musique concrète et la musique électronique dès les années 1950, visaient déjà à « créer des écarts dans la conscience », « transposer des états de perception », « passer d’une échelle à une autre »35. Ces fonctions opératoires procédaient alors d’un constructivisme dans lequel les relations structurelles ou la variation continue restaient à créer et visaient des expériences du temps subjectives, des écoutes expérimentales, psychoacoustiques…36

28Les dispositifs sonores à caractère communicationnel, commercial ou de divertissement reposent sur une fonction de découpage et redistribution des composantes à degré de liberté limité et déterminé, qui se joue sur un plan totalisant (unique et restreint), car l’extériorité n’entre pas en relation de composition. Elle défait ou évite le processus de « relation libre » pour se rabattre ou se contenir dans les limites de l’accessoire ou de l’ornement, car les potentialités sont utilisées à des fins escomptées, assujetties à une fonctionnalité. Certes, les limites de cette fonctionnalité ne cessent de se transformer, d’acquérir de nouveaux accessoires et de créer une plasticité ingénieuse qui exerce l’oreille dans de nouvelles formes. Pourtant l’ensemble de ces procédés participe d’une ambiance stéréotypée et tend à constituer une conjugaison abstraite des signaux, instituant le spectre d’un « sujet universel » qui se repaît d’objets quelconques, coupés de toute relation constituante.

29Deleuze et Guattari ont analysé comment la stratégie de capture du capital repose sur une conjonction, sur une forme de contrat dans lequel le sujet se constitue en devenant « une pièce active du rouage ». Capture qui n’est pas plus « volontaire » que « forcée », mais dans laquelle s’opère un glissement, et dans laquelle un sujet d’énoncé « se prend plus ou moins pour un sujet d’énonciation », passant d’un statut d’assujettissement, celui de l’usager, à un statut d’asservissement comme composante directement intégrée dans la fabrication représentationnelle : « C’est de vous qu’il s’agit », dans les reality-shows et les jeux interactifs37. La scène de la participation collective doit faire état d’une visibilité accaparée par sa propre « événementialité », autant occupée (obstruée), que révélée. L’économie pulsionnelle est en quelque sorte prise en charge (avec consentement), mais au prix d’une destitution des processus de subjectivation qui engageraient l’élaboration désirante d’une libre connexion. L’accumulation constante des besoins se conjugue avec l’accaparement du temps ; la satisfaction pulsionnelle se couple avec la productivité lancée à vive allure. On sent naître une incitation à se constituer comme pur sujet de besoin, comme exécutant actif ou témoin indifférent d’une réalité sociale instrumentalisée. Cette surface continuellement renouvelée se constitue sur le champ restreint d’une fonctionnalité et tend à se substituer à la capacité à « relier librement ».

30C’est probablement à cet endroit que l’on peut reconnaître une ligne de partage – certes fluctuante et ambivalente –, qui se joue au niveau des modalités subjectives, selon le rapport à l’extériorité qui est engagé38, selon que le dispositif s’agence au niveau du perceptible et du visible avec des fonctionnalités préétablies (objets identifiés, dehors intériorisé) et qu’il stimule l’assujettissement et les stratégies de résonance, ou que le dispositif invite à établir une expérience « événementielle » avec des objets non-identifiés et des relations sonores non-préexistantes, incitant des processus de subjectivité tournés vers une extériorité coextensive, vers de nouveaux sensibles.

Réarticuler les relations - Vers de nouveaux sensibles

31Si la molécularisation du matériau musical a permis une libération grandissante de la distribution des composantes ainsi que l’organisation d’objets et de textures infiniment malléables, elle s’accompagne aussi de nouvelles dispositions de l’espace et du temps et notamment de l’émergence d’une diversité d’appréhension du sonore : de nouvelles relations de distances, une variété de points d’écoute, des processus de durées et de formes. Désormais, le son est considéré comme un ensemble de composantes variables, dont la structure complexe et évolutive peut être modelée. L’intérêt réside dans la façon de réarticuler des relations et dans la possibilité de toucher de nouveaux affects du temps, de la simultanéité et dans les champs perceptuels que la musique peut dégager. Il s’agit aujourd’hui d’atteindre les relations mobiles que la molécularisation du matériau peut engendrer, les réenchaînements de point à point qui permettront de nouvelles articulations et de nouvelles surfaces. L’intelligibilité se rapporte à la connexion, à la possibilité d’intégrer la variation à une trajectoire, à la possibilité de prendre place au sein d’un milieu mouvant où coexistent des forces simultanées. Il s’agit de pénétrer cette infime microvariabilité qui se déroule simultanément en tout point pour sortir des objets identifiés et réunir des champs de perception habituellement dissociés. Le geste ontologique de la création doit se détourner de toute fonctionnalité et échapper à la pression des modèles standards de l’industrie culturelle. La musique est un tissu de composantes hétérogènes, voire contradictoires, le site d’un transcodage, du frottement de surfaces, du détachement de fragments. La libre recomposition de continuités est le nerf de sa subjectivité.

32L’instance discrétisée, numérisée, molécularisée du son engendre un changement de posture sensorielle et de nouvelles manières de sentir. Plus que jamais les façons d’élaborer de nouvelles rencontres entre matériau et affects sont à même de produire de nouvelles continuités, de penser l’hétérogène dans une réelle invention esthétique. Plus que jamais, la musique est un art d’agencer le discontinu, car on ne part pas d’un modèle mais de composantes, de particules et de variables. Constituer des différences qualitatives, inscrire des perceptions transitives, des passages infimes entre les macro-perceptions sont de nouvelles affectations du temps. Les matières d’expression ont un rapport très intense avec le liminal, les seuils, le moléculaire, qui tendent, au delà du développement continu de la forme et de la variation du matériau, à capter de nouvelles relations formes-forces, énergie-mouvement, vitesses-sensations, corps-devenirs. La molécularisation du matériau musical qui s’est mise en place tout au long de la musique du XXe siècle va de pair avec l’intelligibilité du monde des composantes et des variables. Cette pensée, désormais acquise dans de nombreux domaines, fonde aujourd’hui l’art du décomposable et du recomposable. L’accès à l’analyse, à la simulation et à des réglages extrêmement précis constitue un véritable terrain d’exploration, non seulement technique mais aussi sur le plan de la perception et de l’écoute. La représentation se libère autour de cette extraordinaire disponibilité engendrée par la possibilité de composer une variation quasi infinie du continuum sonore.

A l’écoute d’une microvariabilité spatio-temporelle

33Dans mes travaux récents, l’emploi fréquent de « modes de frottement » s’est agencé avec une nouvelle dimension dynamique et spatiale. Dans Artefact pour ensemble instrumental et les pièces qui ont suivi39, j’ai étudié un comportement physique propre à différents modes de jeu entretenus (frottés-glissés) sur les cordes tendues d’instruments acoustiques. Les propriétés physiques de ces modes de jeu et leur capacité à générer une activité sensible, au sens physique du terme40, ont constitué un matériau de référence (un champ acoustique lié à l’énergie) pour une variété de composés vitesse-dynamique et leur incidence dans la relation hauteur-timbre. Par ailleurs, ces modes de jeux frotté-glissé font apparaître un comportement acoustique particulier, caractérisé par la coexistence de deux lignes divergentes : on entend simultanément la fréquence du frottement (excitation) et son parcours dans le milieu excité selon une courbe inversée (cette réciprocité est rendue audible par un dispositif microphonique). J’ai cherché à modeler ce comportement acoustique qui, pour moi, détenait un fort indice expressif : une force qui se défait et se reconstruit à la fois. En agençant les conditions d’émission et de relation entre ces variables, je les ai distribuées respectivement à chaque groupe d’instruments si bien que les déplacements « recomposent » du mouvement et participent de cette logique acoustique complémentaire. Cette référence acoustique de « détermination réciproque » est ainsi devenue le support pour l’orchestration de dynamismes simultanés et le cadre de cohérence de l’ensemble de la pièce. Cette matrice m’a permis de concevoir des échanges coextensifs et de travailler sur les degrés « d’élasticité » d’un matériau spatio-temporel fait de vitesses, de distances, de dynamismes divergents, coexistants : une surface multiple, communicante, sans localité stable, dans laquelle fulgurent des élans, des matières multiples et changeantes.

34Ce champ sensible s’articule à une écoute microphonique et à l’élaboration psychoacoustique d’un champ perceptif41. Comment construire une écoute spatialisée propre à ce comportement dynamique infrasensible ? Comment créer les conditions pour rendre audible un complexe de relations mobiles non préétablies ? La proposition, à ce niveau, serait de créer les conditions pour une écoute spatialisée, elle-même en relation « coextensive » avec le comportement physique. Une étudedes conditions de contact selon les surfaces, grandeurs, densités et selon les modes de production (vitesses et amplitude de « gestes ») peut nous permettre d’envisager une cartographie de comportements spatiaux et temporels pour un ensemble de variables. L’écoute spatialisée des modalités interactives propres à ce champ acoustique suppose la relativité d’un point d’écoute en situation « complémentaire », pour des objets d’emblée définis dans la réciprocité évolutive. L’orchestration spatiale des points d’écoute et de leurs trajectoires tend vers un espace fictif (sans dimension absolue) pour des objets dont les tailles sont « en train d’évoluer », les échelles en train de changer (micro/macro). La redistribution des coordonnées et des variables au niveau de l’écriture « spatialisée » rend compte d’une mobilité interactive et entend créer une situation « hétérotopique », celle d’un lieu en train de se construire pour une écoute (un sujet) elle-même en train de se construire dans une multiplicité de points simultanés, contradictoires, divergents, convergents.Situation en équilibre, qui voudrait inviter à une écoute active, connective, subjective.

Notes   

1  On trouvera actuellement dans le commerce le CD Pascale Criton : Territoires imperceptibles, Artefact, Thymes, La Ritournelle et le galop, Le Passage des heures, Assaï, 222482-MU750. Un livre est consacré à sa musique : Pascale Criton. Les univers microtempérés (articles de D. Herschel, O. Corlaix, M. Solomos, R. Brotbeck, C. Pardo-Salgado, J.-C. Polack), Paris, 2e2m, 1999, 98 p.

2  Cf. notamment : « L’invitation », dans Portraits de Gilles Deleuze, Paris, Hermann, 2005 ; « Continuums spatio-temporels », dans Gérard Pape (éd.), Le continuum, Paris, Ccmix (à paraître 2005) ; « L’esthétique intensive ou le théâtre des dynamismes », dans Deleuze et les écrivains, actes du colloque Université Lyon III, 2003 (à paraître, 2005).

3  Cf. Réda Benkarine, La Complexité, vertiges et promesses, Paris, Le Pommier, 2002, 419 p. ; un livre qui comprend des entretiens avec E. Morin, I. Prigogine, F. Varela, etc. et qui offre une introduction aux sciences de la complexité.

4  Cf. infra, le livre de Prigogine que cite Pascale Criton.

5  J’entends ici par sonore tout signal audible, musical ou non, qui participe de l’expérience de soi et du monde.

6  Les expressions « stratégies fonctionnelles » et « énonciations subjectives » renvoient à la pensée de Michel Foucault : cf. A. Fontana et P. Pasquino, « Entretien avec Michel Foucault » (1976), in Michel Foucault, Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 2001, pp. 141-160. (Note de la rédaction)

7  La vitesse d’un tsunami peut, avec une longueur d’onde de 240 km, atteindre 725 km/h en filant inaperçue sous un bateau en mer.

8  Ilya Prigogine, La fin des certitudes, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 9.

9  Ce terme est issu de la terminologie de Ludwig Binswanger exposée dans « Le dévoilement des concepts fondamentaux de la psychologie à travers le Daseinanalysede L. Binswanger (1963) », in Henri Maldiney, Regard Parole Espace, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, 323 p. et reprise dans Jean Oury, Création et schizophrénie, Paris, Galilée, 1989, 211 p. (Note de la rédaction)

10  Les affects de vitalité, premiers sur les affects « catégoriels » (tristesse, joie…), désignés par des termes dynamiques et kinétiques tels que surgir, s’évanouir, fugace, explosif, crescendo, decrescendo… sont caractéristiques de la musique et de la danse. Cf. Daniel Stern, « Le sens d’un soi émergent », in Le monde interpersonnel du nourrisson, traduction Alain Lazartigues et Dominique Pérard, Paris, PUF, 1989, pp. 77-90.

11  « La théorie du codage temporel donne à la synchronisation dans le temps la propriété de constituer de facto une cohérence simultanée », in Alain Berthoz, Le sens du mouvement, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 288.

12  « … forcer à parler haut ce qui voudrait se taire » comme le propose Nietzsche dans Le Crépuscule des Idoles.

13  Luigi Nono, « Vers Prometeo – Fragments d’un journal de bord », in, Ecrits, traduction Laurent Feneyrou, Paris, Bourgois, 1984, p. 269.

14  Idem

15  Sur la notion de coextensivité, cf. Gilles Deleuze, « La synthèse idéelle de la différence », in Différence et répétition, Paris, PUF (3e ed.), 1968, p. 284.

16  Ossip Mandelstam, « Pouchkine et Scriabine », in Ossip Mandelstam, De la poésie, Paris, Gallimard, 1990.

17  Alexandre Scriabine : Notes et Réflexions, Carnets inédits (1905-1914), traduction Marina Scriabine, Paris, Klinksieck, 1979, pp. 9-13 (« Cahier 1 (1904) »).

18  Ibid., p. 12 et p. 27.

19  Ces questions relatives à la subjectivité, à la simultanéité et aux formes du temps sont présentes chez de nombreux auteurs en ce début de siècle, aussi bien dans la littérature (Proust, Woolf) et la poésie (Pessoa) que dans la peinture (Klee). L’enjeu en est la relation avec le dehors, la tentative de repousser les bords que la pensée se donne pour se représenter elle-même et qui doivent être projetés sur des dimensions multiples pour s’ouvrir, pour secréter de l’ouvert et entrer en relation avec du dehors.

20  Ibid., p. 12, p. 27, p. 56.

21  Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit II, Paris, Seuil, 1980, pp. 208-223.

22  Gregory Bateson, « Forme, substance et différence », in op. cit., pp. 208-223.

23  Edgar Varèse, Ecrits, Paris, Bourgois, 1983, pp. 126-127 et p. 153.

24  György Ligeti, In Conversation with Peter Varnai, Eulenburg Books, 1978, p. 15.

25  Luigi Nono, « A propos de Fase seconda, de Mario Bortolotto », in op. cit., pp. 399-400.

26  « Il est important que le timbre soit le résultat d’une structure temporelle et que (le compositeur) puisse intervenir compositionnellement dans ses connexions », Karlheinz Stockhausen, « Wie die Zeit vergeht… » (Die Reihe 3,1957), in Contrechamps n° 9, Paris, L’Âge d’Homme, 1988, p. 37.

27  C’est aussi le projet de la technique « spectrale » et de Gérard Grisey.

28  Cf. Ilya Prigogine, op. cit.

29  J. Juillard, V. Gibiat, P. Criton, « Transformations morphologiques dans l’espace des phases. Application à la synthèse sonore », Actes du IVe Congrès Français d’Acoustique, vol. 1, Marseille, 1997, pp. 609-612.

30  Voir aussi, à ce propos, Pascale Criton, « Mutation et processualité dans la pensée musicale de Horacio Vaggione », in Makis Solomos (éd.), Essais sur la musique et la pensée musicale d'Horacio Vaggione, Paris, L’Harmattan (coll « Esthétiques »), à paraître (2006).

31  A propos des dynamismes spatio-temporels et de la spécification, cf. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Paris, PUF, 1968, chap. IV et V et « La méthode de dramatisation », in L’île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002.

32  Gilles Deleuze et Félix Guattari avaient souligné combien la formation d’un territoire est intimement liée à l’expression des affects qui assument avant tout une fonction de marquage : pancarte, signature, « la marque fait le territoire ». De l’artiste à la formation des bandes et aux mouvements collectifs, le facteur territorialisant est l’émergence même de qualités : stridences, odeurs, couleurs, postures… Cf Pascale Criton, « A propos d’un cours du 20 mars 1984. La ritournelle et le galop », in Eric Alliez (éd.), Gilles Deleuze, une vie philosophique, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo/PUF, 1998. Ils ont, par ailleurs, analysé comment les modalités subjectives sont devenues un enjeu politique : « L’exercice du pouvoir moderne implique désormais des procès de normalisation, de modulation, de modélisation, d’information qui portent sur le langage, la perception, le désir et le mouvement ». (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 573.)

33  Sur le registre du besoin et les virtualités morbides, cf. Nathalie Zaltzman, De la guérison psychanalytique, Paris, P.U.F., 1998, 206 p.

34  Aux génies civil et mécanique s’est ajoutée la filière du « génie sensoriel », chargée de l’étude des bruits (du clic du rouge à lèvre au moteur du rasoir électrique), des senteurs et des saveurs (des odeurs des bas féminins ou des « sents-stylos » qui font fureur chez les jeunes).

35  Par exemple dans les démarches structuralistes et sérielles telles celles, entre autre, de Pierre Schaeffer et l’approche psychoacoustique des relations de vitesse vibratoire de Karlheinz Stockhausen («Wie die Zeit vergeht », op. cit.).

36  Quant au principe de tension/détente, il concerne presque toute l’histoire de la musique tonale. Après Wagner, qui justement réitère des motifs mélodiques sans les résoudre, la musique atonale du début du XXe siècle se libère progressivement de la dualité tension/détente et ouvre un champ structurel qui apprend à conquérir des formes de l’extériorité.

37  Gilles Deleuze et Félix Guattari, op cit., p. 573.

38  Voir les rapports de subjectivité, d’extériorité et de visibilité chez Foucault, « Entretien avec Michel Foucault » (1978), repris dans Foucault, Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, 2001, texte n° 281. Et concernant les dispositifs d’énonciations collectives et minoritaires, cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., pp. 563-575.

39  Artefact (2001), enregistrement CD monographique Pascale Criton, Assaï (2003). Puis Objectiles (2002), Scordatura (2003) pour quatuor de guitares et Plis (2003-2004) pour instruments seuls (guitare, violoncelle, contrebasse), Editions Jobert.

40  Cette problématique a auparavant été abordée dans Pascale Criton, « Modèles physiques et temps interne », in Modèles physiques, création musicale et ordinateur vol. III, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1994, et Pascale Criton, « Espaces sensibles », in Jean-Marc Chouvel et Makis Solomos (éds.), L’espace : musique philosophie, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 129-140.

41  Ceci fait l’objet d’un projet de recherche au sein de l’Ircam (2005) : « Modèles de frottements et écoute spatialisée », cf. conférence « Cycle synthèse sonore par modèles physiques. Point de vue de compositeurs », Ircam, 15 nov. 2004.

Citation   

Pascale Criton, «Subjectivité et formes du temps», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Traces d’invisible, mis à  jour le : 16/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=105.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Pascale Criton

Pascale Criton, née en 1954 à Paris, étudie la composition musicale avec Ivan Wyschnegradsky, Gérard Grisey et Jean-Etienne Marie. Elle suit une formation en électroacoustique (Cirm, 1980-82) et informatique musicale (Ircam, 1986). Depuis 1980, Pascale Criton explore le son au niveau des techniques de jeu, d’accords micro-intervalliques et de la synthèse numérique. Elle a collaboré avec le Laboratoire d’acoustique (Ircam, Recherche Musicale, 1989-91), le Centre International de Recherche Musicale (Cirm), le Laboratoire Ondes et Acoustique (Espci). Pascale Criton est actuellement compositeur en recherche à l’Ircam. Docteur en musicologie du XXe siècle, ses recherches font l’objet d’articles et de conférences sur l’esthétique musicale ainsi que la synthèse et les nouvelles lutheries. Un recueil d’entretiens et d’articles consacrés à son travail est paru dans la collection « A la ligne » : Pascale Criton, Les univers microtempérés, Champigny-sur-Marne, 2e2m, 1999, ainsi qu’un CD monographique chez Assaï (2003). Ses œuvres sont créées en France et à l’étranger. Son catalogue est disponible aux Editions Jobert. Parmi ses œuvres récentes, citons Artefact (2001)pour ensemble instrumental (commande de l’Etat), Objectiles (commande de Radio-France, 2002), Gaïa, (commande de l’Etat, 2002) avec vidéo modifiée en temps réel, Scordatura (2004) pour quatuor de guitares (commande du Cirm).