Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

Irène Deliège, Geraint A. Wiggins (éd.), Musical creativity. Multidisciplinary Research in Theory and Practice (La créativité musicale : Recherche multidisciplinaire en Théorie et Pratique), Hove, Psychology Press, 2006, 426 p.

Sophie Dardeau
mai 2011

Index   

1Ce texte pionnier présente une mise à jour de la recherche scientifique sur la créativité musicale conjointement avec l’ESCOM (Europen Society for the Cognitive Sciences of Music). En apportant une description de nombreux aspects de la créativité musicale et leur étude, cet ouvrage offre un tremplin supplémentaire d’un intérêt tout particulier pour les études futures, mais également pour celles d’aujourd’hui. Il s’adresse autant aux théoriciens qu’aux pratiquants de la musique, de la psychologie, des sciences cognitive et neurologique, de l’intelligence artificielle et autres champs concernant l’étude de la cognition et des comportements humains.

2Cette étude sur la créativité est précédée d’une introduction d’Irène Deliège et de Marc Richelle, dans laquelle les origines de la réflexion sur le processus créatif sont récapitulées, faisant référence aux travaux de J. P. Guilford (1950) qui oppose la pensée convergente à la pensée divergente et correspond au modèle de référence le plus largement accepté par le paradigme cognitiviste dominant. La créativité relève alors essentiellement jusqu’alors de la cognition, une des composantes étant l’intelligence, à laquelle s’ajoute l’émotion, qui reste difficile à évaluer. D’autres aspects sont développés dans chacune des sept parties présentées proposant également deux ou trois articles construits sous forme de discussions, de propositions ou de revues théoriques réalisées par d’éminents spécialistes, permettant au lecteur de développer une approche de la créativité musicale selon des points de vue scientifiques différents.

3La discussion (postlude) entre Irène Deliège et Jonathan Harvey revient sur cette expérience que partagent les compositeurs et les mathématiciens : l’intervention mystérieuse de l’inspiration. Tout comme l’imagination et l’idée musicale, elle se présente au compositeur de façon inconsciente, comme un don reçu de Dieu. C’est en ce sens que Nicholas Cook s’interroge sur les liens existants entre la Théorie, la Musique et la Créativité. En référence à la théorie la TGMT (Théorie Générative de la Musique Tonale) de F. Lerdahl et R Jackendoff (1988) et à la réalité psychologique de la musique, l’auteur situe la créativité individuelle entre la théologie et la théorie. Les travaux de Guilford (1979) et de O. Koestler (1964) suscitent le questionnement suivant : parle-t-on de « Théorie de la musique » ou de « Théorie de la création » ? L’approche de Nicholas Cook met en avant le fait que toutes deux ont une place essentielle dans le processus créatif. En proposant la terminologie suivante – « Théories » à la place de « Théorie » –, l’auteur réhabilite les expériences musicales vécues par la société actuelle, élargit les notions de « création musicale » et montre comment les valeurs ont su retenir les traces d’une intention créative dans les commentaires analytiques du XXe siècle.

4Marc M. Reybrouck envisage la créativité dans des compositions assistées par ordinateur en souhaitant transcender les limites de la perception et de la performance selon une approche épistémique issue du constructivisme. Sa vision de la créativité est combinatoire dans un sens radical du terme, élaborant un produit qui peut être perçu comme quelque chose de nouveau.

5Dans le cadre de modèles de la créativité musicale calculés par ordinateur, François Pachet donne des éléments permettant de dynamiser la créativité en composition et l’interprétation en temps réel. Grâce aux extensions réalisées sur un instrument, le musicien peut ainsi mieux contrôler l’expression. L’auteur aborde les interactions entre la machine et l’être humain afin de voir les impacts psychologiques sur l’utilisateur, et ce, en temps réel. Grâce à cette approche, des effets « pré-programmés » sont obtenus. Dans sa seconde étude, François Pachet propose une interface graphique permettant au musicien de se concentrer sur la musique à jouer, sans penser au système, selon un mode d’apprentissage graduel du matériau musical. L’interface IRMS (Interactive Reflexive Musical Systems) destinée aux improvisateurs, compositeurs mais aussi aux enfants selon une approche créative, utilise une forme d’interactivité, structurant une collaboration fructueuse sur le plan scientifique et sur celui de la psychologie expérimentale.

6Toujours dans le système de « vie artificielle », la démarche de Peter M. Todd et d’Eduardo R. Miranda est orientée autant vers les psychologues, musicologues, musiciens assistés par ordinateur que vers les biologistes ou scientifiques. La démarche interactive sociale est au centre de leur article et la créativité apparaît sous forme de nouvelles ressources infinies. Ainsi, l’approche de modèles sur l’Intelligence Artificielle (A.I.) propose musicalement de multiples éléments relevant autant des dynamiques sociales que des comportements interactifs avec le sujet.

7B. H. Merker aborde également la notion de nouveauté mais aussi l’originalité à travers l’improvisation musicale et le rendu des structures musicales tonales. À partir de la théorie de W. Abler (1989) autour du système W. von Humboldt, sur le traitement du langage humain, l’auteur propose une application possible par comparaison musicale. En mettant en avant les deux grands axes de la créativité en temps réel (celui de la « préparation-performance » et celui de la « fidélité-nouveauté »), une combinaison infinie de formes musicales devient accessible entre les entités mélodiques utilisant un critère tonal et différents horizons culturels (tradition, genres…). Enfin, les contraintes relatives au processus créatif relevées par B. H. Merker sont la tonalité, mais aussi l’intelligence du sujet, ses prédispositions musicales et l’environnement dans lequel il a grandi.

8Dans le domaine de la construction psychologique cognitive expérimentale de l’écoute musicale, Irène Deliège développe l’idée que le support créatif des entrées analogiques par lequel les informations sont captées permet au cheminement psychologique de conduire les mécanismes perceptifs à réagir selon des stratégies analogiques impliquées par une scène visuelle ou par l’écoute d’une pièce. La capacité d’analogie apparaît comme étant ici une donnée déterminante. Mario Baroni adopte aussi une approche psychologique cognitive de la créativité dans sa recherche sur la reconnaissance du style musical. Sa démarche, également issue du constructivisme met en évidence – en référence aux travaux de P. N. Johnson-Laird (1988) et R. Weisberg (1993) – l’idée que sans connaissances, la créativité ne peut se développer.

9Pamela Burnard s’est intéressée aux compositions musicales éducatives. Son approche épistémologique se situe, sur le plan théorique, entre le constructivisme (Bruner, 1990), l’action socioculturelle (Wertsh, 1991) et le questionnement herméneutique phénoménologique (Husserl, 1970). L’action est centrée sur l’enfant qui dévoile son processus compositionnel et les transformations qu’il a apportées à son œuvre.

10La démarche de J. Tafuri est, quant à elle, exploratoire, afin de cerner un des paramètres de la créativité musicale : l’originalité. Cette modalité a été étudiée dans le cadre du projet de recherche IBIS (Insegnare ai Bambini a Improvvisare con gli Strumenti) concernant l’enseignement d’improvisations musicales sur instruments auprès d’enfants de 7 à 12 ans. Le résultat obtenu prouve qu’il est difficile de cerner l’originalité par rapport au monde de l’enfant car la variable est l’âge et le développement de l’enfant. La complexité plus ou moins grande des règles permet alors d’envisager le potentiel musical créatif des enfants, l’expression de leurs idées musicales et leur niveau de créativité.

11Le point de vue des auteurs Maud Hickey et Scott D. Lipscomp, tout comme celui de Pamela Burnard et J. Tafuri, est également centré sur la personne. Afin de mesurer la créativité du sujet, le critère qualitatif n’a pas été retenu dans leur étude mais bien les différences entre chaque composition. Le terme « créatif » inclurait une solution à des problèmes et des réponses qui sortent du lot. Pour les enfants, les éducateurs, la créativité est une déviation de la pratique habituelle. Le produit créatif s’apparente à celui développé précédemment par le sujet et provient de la nouveauté (acte et processus) ; il est original, motivé par l’intention et non par la chance.

12Dans le domaine musical, le concept de créativité est difficile à définir car il regroupe plusieurs significations. Tout comme Nicholas Cook, les auteurs Aaron Williamon, Sam Thompson, Tânia Lisboa et Charles Wiffen prennent en compte l’aspect mythique et mystérieux dans cette recherche de créativité. Ils se sont intéressés à l’interprétation musicale et ont mis en évidence une corrélation entre le degré, la fréquence de la créativité individuelle et les notions de valeur, d’originalité et de créativité. Dans le concept de valeur, l’approche qualitative est essentielle prenant en compte l’aspect sociologique, culturel, historique, individuel et collectif. Ce degré d’inventivité variant d’une personne à une autre, P. R. Webster (1990) précise que la créativité dans l’interprétation musicale inclurait la connaissance socio-culturelle, la compréhension et la sensibilité.

13Roger Chaffin, Anthony F. Lemieux et Coleen Chen, mettent en évidence que la spontanéité serait la plus importante source de créativité musicale et relèvent que chaque interprète soliste doit adapter son jeu musical aux différentes circonstances qu’impose chaque performance. Par des gestes et effets sonores, ce sont des micro-ajustements qui caractérisent la créativité, si différente de la créativité présente lors de la préparation de l’œuvre musicale. Le jeu musical peut se libérer quand l’interprète se concentre sur l’expression des sentiments musicaux lors de sa réalisation sonore, car ce sont en effet toutes ces nuances et inflexions si précieuses qui permettent à l’artiste d’ajuster sa réalisation et d’avoir un maximum d’impact d’atteindre le public.

14Tout comme K. Swanwick et J. Tillman (1986), Jane Davidson et Alice Coulam définissent la créativité comme étant une « invention originale ». Dans leur recherche sur l’improvisation en jazz et l’étude du comportement chez les chanteurs classiques réalisant une interprétation solo, les auteurs développent que cette inventivité se situe au niveau du comportement sur scène, procurant des informations sur l’expression non-verbale, l’intention, le style et l’individualité de l’interprète. Cette attitude sera différente selon son domaine d’appartenance ; en effet, chez les chanteurs classiques, l’inventivité se situe sur le plan des différences vocales stylistiques, par exemple, dans l’utilisation du vibrato, des portés de voix (portamento). Les chanteurs de jazz utilisent, quant à eux, plus de rubato et de staccato mais peu de portamento. Les attitudes qui apparaissent chez les chanteurs ou instrumentistes, sur scène, oscillent entre comportements intimes ou attitude plus extravagante. Il s’agit, par exemple, de soulever les sourcils, faire des sourires, des mouvements avec les yeux, les bras, le corps ou la tête seule, ou simplement des contacts visuels avec le pianiste.

15Tout ceci se retrouve (partiellement ou non) chez l’interprète de musique classique comme chez l’interprète de musique contemporaine. Tout ceci concourt à traduire l’attitude adaptative et inventive de l’interprète, sa créativité lors de sa réalisation sonore d’une œuvre musicale.

16Dans le domaine de la créativité en musicothérapie, Tony Wigram met en évidence la créativité comme étant un processus dans la thérapie improvisée, sollicitant l’habileté substantielle et la flexibilité de la part du thérapeute. L’approche de Colin Andrew Lee est qualitative et non-quantitative. L’aspect esthétique y est développé dans le cadre d’une thérapie musicale permettant ou non l’émergence du potentiel créatif du patient.

17L’étude de Julie P. Sutton, quant à elle, met en avant la notion de silence en musique, non pas comme une absence de musique mais comme un phénomène avec lequel la créativité et la musique existent. Ils peuvent être sentis et entendus comme des présences ou des absences. La créativité existe alors à l’intérieur et à l’extérieur de chaque individu, où des actes n’ont pas de place. Elle apparaît plus comme un état de ressenti, quelque chose en devenir. D. W. Winnicott mit en évidence la dualité d’un tel espace pouvant rassembler ou séparer le sujet et le thérapeute. Arvo Pärt a, quant à lui, relevé qu’avec des silences, le sujet a le potentiel pour joindre les mondes intérieur et extérieur. L’environnement créatif est alors nécessaire. La créativité existe à l’intérieur et à l’extérieur de chaque individu, où des actes n’ont pas de place. Lors d’une écoute musicale, l’auditeur est alors laissé avec ce sentiment de solitude (mort) et un besoin de son (vie). La place du silence sollicite une réponse active de la part de l’auditeur. La créativité émerge du silence.

18Selon une approche neurologique de la créativité musicale, Martin Lotze, Gabriela Scheler et Niels Birbaumer distinguent, au niveau de leur cerveau, les personnes créatives des personnes non créatives en fonction de l’âge auquel le musicien commence l’apprentissage de la musique. D’autre part, une augmentation de l’activité cérébrale ne veut pas nécessairement dire que le sujet est plus créatif, parce que cette activité peut-être associée à des difficultés basique (motrices, cognitives) dans la compréhension de la performance d’une pièce musicale. Les musiciens expérimentés sont connus pour employer l’imagination motrice, améliorer leur interprétation et mémoriser le concept esthétique et émotionnel de la pièce. De fait, l’imagination mentale peut-être un élément essentiel du processus créatif. Les travaux de B. Adolphe (2001) énoncent que l’entraînement de l’imagination motrice améliore les aspects créatifs de l’habileté à transmettre la musique durant l’interprétation, la composition et la perception musicale. Martin Lotze, Gabriela Scheler et Niels Birbaumer émettent l’hypothèse que le jeu des amateurs peut-être créatif s’ils jouent des pièces faciles ou s’ils improvisent mais ne pourront pas exprimer leur émotion et leur créativité à travers une pièce techniquement sophistiquée. Le musicien professionnel aura, quant à lui, un meilleur contrôle, un meilleur retour de sa capacité sensorielle, que le musicien amateur, doublé d’une écoute plus fine et d’une activité cérébrale supérieure, à laquelle il faut ajouter un processus imaginaire fortement mis en connexion avec les éléments les plus importants lors des séquences musicales complexes.

19Tout comme les auteurs précédents, Elvira Brattico et Mari Tervaniemi traitent des zones du cerveau sollicitées lors de tâches spécifiques. La réaction du cerveau des musiciens est plus vive que celle des non-musiciens, sollicitant la mémoire à long terme ainsi que la mémoire acoustique. Ces différences des processus neuro-cognitifs entre les musiciens et non musiciens proviennent de la phase pré-natale ; elle apparaît durant l’enfance et chez ceux qui commencent la musique très jeune. Ceci aura une incidence sur la créativité musicale du sujet. Les personnes les plus créatives font des réponses plus spontanées, utilisent la zone spatiale, la zone non verbale et le processus holistique. Les auteurs précisent, in fine, que la créativité musicale sollicite les fonctions neurologiques humaines multimodales, croisées et réparties dans les deux hémisphères (frontales, temporelles et partiales).

20Marta Olivetti Belardinelli part d’un modèle cognitif qui a inspiré des recherches neuroscientifiques dont le but est d’obtenir des indicatifs mentaux spécifiques durant le processus musical créatif. Cette approche cognitive, en correspondance avec l’organisation existante dans la structure cérébrale, mettant en évidence des modulations spécifiques de fonctionnement des processus mentaux ; ce sont des liens avec les styles cognitifs, les traits de personnalité et des attitudes envers des situations à problèmes ; l’imagination acoustique en est un élément déterminant. Marta Olivetti Belardinelli précise que l’attitude créative est toujours l’expression d’un style personnel cognitif et affectif défini comprenant de multiples phases présentes sous forme de processus.

21En guise de conclusion, l’ouvrage s’achève sous la forme d’une discussion entre Irène Deliège et Jonathan Harvey dans laquelle les notions de créativité et d’inspiration sont reprises mais du point de vue du compositeur ; y sont également développées les notions de liberté, d’interactivité avec le monde extérieur, de conscience et de non conscience du geste créatif, en lien avec les quatre stades du processus créatif. Les quatre phases d’après G. Wallas (préparation, incubation, inspiration (illumination) et évaluation) y sont réactualisées par huit compositeurs d’« avant-garde » qui livrent leur approche personnelle du processus créatif.

22Cette étude multidisciplinaire (théorique et pratique) permet à un large public de connaître les dernières recherches réalisées dans le domaine de la créativité musicale. Ce sont essentiellement des variables rattachées au domaine de la psychologie cognitive et de la psychanalyse qui ont été envisagées par les auteurs ici présents adoptant majoritairement une démarche épistémologique issue du constructivisme. En référence aux travaux de P. N. Johnson-Laird sur la créativité y est envisagée comme un processus de transformation de la connaissance, créant un « produit résultant nouveau ».

23Les conditions les plus souvent abordées par les chercheurs se situent ici au niveau du contexte musical (esthétique, culturel, socio économique), du système affectivo-motivationnel (l’intention) et de la personnalité du sujet (son intelligence, ses aptitudes, sa capacité d’analogie, sa sensibilité esthétique, son ressenti, son adaptabilité).

24Quant aux caractéristiques permettant l’émergence de la créativité musicale, les notions de spontanéité, d’inspiration, d’imagination et d’intervention divine apparaissent déterminantes. Une place privilégiée est également accordée aux notions d’inventivité et d’originalité.

25Cependant, il apparaît nécessaire d’envisager une suite à ce magnifique ouvrage en abordant l’étude d’autres variables essentielles au phénomène créatif que permettra l’exploration plus accrue d’autres modalités telles que l’élaboration, la fluidité et la flexibilité appliquées au domaine musical.

Citation   

Sophie Dardeau, «Irène Deliège, Geraint A. Wiggins (éd.), Musical creativity. Multidisciplinary Research in Theory and Practice (La créativité musicale : Recherche multidisciplinaire en Théorie et Pratique), Hove, Psychology Press, 2006, 426 p. », Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Musique et inconscient, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 30/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php/lodel/docannexe/image/516/lodel/docannexe/file/651/index.php?id=210.

Auteur   

Sophie Dardeau