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… ça écrit ça écrit ça écrit ça…

Clara Maïda
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.203

Résumés   

Résumé

Quelle force initie et relance indéfiniment l’écriture musicale, vécue comme une entreprise d’interrogation et de bouleversement ?
Qu’est-ce qui nous traverse et que nous renvoie l’œuvre, cette part du psychisme projetée au-dehors, et qui nous revient sous forme d’objet à continuellement réinventer ?
Aller au-devant de l’inconscient, c’est tenter de faire affleurer la structure à tout moment, en développant un discours musical qui s’articule en un réseau complexe d’évènements sonores en devenir, traces du parcours de l’énergie pulsionnelle. Le corps de l’œuvre façonne un nouveau corps psychique, intensif et abstrait, imaginaire et polymorphe.
De cette position mouvante du sujet qui accepte de vivre sa propre dissolution dans l’acte d’écriture, émerge, par instants, cette sensation extatique de parcelles de soi emportées dans le flux du matériau sonore en cours d’élaboration, dans un temps éclaté ou de pur processus.

Abstract

What force initiates and restarts again and again the musical writing, lived as an enterprise of questioning and disruption?
What goes through us, what echo does the work send back to us, this part of the psyche projected outside, coming back to us as an object to be endlessly reinvented?
Going to meet the unconscious, it is attempting to make the structure show through at any moment, by developing a musical discourse articulated in a complex network of potential sound configurations, traces of the trajectories of the impulse energy. The body of the work shapes a new psychic body, intensive and abstract, imaginary and polymorphous.
From this unstable position of the subject who accepts to live his own dissolution during the writing, emerges, at times, this ecstatic sensation of pieces of self being carried away in the flux of the developing sound material, within a time scattered or experienced as a pure process.

Index   

Texte intégral   

1Comment entendre ce titre, première amorce d’une chaîne où se répéterait déjà ce qui est à l’œuvre dans l’inconscient ? Le « ça » sous-entend-il que le Moi n’est pas là où le processus s’est déclenché, et revient-il incessamment le renouveler ? L’écrit tente-t-il de faire émerger, à chaque agencement de lettres, ce qu’il y a en nous de plus inaccessible, et reprendrait-il inlassablement cette activité ?

2Où la chaîne s’initie-t-elle ? « cà » en est-il le premier maillon ? Qu’est-ce qui écrit ou qui est-ce qui écrit en moi quand j’écris ? Quelles parties du psychisme sont impliquées dans le processus d’écriture, dans le « ça écrit » ? Et qu’écrivent-elles ?

3L’écrit trame-t-il l’inconscient ou est-ce l’inconscient qui engendre le désir d’écrire ?

4Le « ça écrit ça » nous indiquerait-il que dans son origine, « ce moment hors du temps, insaisissable, qui excède tout commencement »1, l’un et l’autre des termes se diffractent en un mouvement infini ?

5Si l’on lit le fragment de chaîne « écrit ça », peut-on l’envisager comme une sorte d’injonction, continuellement présente, qui infléchirait la composition vers une tentative de laisser ça écrire ça ?

6Ou si le « ça écrit » itératif impose sa césure, nous lance-t-il dans un pur devenir où persisterait toujours un reste, « ça » ?

7La répétition des items – formule quasi incantatoire, rituel obsessionnel d’écriture, ou l’écriture elle-même, au travail, sans le moi ? – pose d’emblée la précarité du système et toutes les ambiguïtés que soulève un essai d’interprétation.

8Le redoublement souligne la difficulté de situer la part et la place du Sujet (de l’inconscient, que Jacques Lacan désigne par $) et de l’objet – si place il y a – pendant le travail de création. Il introduit aussi bien une mobilité fonctionnelle de chaque élément qu’une polyvocité très ouverte, indiquant que l’inconscient affleure dans tous les interstices de l’écriture.

9L’écriture manifesterait le désir de retrouver l’origine de la musique, l’origine du son, en retournant, pour chaque nouvelle œuvre, au point où la première différence se marque dans l’indifférencié sonore.

10Si l’on imagine un espace sonore primordial – matière constituée d’une multitude de points, champ infini de particules, au-delà de l’oreille humaine – au sein duquel aucun regroupement, aucune vectorisation, aucune organisation ne sont encore ébauchés, écrire consisterait à effectuer une inscription ou une effraction dans cette matière.

11Dans ce lieu où le « doigt » (le choix) de l’écriture se pose, une limite à l’infini sonore va se découper (discrimination des partiels du spectre d’un son, par exemple).

12Peut-on considérer ce champ infini comme le Réel, ce noyau irréductible de l’inconscient, hors de toute symbolisation, qu’on ne peut pas cerner avec les mots ?

13À partir de cette trace, toute une chaîne sonore peut commencer à s’articuler, toute une suite de mouvements peut s’enclencher, et c’est peut-être finalement le point où naissent les gestes qui tentent d’occuper un espace, de se l’approprier, de construire le corps de l’œuvre.

14Le corps de l’œuvre (par ailleurs, le titre d’un ouvrage de Didier Anzieu2) retracerait ce qui peut s’appréhender du corps psychique, c’est-à-dire : « le corps défini non pas comme organisme mais comme pure jouissance, pure énergie psychique, dont le corps organique ne serait que la caisse de résonance »3.

15Dans quelle mesure composer une œuvre musicale ne consiste-elle pas à façonner un nouveau corps, qui serait à la fois le reflet des liens qui le ligotent (signes figés dans des agglomérations fixées une fois pour toutes), mais aussi la tentative de se libérer de cette rigidité, en inventant un corps mouvant, qui échappe à toute classification, toute forme définitive ?

16Diverses aires sonores sont fugitivement mises en vibration. Certaines sont circonscrites de façon plus intensive quand les particules (fréquences, par exemple) s’y distribuent avec une plus grande densité, quand l’amplitude ou la rapidité de leurs parcours se multiplient, puis l’activité – l’activation – se propage successivement vers d’autres aires.

17On donne à entendre les parcours de la pulsion, dans la persistance de ses passages. Mais on affirme aussi la possibilité d’un corps, dont les zones érogènes, ces « trous noirs » – pour reprendre l’usage que Félix Guattari4 fait de ce terme –, au bord desquels l’intensité de l’énergie est maximale, se déplaceraient continuellement sur la surface sonore.

18Ce corps sonore est donc le véritable support de projection d’un fantasme de retrouvailles avec le corps primordial évoqué plus haut, puisque la mobilité de ces zones induit paradoxalement leur négation, et nous laisse entrevoir une pure énergie à l’état de virtualité. Une véritable ambiguïté se présente néanmoins, car cet accroissement migrateur de l’intensité nous indique que celle-ci est potentiellement partout, et cependant perceptible uniquement dans les différents lieux où on la localise.

19Complexité de ce vécu corporel. Comment acquiert-on la sensation d’une totalité ? Dans l’image que nous renvoie le miroir, nous dit Jacques Lacan. Mais cette image n’est qu’une reconstruction, nous disent les physiciens quantiques. Et la psychanalyse ne nous dit pas autre chose. Au-delà de l’abstraction de cette énergie psychique, des images du corps plus ou moins archaïques, reconstructions ou constructions plus ou moins mutantes, peuvent également s’incarner et sous-tendre le travail de composition (telles les figurations étranges et modulables souvent repérées dans les rêves).

20Pour illustrer la présence de cette dimension imaginaire, on peut évoquer l’exemple selon lequel le trajet de l’œuvre vers l’auditeur serait inconsciemment ressenti, par exemple, comme passant par un conduit quasi viscéral, où « une bouche du ventre », la parole musicale, et non plus seulement le langage, s’adresserait à l’« oreille du ventre » (et une boutade jaillit : ces souris que les recherches scientifiques entraînent dans toutes sortes de mutations – une oreille sur le ventre, justement ! –, ne seraient-elles pas les meilleures auditrices d’une telle musique… ?).

21Ici, les mouvements sonores seraient à entendre comme les ondes de contraction musculaires d’un organe tubulaire, reliant l’œuvre – corps imaginaire du compositeur –, à l’auditeur. L’écriture d’un tel « péristaltisme sonore », en s’étayant d’ailleurs sur l’investissement physique de l’instrumentiste, soulève également un des aspects évidemment très importants dans l’élaboration du langage musical, celui du rapport au geste et au corps de l’interprète.

22On constate ainsi que plusieurs portes d’entrée vers le son sont en jeu. On peut l’appréhender comme un élément quasi abstrait qui poursuit sa course sur les lignes imbriquées d’un ensemble, au carrefour de forces, ou l’aborder dans toute sa corporalité, en fonction de ses propriétés acoustiques. Mais le choix de privilégier l’une ou l’autre approche, selon les séquences de l’œuvre, est toujours déterminé par la volonté de mettre à nu une vérité jusqu’ici masquée.

23On voit donc que, parti du corps libidinal ou imaginaire, on arrive au corps réel qui n’est invoqué, dans l’interprétation, que pour mieux dévoiler cet autre corps.

24Ces dimensions du corps sont étroitement nouées et les mouvements du psychisme, dans des situations de crise, sont quelquefois immédiatement agis en mouvements du corps. Ainsi, un effondrement mental peut coïncider avec une chute. Et cette chute sera le pivot d’un processus artistique, qui est aussi une tentative d’emprise à trouver.

25De plus, à travers cette rencontre – dont la partition est le lieu –, l’autre rencontre qui est souhaitée est celle qui manifeste que quelque chose a glissé d’un inconscient à l’autre, et qu’une trame se tisse entre les gestes, entre les sons, destinée à s’étendre jusqu’à l’auditeur. Les mouvements du corps réel de l’interprète, l’énergie qui s’y engage, sont invoqués pour matérialiser les mouvements psychiques. La musique n’est-elle pas aussi un body art (à prendre dans le sens où elle génère une modification corporelle sensitive) et ne laisse-t-elle pas ses marques sur le corps qui, bien qu’invisibles, n’en sont pas moins vivaces ?

26C’est donc le désir et l’origine du désir, le rapport au(x) corps et le rapport à l’autre – cet autre qui est en nous, mais aussi l’autre avec lequel une relation intersubjective se noue autour de l’œuvre, et l’autre de l’autre… –, qui sont interrogés dans une telle démarche.

27C’est aussi le mouvement d’inscription dans le langage. Absence de langage. Cri ou chute dans le silence, et la musique articule des signes qui jettent un pont entre le cri et les mots.

28Aller au-devant de ce corps psychique, l’inconscient, tenter d’en faire à la fois l’investigation et un modèle pour des processus d’écriture musicale, c’est prendre le parti de faire affleurer la structure à tout moment de l’œuvre, avec l’exigence constante de se défaire de toutes les constructions qui la représentent (figures, objets, situations sonores). On articule un réseau de rencontres, non pas de mots ou de mouvements du corps, comme ce qui advient dans le cadre d’une analyse (réseau littéral ou signifiant), mais de sons et de mouvements sonores qui produisent des enchaînements d’entités éphémères, insaisissables (les particules a-signifiantes qu’évoque Félix Guattari).

29Toute personne, dans l’expérience d’une psychanalyse, constate rapidement combien les mots prononcés peuvent se disloquer (en suivant les parcours de jeux de sonorités des phonèmes ou le surgissement de fragments de souvenirs, par exemple) selon une logique bien distincte de la volonté de signification ou de désignation, caractéristique du système conscient, et disséminer un certain nombre d’éléments minimaux le long du discours pour faire émerger un autre dire, celui de l’inconscient.

30Ce dit – l’Un, selon Jacques Lacan, c’est-à-dire le signifiant qui se présente dans le discours – et ses multiples substitutions et déplacements le long de la séquence verbale, sont comme des brèches qui nous font entrevoir l’infinité des permutations et assemblages potentiels.

31C’est ce rapport entre ce qui est dit, et l’ensemble des dires qui ont déjà été énoncés, ou qui le seront (S1 et S2, selon Jacques Lacan), c’est cet ensemble, où l’actuel et le virtuel sont les doubles faces des signifiants, que la composition va tenter de faire émerger, retraçant l’écriture psychique dans l’écriture musicale.

32Composer des chaînes sonores en devenir, c’est considérer que chaque niveau d’articulation de ces chaînes est perpétuellement instable. La durée d’action et les coordonnées que les particules occupent dans l’espace, ne restent jamais identiques et ne sont à envisager que comme l’émergence d’une des innombrables possibilités d’apparition.

33Ces « machines musicales désirantes »5, qui fonctionnent comme les machines désirantes que Gilles Deleuze et Félix Guattari décrivent dans L’Anti-Oedipe, génèrent des associations incessantes et des agencements toujours nouveaux, des configurations sonores en constante transformation.

34Prenons un exemple très simple, où seul le paramètre de durée sera varié pour chaque molécule sonore.

35Dans l’exemple 1, trois particules – ici, harmoniques artificiels de cordes – s’assemblent pour former une petite molécule (a1, a2 et a3 forment A), dont le comportement est modulé selon les intervalles tendus entre les trois particules (i1a et i2a). S’ajoute un autre intervalle, i3a, qui se situe au point de jonction entre A et son retour. D’autres molécules (B et C) peuvent adopter le même type de connexions entre trois éléments.

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Exemple 1. Trois molécules, chacune formée de trois particules

36Le mouvement de cette molécule (ou module) peut s’assimiler à un micro-mouvement du corps, et est d’ailleurs effectué par un geste corporel de l’interprète.

37Dans l’exemple 2, les intervalles se modifient et infléchissent la forme de cette molécule A (la dimension temporelle de l’intervalle i1a se resserre, et une césure finit par s’introduire au niveau de l’intervalle i2a pour se souder de nouveau ultérieurement, quand la molécule est compressée).

38À chacune de ses répétitions, A est chaque fois différente, et chacune de ses énonciations pourrait être nommée A1, A2, etc. Nous avons là une première chaîne An (ou suite répétitive) qui déroule une suite de différences, ou de différances, pour reprendre le terme de Jacques Derrida, qui définit la différence comme « le moment d’une différance »6.

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Exemple 2. Chaîne An, constituée de la répétition différante de la même molécule

39Mais dans ce même temps où les répétitions différantes de A produisent une chaîne d’évènements, les intervalles i1b, i2b et i3b de la molécule B décrite plus haut sont également altérés à chaque répétition. Le parcours d’une chaîne Bn (B1 + B2 + B3, etc.) se superpose donc à celui de An. Il en est de même pour une chaîne Cn (exemple 3).

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Exemple 3. Processus des chaînes An et Cn, extrait de la pièce Fluctuatio (in)animi (pour le processus superposant quatre chaînes, voir en fin d’article).

40On peut multiplier le nombre de chaînes superposées et élaborer alors, dans une telle situation musicale, un réseau plus complexe et mobile que celui que révèle le langage, car la limite y excède celle des mots. Ceux-ci découpent la matière verbale pour produire phonèmes, morphèmes, mais les incisions que le langage musical pratique dans la matière sonore sont infiniment plus subtiles. Elles se multiplient sur de nombreux axes et agissent presque comme des projectiles, entaillant la surface de leurs frappes.

41L’intervention sur divers paramètres – quantité de particules liées, hauteurs et durées de ces particules et des intervalles, accélérations et décélérations, coupures ou colmatages dans la chaîne, convergences ou divergences avec les autres chaînes, nombre de ramifications, etc. – tisse une trame instable.

42De multiples écarts se situent à tous les niveaux de jointure, à l’intérieur d’une molécule, entre une particule de la molécule A et une particule de la molécule B, entre un intervalle de A et un intervalle de B, entre une particule de A et un intervalle de B, etc.

43Si l’on privilégie l’accentuation gestuelle de ces micro-différances, en ajoutant des glissandi entre les hauteurs, comme c’est le cas dans cet exemple, si l’on précise que les instrumentistes doivent exécuter ces gestes avec une intensité dynamique maximale, si le réseau édifie un espace extrêmement dense et saturé, on finit par percevoir un surplus sonore insistant.

44Celui-ci ne repose sur aucun substrat. Une sorte de matière évanescente, abstraite, qu’on ne peut localiser, manifeste une présence hétérogène au réseau qui la fait émerger, et résulte de chaque écart creusé entre les éléments écrits, de chaque vacillation à tous les niveaux d’articulation, dans l’intervalle entre les éléments, dans l’intervalle entre les intervalles. Objet sonore virtuel dont la danse fantomatique hante l’espace, l’objet a conceptualisé par Jacques Lacan ?

45Cet effet, audible, apparaît en raison de l’accumulation des gestes, de leur rapidité, de leur amplitude, de leur dynamique extrêmes. Il est engendré non par les signes inscrits sur la partition, mais par une prise du corps sur ces signes.

46C’est dans l’élaboration de ce type de séquences que se pose tout particulièrement la question de la position du Sujet, celui de l’inconscient. Une division, une dissolution est induite pendant l’acte d’écriture, que l’on peut ressaisir seulement ultérieurement.

47Le sujet (de l’inconscient) qui écrit, qui se laisse écrire, submergé ou renversé par ce qui s’écrit, se parcellise dans cette plongée au cœur des flux sonores. Il est à la fois chaque point emporté sur les innombrables trajets parcourus, et une présence flottante et pulvérisée dans chaque interstice que les déplacements de points ne cessent d’ouvrir et de découvrir au sein de cette architecture mouvante.

48Découper un espace, c’est s’y découper, et s’y découper, c’est s’y décupler.

49C’est à la fois ce qui se vit dans le temps de la composition et ce qui se perçoit, ou se pressent – peut-être inconsciemment – en écoutant l’œuvre. C’est un état vers lequel on tend, comme un horizon du moment créatif, et l’on sait bien qu’aller au-devant d’un non-savoir de l’écriture favorise paradoxalement le surgissement de notre vérité la plus nue et par là, de la vérité de l’œuvre. C’est aussi la quête de cet effet sonore qui cause le désir d’écrire de telles séquences.

50Dans ce temps où le Sujet apparaît comme présence absente, et rencontre au point de son évanouissement ce qui ne peut se dire, ne peut s’écrire, ce qui est agi, l’extase créatrice (la Jouissance psychique), celle-ci est à entendre quelquefois plus comme douleur que comme plaisir dans le transfert qui est effectué vers le corps de l’interprète, car une limite est repoussée dans un sursaut, un mouvement forcé.

51Cette oscillation du Sujet, annulé par la Jouissance, est soulignée – sinon figurée dans sa plus pure élémentarité, car c’est une fonction, et non une représentation qui est indiquée – par le parti pris de formules sonores qui chavirent autour d’un axe. Cette bascule est le mouvement de la dépossession.

52Ici, un autre fantasme de l’écriture musicale incline non seulement à donner un son à cette jouissance par laquelle on est déporté (au-dehors de soi) pendant le travail de création, mais aussi à nourrir l’illusion que la partition qui reste, puis son interprétation, restitueront quelque trace de ce qui s’est traversé.

53J’ai donc évoqué ces inscriptions, marques d’un écart dans la matière psychique, ou dans la matière musicale, qui peuvent se découper du lieu où elles ont laissé leur empreinte et devenir un matériau particulièrement signifiant, comme porteur de chromosomes – que Gilles Deleuze envisage comme des loci,« c’est-à-dire non pas simplement comme des lieux dans l’espace, mais comme des complexes de rapport de voisinage »7.

54En effet, ce travail de la matière en train de se faire est régi selon des lois de contiguïté et d’attraction. Ces minuscules agrégats s’allient, se dupliquent, et leurs mutations prolifèrent dans un espace sonore extrêmement labile et dans les fentes duquel on devine la palpitation alternative du Sujet et de la Jouissance et le miroitement d’un objet virtuel. Là, pas là, « nobody » quand il y a seulement corps et débordement pulsionnel, « no body » quand il y a du Sujet.

55Sur cette ossature, certaines parties acquièrent par endroits une plus grande consistance.

56Des petits objets se détachent, comme expulsés, résidus de ce qui les a fabriqués.

57J’ai adopté cette démarche dans deux de mes pièces, Le livre des trous et Holes and bones.

58À partir de l’élaboration d’une structure réticulaire très dense, qui peut être, soit audible (dans Le Livre des trous), soit latente (dans Holes and bones) et au sein de laquelle des suites d’éléments minimaux tissent des liens horizontaux et verticaux dans un mouvement de chute répétée, certains fragments de cette trame sont déchirés, prélevés et constituent des objets (déchets) qui sont réutilisés, non sans déformations, et se déplacent dans toute l’architecture de la pièce. On les dilate jusqu’à les faire texture, on les contracte jusqu’à un geste minimal ou un point de disparition. On joue avec l’écran qu’ils dressent contre les béances, on joue avec les failles à combler ou cerner.

59Le langage musical met ainsi en évidence la poly-fonctionnalité de ses composants (et de ceux de l’inconscient) : fonction littérale ou signifiante pour les chaînes sonores évolutives, fonction objectale pour les matériaux extraits qui forment des conglomérats compacts, et passage de l’une à l’autre, et bien d’autres encore.

60Ce que Jacques Lacan nomme lettres ou signifiants et objets, ce que Félix Guattari nomme formation moléculaire ou formation molaire, est à désigner sur le plan musical, par les termes de chaînes d’unités minimales ou d’objets sonores, en gardant cependant à l’esprit que les fonctions ne sont pas établies une fois pour toutes.

61Les particules peuvent aussi bien établir des liaisons séquentielles, que s’agglutiner pour fabriquer des objets, ou retrouver leur autonomie et les formes qui sont apparues se morcellent en une multitude de « quanta sonores » qui suivent alors diverses trajectoires.

62Cette écriture peut tendre ses filets à travers l’ensemble des œuvres. En effet, il semble intéressant de déterminer également des connexions entre les pièces, non en les réunissant en simples cycles, mais en leur attribuant une place – toutefois relative – à l’un des embranchements de la structure. Une pièce peut être alors la deuxième d’un cycle (ou d’une chaîne) et la première d’un autre. C’est le cas du quatuor à cordes … who holds the strings… qui est le deuxième volet du cycle de pièces Order or release, border of relish, mais le premier du cycle www.

63La notion d’objet, elle aussi, est extensive à l’œuvre en général, ce reste du travail de création, partie détachée du psychisme du Sujet qui l’a créée et qui lui est maintenant hétérogène (sinon quelquefois perçue comme monstrueuse), renvoyée du dehors. Ces œuvres successives, ces objets dont chaque nouvelle forme se substitue à la précédente, c’est dans ce mouvement de projection à l’extérieur du psychisme qu’on les identifie, qu’on s’y identifie, qu’on s’y répète et qu’on s’en défait, peut-être… (j’ai retracé ce processus dans l’une de mes pièces, Repeats, defeats).

64« De ces éléments discrets, de ces objets répétés, nous devons distinguer un sujet secret qui se répète à travers eux, véritable sujet de la répétition »8.

65Dans ce mouvement constant des forces, la répétition qui caractérise le travail de l’inconscient peut adopter deux comportements différents. On peut les qualifier de machinique – terme utilisé par Félix Guattari pour qualifier cet inconscient qui ne cesse de produire – ou de mécanique. Et ces deux faces de la répétition sont à rattacher à un destin différent du sujet qui répète.

66La première concerne la réitération d’un processus, et non d’une forme ou d’un contenu.

67Rien n’est à représenter. Seules les forces dynamiques importent, celles qui se propagent de proche en proche. Chaque répétition renouvelle l’élément énoncé, jamais identique à lui-même, le dévie légèrement par rapport au point où il est revenu, et assure ainsi une mobilité créatrice à la chaîne, ainsi que je l’ai indiqué dans les exemples cités plus haut, dans lesquels l’enveloppe des molécules sonores est affectée par les multiples variations des unités minimales. Ainsi, même si des strates se repèrent ponctuellement en fonction des superpositions de ces suites répétitives, les sédiments qui les composent et leurs points de contact entre les couches subissent un remaniement permanent ce qui donne une grande fluidité à l’ensemble.

68Dans la deuxième sorte de répétition, mécanique, le processus n’introduit pas de variation des éléments. La mobilité n’est plus dynamique mais statique, dans le sens où le signifiant – ou le geste sonore – revient toujours identique à lui-même, telles ces stéréotypies motrices des individus psychotiques. L’alternance obturée des molécules A1 et A2, en A1-A2-A1-A2… (ou des particules a1 et a2, en a1-a2-a1-a2…), et non plus la suite « différenciante » A1+A2+A3… An.

69Soit le circuit, au lieu de dérouler une spirale, se boucle sur lui-même en une impasse, soit les composants d’une strate se cristallisent, happés par un pôle de fixation, et ne sont plus susceptibles de glisser vers d’autres couches, ou d’engendrer de nouveaux agencements. Captifs des formes et des lieux dans lesquels ils se sont figés, ils témoignent de la logique implacable qui les aliène.

70Ces deux répétitions ne sont pas toujours cloisonnées et peuvent mutuellement déboucher l’une sur l’autre.

71J’en ai travaillé les deux aspects dans la pièce pour cinq instruments et électronique Fluctuatio (in)animi, dans laquelle les processus musicaux sont piégés à plusieurs reprises dans des séquences sonores qui utilisent des sons électroniques évoquant une machine.

72Mais cette notion de répétition pose aussi la question du déploiement du temps dans l’œuvre musicale.

73Dans l’inconscient, la dimension temporelle est tout à fait spécifique.

74Sur le plan musical, la perception temporelle la plus immédiate est celle qui nous fait entendre des évènements successifs sonores, comme les mots d’un discours respectent un ordre syntaxique.

75Même dans le cadre d’une séance d’analyse, la structure du langage est maintenue. Un mot après un mot, un son après un son. C’est bien sûr la condition requise qui établit un code commun pour les individus engagés dans une situation intersubjective.

76Mais on a vu comment cette autre logique de l’inconscient (primauté des signifiants) affectait les énoncés.

77Des rebonds, des échos, des réverbérations courent dans toutes les directions sur le fil du discours. Bifurcations, brusques déportations, retours, ruptures, marquent la récurrence de ces traits minimaux qui glissent selon des critères de contiguïté phonétique ou sémantique, et sautent d’un mot à l’autre. Chute, chut !, shut et cut (en anglais), cutter, taire, muet comme une tombe : silence et mort, et soudainement, trois trajectoires sont condensées en cette formule : la chute qui réapparaît à ce point de jointure entre tombe et tomber, et la disparition des mots (chut !) qui fait écho à celle de l’être, la mort (tombe).

78Mais muet se ramifie en muer, mutation ou naissance, peau morte et chrysalide, alors que terre, père et la remémoration d’une situation passée s’enchaînent sur une autre ligne.

79Et ainsi, des éléments qui semblaient séparés vont, avec le dévoilement de ces nouages cachés, se rejoindre à des carrefours où le sens émerge.

80Ce sont de telles séries que j’évoquais précédemment dans la description détaillée des déviations successives des chaînes sonores A, B, ou C (niveau local et échelle réduite).

81Un mot avec un autre, un mot avec un évènement actuel, un évènement avec un lambeau de souvenir, se répondent en résonances démultipliées à travers les époques différentes de notre vécu. Un son avec un autre, un timbre avec un autre, un objet avec un autre, sont les signaux de cette réverbération temporelle.

82Cette approche peut s’appliquer à des situations musicales plus globales, dont on va repérer l’élan rageur, l’interruption imprévue, ou l’essoufflement par exemple, pour les retrouver ultérieurement, comme surgissant de la rencontre avec une autre situation qui avait suivi son trajet singulier.

83L’auditeur est ainsi immergé dans des temps qui s’imbriquent. S’il tente de s’accrocher aux représentations des objets sonores qu’il a discernés, il a la sensation que ceux-ci sont tailladés sous la violence des torsions qu’impriment ces brèches et ces revirements. Il les entend comme débris ou vestiges et se vit dans un « temps éclaté » (titre d’un ouvrage d’André Green9) dans lequel cependant pourra être reconnu par instants un objet, ou une parcelle d’objet, qui revient et insiste.

84S’il renonce à se perdre dans cette reconnaissance fatalement partielle des figures qui s’ébauchent et se fracturent, il se laisse entraîner par les flux, dans un temps vécu comme pur processus, où importent non les éléments drainés par le parcours, mais le parcours lui-même, « forme vide du temps »10.

85Ce mouvement où seul le passage persiste, c’est ce que Sylvie Le Poulichet nomme « l’instant catastrophique » (mais n’est-ce pas aussi l’instant extatique ?) qui « serait ce mode temporel en lequel le moi est réduit à la pointe d’un autre instant qui est le même et pourtant différent : le temps dénudé, inhabitable »11.

86Pour invoquer une autre science du Réel – la physique quantique –, elle nous apprend que les objets, tels que nous les percevons avec nos yeux humains, ont en fait une tout autre matérialité. Leurs formes, que nous figeons dans des dimensions et des lieux précis, présentent une quantité d’incertitude qui résulte du déplacement constant des quanta dont soit la localisation, soit la trajectoire, ne peuvent exactement se déterminer. C’est une autre réalité dont il est ici question, qui dépasse celle de nos capacités perceptives.

87N’en est-il pas de même en ce qui concerne la perception temporelle ? Et l’écriture musicale ne pourrait-elle pas dégager ces « quanta de temps » ?

88Approcher l’inconscient, c’est transgresser, ou transe-gresser, car on a vu que la répétition musicale ou gestuelle (dont le rôle est important dans les expériences de transe, chez les mystiques soufis, par exemple) est un procédé d’ouverture à cette autre réalité psychique, inaccessible, ou qui nous livre un accès partiel, quand les représentations se défont dans le cadre d’une démarche analytique.

89Cette autre réalité, cet espace qui n’est ni figurable, ni nommable, ce Réel, que Serge Leclaire nous invite à démasquer12, et dont Jacques Lacan nous dit qu’il « est à la limite de notre expérience »13, l’œuvre musicale tente de la rendre tangible, d’en cerner les contours, d’en capturer les forces, de la prendre dans les filets d’une écriture d’une extrême rigueur, avec cependant la certitude que, déjà, cette entreprise est une trahison.

90L’Homme invisible et ses bandages. Ce sont ceux-ci qui nous indiquent qu’il y a de l’être.

91Écrire est la double tentative de fabriquer ces bandages qui serrent au plus près une consistance invisible, et de les défaire pour être en prise directe avec cette force qu’ils cachent et soulignent simultanément. C’est se tenir au bord de la limite, où l’évocation de la possibilité d’une pure présence sans forme nous la fait pressentir, mais introduit paradoxalement l’impureté que lui donne l’écriture.

92Limite de l’expérience à toujours reculer, ferment du désir de recommencer le travail de création vécu comme une plongée au bord de ce qui nous échappe irréductiblement.

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Exemple 4. Fluctuatio (in)animi pour cinq instruments et électronique
Processus pour quatre cordes (vln, alto, vlc et cb) des pages 26 et 27
Superposition des chaînes An, Bn, Cn, et D.

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Exemple 5. Fluctuatio (in)animi pour cinq instruments et électronique
Extrait de partition (pages 26 et 27)
Superposition des chaînes An, Bn, Cn, et Dn.

93.

Notes   

1  Sylvie Le Poulichet, L’œuvre du temps en psychanalyse, Paris, Rivages, 1994, p. 93.

2  Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981.

3  Juan-David Nasio, Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan, Paris, Rivages, 1992, p. 51.

4  Félix Guattari, L’inconscient machinique, Paris, Éditions Recherches, 1979. En astrophysique, un trou noir est un objet massif dont le champ gravitationnel est si intense qu’il empêche toute forme de matière ou de rayonnement de s’en échapper. Aucune particule ne peut s’en échapper, car rien, même pas la lumière, ne peut vaincre leur force gravitationnelle. Ce que Félix Guattari nomme un trou noir est un lieu d’abolition sémiotique. On peut rapprocher cette définition de celle que la psychanalyse donne de la jouissance, un lieu où il n’y a pas de signifiant.

5  « On dépasse ces grands ensembles vers les éléments moléculaires qui forment les pièces et rouages des machines désirantes Régions d’un inconscient productif, moléculaire, micrologique, micropsychique, qui ne veut plus rien dire et ne représente plus rien ». (Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Oedipe, Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit, 1972/73, p. 216).

6 Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 300.

7  Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 240.

8  Ibid., p. 36.

9  André Green, Le Temps éclaté, Paris, Éditions de Minuit, 2000.

10  « Deux temps, dont l’un ne se compose que de présents emboîtés, dont l’autre ne fait que se décomposer en passé et futur allongés. Dont l’un est toujours défini, actif ou passif, et l’autre, éternellement Infinitif, éternellement neutre. Dont l’un est cyclique, mesure le mouvement des corps, et dépend de la matière qui le limite et le remplit ; dont l’autre est pure ligne droite à la surface, incorporel, illimité, forme vide du temps, indépendant de toute matière ». (Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 79)

11  Sylvie Le Poulichet, op. cit., p. 121.

12  Serge Leclaire, Démasquer le réel, Paris, Seuil, 1971.

13  Jacques Lacan, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet (1956-1957), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 31.

Citation   

Clara Maïda, «… ça écrit ça écrit ça écrit ça…», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et inconscient, mis à  jour le : 16/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php/lodel/docannexe/image/516/lodel/docannexe/file/651/index.php?id=203.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Clara Maïda

Clara Maïda s’est orientée vers la composition musicale après des études de musique et de psychologie. Elle a reçu diverses récompenses dont les bourses du DAAD (Berlin) et de l’Akademie der Künste (Berlin), une honorary mention au prix Ars Electronica (Autriche) et le 2e prix Salvatore Martirano Memorial (USA), ainsi que des commandes du Ministère de la Culture, de l’ensemble Accroche Note, du GMEM de Marseille. Ses pièces ont été jouées par des ensembles comme Arditti String Quartet, l’Orchestre National de Lyon, les ensembles Accroche Note, 2E2M, Alternance, Kammerensemble Neue Musik de Berlin…, au sein de différents festivals (Musica, Strasbourg, Novart, Bordeaux, Les Musiques, Marseille, Akademie der Künste, Berlin, French May, Hong Kong, Sound One, USA, Croisements, Shangaï…). Elle travaille sur le rapprochement entre processus psychiques inconscients et écriture musicale.