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No sound is innocent : Réflexions sur l’appropriation et la transformation de l’expérience sonore de la violence extrême

Luis Velasco-Pufleau
mars 2019

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.888

Résumés   

Résumé

À partir de l’analyse de témoignages d’écoute dans des contextes de détention arbitraire et de violence extrême, cet article étudie les processus d’appropriation et de transformation de la dimension sonore ou musicale de ces événements. Il se base principalement sur le témoignage du journaliste britannique Sean Langan, retenu en otage au Pakistan en 2008, ainsi que sur des témoignages de plusieurs rescapé·e·s de l’attentat terroriste du Bataclan du 13 novembre 2015. Mobilisant une approche écologique de la perception du son, il s’agit d’explorer de quelle façon le sens octroyé à la musique et aux sons dépend fortement des conditions physiques, émotionnelles et sensorielles de l’écoute. Les conclusions soulignent l’importance des pratiques musicales dans les processus de reconstruction des rescapé·e·s ainsi que le rôle central de la perception sonore dans la compréhension et la mémoire des événements.

Abstract

Based on the analyses of aural testimonies within the context of arbitrary detention and extreme violence, this article examines the processes of appropriation and transformation of the sound or musical dimensions of these events. It is based mainly on the testimony of British journalist Sean Langan, who was held hostage in Pakistan in 2008, as well as testimonies of several survivors of the Paris Bataclan terrorist attack of 13 November 2015. Taking an ecological approach to sound perception, it explores how the meaning given to music and sounds depends strongly on the physical, emotional and sensory conditions of listening. The conclusions highlight the importance of musical practices in the reconstruction processes of survivors and the central role of sound perception in understanding and recalling events.

Index   

Texte intégral   

L’auteur a choisi de pratiquer dans ce texte l’orthographe épicène.

1. Introduction

1« Aucun son n’est innocent »,1 affirmait le compositeur et improvisateur Eddie Prévost dans un texte paru en 1995. Son raisonnement était celui du musicien pour qui chaque son émis, « chaque bruissement [rustle] et chaque nuance sont porteurs de sens ».2 Pour lui, composer ou improviser doit être un acte conscient, réfléchi et délibéré, au point que « laisser un son s’échapper avant de savoir ce qu’il représente ou peut faire est de la négligence ».3 Par la contestation polémique de l’innocence des sons, Prévost pointait la responsabilité des musicien·ne·s sur le monde sonore qu’il·elle·s produisent, seul·e·s ou en groupe. Cependant, Prévost ne dit rien concernant la responsabilité de la personne qui écoute ces sons, sur le sens que l’audit·eur·rice dénie ou décide de donner aux sons. Si aucun son n’est innocent, la responsabilité pourrait-elle être partagée entre la personne qui le produit et celle qui l’écoute ?4
À partir de l’analyse de témoignages d’écoute dans des contextes de détention arbitraire et de violence extrême, cet article étudie les processus d’appropriation et de transformation de la dimension sonore ou musicale de ces événements. Je base mes réflexions notamment sur le témoignage du journaliste britannique Sean Langan, retenu en otage au Pakistan en 2008,  ainsi que sur des témoignages de plusieurs rescapé·e·s de l’attentat terroriste du Bataclan que j’ai eu l’opportunité de rencontrer entre avril 2016 et mars 2017.5
L’objectif de ce texte est d’étudier les processus d’écoute dans des situations de violence extrême. Il s’agit d’explorer de quelle façon le sens octroyé à la musique et aux sons dépend fortement des conditions physiques, émotionnelles et sensorielles de l’écoute, au même titre qu’il dépend des caractéristiques des sons ainsi que des prédispositions et des attentes de l’audit·eur·rice. Ce texte vise aussi à contribuer à l’étude des pratiques musicales des personnes ayant survécu à des situations de violence extrême, domaine de recherche que certains auteurs ont nommé « survivors’ music ».6 Enfin, tout au long de cet article, je fais appel à l’approche écologique de la perception du son, développée par Eric Clarke à partir des travaux du psychologue étatsunien James Gibson (1905-1979). Cette approche se focalise « sur l’adaptation de l’organisme qui perçoit [perceiving organism] à son environnement et sur la façon dont l’information perceptuelle [perceptual information] précise les événements qui se produisent dans le monde ».7 De ce fait, le sens accordé par l’audit·eur·rice aux sons émerge de son interaction avec son milieu sonore, tout comme dans les liens réciproques entre perception et action.8

2. Écoute située, temporalités et espaces multiples de l’événement

2Le 27 mars 2008, le journaliste britannique Sean Langan est enlevé avec son interprète à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan alors qu’il tournait un documentaire sur des camps d’entraînement des Talibans et d’Al-Qaïda pour la chaîne de télévision Channel 4. Otage d’un groupe armé proche des Talibans, il est retenu pendant trois mois avant d’être libéré le 21 juin 2008 à Islamabad suite aux tractations de Channel 4. Sean Langan raconte que pendant sa captivité, il était enfermé dans une chambre sans lumière du jour mais que ses ravisseurs lui avaient accordé d’avoir une radio. Il se dit reconnaissant de ce geste : « cette radio était devenue une fenêtre vers le monde, notamment [par le biais de l’écoute] du World Service [de la BBC], et pour moi cela faisait la différence entre la raison et la folie ».9
Un jour, les Talibans lui annoncent qu’ils vont très probablement l’exécuter le lendemain. C’est dans ces conditions qu’il a soudain entendu dans sa radio le Miserere du compositeur italien Gregorio Allegri (1582-1652). Sean Langan décrit ainsi cette expérience d’écoute : « Je suis dans une pièce sombre, coupé de ma famille et j’entends cette musique, qui pour moi s’est rapprochée plus que toute œuvre écrite de l’idée qu’il peut y avoir un Dieu. Elle semblait remplir la pièce de lumière et était l’un des plus beaux sons que j’aie jamais entendu ».10
Le lien qu’il établit entre le Miserere et l’idée de la possibilité de l’existence d’un Dieu n’est pas étonnant. Il est difficile de savoir, à partir de son témoignage, de quelles informations il disposait à propos du Miserere, qu’il identifie comme « une très célèbre pièce chorale classique ».11 Le Miserere d’Allegri est bien une œuvre religieuse polyphonique qui était chantée à l’origine dans la chapelle Sixtine lors des matines des Mercredi et Vendredi saints. Allegri met en musique le psaume 50, qui exprime les remords et la supplication adressée à Dieu par le roi David, dont le premier verset dit : Miserere mei Deus secundum magnam misericordiam tuam (« Pitié pour moi, mon Dieu, en ta grande miséricorde »).12 Il est possible de considérer que l’œuvre (cf. exemple 1) et les enregistrements qui auraient pu être diffusés par le World Service – King’s College (Cambridge) ou New College (Oxford), par exemple – respectent les conventions attendues d’une musique religieuse : polyphonie vocale, texte latin, alternance des séquences à plusieurs voix avec des parties récitées, enregistrements valorisant des espaces acoustiques larges tels que les églises.

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Exemple 1. Début du Miserere de Gregorio Allegri dans la version publiée en 1771 par Charles Burney.

3L’expérience d’écoute de Sean Langan a des conséquences concrètes sur la façon dont il négocie et éprouve l’idée de son exécution annoncée. Il raconte :

« Je savais que j’allais mourir. Ma dernière demande était de ne pas de me faire trancher la gorge, mais d’être abattu d’une balle dans la nuque, parce que c’était un peu bizarre qu’on me coupe la gorge. Ils ont accepté. A ce moment-là, j’étais rempli d’amour, j’étais en paix, je ne me suis jamais senti aussi lié aux êtres qui me sont chers, à mes enfants ».13

4L’écoute musicale provoque une résonance émotionnelle avec sa vie d’avant son enlèvement et lui permet d’affronter son présent avec une sorte de conscience renouvelée. Ceci montre comment une partie importante « de la capacité de la musique à engager et à transformer l’auditeur réside dans son pouvoir de structurer temporellement la conscience de soi ».14 Certes, du fait du caractère temporel du son, « il peut replonger les personnes qui l’écoutent à nouveau dans le temps passé ».15Cependant, la suite de l’histoire montre comment l’écoute structure non seulement le temps mais aussi l’espace. En effet, Langan expérimente après sa libération un changement radical vis-à-vis de la musique qu’il avait définie comme « l’un des plus beaux sons que j’aie jamais entendu ». Il raconte :

« Mais bizarrement, quand j’ai quitté cet endroit et que je suis rentré à Londres, c’est là que toute l’obscurité, la peur que j’ai tenue à distance, est revenue me hanter. Et donc, de façon ironique, désormais malheureusement cette musique me rappelle mon temps en captivité. Alors oui, je préfère qu’on ne me rappelle pas trop ce qui s’est passé à ce moment-là ».16

5L’expérience d’écoute de Sean Langan est située, elle est ancrée dans un espace spécifique. C’est pourquoi l’écoute ultérieure du Miserere déclenche la mémoire épisodique de l’événement qui le ramène à l’espace et au temps de sa captivité.17 Son témoignage montre de quelle façon « l’écoute peut transmettre l’expérience d’un lieu parce qu’elle est expérience du lieu où nous sommes au moment où nous écoutons ».18 Elle ne peut pas être dissociée des conditions émotionnelles extrêmes de son expérience d’écoute et de son milieu sonore : des relations qu’elle a tissé avec le son, l’espace et sa subjectivité. Ces relations se déploient, ainsi que le suggère Tia DeNora, au moins dans une « triple temporalité »19 qui interconnecte l’événement sonore avec des espaces multiples : les éléments du passé qui font sens pour l’audit·eur·rice, l’action et les associations déployées pendant l’événement sonore et, enfin, ce qui advient dans le futur en relation avec cet événement. Cette analyse est valable pour l’écoute musicale tout comme pour l’écoute de sons non musicaux qui font partie intégrante de l’événement. La section suivante développe cette analyse à partir de plusieurs témoignages de transformations de l’expérience de l’écoute vécue par certain·e·s des rescapé·e·s de l’attentat du Bataclan, qui a eu lieu à Paris le soir du 13 novembre 2015.

3. Perception et mémoire sonore de la violence extrême

6L’attentat du Bataclan a eu des multiples conséquences dans la vie des personnes qui l’ont vécu. Parmi ces conséquences, les rescapé·e·s que j’ai eu l’opportunité de rencontrer entre avril 2016 et mars 2017 témoignent d’une transformation considérable de leur relation avec la musique et le son. Par exemple, Raphael20 m’a fait savoir dès le début de notre rencontre : « Pour moi, tu mets le doigt sur un phénomène que même moi j’ai du mal à m’expliquer : la relation particulière que j’ai avec la musique depuis le 13 novembre. Le Bataclan a changé ma façon d’écouter la musique et ma relation avec elle ».21
D’une façon plus générale, c’est leur rapport aux expériences sensorielles en général, et aux sons en particulier, qui a été bouleversé. Le début de l’attentat du Bataclan constitue une rupture radicale dans le milieu sonore de la salle de concert, rupture décrite par la plupart des rescapé·e·s que j’ai rencontré·e·s comme le contraste entre le « silence de mort »22 installé quelques minutes après le début de l’attentat – silence fendu par des tirs d’armes automatiques ou des cris épars – et l’atmosphère de joie et de fête dans laquelle il·elle·s étaient immergé·e·s quelques instants auparavant. Cette rupture radicale et la prise de conscience de la menace ont plongé les personnes qui assistaient au concert des Eagles of Death Metal dans une situation de saturation sensorielle. La multiplicité des formes que prennent leurs récits a en commun les traces de la violence éprouvée qui imprègne l’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher. Lors de ma première rencontre avec Amélie et Raphael, ils insistent sur ce point :

« On a imprimé plein de sensations lors de cet événement. Tu as les sons, le bruit des balles avec la musique, les cris, l’odeur de la poudre, l’odeur du sang, la douleur pour ceux qui ont été blessés, toutes ces sensations, le fait d’être dans le noir… C’est un mélange, tu dois bien les dissocier ».23 

7Les rescapé·e·s ont par la suite dû revenir sur l’ensemble de ces sensations pour tenter de construire un récit à peu près cohérent des minutes ou des heures de leur confinement. Toutefois, la plupart des rescapé·e·s soulignent le rôle central du son dans leur compréhension et leur mémoire de l’événement. Par la configuration et le déroulement de l’attentat, un grand nombre des personnes se sont retrouvées dans des situations – couchées, accroupies, cachées – qui bloquaient partiellement ou totalement leur champ de vision. C’est pourquoi l’ouïe était pour certains le seul moyen, ou le sens privilégié, pour tenter de comprendre ce qui se passait : « le rapport au son va être essentiel ».24 Pour sa part, Marc décrit ainsi le rôle du son dans sa compréhension initiale de ce qui se passait :

« Le son est le premier truc qui m’a marqué : qu’il y avait un son qui ne sortait pas des enceintes. A force de faire des concerts, on voit si le son qui sort des enceintes correspond à ce qu’on voit sur scène – comme dans le cas d’un groupe qui utilise des artifices, etc. Du coup, un son qui vient de derrière, il interpelle. J’ai compris qu’il se passait un truc bizarre. J’ai vite entendu des cris puis j’ai vu le groupe quitter la scène, et la lumière s’est rapidement allumée. Je me suis couché tout de suite. Je ne me souviens pas exactement de tout. Je me souviens du son, de la lumière et du groupe qui s’en va ».25

8Le son apporte des indications précieuses pour comprendre les événements qui étaient en train de se produire et pour y répondre avec des actions adaptées. Ceci est un point central de l’approche écologique du son, dans laquelle « la perception et l’action entretiennent une relation réciproque, de sorte que la perception conduit à l’action et l’action modifie la perception ».26 Par le biais de l’écoute, les personnes donnent du sens et comprennent « la signification des événements qui se produisent dans leur milieu ».27 Écoutons le témoignage de Raphael sur la perception sonore d’un de ses amis qui était avec lui au Bataclan et qui a été blessé par balle :

« Mon copain qui a été blessé explique qu’il n’a pas senti tout de suite qu’il était blessé mais ce qui l’a marqué est le bruit que la balle a fait en rentrant dans son corps. Sur le coup, nous tous qui étions devant on a senti les balles fuser, cette espèce de petit sifflement qui passe au dessus de la tête, on l’a tous senti. Mais lui, il dit justement que la balle n’avait pas sifflé, qu’elle était restée. En fait, tu entends des sifflements qui se prolongent et tout d'un coup il y en a un qui s’arrête. Et là tu comprends qu’il ne s’arrête pas pour rien, il s’arrête parce que tu as été touché. C’est hyper violent ».28

9Dans ce témoignage, l’écoute anticipe les sensations corporelles de la blessure par balle. Elle permet la compréhension de ce qui est en train de se passer, par exemple le nombre et la vitesse des tirs ainsi que la localisation de leur origine et de leur destination, par le biais de l’analyse de données spatiales et temporelles complexes. L’écoute prend un rôle central dans l’intelligibilité de l’événement, elle « contribue à la maîtrise stratégique de l’espace qu’elle creuse et dont elle explore toutes les dimensions ».29 Cependant, l’une des conséquences de cette prédominance de l’écoute lors de cette expérience de violence extrême est une transformation de la relation aux phénomènes sonores : « comme on ne faisait qu’entendre, j’ai du coup développé un rapport particulier avec le son »,30 me raconte Amélie. Cette transformation est provoquée en partie par la prise de conscience que tout son « anormal » peut être un danger, « que tout peut basculer d’un instant à l’autre ».31 Ceci se traduit par un état d’alerte constant aux événements sonores, une hypervigilance sonore causée par l’intériorisation que « n’importe quel bruit pouvait être un danger ».32 Le témoignage de Marc donne des détails sur cette situation :

« Quand j’entends des sons très forts, généralement je m’interromps pendant environ cinq secondes, pour savoir si le son va recommencer, comme une rafale. Dans la rue, si visuellement je ne suis pas devant le son, je vais m’arrêter et je vais écouter pour savoir si ça va continuer, s’il n’y a pas des cris qui arrivent en même temps. C’est un réflexe que j’ai maintenant, à peu près tout le temps. Après, ça ne m’empêche pas de vivre, il y seulement cette hypervigilance constante. Même chez moi, si je suis assis sur mon canapé et j’entends un bruit fort dans la rue, je vais attendre et écouter. Après, ça passe ».33 

10Les sons ont acquis des nouvelles significations et leur écoute renvoie par analogie aux sons entendus à l’intérieur du Bataclan.34 L’écoute est située, elle est ancrée dans l’espace. Les conséquences sont considérables dans la vie quotidienne de certains rescapés. Par exemple, Alexandre, un autre rescapé que j’ai rencontré en septembre 2016, me confie qu’il n’arrivait plus à écouter certains de ses albums de rock parce que, en fonction du travail de postproduction, le son de la caisse claire lui rappelait le son des tirs des kalachnikovs utilisées par les terroristes. Il avait modifié ses itinéraires dans Paris pour éviter de passer près des endroits où avaient eu lieu les attentats du 13 novembre 2015, mais il avait modifié aussi ses horaires de sortie en fonction des événements sonores. Il évitait de sortir le matin pour ne pas entendre les sons produits par les déchargements des marchandises dans les bars et les restaurants de certains quartiers de la ville, car le son sourd et percussifs des caisses jetées sur les trottoirs lui rappelait le son des corps humains tombant sur le sol du Bataclan.35 Pour Alexandre, aucun son n’est innocent.
Cependant, les transformations de la relation des rescapé·e·s aux événements sonores ont été multiples et elles ne se résument pas à l’hypervigilance sonore. Parfois, l’écoute de la musique est devenue une véritable source de plaisir et de vie. Par exemple, lors de la description des moments d’écoute d’une de ses chansons préférées, chez elle dans son salon, Aude affirme : « La musique permet toujours de mettre de la vie, de la vie dans moi, des émotions, et ça continue à faire vivre ».36 Pour d’autres, c’est l’expérience directe du concert qui est devenue essentielle, comme l’affirme Raphael, qui assistait à au moins un concert de rock par semaine : « Je pense que j’apprécie beaucoup plus les concerts qu’avant. Parce que je les vis plus. Je me rends plus compte de l’impact que la musique a sur moi. Je me rends compte à quel point un concert en live est important par rapport à la musique [enregistrée] que j’entends… En live, j’ai l’impression de plus en profiter ».37 Pour certains des rescapé·e·s, le concert constitue un espace de transformation de l’expérience sensorielle et de la mémoire collective de la violence armée.38 L’écoute de la musique tisse des liens qui transcendent le présent, elle est indispensable pour constituer une humanité commune.

4. Conclusion

11Le fait de considérer que le sens accordé à la musique et aux sons dépend des conditions physiques, émotionnelles et sensorielles de l’écoute est en opposition avec l’idée plus générale d’une « autonomie musicale ».39 La musique n’est plus un « objet » qui se suffit à lui-même et qui peut être considéré exclusivement à partir de ses caractéristiques intrinsèques, indépendamment des personnes qui sont impliquées dans sa production, de ses modes de médiation, de l’histoire dans laquelle elle s’inscrit et de l’expérience d’écoute. L’engagement actif des audit·eur·rice·s avec leur milieu sonore, avec leur expérience musicale ou avec les traces sonores des événements crée des liens émotionnels multiples avec d’autres espaces et situations vécues. Ces situations peuvent être aussi bien individuelles que collectives, ou relevant d’une expérience intime ou publique car, ainsi que l’affirme David Hesmondhalgh pour la musique, l’expérience sonore constitue « un remarquable point de rencontre entre l’intime et le social ».40
Les témoignages mobilisés dans ce texte montrent de quelle façon les personnes se sont servies de l’écoute pour s’orienter et pour appréhender les événements, mais aussi comment la musique et les sons ont marqué leur vie ultérieure. Ces témoignages sont d’une grande valeur pour comprendre certaines des dynamiques et des conséquences de la violence extrême dans la vie des rescapé·e·s, tout comme le rôle du son et de la musique dans leurs expériences traumatiques et dans leurs processus de reconstruction.41 D’une façon générale, les mêmes sons qui les ont aidés à affronter et échapper à la mort reviennent dans leur vie quotidienne en leur faisant revivre de façon douloureuse l’événement ou, au contraire, en insufflant de la vie.

Bibliographie   

Bibliographie
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Montalembert Eugène de et Abromont Claude, Guide des genres de la musique occidentale, Paris, Fayard-Henry Lemoine, 2010.
Pilzer Joshua D., « The Study of Survivors’ Music », dans Svanibor Pettan et Jeff Todd Titon (dir.), The Oxford Handbook of Applied Ethnomusicology, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 481510.
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Solomos Makis, « L’écoute musicale comme construction du commun », Circuit, musiques contemporaines, vol. 28, no 3, 2018, p. 53-64. https://doi.org/10.7202/1055194ar  
Velasco-Pufleau Luis, « Quand il ne reste que la guerre pour tuer le silence : Écouter No One Is Innocent après le 13 novembre 2015 », Volume!, vol. 15, no 2, 2019, à paraître.
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Entretiens
Entretien avec Amélie G. et Raphael D., le 19 avril 2016 à Paris.
Entretien avec Marc B., le 2 juin 2016 à Paris.
Entretien avec Claire T., le 18 août 2016 à Paris.
Entretien avec Alexandre L., le 30 septembre 2016 à Paris.
Entretien avec Aude C., le 31 mai 2016 à Paris.

Notes   

1  « No sound is innocent », Eddie Prévost, No Sound is Innocent: AMM and the Practice of Self-invention, Meta-musical Narratives, Essays, Matching Tye, Essex, Copula, 1995, p. 33. Toutes les traductions de l'anglais sont de l'auteur.

2  « Every utterance rustle and nuance is pregnant with meaning », Ibid.

3  « To let a sound escape unnoticed before coming to know what it represents or can do is carelessness », Ibid.

4  Sauf bien sûr dans des cas extrêmes d’écoute forcée ou de chant sous contrainte. Voir à ce sujet Suzanne G. Cusick, « “Vous êtes dans un lieu hors du monde...” : la musique dans les centres de détention de la “guerre contre la terreur” », Transposition. Musique et Sciences Sociales, no 4, 2014, https://dx.doi.org/10.4000/transposition.490 ; Morag Josephine Grant, « Pathways to music torture », Transposition. Musique et Sciences Sociales, no 4, 2014, https://dx.doi.org/10.4000/transposition.494.

5  L’attentat du Bataclan fait partie des attaques simultanées revendiquées par l’État islamique qui ont eu lieu le soir du 13 novembre 2015 à Paris. Il a fait 90 victimes et plusieurs centaines de blessé·e·s. La plupart des rescapé·e·s que j’ai eu l’opportunité de rencontrer étaient membres des deux associations des victimes des attentats du 13 novembre, 13 novembre 2015 : fraternité et vérité et Life for Paris. Je les remercie pour leur disponibilité et pour leur confiance.

6  Joshua D. Pilzer, « The Study of Survivors’ Music », dans Svanibor Pettan et Jeff Todd Titon (dir.), The Oxford Handbook of Applied Ethnomusicology, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 481-510.

7  « Emphasizes the perceiving organism’s adaption to its environment, and the manner in which perceptual information specifies events in the world », Eric F. Clarke, Ways of listening: An ecological approach to the perception of musical meaning, Oxford; New York, Oxford University Press, 2005, p. 154.

8  Sur la notion de milieu sonore voir Makis Solomos, « From Sound to Sound Space, Sound Environment, Soundscape, Sound Milieu or Ambiance … », Paragraph, vol. 41, no 1, 2018, p. 95-109, https://dx.doi.org/10.3366/para.2018.0253

9  « This radio was now a window onto the world, and was very much the World Service, and to me it was the difference between sanity and insanity », BBC World Service, « My War, My Playlist », https://www.bbc.co.uk/programmes/p03qzy03, consulté le 4 octobre 2018.

10  « I’m in a dark room, cut off from my family and I hear this music, which to me got closer than any written work to the idea that there may be a God. It seemed to fill the room with light and it was one of the most beautiful sounds that I’d ever heard. », Ibid.

11  « a very famous classical choral piece », Ibid.

12  Voir Eugène de Montalembert et Claude Abromont, Guide des genres de la musique occidentale, Paris, Fayard, Henry Lemoine, 2010, p. 724727.

13  « I knew I was going to die. My last request was not to have my throat cut, but to be shot in the back of the head because it was a bit odd about having my throat cut. They agreed. At that point I was filled with love, I made my peace, I’ve never felt so connected to my loved ones, to my children », BBC World Service, « My War, My Playlist », op. cit.

14  « A significant component of music’s capacity to engage and transform the listener lies in its power to temporally structure the sense of self », Eric F. Clarke, Ways of listening, op. cit., p. 148.

15  Luis Velasco-Pufleau, « Listening to the sounds of war : an interview of Michel Chion », Sounds Studies, vol. 3, n°2, 2017, p. 169, https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/20551940.2017.1380371

16  « But bizarrely when I left that place and returned to London, that’s when all the darkness, the fear I’ve kept at bay, comes back to haunt me. And so ironically, now unfortunately this music reminds me of my time in captivity. So yeah, I’d rather not be reminded too much of what happened inside there », BBC World Service, « My War, My Playlist », op. cit.

17  La mémoire épisodique est « la mémoire des événements personnellement vécus et situés dans un contexte spatial et temporel précis », voir Francis Eustache, « Consolidation, sémantisation et oubli : les leçons des maladies de la mémoire », dans Francis Eustache (dir.), Mémoire et oubli, Paris, Éditions Le Pommier, 2014, p. 30. Sur le rôle de la mémoire épisodique dans le déclenchement des émotions voir Patrik N. Juslin, László Harmat et Tuomas Eerola, « What makes music emotionally significant? Exploring the underlying mechanisms », Psychology of Music, vol. 42, no 4, 2014, p. 599623. https://doi.org/10.1177/0305735613484548

18  Makis Solomos, « L’écoute musicale comme construction du commun », Circuit, musiques contemporaines, vol. 28, no 3, 2018, p. 58. https://doi.org/10.7202/1055194ar

19  Tia DeNora, « Music space as healing space », dans Georgina Born (dir.), Music, Sound and Space, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 270271.

20  Les prénoms des rescapé·e·s ont été modifiés pour préserver la confidentialité de leurs témoignages.

21  Entretien avec Amélie et Raphael, le 19 avril 2016 à Paris.

22  Entretien avec Claire, le 18 août 2016 à Paris. Les récits du commissaire divisionnaire et du brigadier de la BAC de Paris (75), qui sont intervenus les premiers à l’intérieur du Bataclan, offrent une autre perception de ce silence : « À partir du moment où nous avons commencé à progresser dans le couloir, les tirs ont cessé, et quand nous sommes rentrés, il n’y en avait plus aucun, c’était le silence. Là, la vision était indescriptible. Des centaines de corps – pour nous, tout le monde était mort – étaient enchevêtrés les uns sur les autres : devant le bar, dans la fosse, parfois même entassés sur plus d’un mètre de hauteur. On se rendait vraiment compte que les gens s’étaient jetés les uns sur les autres. Pour nous, il n’y avait aucun survivant : personne ne bougeait, il n’y avait pas de gémissements, pas de bruit, il régnait un silence glacial », N° 3922 tome 2 - Rapport d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-enq/r3922-t2.asp, consulté le 3 octobre 2018.

23  Entretien avec Amélie et Raphael, le 19 avril 2016 à Paris.

24  Anne-Clémentine Laroque, Jean-Baptiste Guégan et Charles Nadaud, Sortir du Bataclan - Récit et analyses, Levallois-Perret, Bréal, 2016, p. 59.

25  Entretien avec Marc, le 2 juin 2016 à Paris.

26  « Perception and action are in reciprocal relationship with one another, such that perception leads to action and action modifies perception », Eric F. Clarke, Ways of listening, op. cit., p. 136.

27  « They are engaged with the meanings of the events in their environment », Ibid., p. 7.

28  Entretien avec Amélie et Raphael, le 19 avril 2016 à Paris.

29  Martin Kaltenecker, « Paysage endivisionné. Notes sur les frontières acoustiques de la guerre », Transposition, Musique et Sciences Sociales, n°6, 2016, https://journals.openedition.org/transposition/1615

30  Entretien avec Amélie et Raphael, le 19 avril 2016 à Paris.

31  Entretien avec Marc, le 2 juin 2016 à Paris.

32  Entretien avec Amélie et Raphael, le 19 avril 2016 à Paris. Pour un témoignage complémentaire voir Anne-Clémentine Laroque, Jean-Baptiste Guégan et Charles Nadaud, Sortir du Bataclan - Récit et analyses, op. cit., p. 112113.

33  Entretien avec Marc, le 2 juin 2016 à Paris.

34  Michel Chion parle d’isophonie pour décrire le phénomène de « la ressemblance réelle entre des sons d’origine diverse », voir Luis Velasco-Pufleau, « Listening to the sounds of war : an interview of Michel Chion », op. cit., p. 167.

35  Entretien avec Alexandre, le 30 septembre 2016 à Paris.

36  Entretien avec Aude, le 31 mai 2016 à Paris.

37  Entretien avec Amélie et Raphael, le 19 avril 2016 à Paris.

38  Voir Luis Velasco-Pufleau, « Quand il ne reste que la guerre pour tuer le silence : Écouter No One Is Innocent après le 13 novembre 2015 », Volume!, vol. 15, no 2, 2019, à paraître.

39  Sur le rapport entre l’approche écologique de la perception sonore et la notion d’autonomie musicale voir Eric F. Clarke, Ways of listening, op. cit., p. 126155.

40  « a remarkable meeting point of intimate and social realms », David Hesmondhalgh, Why Music Matters, Oxford, John Wiley & Sons, 2013, p. 2.

41  Sur ce point, voir aussi Joshua D. Pilzer, « The Study of Survivors’ Music », op. cit.

Citation   

Luis Velasco-Pufleau, «No sound is innocent : Réflexions sur l’appropriation et la transformation de l’expérience sonore de la violence extrême», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Situations de violence extrême, L'éthique de la musique et du son, Numéros de la revue, mis à  jour le : 21/03/2019, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php/docannexe/file/649/docannexe/file/652/index.php?id=888.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Luis Velasco-Pufleau

Luis Velasco-Pufleau est musicologue et compositeur de musique électroacoustique. Il est actuellement chercheur post-doctorant à l’Université de Fribourg et chercheur associé à la Fondation Maison des sciences de l’homme (ANR Sortir de la Violence et plateforme L’Humanitaire dans la globalisation). Ses recherches portent sur les enjeux politiques, historiques et esthétiques du son et de la musique, notamment en situations de conflit et post-conflit. Après une thèse de doctorat à l’Université Paris-Sorbonne sur les rapports entre musique et antifascisme dans le Mexique postrévolutionnaire et la Guerre civile espagnole, il a été chercheur post-doctorant à l’EHESS et à l’Université de Salzbourg, ainsi que Balzan visiting fellow à l’Université d’Oxford.