Le monde sensoriel des ventes aux enchères d’objets d’art et de collections
The sensory world of art and collection auctions
Pia Torregrossa
Juin 2022
DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.1210
Résumés↑
Le marteau résonne dans cette salle immense remplie comme une véritable caverne d’Ali Baba : céramiques, verreries, tableaux et tapis d’Orient. Antiquaires, brocanteurs, collectionneurs et même simples spectateurs, ils ont tous le regard vissé sur l’estrade et les mains du crieur, sur l’objet de convoitise et d’admiration. Les premiers pas dans une salle de ventes aux enchères sont empreints d’émotions et s’accompagnent d’une mise en éveil des sens. L’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher et même le goût dessinent un paysage singulier dans ce monde si particulier des ventes aux enchères d’objets d’art et de collection. Loin d’être une expérimentation individuelle, nous verrons que le monde sensoriel des enchères révèle un processus collectif d’appropriation et d’apprentissage du sens et même des sens de l’objet.
The hammer resonates in this huge room, filled like a veritable Ali Baba’s cave: ceramics, glassware, paintings and oriental carpets. Antique dealers, second-hand dealers, collectors and even simple spectators, they all have their eyes fixed on the platform and the hands of the auctioneer, on the object of desire and admiration. The first steps in an auction house are emotional and accompanied by an awakening of the senses. Smell, sight, hearing, touch and even taste draw a unique landscape in this world of art and collectibles auctions. Far from being an individual experiment, we will see that the sensory world of auctions reveals a collective process of appropriating and learning. Thus, it seems to be learned as much the senses as the senses of objects.
Index↑
Mots-clés : Patrimoine, Apprentissage, Sensorialité, Mémoire, Enchères
Keywords : Patrimony, Learning, Memory, Sensoriality, Auction
Plan↑
Texte intégral↑
1À Saint-Étienne, Lyon et Paris, comme ailleurs en France, les ventes aux enchères d’objets d’art et de collection sont ouvertes au public. La spécificité de ce type de vente réside aussi bien dans la diversité des biens qu’elle propose que dans les cadres dans lesquels elle s’exerce. Ainsi, la technique des enchères consiste à présenter un bien à une assemblée pour le vendre au plus offrant. Son acquisition est alors mise en « jeu » par le commissaire-priseur. Cette logique économique se double d’une théâtralisation de la vente qui met en compétition les différents acheteurs.
2À Lyon, le jeudi 9 septembre 2021, à l’occasion d’une vente d’objets d’art asiatique, c’est une équipe de sept individus qui animent la vente. À la tribune, derrière son pupitre le commissaire-priseur en charge de la vente, annonce les lots. À sa droite, l’expert ponctue l’annonce d’une présentation détaillée de l’objet et anime l’enchère d’une anecdote ou deux. Devant eux et avant le public, circule un responsable de salle pour montrer l’objet annoncé et faire le lien avec les participants. Le commissaire-priseur annonce la mise à prix d’un élément de coiffe en jade datant du XXe siècle : « On commence à 100 euros ». Les mains se lèvent et se succèdent entre les rangs de l’assemblée jusqu’à atteindre rapidement la somme de 900 euros. « Qui pour 950 ? » S’écrie le commissaire-priseur. Un clerc lui répond : « 950, c’est en live ! ». « 950 en live, qui dit mieux, 1000 ? ». Le silence gagne l’assemblée. Parfois les enchères s’essoufflent. » « Disons 980, si vous voulez » négocie le commissaire-priseur. La voix d’un homme rompt le silence et affirme du fond de la salle : « 980, c’est pour moi ». « 980, c’est pour la salle. Une fois ? Deux fois ? Internet, c’est vu ? Trois fois ! C’est adjugé pour le monsieur au fond de la salle ». Et alors que le coup de marteau résonne, le responsable de salle arrive, prend la carte d’identité de l’homme, un chèque signé et se dirige auprès de ses collaborateurs, à la gauche du commissaire-priseur. Secrétaire et comptable prennent le relai, vérifient les informations, enregistrent la vente et créent un bon pour retirer l’achat. Quelques lots plus tard, l’homme se lève discrètement pour aller récupérer son bon à la tribune. Il le présente au second responsable de salle, installé derrière un comptoir dans un coin de la pièce, qui lui confie son bien. Il le glisse alors dans son sac à dos en toile, salue l’assemblée et quitte la salle.
3Les ventes en elles-mêmes, instants bourdonnants et bruyants, donnent l’impression d’être entré dans une ruche. Elles distinguent ainsi des individualités spécialisées qui répètent inlassablement les mêmes gestes et scandent les mêmes paroles en fonction du rôle qu’elles occupent. Pourtant distincts, les offices forment cet instant de la vente similaire d’un bout à l’autre de la France. Si les acteurs paraissent interchangeables, la réussite d’une vente, et l’envol des prix, dépend de la capacité de chacun à donner du sens à l’objet et à choisir des stratégies pour les valoriser. Devant cette interdépendance et cette interchangeabilité se dessine progressivement un « monde1 » en soi : le monde des enchères. Celui-ci même qui semble prendre part à un ensemble plus vaste qu’Howard S. Becker nomme « les mondes de l’art 2 ».
4Dans ce monde, l’espace même des enchères peut alors être pensé comme un espace sensible dont la « pratique3 » et « l’expérience4 » sensorielles permettent de donner du sens à l’objet. Un apprentissage qui est au cœur des métiers des enchères. Commissaires-priseurs, clercs, experts, brocanteurs, antiquaires, manutentionnaires, secrétaires, transporteurs et crieurs rencontrés sur le terrain semblent s’accorder pour dire que dans un monde où la concurrence est reine et les agents polyvalents, l’apprentissage théorique ne vaut qu’à l’épreuve pratique de « la confrontation à l’objet5 ».
5Ainsi, cet article cherche-t-il, par la description du monde sensoriel des ventes aux enchères publiques, à comprendre dans quelle mesure l’appropriation et l’apprentissage du sens et de la symbolique des objets résulte d’un processus collectif ? Et comment, au cœur de celui-ci, les différents acteurs des enchères peuvent s’y singulariser ?
[Figure 1] Façade de l'Hôtel Drouot en 2020 © Pia Torregrossa, 2020.
Terrain d’enquête, méthode et recueil de données
6Les ventes aux enchères en France sont des ventes publiques encadrées par la loi. Elles peuvent être volontaires ou judiciaires. Les ventes volontaires reposent sur la seule motivation des vendeurs à confier la vente de leurs biens au commissaire-priseur alors que les ventes judiciaires sont prescrites par le ministère de la Justice et entrent dans le cadre de procédures liées à des saisies judiciaires, des règlements de contentieux ou des liquidations. Cette répartition distingue, depuis 2001, les commissaires-priseurs volontaires qui officient dans des sociétés de ventes volontaires et les commissaires-priseurs judiciaires qui sont titulaires d’une charge ministérielle. Or, si les seconds peuvent cumuler les deux activités (volontaire et judiciaire), l’inverse demeure impossible.
7Nous nous intéressons ici aux ventes volontaires, parce qu’elles permettent de mettre en lumière le cheminement des acteurs et le sens qu’ils donnent à la possession et la dépossession de leurs biens. En France, ces ventes aux enchères sont régulées par le Conseil des ventes volontaires qui détermine trois secteurs de vente : les « chevaux et animaux », les « véhicules d’occasions et matériels de professionnels » et « l’art et les objets de collection ». Cette dernière catégorie arrive en tête du marché des ventes aux enchères pour la France et représente à elle seule, au début de l’étude, vingt-sept milliards d’euros6 dans le monde. Si les ventes aux enchères d’objets d’art et de collection, circonscrivent l’enquête aux salles de vente comme le lieu de cette passation symbolique des objets, le processus de vente, tel un processus de création artistique, s’opère grâce à l’articulation d’un véritable réseau d’acteurs qui organisent et mettent en œuvre ces échanges en amont comme en aval de la vente.
8Pour saisir cette dynamique et la restituer dans un ensemble complexe, l’enquête privilégie une pratique de terrain immersive et multisituée7 telle que définie par George Emanuel Marcus, à savoir le suivi des acteurs et de leurs activités. De cette manière, chaque rencontre est l’occasion d’entrer en relation avec de nouveaux acteurs et de progresser dans le dévoilement de l’un des réseaux des enchères dans les villes de Saint-Étienne, Lyon et Paris.
9Cet article est le fruit d’une réflexion réalisée à partir de données ethnographiques recueillies sur le terrain au cours de l’année universitaire 2019-2020. Elles entrent dans un cadre plus général d’une thèse en ethnologie, en cours de réalisation, sur les ventes aux enchères d’objets d’art et de collection, et dont le travail s’inscrit dans une démarche inductive. Parmi l’ensemble des données recueillies, nous avons choisi de nous concentrer ici sur cinq extraits d’entretiens dont ceux d’une commissaire-priseur (exerçant en ventes volontaires), d’un collectionneur ainsi que de trois brocanteurs et antiquaires également clients de salles de ventes. Tous exercent à Saint-Étienne, Lyon ou Paris. Tous les cinq interviennent dans le cadre des ventes aux enchères volontaires « d’objets d’art et de collection8 ». Le choix de ces cas permet de décrire et de mettre en lumière les interactions réalisées entre les individus et les objets mais aussi, entre les acheteurs et les vendeurs dans l’espace des salles de ventes aux enchères.
L’objet des enchères
10Par les regards qui se tournent vers lui et les actions qui en découlent, l’objet participe à élaborer un monde sensoriel où l’estimation et les enjeux de catégorisation sont omniprésents. Au cœur des joutes verbales et économiques qui rythment sa mise à prix, l’objet semble autant l’enjeu d’une appropriation collective qu’individuelle.
11Devant la variété de nature, de forme et de fonction que peuvent revêtir les objets vendus sous la catégorie « objets d’art et de collection9 », il convient ici d’en préciser les principales sous-catégories recensées sur le terrain : les tableaux, les verreries et céramiques, les sculptures, les objets précieux, les objets d’artisanat, les objets et mobiliers design ainsi que tout autre objet témoignant d’une activité particulière et qui peut faire l’objet d’une collection (« militaria10 », jouets anciens, textiles, accessoires de mode). Pour entrer dans cette catégorie et devenir des « objets d’art et de collection », les différents artefacts sont repérés, manipulés, déchiffrés et authentifiés, selon leur composition et esthétique (format, matière, technique), selon leur rareté (objet produit en série ou création unique), selon leur auteur (et leur reconnaissance) et leur provenance (de l’identité des vendeurs jusqu’aux lieux et époques).
12Au fil du processus de vente, la succession de manipulations de la part des individus participe à affiner cette catégorisation et cette patrimonialisation des objets. L’exercice est périlleux, car le processus de mise aux enchères doit permettre de présenter un objet identifié et identifiable par tous, en même temps qu’il doit en favoriser la pluralité des interprétations pour rencontrer le plus grand nombre d’acheteurs.
13Ainsi, l’espace des enchères, comme « espace des objets11 », apparaît comme en marge et lié en même temps à celui du musée dans le traitement spécifique qui leur est accordé. Les expertises, les estimations, la publicité, les expositions et les ventes sont autant de temps et d’espaces qui organisent la scénarisation de l’objet et sa rencontre avec le public. Pourtant, ils s’en distinguent dans le processus de commercialisation où les objets circulent d’un vendeur à un autre. Au gré de ces circulations et des rencontres, l’appréciation de l’objet varie et se transforme. Il peut devenir « signe12 », « support13 » ou « matière14 ».
14Devant ces variations et cette perpétuelle métamorphose, les objets d’art et de collection se dévoilent tour à tour comme des « médiateurs15 » sensibles des relations sociales, dans lesquelles ils sont imbriqués16, tout autant qu’ils participent « dans l’action17 » et leur circulation à en créer le cadre d’expérience.
« Pour les petites voitures, les acheteurs ne sont pas tout jeunes. Souvent, c’est parce que leurs parents n’avaient pas les moyens ou qu’ils ne pouvaient pas jouer avec. Ils achètent ça pour leurs enfants, mais ils sont grands, ils s’en fichent. C’est plus souvent les petits-enfants qui adhèrent : « La voiture de papi, elle est toute jolie », « Waouh ! La voiture de papi elle est toute en fer ! ». Sébastien, antiquaire-brocanteur. Extrait d’entretien n° 1, 16/10/2020.
15Ici, l’objet est « signe » dans ce qu’il produit de sens et d’effets sur l’homme. On peut aller jusqu’à dire qu’il est un « agent18 » de la relation sociale dans ce qu’il suscite chez l’acheteur des émotions et des sentiments : de l’envie, de l’amusement, du réconfort, de la tristesse ou de la mélancolie. Sébastien nous livre ici comment les petites voitures de collection se rappellent à l’acheteur qui passe devant elles, et comment celles-ci peuvent convoquer des émotions (frustration, envie, joie) en lien avec le contexte où il a précédemment rencontré et/ou expérimenté l’objet. Les émotions suscitées semblent alors au cœur de la relation à l’objet. Elles participent à construire, et enrichir, la relation avec les petits-enfants dans un souci de transmission. De là, si pour les premiers, l’objet est synonyme de retrouvailles, chez les seconds il s’agit d’une découverte. Cette découverte permet de mettre au jour une partie de « la mémoire collective19 », par le récit de la vie des grands-parents, tout comme elle est un outil d’appropriation et de création des « mémoires individuelles20 ».
16Lors des ventes aux enchères, l’objet d’art et de collection, en tant qu’artefact, provoque cette image d’une vie passée et d’un vécu qui précède la présentation au client, pour s’incorporer dans son présent et dans l’instantanéité de la vente. L’objet vendu ainsi aux enchères se situe à la frontière du réel et de l’imaginaire. Il apparait comme autonome (parce qu’il semble avoir circulé et être arrivé jusqu’à l’individu indépendamment de ces possesseurs), éternel (puisqu’il semble n’avoir de cesse de traverser les époques) en même temps qu’il reste éphémère (l’objet est ainsi appelé à disparaître au cours de la vente, à s’abimer, à être transmis ou vendu par d’autres réseaux) pour faire place aux projections, aux récits et aux relations créées à son contact. Cette mise en tension de l’objet, entre l’art et la mémoire, entre sa présence et l’idée de sa possible absence, semble construire la singularité du processus de tri qu’opèrent les enchères parmi l’ensemble des objets proposés à la vente. Pour ces raisons, l’appréciation de l’objet est intrinsèquement liée au contexte social et aux modalités de mise en présence, à la fois individuelle et collective, proposées par les opérateurs des ventes aux enchères. Celles-là mêmes qui forgent l’expérience des acteurs et leurs capacités à s’en saisir pour les replacer dans les particularités du marché, les attentes de chacun et d’opter pour la meilleure stratégie pour les valoriser. Au regard de cette place singulière de l’objet, on peut se demander comment les modalités d’appropriation des artefacts vendus aux enchères en façonnent l’apprentissage et les sens ?
L’expérience des objets
17L’expérience des objets s’opère dans une double dialectique entre la présence et l’absence de celui-ci mais aussi, entre l’individuel et le collectif. Celle-ci relève à la fois de la compétence et de l’acquisition des techniques de reconnaissance et de transmission de l’objet, mais aussi du vécu de l’individu au sein du collectif.
18À ce propos, François Dubet définit l’expérience comme « […] une double signification. La première évoque le vécu, le flux des émotions, des sentiments et des idées ; la seconde désigne des techniques de mesure, de vérification et de résolution de problèmes21 ». Ici, nous tâcherons de comprendre comment les professionnels des enchères mobilisent cette « expérience ». De la même façon, nous nous appuierons sur la déclinaison de « l’usage de l’olfaction22 » comme savoir-faire proposée par Joël Candau. De là, nous nous arrêterons momentanément sur l’usage des différents sens réalisé par les professionnels des enchères à un moment donné : celui de l’estimation et du jugement de l’objet. L’objectif est de rapporter et de décrire les sensations observées, expérimentées et rapportées par les acteurs23 sur le terrain pour en comprendre leur apprentissage et transmission.
La vue
19L’apprentissage et le travail des sens dans le monde des enchères sont primordiaux pour caractériser les objets.
« Le travail de commissaire-priseur, c’est de voir au-delà des choses. C’est aussi et surtout un travail d’éducation des clients. » Anne-Claire, commissaire-priseur. Extrait d’entretien n° 1, 02/10/2020
20« Voir au-delà des choses », c’est dépasser la matérialité de l’objet. Pour cela, il faut être en mesure de percevoir, voir, reconnaitre et identifier un objet. L’expert doit ainsi enquêter et décoder l’objet à partir des indices qui se présentent à lui : une signature, une estampille, un jeu de couleurs. C’est en relevant les caractéristiques de l’objet qu’il pourra alors former un ensemble cohérent et répondre au mystère de son existence. C’est donc par les compétences acquises durant sa formation, et leur mise en pratique par la rencontre quotidienne avec l’objet qu’Anne-Claire incorpore les références pour les individualiser et les affiner. Au fil de ses expertises, elle les enrichit de sorte qu’aujourd’hui sur simple photographie, elle est en mesure d’examiner et reconnaitre à l’éclat, ou à des motifs, un objet précis. Pour autant, le but de l’expertise est de communiquer et de rendre intelligible ces détails au public. Aussi, Anne-Claire décrit-t-elle son métier comme « un travail d’éducation », où elle apprend à ses clients à regarder les objets qu’ils possèdent. À son contact, on apprend ainsi à diriger de façon explicite son regard sur les signatures, à comprendre les matières et les courants artistiques. L’expert devient alors le représentant et le transmetteur d’une expérience des objets, qu’il participe à rendre visible, et intelligible, par le public lors de ces expertises. Cette transmission, si elle est plus ou moins explicite en fonction des professionnels, renvoie à la complémentarité des cadres collectifs (juridiques, esthétiques, économiques) et individuels (la pratique et le vécu) qui se jouent dans l’apprentissage de la relation à l’objet.
21Chez eux, les clients s’essayent à l’estimation avant de rencontrer un professionnel. L’expertise est l’occasion de valider, ou d’invalider, leurs techniques et connaissances de l’objet. Cet apprentissage par essai-erreur occupe également une place importante dans le développement des savoir-faire professionnels. On exerce son œil, ses mains, son nez, ses oreilles pour être à même de faire du tri entre le vrai du faux, la qualité ou non, et éprouver les règles esthétiques apprises. Il s’agit donc de maintenir ses sens en éveil et de les affiner pour se perfectionner à force de répétition.
« Vendredi 10 janvier 2020, 13h, il neige à Saint-Étienne. Onze jours après le décès du peintre Voulouzan, le premier antiquaire vient à son domicile pour « faire un tour ». Le fils de l’artiste a rassemblé sur une table en formica, les petits objets de famille, dont personne ne sait trop quoi faire. Cela va du piochon de mineur du grand-père jusqu’au casque Adrian déniché en haut d’une étagère. En tout, une dizaine de petites pièces sont là : « Tenez, tous les bibelots sont là ». En moins d’une minute, l’antiquaire parcourt la table du regard et répond : « Très bien, on regarde la suite ». […] En langage de marchand, 30 secondes, ça signifie qu’il n’y a rien et que l’on passe son chemin, une minute en revanche, c’est qu’il y a une accroche et que l’on s’arrête. » Extrait de journal de terrain, 10/01/2020.
[Figure 2] L’estimation des bibelots © Pia Torregrossa, 2021.
22Du début à la fin de la visite, le regard de l’antiquaire est dirigé. Au centre de son attention : l’objet et ses indices : la matière, l’état, les dimensions, la signature jusqu’à l’influence sont autant de moyens de le reconnaitre que de le placer dans un contexte économique (« je vais me renseigner »). La vue, c’est d’ailleurs l’un des rares contacts avec l’objet qui perdure en période de confinement et des ventes « online » où il ne reste que l’image de l’objet pour se faire une idée de celui-ci.
23L’apprentissage de « l’œil » se fait lors de formations universitaires en histoire de l’art, de formations professionnelles liées aux métiers de l’art et de l’artisanat, ou encore par l’apprentissage entre pairs. Le regard s’apprend également par le biais des salles de ventes qui viennent valider ou invalider cet apprentissage. Ainsi, lors de la visite de l’exposition d’une vente réalisée à domicile, nous avons observé une scène étonnante. Alors que les professionnels se succédaient de pièce en pièce, tous répétaient inlassablement les mêmes gestes : dans le salon, on s’accroupissait sous la table en bois, dans la chambre, on ouvrait les portes de l’armoire et les tiroirs de la commode. Ces enchaînements répétés, à vive allure, entraînaient alors les autres clients présents à imiter les mêmes techniques et à accélérer la cadence. De sorte que nous aussi, nous nous sommes surpris à inspecter l’envers des meubles. Ce n’est que lors de la vente, alors qu’un brocanteur conversait à voix basse avec un autre, que nous en avons compris le sens.
« - Dis, tu t’y connais toi, la table qui passe après, tu mettrais combien ?
- Je ne sais pas, j’en achète plus, t’as regardé dessous ?
- Oui mais le nom ne me dit rien.
- Attends, je vais voir et je te dis. » Discussion entre brocanteurs, extrait d’observation n° 1, 25/10/2019
24On s’aperçoit ici que l’espace des salles de ventes aux enchères contribue à un apprentissage collectif de la relation à l’objet, et ici au partage des connaissances comme à l’apprentissage des gestes et de leur usage (l’usage du regard). On perçoit également par l’imitation des gestes opérés par le public, que les modalités d’exposition des enchères permettent de rendre visible, et accessible, les techniques du corps mobilisées par les professionnels pour interagir avec l’objet.
L’odorat
25Si les signatures participent à l’identification de l’objet, les odeurs ne font pas partie des catégories officielles pour reconnaitre et distinguer les objets d’art et de collection. Pourtant, l’olfaction est un outil indéniablement maitrisé et affiné par les acteurs des enchères, par les odeurs auxquelles ils sont confrontés et sur lesquelles ils doivent agir. Ainsi, c’est un répertoire en perpétuelle construction et détaillé de références qu’ils composent au contact des objets, des situations et des histoires qui leur sont rapportées par les clients.
26En novembre 2019, dans sa boutique d’Antiquité, Alain nous explique combien la mémoire olfactive est importante, non seulement pour le professionnel mais aussi pour commercialiser un objet.
« La mémoire la plus persistante, parce que je fais aussi des parfums anciens, c’est la mémoire olfactive. Quand on a certaines odeurs… Moi, j’ai senti des savons chez des mamies, des savons de Marseille, ça m’a propulsé quand ma grand-mère m’emmenait dans des lavoirs municipaux ! » Alain, antiquaire-brocanteur. Extrait d’entretien n° 1, 27/11/ 2019.
27Tandis qu’Alain nous livre avec allégresse l’un de ces souvenirs d’enfance, on s’aperçoit du pouvoir évocateur des odeurs. Ainsi, à partir d’un pain de savon, c’est toute une scène de vie qui prend forme. « J’ai des clients qui viennent, ils font un tour et ils me disent qu’ils sortent régénérés comme une thérapie ». Or, c’est justement ce mécanisme de reconstruction mentale et physique qu’Alain cherche à provoquer chez ses clients. De là, si cette anecdote dévoile le manque et l’absence que l’objet participe à reconstruire, elle en témoigne également la conscience et la recherche des effets de l’objet par les individus (acheteurs et vendeurs).
28D’ailleurs, lors des réouvertures de salles de ventes au mois d’avril 2020, on a pu observer durant les expositions que les clients se saisissaient des catalogues, proposés au public, pour les ouvrir et les sentir malgré les masques et les interdits. Le catalogue apparaît ici en tant qu’objet odoriférant, lié pour les acteurs à l’expérience des enchères et de leur atmosphère. Et si l’odeur ravive les souvenirs, il arrive que certaines odeurs auxquelles sont confrontés les professionnels des enchères (putréfaction, moisissures) agissent comme des repoussoirs. C’est ainsi qu’Alain nous confie avec fierté ce qu’il qualifie d’exploit.
« - Une fois, j’ai acheté une petite armoire. […] Mais alors là, la personne avait une vingtaine de chats chez lui, alors ça sentait l’urine de chat, affreux ! […] Mais, je la voulais tellement cette armoire. […]. Je l’ai donné à restaurer à un ébéniste et quand je suis revenu, deux ou trois jours après, elle était en dehors de son atelier. Il m’a dit : « Moi, je ne la répare pas, les gens se plaignent, ils me disent que ça sent mauvais ». Mais, j’ai quand même réussi à la vendre cette armoire.
- Mais, comment avez-vous fait ?
- Je ne m’en rappelle plus, j’ai peut-être mis un peu de fumée de cheminée dedans. » Alain, antiquaire-brocanteur. Extrait d’entretien n° 2, 27/11/2019.
29L’anecdote d’Alain nous apprend comment il agit sur l’objet pour en transformer l’odeur et le vendre. La concrétisation d’une vente est un moyen de prouver ses compétences aux autres professionnels. Là où l’ébéniste n’a pas trouvé d’autres solutions que de placer l’armoire dehors pour ne pas incommoder ses clients, lui en a fait un bien commercialisable. Il s’agit d’une démonstration de son savoir-faire et de sa capacité à transformer l’objet et ses effets. Il feint de ne pas se souvenir avant de nous le présenter comme une hypothèse. Par ce caractère secret, on mesure ici l’importance de l’apprentissage de techniques individuelles pour se différencier de l’apprentissage collectif des objets. Avec cet exploit, dont résulte la vente, Alain assoit sa réputation de professionnel et devient une référence locale auprès de ses pairs.
30Enfin, les catégories d’odeurs expérimentées et décrites durant les échanges semblent être acceptées et partagées par tous, sans même que les différentes personnes ne se connaissent. Ainsi, parmi les odeurs qui font référence aux matériaux, on peut retrouver celle de « papier journal », « de carton » ou bien de « crayons » dont les nuances entre « couleurs » et « papiers » peuvent être nombreuses. D’autres odeurs semblent moins détaillées comme celle de « poussière », de « vernis », de « colle » ou de « rouille ». Certaines semblent correspondre à des assemblages dont l’utilisation de l’odorat permet d’en révéler la composition, comme c’est le cas de la patine dont l’odeur résulte autant des matériaux employés que des résidus provenant de l’usage de l’objet.
31L’olfaction est ainsi utilisée autant pour agir sur l’objet que sur les individus d’un bout à l’autre du processus de ventes aux enchères. Pour autant, si les acteurs font référence aux odeurs en partageant des expériences individuelles, ils font appel à des catégories qui traversent leurs différents récits. Cette catégorisation laisse supposer un apprentissage commun de références réalisé et transmis directement, et indirectement, au contact des uns et des autres. Il met en avant une expérience commune d’un même monde : celui des enchères d’objets d’art et d’occasion.
Le toucher
32Si l’utilisation des sens fait l’objet d’un apprentissage collectif, on s’aperçoit progressivement, au fil de ces exemples, que les individus s’approprient les techniques qui traversent les enchères pour les particulariser ou les détourner. Pour autant, cette particularisation semble non pas s’inscrire en opposition au collectif mais se réaliser avec lui. Les techniques du toucher sont l’exemple de cet apprentissage individuel en collectif.
33Toucher l’objet, c’est faire une différence entre ce qui fait l’objet (les matériaux qui le composent) et ce que l’objet procure comme sensations et émotions. Maurice, collectionneur d’instruments de musique, fréquente avec assiduité les ventes aux enchères de Vichy. Au fil de nos rencontres, nous discutons des musiques qui le passionnent et de sa collection d’instruments « populaires ». Lorsqu’il décrit les ventes aux enchères de Vichy, c’est avec un vif enthousiasme qu’il commence son récit par la visite de l’exposition des objets mis aux enchères.
« Tu rentres dans une pièce immense. Il y a cinq cents, six cents instruments ! Pfiouu ! Il y a des tables, il y a des vitrines. Les instruments les plus rares et les plus chers sont sous vitrines. Il y a des tables en libre-service. Après, tu as une grande table avec toutes les flûtes. Alors là, il y a un responsable. Tu lui demandes : « Je peux essayer celle-là ? ». Il te la prend, il te la donne et toi tu l’as. Olala ! » Maurice, collectionneur. Extrait d’entretien n° 1, entretien n° 1, 09/01/2020.
34Ici, « tu l’as » peut signifier à la fois l’expérience de la possession momentanée et le contact avec l’objet désiré. Il peut symboliser également l’émotion de Maurice liée à la transgression, dans ce que l’espace agencé en exposition reproduit le cadre muséal où, justement, il est interdit de toucher les œuvres. Le contact peut alors être rattaché au cadre de l’expérience dans lequel il est réalisé. Il peut être vécu comme une liberté voire une libération des autres cadres d’expériences de l’art comme les musées et galeries, ou comme un privilège puisqu’il n’oblige pas à l’achat.
35Toucher un instrument, l’essayer, c’est également juger de son état. De la sorte, tout comme on regarde ou l’on sent un objet, le toucher est au cœur d’un apprentissage et d’un exercice constants. Ainsi, si Alain, brocanteur-antiquaire, reconnait un objet fait de bronze, c’est en le touchant qu’il confirmera cette hypothèse : « le bronze, c’est le toucher. Une ossature en bronze, il y a une matière, on peut la toucher, voir la patine. » On touche pour distinguer et discriminer des matériaux qui sont catégorisés et mémorisés selon le contact qu’ils opèrent sur la peau. Toucher la matière, être à son contact, c’est aussi être au contact des autres : l’artiste ou les propriétaires d’une œuvre. Par le toucher, « on se glisse dans la peau » d’autrui, on fait l’expérience de la sensation des autres. À ce sujet, Sébastien, Antiquaire-brocanteur, nous explique comment les ventes en live en période de pandémie ont modifié le lien à l’objet.
« Le live a supprimé les sens sur les achats. Il faut pouvoir le toucher, le sentir pour mieux connaitre l’objet mais aussi pour mieux cerner une énergie parce qu’avec leur vécu, parfois, pas tous, ce n’est pas facile à cerner. Parfois les objets peuvent avoir une charge incroyable. Une charge que tu leur mets parce que ça te rappelle quelque chose, parce que l’objet, lui il est là, il était sans doute chez toi, sans doute pas. Et des fois ça te met même des flashs en te disant : “ Il y avait ça, là-bas ”. » Sébastien, antiquaire-brocanteur. Extrait d’entretien n° 2, 16/10/2020.
36Par cet exemple, Sébastien évoque comment les sens participent à construire l’effet de l’objet sur l’individu et comment cet effet est recherché par les acheteurs. Ainsi, la technique du toucher qui consiste à poser sa main, à caresser ou à frotter un artefact provoque, par l’action sur l’objet, des émotions fortes et brèves chez l’individu. Celles-ci sont alors autant d’informations importantes pour comprendre l’objet et en reconstituer l’environnement : « Il y avait ça, là-bas ». Cette relation à l’objet est le fruit d’un apprentissage direct de la technique du toucher, mais aussi de la prise de « conscience de ces effets24 » lors d’interactions avec des confrères ou des clients. Ceux-ci semblent plus importants en fonction des propriétés matérielles de l’objet (bois, pierre, papyrus, peau), de ces fonctions ou des contextes supposés ou réels de l’objet. En revanche, si les « charges » peuvent être positives, l’idée de « contagion », de « mauvaises ondes », de « malédictions » voire de « maladies » demeure tout aussi importante, notamment dans le contexte du Covid-19. L’expérience négative l’est à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’objet en lien avec la vie intime ou émotionnelle des vendeurs, comme peuvent l’être les bijoux ou les vêtements. Les salles de ventes peuvent apparaitre alors comme un lieu d’atténuation ou de normalisation de ces effets.
37Ainsi, si le monde des enchères apparaît comme un lieu d’apprentissage commun des catégories matérielles officielles, il apparaît également comme le lieu d’apprentissage de la relation à l’objet par la conscience des effets de l’objet sur l’individu et le développement de technique pour les provoquer.
Le goût
38Le goût est l’une des catégorisations qui permet de dévoiler cette recherche de l’effet de l’objet sur l’individu. À la suite d’une vente aux enchères, nous avons eu l’occasion de rencontrer l’acheteur d’un lot proposé à la vente. Au cours de nos échanges, à propos de l’importance qu’il porte à la cohérence temporelle entre les objets et leur utilisation, il évoque comment, une cuisinière du XIXe lui est indispensable pour reproduire à l’identique la saveur d’un gâteau de la même époque. De là, à chacune des ventes auxquelles il assiste, il cherche à associer systématiquement l’objet cuisinière au goût du gâteau qui en résultera.Victor, antiquaire-brocanteur et informateur privilégié de l’étude en cours, évoque quant à lui l’effet du goût comme un outil fondamental pour différencier et caractériser l’ivoire.
« - Victor : […] La seule façon de reconnaitre un vrai ivoire, en tout cas, moi je fais comme ça, c’est de le goûter.
- De le goûter ?
- Victor : Oui, enfin ce n’est pas tellement pour le goût, parce que ça n’a pas vraiment de goût mais ça te donne une sensation sur les dents, que moi, je n’ai jamais connu autrement. Je peux pas mieux dire, il n’y a que l’ivoire qui fait cette sensation. Tu verras, un jour quand il y aura de l’ivoire à une exposition, tu croques une fois dedans et après, tu t’en souviendras toujours et tu pourras faire la différence. C’est la seule garantie : le goût de l’ivoire. » Victor, brocanteur. Extrait d’entretien n° 1, 19/01/2020.
39On voit ici, comment le goût provoque une sensation qui crée une nouvelle entrée mnémonique à l’image de celle du toucher. Si ce n’est les flashs, c’est la sensation de l’ivoire sur les dents qui permet de discriminer le vrai du faux. Ainsi, c’est la création de catégories sensorielles produites par l’effet de l’ivoire qui interviennent lorsque celles déjà mémorisées sont mises en doute. D’autant plus, lorsque l’objet en question apparaît dans un contexte très précis du marché du faux. Par extension, il n’est pas rare lors des expositions qui précèdent les ventes, de « croquer l’objet » pour en certifier l’authenticité, ou pour créer une nouvelle entrée mnémonique. Cette technique explicitée et partagée par Victor témoigne que l’effet du « goût de l’ivoire » reste une expérience individuelle. En ce sens, alors qu’elle est collectivement admise, l’effet produit dépend de la capacité de chaque individu à en reproduire la technique. Ainsi, c’est de la capacité à mémoriser la technique (« croquer l’ivoire ») et à la mettre en œuvre (positionner l’objet sur les dents et non sur la langue) que l’effet de l’objet se produit. De là, derrière la maitrise de la technique réapparaît la maitrise de l’objet et de son effet. Ainsi, c’est cette maitrise de l’effet de l’objet qui permet de s’affirmer en tant que « professionnel confirmé » au sein du groupe.
L’ouïe
40Si la logique de confirmation de l’expérience apparaît dans la maitrise de la production d’effets de l’objet sur les professionnels, elle se dévoile également dans l’utilisation qu’il fait de cette maitrise auprès de ses clients.
41Ce travail de production et de communication des effets de l’objet sur les clients apparaît, tout particulièrement, par la maitrise de l’espace sonore des enchères. L’ouïe est ainsi au cœur du spectacle des enchères en ce que la mise en scène des enchères est extrêmement sonore. En effet, depuis le travail de la voix des commissaires-priseurs jusqu’aux applaudissements du public pour saluer les belles enchères, les salles des ventes peuvent être des lieux bruyants. Côté public, entre les coups de marteau qui rythment les lots, se font les remarques, les envolées enthousiastes, les accrochages et les messes-basses qui font la vie sociale des enchères. Si bien qu’il n’est pas rare dans certaines salles, qu’au marteau, le commissaire-priseur rappelle à l’ordre l’assemblée. De même, on utilise l’oreille pour décider du placement d’un bien en salle des ventes en fonction de l’effet qu’il pourra produire sur le public. D’ailleurs, c’est la recherche d’un son qui y conduit certains acheteurs. C’est ainsi que Maurice nous fait part de ce qui motive son achat de vielle de collection.
« - Les vielles, tu les achètes pour l’objet ou pour le son ?
- Maurice : « ah ! Alors d’abord pour l’objet, puis, après pour le son mais maintenant c’est l’inverse. Je dirais plus pour le son et ensuite pour l’objet. » Maurice, collectionneur. Extrait d’entretien n° 2, 09/01/2020
42Il ajoutera quelques secondes plus tard, qu’il se rend même en salle des ventes avec « le son en tête » et qu’il sait d’avance « quel son » il va acheter ou non. Il est intéressant ici de comprendre que Maurice anticipe un son à partir des expériences sensorielles précédentes qu’il a mémorisées. Il utilise son expérience sensorielle pour recomposer un son avant même de l’avoir entendu. Cela n’est pas sans rappeler l’analyse réalisée par Joël Candau auprès des compositeurs-parfumeurs pour qui « composer un parfum, c’est sentir des composants et les assembler pour leur donner la forme olfactive imaginée préalablement par le créateur25 ». Et si l’on s’attend à entendre certains sons provenir des objets, il arrive que dans le flot des enchères, l’un d’entre eux, savamment positionné dans la vente, surprenne le public et réveille leurs sens.
« Maurice : - Quand j’étais petit, je vivais en Alsace et il y avait une tradition de Pâques où les enfants, pour ramasser les œufs, passaient avec une crécelle et faisaient du bruit. Mais ça ne se fait plus bien les crécelles et puis ici, il n’y en a pas. Un jour, qu’est-ce que je vois aux enchères ? Une crécelle ! Mais alors ça fait un bruit, ce n’est pas agréable. Mais ça m’a ramené à mon enfance, à l’Alsace, tu vois ? Alors je l’ai acheté. » Maurice, collectionneur. Extrait d’entretien n° 1, entretien n° 3, 07/01/2021.
[Figure 3] Exemple d’une crécelle d'Alsace utilisée pour les quêtes de Pâques © Collection Michel Monnier, 2020.
43On s’aperçoit, avec l’expérience de Maurice, que la maitrise des sonorités de la part des professionnels participe à mettre en action la vente, depuis son cadre jusqu’à la réalisation des transactions qui scellent les contrats et font circuler les biens.
44Ainsi, du goût de l’ivoire à l’œil expert des acteurs, se déploie toute une sensorialité qui fait prendre corps au monde des enchères et en caractérise la clé de l’expérience. Si cette mobilisation des sens résonne avant tout dans la sphère intime, elle s’aiguise et se perfectionne dans le collectif. Celle-ci permet de déchiffrer et d’accéder aux qualités de l’objet pour en mesurer la portée et les effets sur soi ou sur autrui.
Dans le secret… l’apprentissage des sens comme processus singulier de subjectivation ?
45À bien des égards, les salles de ventes aux enchères apparaissent ici comme des lieux collectifs d’apprentissage du sensible. C’est dans cet apprentissage que s’élabore un complexe processus de subjectivation. Ce processus, s’il apparaît comme mis en scène par les acteurs lors des ventes, il semble constituer les coulisses des enchères. Car, dans le jeu de la concurrence, l’usage des sens apparaît aussi public que secret. De fait, au travers de la maitrise de l’expérience et du vécu des enchères se cache ce qui lui est lié : la maitrise de l’argent et de la valeur de l’objet.
46Ainsi, la capacité à identifier, catégoriser et valoriser sensiblement un objet participe à dessiner des groupes et sous-groupes au sein de ce monde, et à affirmer son autonomie vis-à-vis de l’accès à l’argent. De là, l’apprentissage et le perfectionnement des uns et des autres sont autant l’aboutissement d’une alliance, qu’ils peuvent être la source de tensions dont les stratégies et subterfuges poussent l’ennemi à sa perte. Cette dimension du secret et des jeux de concurrences se retrouve jusque dans les récits labyrinthiques des différents acteurs, qui n’ont de cesse d’évoquer les transferts opérés entre ces groupes tout comme leurs craintes des objets volés, falsifiés et maudits.
47Cette perspective est d’autant plus intéressante que le monde des enchères à la particularité d’être poreux. En ce sens, il est un lieu de contact et de rencontre entre diverses sphères sociales qui vont de la plus grande bourgeoisie à celles des plus démunis. Tout ceci, sans omettre celui des faussaires et malfaiteurs qui les traversent et dont chacun cherche publiquement à se distinguer. Dans ce monde hétéroclite, les secrets et les silences semblent alors éclairer le monde sensible des enchères d’une lumière intrigante qui ouvre de nouvelles pistes.
48Enfin, il est important de noter que l’anthropologie sensorielle et l’anthropologie des sens, dans le cadre de notre étude, amènent à interroger ce qui semble être évident dans les attitudes et les gestes des différents acteurs rencontrés sur le terrain. Dans notre cas, cela permet d’aller au-delà d’une approche phénoménologique ou technique des ventes pour accéder à la complexité et à la finesse du jeu relationnel qui unit les individus à leurs objets. Cette compréhension rend alors visibles les contours de ce qui semble être un « inter-monde », entre la poubelle et le musée26, à mi-chemin entre la célébration et l’oubli, et où le rapport aigu aux sens participerait à la requalification des objets comme des individus.
Notes↑
1 BECKER Howard Saul, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 2010, [1982], p.27.
2 Ibid., p.8.
3 JULIEN Marie-Pierre, « Chapitre 11. Techniques corporelles, cultures matérielles et identifications en situation », dans Marc Durand, Denis Hauw, Germain Poizat (dir.), L'apprentissage des techniques corporelles, Paris, Presses Universitaires de France, « Apprendre », 2015, p.173.
4 DUBET François, L'expérience sociologique, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2017.
5 BESSY Christian, CHATEAUREYNAUD Francis, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié, 1995.
6 Selon le communiqué de presse du Conseil des ventes du 13 mars 2019, « Les ventes publiques à l’heure du bilan 2018 », https://www.gazette-drouot.com/article/les-ventes-publiques-a-l-heure-du-bilan/5700
7 MARCUS George Emanuel, « Ethnography in/of the World System: The Emergence of Multi-Sited Ethnography », Annual Review of Anthropology, vol. 24, 1995, p.95-117.
8 Selon la catégorie définie par le Conseil des ventes volontaires.
9 Telle que définie par le Conseil des ventes volontaires.
10 Terme utilisé par le Conseil des ventes et les différents acteurs des enchères pour les objets militaires.
11 QUEMIN Alain, « L'espace des objets. Expertises et enchères à Drouot-Nord », Genèses « Les objets et les choses », numéro sous la direction de Francine Soubiran-Paillet, n°17, 1994, p.52.
12 JULIEN Marie-Pierre, ROSSELIN Céline, La culture matérielle, Paris, La Découverte, 2005, p.66.
13 BONNOT Thierry, La vie des objets, éditions de la MSH et Mission du Patrimoine ethnologique, collection Ethnologie de la France n° 22, janvier 2002, p.161.
14 Ibid, p.148.
15 Ibid, p.161.
16 En 1994, dans son article « L’espace des objets, Expertises et enchères à Drouot Nord », Alain Quemin lie l’idée de l’objet « signifiant socialement » à celle de l’objet intégré dans des rapports sociaux dynamiques. De là, les espaces proposés par le monde des enchères (salle de ventes et d’exposition, bureau d’expertise, boutique, dépôt) apparaissent comme des lieux d’interactions entre individus et objets, où le cadre règlementaire et normatif qu’ils proposent, révèlent, caractérisent, distinguent et ordonnent les uns et les autres.
17 JULIEN, ROSSELIN, op.cit., p.68.
18 GELL Alfred, L’art et ses agents. Une théorie anthropologique, Dijon, Les Presses du Réel, 2009 [1998].
19 HALBWACHS Maurice, « IV. La localisation des souvenirs », dans HALBWACHS Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », 1994 [1935], p.144-145.
20 HALBWACHS Maurice, « I. Mémoire collective et mémoire individuelle », dans HALBWACHS Maurice, La mémoire collective, Paris, Presses Universitaires de France, 1997 [1950], p.5-24.
21 DUBET François, « V. L’expérience sociale », dans DUBET François, L'expérience sociologique, Paris, La Découverte, « Repères », 2017, p.91-114.
22 CANDAU Joël, Mémoire et expériences olfactives. Anthropologie d'un savoir-faire sensoriel, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p.42
23 GÉLARD Marie-Luce, « Anthropologie des sens », Anthropen, 7 février 2018, https://doi.org/10.17184/eac.anthropen.061
24 BECKER, Howard Saul, Outsiders, Paris, Métailié, 1985, p.70.
25 CANDAU Joël. « Chapitre 3 – Percevoir : 1. Ressentir, nommer », dans CANDAU Joël, Mémoire et expériences olfactives: Anthropologie d'un savoir-faire sensoriel, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p.47.
26 Voir DEBARY Octave, De la poubelle au musée, Une anthropologie des restes, Saint-Étienne, Créaphis, 2021.
Pour citer cet article↑
Pia Torregrossa, « Le monde sensoriel des ventes aux enchères d’objets d’art et de collections », L'ethnographie, 7 | 2022, mis en ligne le 09 juin 2022, consulté le 09 octobre 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=1210Pia Torregrossa
Pia Torregrossa est doctorante contractuelle en ethnologie à l’Université de Paris (École doctorale 624 - laboratoire CANTHEL). Sa thèse s’intéresse aux ventes aux enchères en France, de Saint-Étienne à Paris. À travers une étude multisituée du monde des enchères, son travail cherche à comprendre, dans quelle mesure les salles de ventes aux enchères publiques peuvent être à la source de recompositions mémorielles.